Corps de l’article

Introduction

Le changement dans le portrait sociodémographique de la société québécoise et l’hétérogénéité de sa population entraînent des répercussions sur le système éducatif et, en conséquence, sur le travail des enseignants. Ces derniers, qui avaient toujours le défi de mobiliser des ressources diverses et efficaces quant aux imprévus et de combler l’écart entre le prescrit et le contexte de leur travail (Lantheaume, 2007), doivent composer avec une nouvelle réalité. Apple (2011) considère que les flux de migration provoquant des dynamiques sociales exercent des impacts considérables sur ce qui compte comme une connaissance officielle pour la société d’accueil et comme un enseignement efficace. Dans ce contexte de diversité, notre article explore, à partir des résultats issus d’une analyse des récits de pratique d’enseignants (Desgagné, 2005) en milieu multiethnique au Québec, les raisons qui motivent trois d’entre eux à prendre des décisions pour aborder une situation problématique qui met en scène un élève issu de l’immigration à la lumière des prescriptions et du contexte de leur classe.

Problématique

Dans un contexte scolaire marqué par la diversité ethnoculturelle, linguistique et sociale des élèves, la prise en compte de l’hétérogénéité devient une nécessité pour les enseignants. Ces derniers sont appelés à adapter davantage leurs pratiques (Armand, 2013), à ajuster leurs interventions (Tardif et Lessard, 1999) et à développer des pratiques pédagogiques et de nouvelles stratégies pour couvrir les besoins diversifiés des élèves, dont ceux d’origine immigrante (Piquemal, Bolivar et Bahi, 2009). Leur travail devient multiple (Koubeissy, 2019). Confrontés à cette complexification de leurs tâches (Tardif et Lessard, 1999), les enseignants sont placés devant un double défi. D’une part, celui de mettre en oeuvre les prescriptions telles que le curriculum, les évaluations, le bulletin et tout ce qui leur est demandé en matière d’enseignement. D’autre part, celui d’incorporer les plans d’action résultant des politiques institutionnelles et gouvernementales en matière d’éducation interculturelle et d’intégration scolaire des élèves immigrants (MEQ, 1998). Ce défi implique, dans certains cas, une redéfinition de leur travail selon trois enjeux : un enjeu pédagogique, un enjeu culturel et un enjeu social (Koubeissy, Malo et Borges, 2012). Une triple tâche, que Gérin-Lajoie (2002) définit comme complexe, consiste à transmettre les connaissances aux élèves, à les socialiser et à les soutenir dans leur intégration culturelle et linguistique. Dans le même sens, Piquemal et al. (2009) qualifient ce travail de lourde tâche accompagnée d’adaptation et d’ajustement pédagogiques selon les besoins et les niveaux des élèves.

Cette prise en compte de l’hétérogénéité est un processus ambigu qui place les enseignants devant un dilemme (Kamano et Benimmas, 2017) et qui leur pose des défis pédagogiques et sociaux (Akkari, 2009). Ils perçoivent l’hétérogénéité de manière différente : certains la vivent comme un grand défi (Tardif et Lessard, 1999), d’autres ne voient pas la différence culturelle entre leurs élèves et les traitent tous de la même manière (Akkari et Radhouane, 2019) et certains considèrent qu’il est de plus en plus difficile de couvrir les besoins de tous les élèves, surtout lorsqu’il s’agit de nouveaux arrivants (Piquemal et al., 2009). Pour pouvoir fonctionner dans un tel contexte hétérogène, il est important que les enseignants possèdent des compétences interculturelles (Amireault et Bhanji-Pitman, 2012 ; Armand, 2013 ; Larochelle-Audet, Borri-Anadon et Potvin, 2016 ; Steinbach, 2012). Pourtant, l’acquisition de ces compétences est un processus continu qui n’exige pas seulement la connaissance des élèves et de leurs histoires vécues dans la nouvelle société, mais aussi la compréhension du bilan de leurs expériences avant leur immigration (Apple, 2011). De plus, l’enseignement dans un tel contexte exige que les enseignants développent des situations d’échange et trouvent des ressources convenables pour aider l’élève à reconstruire son identité individuelle et sociale durant son interaction avec de nouvelles expériences culturelles et sociales (Gibbons, 2002 ; Gorgorio et Planas, 2005).

