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Peut-on parler de « philosophie chinoise » ? Existe-t-il dans l’histoire intellectuelle de la Chine un phénomène identifiable à de la philosophie ? Si oui, quelles en sont les spécificités ? Quels sont les textes et les auteurs susceptibles d’entrer dans cette catégorie ? Si non, quelles raisons avancer pour cette exclusion ? Comme le rappelle Anne Cheng, ce fut Victor Cousin (1792-1867) qui, lors de sa leçon du 24 avril 1828 en Sorbonne, souleva la question de savoir s’il y avait eu ou non de la philosophie en Orient[1]. Depuis lors, cette interrogation a souvent été reprise et reformulée. L’identité et la légitimité de ce qui est aujourd’hui désigné en chinois par le terme zhexue 哲學 (un néologisme calqué sur un mot créé au Japon et introduit en Chine à la fin du xixe siècle : tetsugaku, « étude de la sagesse ») ont alimenté de nombreuses discussions : de la relecture de l’histoire intellectuelle de leur pays par des intellectuels tels que Xie Wuliang 謝無量 (1884-1964), Hu Shi 胡適 (1891-1962) et Feng Youlan 馮友蘭 (1895-1990)[2], à l’élaboration de systèmes philosophiques s’efforçant d’intégrer les héritages des traditions chinoises et occidentales — telle est notamment l’ambition de Mou Zongsan 牟宗三 (1909-1995), figure de proue du néo-confucianisme contemporain[3] — jusqu’à la question du statut et de la reconnaissance des universitaires officiellement désignés comme des « philosophes » (zhexuejia 哲學家), la philosophie chinoise, de même que la philosophie en Chine, pose question[4].

Formulées comme telles, les questions « existe-t-il une philosophie chinoise ? » et « qu’est-ce que la philosophie chinoise ? » semblent déboucher sur une aporie, au sens qu’Aristote donne à cet état dans les Topiques, à savoir l’incapacité de trancher face à des raisonnements opposés, l’un et l’autre étant également puissants[5]. Aussi Joël Thoraval a-t-il bien indiqué que, face à ces questions, deux propositions contradictoires s’affrontent sur fond d’un certain sentiment d’évidence : « […] évidemment oui, il existe une philosophie chinoise ; évidemment non, il n’existe pas de philosophie chinoise[6] ».

Force est de reconnaître en effet que, d’une part, c’est en Grèce que la « philosophie » fut désignée comme telle, que cette activité ainsi que les spécificités de son discours et de ceux qui s’y adonnent (les philosophoi) furent pris comme objets de réflexions et de débats. Dans ce contexte, des auteurs tels que Platon, et Aristote après lui, s’efforcèrent d’établir et de circonscrire la pratique intellectuelle et discursive qui devait porter le nom de philosophie. Cette pratique fut ainsi esquissée en vis-à-vis, en partenariat ou en opposition à d’autres usages du discours, tels que la dialectique, la rhétorique, la sophistique, ou l’éristique[7]. À ce titre, bien que cette activité prit diverses formes, que la définition même de la philosophia put (et peut encore) considérablement varier, et compte tenu du fait que cette pratique se répandit bien au-delà de la Grèce, ce phénomène n’atteignit la Chine qu’à l’extrême fin du xixe siècle. Ainsi, les figures que sont traditionnellement les « maîtres » (zi 子, ou zhuzi 諸子), parmi lesquels Kongzi 孔子 (Confucius ; dates traditionnelles 551-479 aec), Laozi 老子 (figure légendaire supposément contemporaine de Confucius), ou encore Zhuangzi 莊子 (d.e. 370-300 aec), ne peuvent être simplement superposées à ce que furent les philosophoi. L’emploi du terme zhexue pour qualifier les textes et les idées dont ces maîtres sont dits être à l’origine revient à leur appliquer rétrospectivement une catégorie qui leur est étrangère[8]. Toutefois, d’autre part, force est aussi de constater que l’histoire intellectuelle chinoise ne manque pas de réflexions fondamentales originales et puissantes, dont bien des avatars n’ont rien à envier à la tradition philosophique occidentale. Ce faisant, nier la valeur de la tradition chinoise sur la scène de la philosophie pourrait bien signifier l’exclusion d’acteurs pourtant tout à fait qualifiés. Dans cette perspective, nombreux seraient les textes, les débats et les idées de la Chine ancienne et classique à pouvoir être, au moins dans un but heuristique, qualifiés de « philosophiques ».

