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Introduction : esquisse d’une histoire philosophique de la notion de ziran

L’expression en deux caractères ziran 自然, littéralement « de soi-même (zi 自) ainsi (ran 然) », est attestée dans les textes les plus emblématiques de la tradition chinoise, et tout spécialement dans les textes rattachés au taoïsme. Présente dans le texte éponyme attribué à Laozi 老子 (mieux connu sous le titre de Classique de la Voie et la vertu - Daodejing 道德經)[1], ainsi que dans le Zhuangzi 莊子, cette anthologie de trente-trois chapitres rassemblés sous le nom de Zhuang Zhou 莊周, Maître Zhuang, ziran qualifie ce qui ne relève pas de l’humain, ce qui, au contraire, a trait au cours « naturel » et « spontané » des choses et des événements (« naturel » et « spontané » étant d’ailleurs des traductions commodes de ziran). Dans le Zhuangzi, nous lisons par exemple : « L’authenticité (zhen 真) est ce qui est reçu du ciel, c’est ce qui est de soi-même ainsi et ce qui ne peut être changé (bu ke yi 不可易)[2] ». La fin de la période des Royaumes Combattants (Zhanguo 戰國, 475-221) et les quatre siècles que durera la dynastie des Han 漢 (202 aec-220 ec) verront la notion de ziran utilisée en des sens à la fois divers et convergents. Toujours associée à la nature et à son cours spontané, ziran dénote un mode d’action étranger à toute téléologie, qualifie ce qui relève de l’inévitable[3] et désigne, dans certains textes, l’efficacité supérieure et transcendante par laquelle adviennent et disparaissent toutes choses[4]. Les penseurs des iiie-ive siècles ec continueront à faire de la notion ziran un élément central d’une pensée de la nature et d’une réflexion sur les caractéristiques fondamentales de la réalité[5].

En parallèle à ses usages dans les textes généralement considérés comme « philosophiques », la notion de ziran fit l’objet de considérations subtiles et décisives dans un autre corpus : celui de la littérature théorique sur l’art. Fruit des considérations de praticiens jetant un regard réflexif sur leurs propres activités, ces écrits manifestent une profondeur spéculative et une valeur philosophique indéniable. En même temps qu’ils théorisent ces activités hautement symboliques que sont la peinture de paysage (shanshui hua 山水畫) et la calligraphie (shufa 書法), certains lettrés chinois engagent des réflexions sur la nature humaine, sur la place de l’homme dans le cosmos et se questionnent quant à la nature de ce cosmos, quant à la présence en son sein d’une dimension spirituelle et quant aux possibilités pour l’homme de toucher à cette dimension. Dans ce contexte, ce que désigne le mot ziran devient le modèle par excellence du geste créateur et ce par quoi l’action humaine s’élève à un degré d’efficacité supérieur, se rendant comparable à l’efficience de la nature elle-même[6].

La présente étude cherche à poser quelques jalons pour une histoire philosophique de la notion de ziran dans la pensée du haut Moyen Âge chinois. En abordant cette notion à la fois à partir du discours esthétique et dans la perspective de la pensée de la nature, nous espérons souligner la cohérence de cette notion tout en tenant compte de la diversité de ses contextes d’occurrence et des multiples traductions possibles[7]. Nous soulignerons le lien, pour ainsi dire, organique qui relie, en Chine, l’esthétique et la pensée de la nature. Nous traiterons ces questions par le prisme de deux auteurs : Cai Yong 蔡邕 (133-192) et Guo Xiang 郭象 († 312)[8]. Ces auteurs apparaissent en effet comme deux moments charnière dans l’histoire de la notion de ziran : tout en faisant fond sur les usages et la signification ancienne de ce mot, ils lui confèrent une épaisseur philosophique particulière et apparemment inédite, l’un dans le domaine de l’esthétique, l’autre dans le cadre d’une pensée de la nature. Nous espérons montrer que ces deux auteurs traitent, chacun dans son ordre de discours, avec la « même » notion, celle-ci se voyant attribuer un rôle analogue dans deux corpus apparemment distincts.

Nous aborderons d’abord la notion de ziran dans l’esthétique de Cai Yong. Nous nous intéresserons ici exclusivement aux textes relatifs à la théorie et à la pratique de l’art de l’écriture, laissant de côté la production littéraire, officielle et épistolaire de Cai Yong[9]. Ainsi, bien que le mot « ziran » ne soit utilisé qu’en un seul endroit dans les écrits esthétiques de Cai Yong, nous espérons souligner la portée et l’efficacité herméneutique de cette notion dans la théorie de l’art de cet auteur[10]. Nous nous tournerons ensuite vers le Commentaire sur le Zhuangzi (Zhuangzi zhu 莊子注) de Guo Xiang afin de montrer comment la fonction qu’il donne au mot « ziran » résonne avec la portée que celui-ci possède dans les textes d’esthétique. Cela étant, afin de mieux cerner le lien possible entre l’esthétique et la pensée de la nature, il est au préalable utile de rappeler certaines idées directrices de l’esthétique traditionnelle chinoise. Ce rappel doit permettre de mieux apprécier la teneur esthétique de la notion de ziran, ainsi que les liens que l’esthétique chinoise traditionnelle entretient avec certaines conceptions de nature philosophique.