Cadre théorique

Comment comprendre les raisons qui poussent les enseignants à prendre des décisions pour aborder une situation qui met en scène un élève issu de l’immigration ? Dans cet article, nous situons les récits de pratique dans le cadre d’analyse du travail enseignant (Amigues, 2003 ; Goigoux, 2007 ; Tardif et Lessard, 1999) en considérant que le récit renvoie à une activité enseignante qui se déroule dans un contexte historico-culturel précis. Cela nous permet de comprendre le travail de l’enseignant tel qu’il le conçoit dans le contexte réel de sa classe et les raisons qui le poussent à prendre des décisions pour répondre à une situation tout en tenant compte des éléments qui composent la classe et de son rapport aux prescriptions. Enfin, il nous permet de décrire « les compromis auxquels parviennent les enseignants pour atteindre, en contexte, leurs multiples objectifs » (Goigoux, 2007, p. 48).

Du travail prescrit au travail réel

Le travail prescrit est ce que l’institution scolaire définit et communique aux enseignants pour les aider à réaliser le travail (Goigoux, 2007). Il répond à l’ensemble des normes scolaires et des prescriptions qui organisent leur travail (Courally, 2007). C’est un travail planifié et mesuré (Tardif et Lessard, 1999), puisque ses marges sont limitées par les prescriptions formelles. Bien que ce travail comprenne cette partie commune à tous, il comporte aussi une manière de faire singulière (Altet, 2002). Nous avons mentionné plus haut que les enseignants sont appelés à adapter davantage leurs pratiques et leurs interventions dans un contexte multiethnique. Mais, est-ce que, dans la réalité, les enseignants sont capables de faire tout ce qui leur est demandé ? Les enseignants n’intègrent pas nécessairement les prescriptions telles quelles ; ces dernières font l’objet d’interprétation et de redéfinition de leur part (Amigues, 2003 ; Courally, 2007 ; Goigoux et Serres, 2015). De plus, les enseignants s’imposent des tâches qu’ils mettent en oeuvre pour aborder une situation problématique, et ce, selon la perception de leur rôle en contexte multiethnique à la lumière des prescriptions et des facteurs contextuels. C’est le travail réel qui réfère à l’activité. Ce travail est le résultat d’un ajustement continu des actions de l’enseignant selon sa lecture de la situation. Comment ce travail est-il mis en oeuvre ?

La prise des décisions : mise en oeuvre de l’activité enseignante

La mise en oeuvre de l’activité enseignante dépend de plusieurs facteurs, dont la situation du travail incluant le contexte et l’ensemble des prescriptions comprenant le programme scolaire, les évaluations, les plans et autres ; les caractéristiques des élèves comprenant leur rapport à l’école et au savoir, leur comportement et leur histoire personnelle ; les caractéristiques des enseignants incluant leurs objectifs, expériences, valeurs et croyances (Goigoux, 2007 ; Goigoux et Serres, 2015). Dans un contexte multiethnique, d’autres caractéristiques s’y ajoutent.

Cette activité enseignante reflète la tension qu’éprouve l’enseignant entre le prescrit et le réel et les ressources qu’il doit mobiliser pour accomplir ce qu’il y a à faire (Amigues, 2003 ; 2009 ; Bucheton, 2009 ; Tardif et Lessard, 1999). Il y a auparavant une responsabilité à définir. En ce sens, la tension de l’enseignant résulte de son sentiment de responsabilité envers ce qui est prescrit, mais aussi de sa responsabilité en ce qui concerne la situation en question. C’est dans ce sens qu’un enseignant redéfinit son activité. Ce faisant, l’enseignant cherche à éviter les coûts et à obtenir des bénéfices (Goigoux, 2007 ; Malo, 2010) à partir des décisions qu’il prend dans l’action en fonction de ses buts pédagogiques et des facteurs du contexte. Cette prise de décision découle d’un processus de négociation interne de l’enseignant (Bucheton, 2009) entre ses prescriptions et la situation à gérer. En effet, la tension puis la décision relèvent aussi de la façon dont l’enseignant conçoit son rôle auprès des élèves et s’appuient sur sa compréhension et sa vision de la situation dans laquelle il intervient (Beauregard, 2006).

Ainsi, l’événement raconté par les enseignants se situe dans le prolongement de l’activité enseignante. En résumé, les enseignants doivent réguler les tensions entre les prescriptions, la situation vécue avec l’élève immigrant et les facteurs du contexte et prendre des décisions pour agir. C’est ce que nous mettrons en lumière dans les récits de pratique que nous présenterons et interprèterons.