À ce jour, le débat demeure ouvert. De surcroît, le caractère non résolu de la question semble aller de pair avec un certain enlisement de la discussion. Il règne aujourd’hui une forme de statu quo. D’une part, les professeurs d’universités en Chine, à Taiwan, ou ailleurs dans le monde sinophone, dispensent au sein des départements de philosophie (zhexue xi 哲學系) des cours sur Confucius, Mengzi 孟子 (d.e. 380-289 aec) ou Xunzi 荀子 (iiie siècle aec), sur le Daodejing 道德經 de Laozi, sur le courant dit de l’étude du mystère (xuanxue 玄學), qui fleurit entre le iiie et le vie siècle ec, ou encore sur Zhu Xi 朱熹 (1130-1200 ec) et le courant de l’« étude des principes » (lixue 理學). Paraissent aussi des livres, au demeurant parfois d’une grande qualité scientifique, portant par exemple sur la philosophie de Zhuangzi ou du Classique des changements (Yijing 易經)[9]. D’autre part, le monde académique et scientifique anglo-saxon se montre enclin à parler de « Chinese philosophy », incluant dans cette catégorie aussi bien les productions des penseurs chinois depuis la fin du xixe siècle, que les textes les plus anciens[10]. Il n’est alors pas rare de voir certains chercheurs témoigner, avec plus ou moins de nuances et de subtilité, d’une certaine largesse dans l’emploi des termes, des concepts et des catégories philosophiques[11]. D’autre part, encore, une certaine prudence et une réserve caractérisent plutôt les milieux universitaires européens, particulièrement francophones. L’étiquette « pensée chinoise » est alors souvent préférée à celle de « philosophie ». Ainsi l’embarras que peut susciter l’emploi de ce dernier mot est-il, au moins temporairement, neutralisé, sans pour autant que soit nié le fait que, comme le défend Anne Cheng, fut élaboré en Chine, dès l’Antiquité, « un langage qui […] constitue un superbe instrument, merveilleusement affûté, pénétrant tous les interstices de la réalité et épousant à merveille les subtilités de la pensée[12] ».

Face à cette relative inertie du débat (laquelle découle, à n’en pas douter, de la complexité de la question et de ses multiples ramifications), certains ont cherché à explorer d’autres voies. Geoffrey Lloyd, notamment, insiste sur le fait qu’il est possible de déplacer la problématique. Aussi, il soutient que la question de l’existence d’une philosophie chinoise doit être relayée au rang de question subsidiaire. Lloyd, dont les arguments sont en quelque sorte amplifiés par la présentation qu’en donne Anne Cheng, défend l’idée que, mise à l’avant-plan, cette question représente un obstacle épistémologique majeur pour quiconque entendrait interroger la valeur philosophique des textes et des réflexions des penseurs chinois : comme telle, cette question risque d’entraver la recherche avant même son commencement[13]. Faire passer la question de l’existence d’une philosophie chinoise à l’arrière-plan, telle est très concrètement la proposition de Lloyd : en établissant le fait que, mutatis mutandis, de nombreux domaines couverts par ce que les Grecs ont appelé philosophia (en ce compris l’éthique, la politique, le langage, la logique, l’épistémologie, l’ontologie et la cosmologie) sont bel et bien traités dans les sources chinoises anciennes et classiques, il devient possible de mettre l’accent sur les formes spécifiques que prirent en Chine des telles considérations[14]. La question ne serait donc plus de savoir s’il existe ou non quelque « équivalent chinois » à telle ou telle partie de la philosophie, ou même à la philosophie en général — à supposer qu’une idée suffisamment claire et unifiante de ce qui « compte comme de la philosophie » puisse être circonscrite[15]. En substance, ce que suggère Lloyd, c’est de considérer les textes, les débats, les idées qui y sont élaborées et défendues, mais aussi leur contexte de production et les enjeux qui les motivent, et ce afin de déterminer non pas s’il s’agit de « philosophie », mais plutôt quels peuvent être leur valeur et leur intérêt d’un point de vue philosophique[16]. Pour le dire autrement, c’est en considérant les textes chinois dans leur volume propre, pour reprendre une formule foucaldienne[17], qu’il s’agit de mener avec eux une réflexion philosophique.