I. Peinture, calligraphie et geste cosmographique

L’esthétique traditionnelle chinoise conçoit la production picturale, qu’il s’agisse de peinture de paysage ou de calligraphie[11], en termes de création d’êtres réels. En ce qui concerne la peinture de paysages, son enjeu n’est pas de faire que le paysage peint « ressemble » à un paysage réel, mais plutôt d’instaurer un espace microcosmique au sein duquel se déploie un monde réel, c’est-à-dire un monde animé d’un dynamisme analogue à celui qui anime le macrocosme. Autrement dit, le paysage peint et tous les éléments qui le composent ne visent pas la simple ressemblance formelle (si 似), mais plutôt l’actualisation, grâce au tracé, du « souffle » (qi 氣) qui anime la nature. L’un des textes les plus représentatifs de cette conception de la peinture est probablement le dialogue de Jing Hao 荊浩 (855-915), intitulé De la technique du pinceau (Bifa ji 筆法記). Jing Hao écrit :

La ressemblance formelle veut dire obtenir la forme (xing 形), mais délaisser (yi 遺) le souffle. La vérité veut dire que le souffle aussi bien que la substance sont tous deux parfaitement rendus. En général, si le souffle est transmis dans l’apparence, mais délaissé dans l’image, celle-ci est morte[12].

Ce texte articule et systématise une tradition entretenue depuis plusieurs siècles[13] et qui ne cessera d’irriguer les réflexions des lettrés sur la peinture et la calligraphie. Que la peinture soit une création de réel, une cosmogonie et une ontogenèse, sera magnifiquement exprimé par Su Shi 蘇軾 (1037-1101), dans un texte qu’il dédie au peintre Wen Yuke 文與可 (1019-1079) :

À ses débuts, un bambou n’est qu’un germe d’un pouce à peine, mais noeuds et feuilles s’y trouvent contenus. Sa croissance est telle une mue qui ferait, d’une écaille, jaillir une lame longue de dix pieds. Si ceux qui peignent un bambou le composent noeud par noeud et l’alourdissent feuille par feuille, comment s’agirait-il encore d’un bambou ? C’est pourquoi, pour peindre un bambou, il faut d’abord que celui-ci pousse au-dedans du coeur (hua zhu bi xian decheng zhu yu xiong zhong 畫竹必先得成竹於胷中). Se saisissant du pinceau, il faut s’en imprégner du regard (shushi 熟視) jusqu’à visualiser ce que l’on désire peindre ; alors, il faut le suivre sans délai, lever le pinceau et s’élancer droit à la poursuite de ce que l’on voit, tel un faucon fondant sur un lièvre. Au moindre relâchement, il s’évanouit[14].

Dans cette perspective, peindre ce n’est pas copier ou représenter telle ou telle chose. Il s’agit plutôt de percevoir, de s’imprégner de la chose et d’en saisir intimement le dynamisme. Pour le dire avec Su Shi, avant de peindre un bambou, il faut que celui-ci ait « poussé au-dedans du coeur ». Ce faisant, le peintre se rend capable de rejouer le dynamisme de la chose au moyen du pinceau et de l’encre. Ainsi, peindre est le geste mimétique par excellence, dès lors que ce geste ne vise pas simplement l’imitation ou la représentation des choses, mais qu’il tend à se faire actualisation du dynamisme cosmo-génétique lui-même. Tout comme le bambou est tout entier pré-contenu dans la plus petite pousse, l’encre recèle, dès le premier trait de pinceau, un champ virtuellement infini de possibilités. C’est encore cette conception de la peinture qui sera consacrée au xviie siècle par Shitao 石濤 (1641-1720), au premier chapitre de ses Propos sur la peinture (Hua yulu 畫語錄) :

L’unique trait de pinceau (yihua 一畫) est l’origine (ben 本) de toutes choses, la racine (gen 根) de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l’esprit, et cachée en l’homme, mais le vulgaire l’ignore[15].

Chez Shitao, l’unique trait de pinceau, l’unité première et fondamentale de toute peinture et de toute calligraphie, se voit conférer le même pouvoir ontogénétique que la pensée d’inspiration taoïste accorde au dao 道 ou à l’un (yi 一) : racine des dix mille êtres, le dao est ce à partir de quoi prolifère tout ce qui existe[16]. De façon similaire dans le microcosme de l’oeuvre peinte, toute la composition se déroule à partir d’un trait initial, celui-ci étant le germe de l’existence microcosmique déployée dans l’espace de la toile. Quelques lignes plus loin, Shitao revient sur cette analogie qui fait de l’oeuvre peinte un microcosme commensurable au macrocosme de la nature, ce qui existe sur la toile n’étant pas ontologiquement différent de ce qui existe dans la nature :

Par le moyen de l’unique trait de pinceau, l’homme peut restituer en miniature une entité plus grande sans rien en perdre : du moment que l’esprit s’en forme d’abord une vision claire (yi ming 意明), le pinceau ira jusqu’à la racine des choses (bi tou 筆透)[17].

Tels sont donc, sommairement exposés, les éléments sur lesquels repose cette esthétique qui fait de la création picturale une cosmogénèse et une véritable cosmographie. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les considérations de Cai Yong sur la calligraphie, celles-ci pouvant être considérées comme l’un des moments fondateurs de cette esthétique.