Un tel déplacement de la question nous semble non seulement possible, mais de surcroît hautement souhaitable. Plutôt que de nous interroger quant à l’existence de la philosophie chinoise (y a-t-il une philosophie chinoise ?), question qui peut facilement être reprise sous le signe de la catégorie de l’être (qu’est-ce que la philosophie chinoise ?), ce numéro prend le parti d’un questionnement à l’aune de la catégorie du lieu : se trouve la philosophie chinoise ? Quels sont les lieux où s’exprime la pensée dans la tradition intellectuelle chinoise ? Par « lieux », entendons ici les formes et les genres textuels, les figures rhétoriques ou littéraires, ainsi que les domaines de la pensée et les problèmes qu’il s’agit de réfléchir. Comme le souligne Lloyd, les penseurs et lettrés chinois produisirent en abondance des réflexions touchant à des domaines traditionnellement attachés à la philosophie. Toutefois, comme nous l’indiquions plus haut, ces réflexions ne furent pas rassemblées dans le champ d’une pratique discursive définie. Elles ne furent pas non plus exprimées au moyen de quelques genres littéraires jugés plus adéquats que d’autres. Le philosophe désireux d’étudier les textes chinois ne se trouve pas face à un corpus strictement délimité[18]. Aussi, « il n’y a pas en Chine un discours spécifique à la pensée », comme l’a suggéré Alain Arrault ; bien plutôt, « celle-ci est à cheval sur plusieurs discursivités[19] ».

C’est à l’exploration de certaines de ces discursivités et de leurs manières de produire du sens que sont consacrés les articles rassemblés ici. La contribution d’Andrea Bréard montre notamment que l’élaboration d’abstractions mathématiques (dont la Chine aurait soi-disant été incapable[20]) et les réflexions quant aux objets que manient les mathématiciens se logent dans les marges des ouvrages techniques et dans les diagrammes qui accompagnent les corpus mathématiques. De même, l’absence dans le corpus classique d’un organon bien défini ne doit pas faire passer la « fascination » de certains anciens penseurs chinois pour le langage et ses problèmes[21] pour un goût exacerbé des sophismes et des paradoxes. C’est ce que montre Monique Demarle-Casadebaig, en suivant les articulations d’une pensée logique rigoureuse et originale dans ce qu’il reste des dialogues de Gongsun Long 公孫龍 (d.e. 320-250 aec). Par ailleurs, si, comme l’avait suggéré Feng Youlan, au lecteur coutumier des classiques de la philosophie occidentale, les textes chinois apparaîtront désarticulés, voire inconsistants, ce jugement, précise encore Feng, ne peut être maintenu dès lors que l’on considère la concision et l’économie dont font preuve les maîtres chinois comme les vecteurs d’une force de suggestion et d’allusion où se loge précisément leur valeur philosophique[22]. Sans qu’il soit besoin d’adhérer à l’opinion de Feng — selon laquelle le caractère allusif des textes chinois serait la marque par excellence de leur « sinité », en même temps que ce caractère les rend virtuellement intraduisibles dans ce qu’ils ont de plus philosophique[23] —, il faudra chercher la force de persuasion et la cohérence du contenu des textes chinois ailleurs que dans la consistance des arguments, dans la rationalité des démonstrations, ou dans l’enchaînement rigoureux des propositions. En effet, la force et la cohérence de ces textes se logent aussi dans les figures de style et émergent de descriptions destinées à frapper l’imagination du lecteur, stimulant ainsi l’adhésion aux idées en recourant aux ressorts de la visualisation. Ce sont des mécanismes de ce type qu’Anna Ghiglione étudie dans le Mozi 墨子, un corpus aux multiples strates de composition qui rassemble les enseignements de Mo Di 墨翟 (ve-ive siècles aec) et de ses émules. Dans d’autres cas, c’est la structure même du texte qui est mise à contribution pour en élaborer la cohérence et véhiculer une partie de sa signification, celle-ci soutenant et renforçant celles-là. Les stratégies structurelles et « extra-logiques » par lesquelles les textes chinois produisent et déploient du sens sont depuis plusieurs décennies l’objet d’une attention soutenue de la part des sinologues[24]. C’est dans le prolongement de ces travaux que se situe l’étude que Flaminia Pischedda fait du Grand commentaire (Xici zhuan 繫辭傳, ou simplement Dazhuan 大傳) au Classique des changements. Plus haut, nous disions aussi que le corpus des textes chinois porteur d’un potentiel philosophique n’est pas clairement délimité. Ainsi, les réflexions chinoises sur le cosmos, sur la nature et sur la place que l’homme y occupe ne sont pas à chercher seulement dans les classiques (jing 經) ou dans le corpus traditionnellement attaché aux maîtres : elles peuvent tout aussi accompagner des considérations esthétiques ou techniques relatives à l’usage du pinceau. C’est ce qu’explore la contribution de Raphaël Van Daele, qui entend souligner la cohérence de la notion de ziran 自然 (terme sur lequel est construite l’expression moderne qui signifie « nature » : daziran 大自然) au travers de son emploi dans la littérature théorique sur l’art et chez Guo Xiang 郭象 († 312 ec), commentateur et éditeur du Zhuangzi. Enfin, adoptant une perspective d’anthropologue, Françoise Lauwaert aborde la question complexe des rites et de la ritualité. Son article souligne l’entrelacement de conceptions cosmologiques, politiques et morales dans les réflexions des anciens chinois quant au pouvoir et à la fonction des rites. Elle indique ainsi les tensions qui émergent de l’écart entre la théorisation du système rituel, supposé garantir un « ordre parfait », et sa mise en application.

D’autres champs de la réflexion et d’autres types de textes auraient pu servir de terrain à la présente exploration. Nous songeons notamment aux manuscrits mis au jour par les découvertes archéologiques qui, depuis bientôt un demi-siècle, contribuent à modifier profondément l’études de la pensée chinoise ancienne[25]. L’écriture poétique mériterait aussi sa place dans un panorama des formes de l’expression philosophique chinoise. La poésie, en effet, jouit en Chine, depuis l’Antiquité et encore aujourd’hui, d’une importante charge symbolique. Aussi est-elle un lieu privilégié de la pensée spéculative[26]. Enfin, pensons encore, par exemple, aux lettres que s’échangeaient les lettrés et dans lesquelles ils ne manquèrent pas de controverser sur nombre de questions dont les enjeux paraissent clairement philosophiques[27].

En multipliant les fenêtres sur la pensée chinoise et en invitant des spécialistes de divers aspects de cette civilisation à déployer la profondeur et la richesse spéculative de certaines de ses productions intellectuelles, ce numéro entend contribuer à une reprise du dossier de la place de la Chine dans la philosophie, tout en abordant cette question sous un angle différent. Au pluralisme des méthodes recommandé à juste titre par certains chercheurs désireux de faire de la philosophie avec les textes chinois[28] s’ajoutera ici un pluralisme des lieux d’exploration. Ce double pluralisme est sous-tendu par la volonté de n’amputer ni la rigueur sinologique, qui doit garantir que les textes soient effectivement abordés dans leur volume propre, ni la prudence exégétique qui devrait caractériser une démarche philosophique traitant avec des matériaux aussi divers. Aussi espérons-nous que le lecteur, qu’il soit philosophe ou sinologue (ou les deux à la fois), trouvera dans ces contributions autant d’invitations à (re)considérer la pertinence de la pensée chinoise pour la réflexion philosophique.