II. Cai Yong : « La calligraphie se fonde dans le naturel »

Haut fonctionnaire à la cour impériale et lettré renommé, Cai Yong est connu pour avoir été mandaté par l’empereur Ling 靈 des Han (r. 168-189) afin d’établir et de graver sur pierre le texte des Classiques[18]. Polymathe et amateur de la pensée du courant taoïsant Huang-Lao 黃老, Cai Yong fut féru de composition littéraire, versé en musique, en « sciences des nombres » (shushu 數術, ce terme générique incluant l’astronomie — tianwen 天文 —, les techniques calendériques — lifa 曆法 — et la divination — zhanbu 占卜), ainsi qu’en matière de prévision des catastrophes naturelles. Calligraphe et théoricien de l’art de l’écriture, Cai Yong est en excellente position dans les classements de Zhang Huaiguan 張懷瓘 (actif vers 724-760)[19]. Zhuang Huaiguan nous livre également une biographie synthétique de Cai Yong, où son style et sa personnalité sont ainsi décrits :

Son style se modèle (fa 法) sur la multitude des changements, il pénètre à fond l’efficacité spirituelle et parvient aux confins du merveilleux, demeurant sans égal dans l’antiquité comme aujourd’hui. En outre, il créa le [style du] blanc-volant, dont l’existence merveilleuse (miaoyou 妙有) refuse toute comparaison. Les mouvements [de son pinceau] s’accordent à l’oeuvre de la puissance spirituelle, c’est vraiment un lettré aux capacités exceptionnelles[20].

C’est là le portrait d’un calligraphe de génie, doué de toutes les qualités des maîtres en la matière. Zhuang Huaiguan ne mentionne en revanche pas l’oeuvre de théoricien de l’art de l’écriture de Cai Yong. Pourtant, deux courts essais à ce sujet lui sont attribués : Sur le pinceau (Bi lun 筆論) et Les neuf effets (Jiu shi 九勢). Bien que cette attribution puisse être discutée, il est généralement admis que ces deux essais contiennent l’une des formulations les plus claires de l’esthétique de Cai Yong[21]. Quoi qu’il en soit de leur authenticité, ces textes livrent une réflexion quant à la nature de la calligraphie et quant à la valeur de cet art, en même temps qu’ils en indiquent les techniques essentielles. Remarquablement concis, l’auteur y mobilise un vocabulaire imagé et use d’un mode d’expression direct et sobre. Disons d’abord quelques mots du Sur le pinceau.

Ce texte comporte deux moments. Tout d’abord, l’auteur expose les conditions préalables à la bonne pratique de l’écriture : y sont décrits l’état de relâchement corporel, le calme psychique et la posture méditative dans laquelle doit se placer celui qui s’apprête à écrire. L’auteur expose ensuite, à grand renfort de métaphores, le principe essentiel (ti 體) de l’art de l’écriture : « Le principe essentiel de l’écriture (shu 書) tient à ce qu’elle doit pénétrer les formes (ru qi xing 入其形)[22] ». S’ensuit un abondant catalogue d’images dont la visée est d’expliciter la notion de forme (xing 形) : sont évoqués des mouvements physiques et psychiques, à quoi s’ajoutent ensuite des évocations du monde naturel, de ses phénomènes, ainsi que des références à des artefacts humains. Enfin, le texte culmine avec ces mots :

Si, chaque fois [qu’un caractère est tracé], il y a ce que l’on peut [appeler] une « figure » (xiang 象), alors on peut parler d’écriture[23].

Cette phrase conclusive inscrit la calligraphie dans le prolongement de la pensée du Zhouyi 周易, Les mutations de Zhou, ou Classique du changement (Yijing 易經). Dans la tradition du Zhouyi, en effet, les « figures » sont ce par quoi est exprimée l’infinie variété des phénomènes naturels et des situations de la vie humaine : du fait qu’elles sont établies à partir du réel lui-même, les figures rendent possible l’expression et la figuration des multiples configurations que peut prendre le réel. Comme il est dit dans le « Grand commentaire » (Xici 繫辭) qui accompagne le Zhouyi :

Le sage, grâce à sa capacité à rendre visible la complexité mystérieuse (ze 賾) du monde, compare toutes les formes et apparences et [établit] les figures qui conviennent (yi 宜) aux choses[24].

C’est ce principe qui sous-tend la phrase finale du Sur le pinceau : tout comme les figures du Zhouyi, les caractères d’écritures « conviennent » aux choses, c’est-à-dire qu’ils participent du réel et en figurent les transformations. Par conséquent, les caractères écrits ne sont pas de simples artefacts humains : comme les figures, les caractères d’écriture sont semblables (xiang 像) aux choses[25]. Dès lors, il apparaît que Cai Yong conçoit déjà le tracé des caractères comme un geste ontogénétique : ce geste, en effet, crée des êtres aussi réels que les phénomènes naturels symbolisés par les figures du Zhouyi. Aussi le geste calligraphique est-il producteur au même titre que l’est la nature elle-même[26].

Les motifs du Sur le pinceau ne sont pas un fait isolé dans l’oeuvre de Cai Yong. Un vocabulaire emprunté au Zhouyi transparaît en effet dans d’autres de ses textes consacrés à l’écriture. C’est notamment le cas dans la Rhapsodie sur le pinceau (Bifu 筆賦), où Cai Yong écrit : « [Par le pinceau] sont tracés le yin et le yang [des hexagrammes] Qian et Kun ; [par lui] est manifestée l’oeuvre ô combien honorable de l’auguste Fu [Xi][27] ». Fu Xi 伏羲 (dont le nom est ici écrit avec la variante 宓), est l’inventeur du bagua 八卦, c’est-à-dire des huit trigrammes qui sont à la base du système symbolique du Zhouyi. Les productions du pinceau sont ainsi inscrites dans le prolongement de l’oeuvre de Fu Xi, elles appartiennent à la même lignée que les hexagrammes et les figures qui leur sont attachées. Aussi, le fait que les caractères d’écriture, au même titre que les figures, ne soient pas ontologiquement différents des êtres naturels permet de parler des premiers au moyen d’une terminologie renvoyant aux seconds. Aux évocations du Sur le pinceau répondent des passages d’autres textes : dans son Des effets du style sigillaire (Zhuan shi 篆勢), par exemple, Cai Yong compare les caractères d’écriture aux motifs des carapaces des tortues (gui wen 龜文) et aux écailles des dragons (long lin 龍鱗). Plus loin, il dépeint les caractères « comme marchant et volant, planant et voltigeant » (ruo xing ruo fei, qiqi xuanxuan 若行若飛, 崎崎翾翾) : « vus de loin, ils sont tels un vol de cygnes, continu et sans entraves ». De même, dans le Des effets de l’écriture des scribes (Li shi 隸勢), les signes écrits sont comparés à des « nuages accumulés couronnant des montagnes » (cengyun guan shan 層雲冠山) et à des « dragons s’ébattant dans les cieux » (fei long zai tian 飛龍在天)[28].

Tournons-nous à présent vers Les neuf effets. Comme nous allons le voir, la phrase initiale de ce texte complète la perspective que nous venons d’exposer, prolongeant celle-ci et lui conférant une assise cosmologique nourrie à des sources taoïstes. L’essai s’ouvre sur la déclaration suivante :

L’écriture se fonde dans le naturel (shu zhao yu ziran 書肇於自然). Sitôt que le naturel est instauré, yin et yang en émergent ; sitôt que yin et yang ont émergé, formes et effets surgissent[29].

Insistons sur cet emploi du terme ziran. Ici, l’auteur fait moins référence à une cosmologie fondée sur le Zhouyi qu’à une pensée de la nature et, pour ainsi dire, à une ontologie inspirée du taoïsme. Comme nous l’indiquions dans notre introduction, le mot ziran est fréquemment utilisé dans le cadre du discours sur la nature, ce discours étant fréquemment associé à une vision taoïste du cosmos. C’est notamment le cas sous les Han, en particulier chez le penseur rationaliste Wang Chong 王充 (d.e. 27-97 ec) qui, dans le traité 54 de sa Balance des discours (Lunheng 論衡), écrit :

Le ciel et la terre unissent leurs souffles (heqi 合氣) et les dix mille êtres naissent d’eux-mêmes (zisheng 自生), tout comme de l’union des souffles d’un époux et de son épouse naît un enfant. Les êtres de chair et de sang naissent avec la faculté d’éprouver la faim et le froid, il leur suffit d’observer que les cinq céréales sont comestibles pour s’en nourrir et que le chanvre et la soie protègent le corps pour s’en vêtir. Ceux qui prétendent que le ciel a conçu ces choses dans le seul but de nourrir et d’habiller les humains réduisent le ciel au statut de laboureur ou de tisserande : leurs opinions contreviennent à ce qui est de soi-même ainsi (ziran). Elles me paraissent donc douteuses, voire inacceptables, et je me propose d’en débattre ici à partir de ce qu’en disent les taoïstes (daojia 道家)[30].

Wang Chong condamne ici l’idée d’un volontarisme céleste, et ce à l’aide d’arguments qu’il qualifie de « taoïstes ». Dans ce passage, la notion de ziran, ainsi que le groupe verbal zisheng (littéralement : « naître de soi-même »), mettent l’emphase sur l’autogénération des choses et sur le fait que nulle intention et nulle finalité ne président à leur émergence. Cette idée est encore exposée dans le texte suivant :

Le ciel se meut et répand ses souffles spontanément (ziran). Répandant ses souffles, les choses naissent d’elles-mêmes. Ce n’est pas à dessein (gu 故) et en vue de donner naissance aux choses que le ciel répand ses souffles[31].

Comme en témoignent les textes de Wang Chong, la conception d’un cosmos où les êtres naissent et s’organisent d’eux-mêmes, spontanément, est répandue et débattue sous les Han[32]. Il est donc raisonnable de penser que Cai Yong en avait connaissance[33]. Aussi, ce bref détour par la pensée de Wang Chong doit nous permettre de saisir en quoi le vocabulaire mobilisé dans Les neuf effets, loin d’être anodin, établit d’emblée un parallèle entre la calligraphie et certaines conceptions relatives à la teneur des phénomènes naturels. Bien qu’elles ne soient pas développées dans le texte, ces conceptions en constituent véritablement le cadre conceptuel, le principe de l’art de l’écriture étant d’emblée qualifiée de « ziran ».

Dans la suite de l’essai, Cai Yong s’emploie à définir les neuf techniques ou les neuf « mouvements fondamentaux du coup de pinceau[34] » que se devra de maîtriser le calligraphe afin que sa pratique soit à même de donner vie au principe de son art. La première de ces techniques est la plus significative pour notre propos. Dénommée « la pointe cachée » (cangfeng 藏鋒 ou cangtou 藏頭), cette technique consiste dans le fait de dissimuler, par un léger mouvement de retour, l’attaque et la finale du tracé, c’est-à-dire le moment où le pinceau est déposé sur le papier et le moment où il est relevé et quitte le papier. Yolaine Escande explique que, grâce à cette technique, le calligraphe camoufle toute trace d’effort, dissimulant son intervention et produisant « un effet de naturel, de spontanéité du tracé qui semble apparu de lui-même au lieu d’être le résultat d’une volonté[35] ». En parfaite analogie avec les êtres qui peuplent le macrocosme universel, les traits et les caractères écrits semblent apparaître et s’agencer d’eux-mêmes ainsi dans l’espace microcosmique du papier, comme si rien ne présidait à leur émergence et à leur composition.

C’est dans cette perspective que nous pouvons saisir la conjonction des discours esthétique et ontologique. Directement visée par Cai Yong, cette conjonction imprègne également les jugements sur les artistes et sur leurs oeuvres que nous a transmis la littérature critique. À titre d’exemple, citons l’éloge que Zhang Huaiguan fait de l’écriture de Zhang Zhi 張芝 († 192), illustre contemporain de Cai Yong qui fut décrit comme « le saint de l’écriture cursive » (caosheng 草聖) :

[Son écriture], semblable à la source éloignée d’un torrent [d’eau] claire encaissé qui coule sans limites, faisant des circonvolutions dans les escarpements et les ravins, endossant [le pouvoir de] la création (ren yu zaohua 任於造化), au point de faire l’effet d’un dragon saisissant un animal épouvanté en train de s’enfuir en bondissant. Sa main et son coeur suivent les transformations (sui bian 隨變) ; profondément, confusément (yaoming 窈冥)[36], sans connaître ce par quoi cela est tel (qi suoru 其所如)[37].

Quelques lignes plus loin, Zhang Huaiguan évoque en ces termes une oeuvre attribuée à Zhang Zhi :

Les caractères sont tous réalisés d’un seul trait, s’harmonisant avec le naturel (he yu ziran 合於自然). On peut dire que leurs changements et leurs transformations parviennent au faîte[38].

Dans ces deux passages, Zhang Huaiguan confirme la valeur absolument éminente du ziran en calligraphie. En ce sens, il porte à son plein développement l’idée esquissée par Cai Yong au début du Jiu shi : fondement de l’art de l’écriture, ziran en est aussi le plus haut accomplissement, cet accomplissement se manifestant dans la profondeur insondable de l’écriture parfaitement maîtrisée. Aussi Cai Yong décrivait-il l’écriture dans sa forme la plus excellente comme étant douée d’une « qualité merveilleuse qui fascine et déroute » (qizi juedan 奇姿譎誕), comme ce dont « la source ne peut être sondée » (buke sheng yuan 不可勝原) et comme relevant de ce qui ne pourrait être « décrypté » (ji 計) ou « exprimé » (yan 言)[39]. Dès lors, le calligraphe passé maître dans son art retrouve, au sommet de la discipline, le cours spontané et inévitable de l’existence et manifeste dans son tracé ce qui se trouve au fondement de la nature. Ainsi, Cai Yong écrit :

Lorsque l’élan [du tracé] arrive, on ne peut l’arrêter, mais lorsqu’il part, on ne peut le retenir ; seule cette souplesse du pinceau permet de donner naissance à l’imprévu et à l’extraordinaire (qiguai sheng yan 奇怪生焉)[40].

À nouveau, en guise conclusion, Cai Yong déclare :

C’est ce que l’on nomme les neuf effets. Ceux-ci peuvent être saisis sans maître pour les transmettre, procurant un merveilleux accord avec les anciens ; mais, avant d’atteindre ce niveau, il faut user beaucoup de pinceaux et d’encre, la création (zao 造) touche alors à l’extraordinaire (miaojing 妙境)[41].

Ces deux textes encadrent l’exposé technique de Cai Yong. Ainsi la dimension spéculative de l’essai encadre sa dimension technique, ces deux dimensions étant rendues inséparables et se trouvant liées dans un mouvement allant de l’abstraction du principe à la concrétude de ses applications et de ses expressions plastiques. Autrement dit, si l’art de l’écriture trouve son principe dans le cours spontané de l’existence, les effets techniques déployés par le praticien auront pour vocation de rendre présent et de re-produire cette spontanéité ; en retour, de l’exécution virtuose de ces techniques résultent la présence et la manifestation de ce principe au sein de l’oeuvre d’écriture.

Dans cette perspective, le ziran, conçu comme spontanéité et comme naturalité, que Cai Yong place aux fondements de l’écriture et qu’il consacre comme accomplissement de l’oeuvre, ne semble pas être autre chose que ce « de soi-même ainsi », cher aux pensées d’inspiration taoïste. Aussi, le rôle que joue la notion de ziran dans l’esthétique semble rejoindre le rôle joué par cette même notion dans le contexte d’une philosophie de la nature et du réel, la même notion se voyant ainsi appliquée dans différents domaines de la pensée. C’est en nous tournant vers Guo Xiang que nous allons à présent tâcher de montrer comment la notion de ziran a pu être mobilisée dans le cadre d’un discours sur les traits les plus fondamentaux de la réalité.

III. Guo Xiang et la description du réel

Figure majeure du mouvement dit de l’« étude du mystère » (xuanxue 玄學), Guo Xiang vécu sous le règne des Jin de l’Ouest (xi Jin 西晉, 265-316), moins d’un siècle après Cai Yong. Homme de lettres et fonctionnaire de haut rang, Guo Xiang est avant tout connu pour son oeuvre d’éditeur et de commentateur du Zhuangzi[42]. En effet, son Commentaire sur le Zhuangzi, la seule de ses oeuvres à nous être parvenue en totalité, est également le premier commentaire sur l’ensemble des trente-trois chapitres des écrits attribués à Maître Zhuang à nous avoir été transmis. Bien qu’il se présente comme une oeuvre d’exégèse, le Commentaire n’en est pas moins le lieu d’élaboration d’une pensée profondément originale, entièrement fondée sur la notion de ziran. En tant que moteur et clé de voûte du Commentaire sur le Zhuangzi, la notion de ziran s’y déploie à de multiples niveaux et y possède de nombreuses implications philosophiques[43]. Nous allons explorer les lignes directrices de la notion de ziran dans le Commentaire sur le Zhuangzi. Nous tâcherons ensuite d’en proposer une interprétation qui rende compte de l’originalité de la pensée de Guo Xiang et de ses résonances avec l’esthétique de Cai Yong.

« Les choses sont toutes d’elles-mêmes ainsi » (wu jie ziran 物皆自然), « il n’y a rien qui les fasse ainsi » (fei you shi ran ye 非有使然也)[44], telle est la thèse fondamentale du Commentaire sur le Zhuangzi. Celle-ci a généralement été comprise comme l’affirmation de l’autonomie absolue de chaque chose, chacune possédant en elle-même et par elle-même le principe de sa propre venue à l’être, ce principe étant désigné par le terme « ziran[45] ». Or, une lecture attentive de certains passages du Commentaire devrait nous inciter à nuancer cette interprétation. Que toutes les choses soient d’elles-mêmes telles qu’elles sont, Guo Xiang l’affirme dès son commentaire au premier chapitre du Zhuangzi. Il écrit :

Tous [parmi les dix mille êtres] ignorent ce par quoi ils sont ainsi et sont d’eux-mêmes ainsi (suoyi ran er ran 所以然而自然). De soi-même ainsi signifie « non fait » (bu wei 不為)[46].

Cette thèse sera réaffirmée à de nombreuses reprises, Guo Xiang précisant chaque fois un peu plus ce qu’il convient d’entendre par ziran. Comme en témoigne le texte ci-dessus, l’explication la plus immédiate du sens du mot est « non fait » ou, pour le dire autrement, « non fabriqué » et ne résultant pas d’une intervention extérieure ou d’une intention réfléchie. La vision du monde de Guo Xiang repose ainsi sur l’idée selon laquelle toutes les choses, toutes les situations et tous les événements intramondains sont « faits d’eux-mêmes » (ziwei 自為) et naissent d’eux-mêmes (zisheng 自生), spontanément et sans référence à aucun principe ou à aucune origine qui en serait comme la cause ou la source. Le texte suivant est particulièrement explicite sur ce point :

Dans le cas des choses (wu 物) et des affaires (shi 事) qui nous sont proches, il arrive que nous puissions en connaître la cause (gu 故). Ainsi, nous en recherchons la source (yuan 原) [dans l’espoir] d’en atteindre le faîte, mais [nous n’en trouvons] aucune cause [hormis] le fait qu’elles sont d’elles-mêmes de la sorte (wugu er zi’er 無故而自爾). Puisqu’elles sont d’elles-mêmes de la sorte, ce n’est pas la peine d’en chercher la cause : il suffit de s’y conformer[47].

Tout comme Wang Chong faisait de la spontanéité du ciel un argument visant à combattre ceux qui défendent le caractère intentionné des phénomènes naturels, Guo Xiang prend lui aussi soin de contrecarrer toute lecture volontariste de l’ainséité. C’est ce qu’indique le commentateur lorsqu’il soutient que tous parmi les dix mille êtres « ignorent ce par quoi ils sont ainsi ». Lisons encore le texte suivant :

Rien ne saurait échapper aux changements et aux transformations. Me voici soudain coulé dans une forme humaine, comment cela pourrait-il être volontaire ? Ma vie n’est pas produite volontairement (sheng fei gu wei 生非故為), elle advient d’elle-même au moment propice (shi zisheng er 時自生耳). Ne serait-il pas insensé que de s’employer à la posséder à tout prix[48] ?

Guo Xiang fait ainsi de la notion de ziran le centre de gravité d’une vision du monde dans laquelle toutes et chacune des choses ne trouvent d’autre explication que le simple fait d’être telles qu’elles sont. Plutôt qu’un quelconque noyau principiel immanent à chaque chose, ziran, l’ainséité, ne renvoie, chez Guo Xiang, à rien sinon aux choses elles-mêmes et à leur infinie diversité[49]. Ainsi, la nature et ses infinies variations ne sont suspendues à aucun principe générateur, tout cela ne procédant d’aucune source et se créant de soi-même (zizao 自造) sans qu’il soit possible de déterminer une fois pour toutes la raison pour laquelle c’est ainsi. Dès lors que la nature et le cosmos ne sont rien d’autre qu’un continuum infini, où « changements et transformations sont intarissables » (bianhua wuqiong 變化無窮)[50], fondamentalement sans principe ou « sans maître » (wuzhu 無主), sans faîte (wuji 無極) et sans fond, la manière la plus adéquate pour rendre compte du réel et des êtres qui peuplent le monde sera de dire qu’ils sont « d’eux-mêmes ainsi ». De façon analogue à l’unique trait de pinceau dans le domaine de l’esthétique, ce terme unique permet de capturer et de manifester l’infinie variété des êtres, des transformations et des potentialités. Ceci est manifeste au travers du subtil réseau d’équivalences terminologiques que Guo Xiang construit tout au long du Commentaire. C’est ce réseau que nous allons à présent succinctement expliciter.

Dans un passage clé de son commentaire au chapitre 2 du Zhuangzi, « Discours sur l’égalité des choses » (Qiwu lun 齊物論), Guo Xiang commente l’image des flûtes célestes (tianlai 天籟) utilisée dans le Zhuangzi et comprend celle-ci comme une manière de désigner la « voie du ciel » (tiandao 天道), c’est-à-dire la façon dont « fonctionnent » le ciel et l’ensemble des processus naturels[51]. Or, précise le commentateur, « ciel » doit être compris comme un « nom générique pour les dix mille êtres » (wanwu zhi zongming 萬物之總名), c’est-à-dire un mot unique faisant référence à une multiplicité inépuisable. Ailleurs, Guo Xiang écrit explicitement que le mot « ciel » n’est rien d’autre qu’une manière de dire « de soi-même ainsi » et d’exprimer l’ainséité de tout ce qui existe[52]. Le « ciel » est ainsi réduit à n’être qu’une modalité linguistique de la spontanéité et de l’indépendance que désigne le mot ziran. De fait, dans son commentaire à la fin du chapitre 2 du Zhuangzi, Guo Xiang écrit :

[Zhuangzi] dit que les mécanismes du ciel (tianji 天機) sont d’eux-mêmes de la sorte. [Qu’Ombre] s’asseye ou se lève ne dépend de rien. Qui connaît la cause de ce qui ne dépend de rien et est obtenu par soi-même ? à quoi bon, alors, en demander encore le ce par quoi (qi suoyi 其所以) ? Demandez ce dont cela dépend (qi suodai 其所待) et chercher ce d’où cela provient (qi suoyou 其所由), alors vous chercherez et demanderez sans fin pour finalement découvrir que cela ne dépend de rien (wudai 無待). Le principe des transformations autonomes (duhua zhi li 獨化之理) est ainsi rendu manifeste[53].

Dans le contexte du Commentaire sur le Zhuangzi, « ciel » n’est le nom d’aucune entité supérieure aux dix mille êtres, comme cela a pu être le cas aux yeux de nombreux prédécesseurs de Guo Xiang[54]. Dans la perspective de ce dernier, en revanche, dire « le ciel » n’est qu’un artifice linguistique pour désigner toute ensemble l’infinie multiplicité des êtres et le fait que tous sont « naturellement » (tianran 天然) d’eux-mêmes et non faits[55]. Un autre élément essentiel du Commentaire sur le Zhuangzi est ainsi introduit : le principe des « transformations autonomes » (duhua 獨化). Ce principe est une formulation condensée de la thèse de l’absolue indépendance de toutes choses : s’il a été posé que rien ne préside à l’émergence et aux transformations des êtres, alors il faudra dire que les êtres se « créent d’eux-mêmes » et que leurs transformations ne dépendent de rien et sont, en un mot, autonomes. En écho à une expression du chapitre 1 du Zhuangzi, Guo Xiang élèvera ce principe au rang de « norme » (zheng 正) universelle :

La création des choses est donc sans maître. Les choses se créent d’elles-mêmes et, chacune se créant d’elle-même, elles ne dépendent de rien. Voilà [ce que Zhuangzi appelle] « la norme du ciel et de la terre » (tiandi zhe zheng 天地之正)[56].

Ailleurs, nous lisons encore :

[Ce que Zhuangzi appelle] « absolu » (zhuo 卓) désigne les transformations autonomes. Rien de ce qui est accompli par interdépendance ne peut être comparé à la perfection des transformations autonomes. Ainsi, c’est le ciel que les hommes s’appliquent à suivre. Or, ce qui est engendré par le ciel, ce sont les transformations autonomes (tian zhi suoshengzhe, duhau ye 天之所生者, 獨化也)[57].

Ces deux textes illustrent bien la circularité à laquelle nous contraignent les notions fondamentales de la pensée de Guo Xiang : lorsque nous lisons « ce qui est engendré par le ciel, ce sont les transformations autonomes », il faut garder à l’esprit que « ciel » n’est rien d’autre qu’un nom générique pour les dix mille êtres. Dès lors, nous comprenons que Guo Xiang ne fait ici que répéter sa grande thèse : les dix mille êtres sont tous d’eux-mêmes ce qu’ils sont. De même, lorsqu’il assimile l’autocréation des êtres à ce que le Zhuangzi appelle « la norme du ciel et de la terre », Guo Xiang ne signifie rien d’autre que l’ainséité, étant entendu que l’expression « ciel-terre » (tiandi 天地), au même titre que le seul mot « ciel », n’est pour Guo Xiang qu’un nom générique subsumant l’infinie multiplicité de ce qui existe. Le texte suivant est explicite :

« Ciel-terre » est un nom générique pour les dix mille êtres. [Nous disons en effet que] le ciel et la terre sont constitués des dix mille êtres. Or, les dix mille êtres n’ont d’autre norme que d’être d’eux-mêmes ainsi (wanwu bi yi ziran wei zheng 萬物必以自然為正). L’« ainséité » veut dire que [les dix mille êtres] ne sont pas faits, mais qu’ils sont d’eux-mêmes ainsi[58].

Dès lors, chez Guo Xiang, tout ce qu’il y a, toutes les choses ainsi que, plus largement encore, tous les événements intramondains sont d’eux-mêmes ainsi, c’est-à-dire qu’ils adviennent, subsistent et disparaissent uniquement en vertu d’eux-mêmes, à partir de leurs propres transformations autonomes, « spontanément » et « sans principe ». En faisant de l’ainséité la caractéristique fondamentale de tout ce qui existe, Guo Xiang se garde bien de faire de l’ainséité un « quelque chose » par lequel il serait possible d’expliquer ou de fonder les choses. Bien au contraire, pour le dire avec Guo Xiang, « l’ainséité ce n’est que cela : le fait que les choses sont d’elles-mêmes de la sorte[59] ».

Dans le Commentaire sur le Zhuangzi, l’ainséité rempli donc avant tout une fonction descriptive : ce que Guo Xiang entend capturer un usant de l’expression ziran, c’est la manière dont la multitude des dix mille êtres et chacun d’entre eux advient, apparaît, subsiste et « est » en tant qu’entité réelle. En ce sens, la perspective de Guo Xiang peut être comprise comme une « phénoménologie », au sens, pourrait-on dire, étymologique de la description du phénomène, c’est-à-dire d’un discours sur l’apparaître. En raison de l’usage massif, voire, à certains égards, exclusif, de l’expression ziran, cette « phénoménologie » peut être qualifiée de minimaliste. En effet, ce n’est rien de moins que la totalité des dix mille êtres que Guo Xiang entend englober par cette seule expression, conférant au mot « ziran » l’extension la plus large possible[60]. Cette extension universelle de la notion de ziran est rendue manifeste dès lors que nous comprenons comment, au moyen du réseau terminologique que nous avons brièvement exposé, toutes les notions majeures du Commentaire sur le Zhuangzi peuvent être ramenées à ce seul mot. Pour le dire depuis une autre perspective, ce n’est rien moins que la totalité du réel que Guo Xiang condense dans une seule notion dont les potentialités descriptives sont virtuellement infinies. Ainsi, l’usage de ziran chez Guo Xiang correspond parfaitement à la définition qu’en avait donné Wang Bi, illustre prédécesseur de Guo Xiang et le plus célèbre commentateur du Daodejing. « Ziran », écrivait Wang Bi, est « un mot pour ce qui ne saurait être désigné (wu cheng zhi yan 無稱之言), une expression qui parvient au faîte (qiong ji zhi ci 窮極之辭)[61] ».

Conclusion : figurer et dire l’apparaître

À l’issue de ce parcours dans les textes esthétiques de Cai Yong et de cet exposé sommaire du statut de la notion d’ainséité dans la pensée de Guo Xiang, il apparaît possible de mieux cerner ce que nous décrivions comme un lien organique entre le discours théorique sur l’art et un certain discours spéculatif au sujet de la nature et de la réalité. Au-delà du simple fait que ces deux discours emploient le même mot — ziran 自然 — c’est dans la fonction qu’ils confèrent à ce terme que se manifeste ce lien.

Sur le plan esthétique, nous avons vu que le caractère écrit possède le pouvoir de figurer le réel, rejoignant ainsi le dynamisme de la réalité et participant à celui-ci dès lors que le caractère écrit est lui-même un être réel. Aussi, le trait, en tant qu’unité fondamentale et élément premier de toute composition picturale, n’en est pas moins pensé comme ce qu’il y a de plus riche, puisqu’il est ce par quoi peut être figurée l’infinie multiplicité du réel et de ses virtualités. Par conséquent et compte tenu de l’arrière-plan cosmologique qui imprègne l’esthétique chinoise, lorsque Cai Yong fonde l’art de l’écriture dans le « naturel », ce sont également, nous semble-t-il, les conditions minimales de tout apparaître et de tout dynamisme qu’il installe aux fondements de la calligraphie.

Dans une perspective parallèle, la fonction descriptive que le discours de Guo Xiang quant à la nature et à la réalité confère à la notion de ziran nous paraît faire écho à ce qui est visé dans l’esthétique de Cai Yong : en donnant à l’ainséité la fonction d’un descripteur universel du réel, descripteur à la fois minimal linguistiquement, mais néanmoins maximal quant à son extension, Guo Xiang cherche à saisir dans un discours spéculatif ce que le calligraphe cherche à saisir dans un geste pictural. Faisons un pas supplémentaire : pas davantage chez Cai Yong que chez Guo Xiang le « naturel », ou l’ainséité, ne se voit investi d’une fonction explicative. Lorsque le premier affirme que « l’écriture se fonde dans le naturel », il ne désigne pas tant un « lieu originel » qu’il ne prescrit une manière ; lorsque le second répète à l’envie que les « dix mille êtres sont d’eux-mêmes ainsi », ce n’est pas un « pourquoi » qu’il énonce, mais plutôt un « état de fait » qu’il décrit. Dans les deux cas, ce qui est visé, c’est le dynamisme davantage que la compréhension, le fait brut de l’émergence et de la présence plutôt que l’origine ou la raison de celles-ci.