Méthodologie

Les résultats présentés dans cet article proviennent des données recueillies dans le cadre d’un projet qui se déroule au Québec[1], lequel a permis d’obtenir des récits de pratique d’enseignants (Desgagné, 2005) en contexte de diversité ethnoculturelle. Il s’agit de :

orienter les acteurs vers la narration d’un problème à résoudre et à privilégier, dans l’analyse des récits, le savoir agir ou savoir-intervenir que ces acteurs en sont venus à déployer, voire à construire, à partir de cette résolution de problème.

Desgagné, 2005, p. 4

C’est dans ce sens que nous visons à comprendre les décisions prises par les enseignants pour mettre en acte leur savoir agir.

Les données ont été collectées lors d’entretiens d’explicitation[2] (Vermersch, 2017) d’une durée d’environ 60 minutes auprès d’enseignants de plusieurs écoles multiethniques à Montréal. On a demandé à ces enseignants de raconter une situation à laquelle ils ont été confrontés en classe avec un élève issu de l’immigration. Une session interactive pour expliquer le projet aux participants a eu lieu avant les entretiens. Ces entretiens permettent aux enseignants d’expliciter leurs savoirs professionnels et nous faire ainsi connaître la partie conscientisable de leurs activités (Goigoux, 2007), y compris leurs décisions, manières d’agir et réflexions. Constituant la principale source de données, les récits ont été mis en forme puis validés par les enseignants avant d’être analysés. Pour les finalités de cet article, nous avons sélectionné trois récits en raison de leur potentiel à illustrer, au fil de la narration, les raisons pour lesquelles les enseignants prennent des décisions tout en gérant les prescriptions et les contraintes du milieu, pour faire face à la situation.

Rappelons que notre objectif est de comprendre les raisons d’agir des enseignants. Pour ce faire, il nous faut, méthodologiquement, avoir accès à leur construction de sens. Ainsi, pour passer de notre posture illustrative à une posture analytique (Demazière et Dubar, 2004), nous avons procédé à une analyse de contenu manifeste qui correspond à ce qui est explicitement exprimé par les enseignants (Kelly, 1984). Le parcours des trois récits nous a permis de dégager les propos des enseignants qui nous aident à comprendre leur agir en classe et les décisions qu’ils ont prises. Respectant la chronologie de la situation telle que narrée par les enseignants, nous avons dégagé un parcours décisionnel pour chaque récit. Pour éviter le risque de sélectionner des propos qui s’articulent fortement avec nos catégories de chercheur, voire notre cadre théorique, nous avons réduit le découpage des propos et considéré la réflexion faite par les enseignants sur la situation, ouvrant ainsi la porte à de nouvelles catégories conceptuelles (Merriam, 1988). Les résultats issus du corpus sont présentés dans la section suivante, puis discutés plus loin. Notons que nous avons utilisé des pronoms fictifs pour désigner les enseignants.

Présentation des résultats

Pour chacun des trois récits, nous présentons un résumé de la situation telle que décrite par l’enseignant. Par la suite, nous exposons le parcours décisionnel qui émerge de l’analyse sous forme d’étapes successives, tout en abordant la réflexion de l’enseignant sur ses actions, rendant ainsi possible une incursion dans certaines raisons qui l’ont poussé à prendre ses décisions.

Cynie - Intervenir tardivement et un sentiment de « culpabilité »

Cynie comptait six ans d’expérience en enseignement au moment de l’entrevue. Elle racontait l’histoire d’un élève né au Québec et de langue maternelle anglaise. Il est arrivé dans sa classe de 3e année en octobre. À son arrivée, Sean Michael n’avait ni crayons ni cartables et sa mère ne semblait pas « vouloir coopérer ». Elle dit avoir géré la situation : « il a eu droit aux services qui sont pensés pour les immigrants récents […] et un lunch gratuit le midi. »

Le parcours décisionnel

Deux étapes émergent de l’analyse quant à la manière dont évoluent les différentes décisions prises par Cynie.

Un lâcher-prise forcé

À son arrivée en classe, Cynie remarque que l’élève a « un niveau de première année ». Elle était « un peu étonnée de la situation » et « ne savait pas à qui en parler ». Elle a demandé l’aide de la direction, mais elle n’a obtenu ce soutien qu’après un certain temps : « Je n’ai pas vraiment eu de soutien au début. » Elle se sent « stressée » et avoue qu’elle avait pris une distance : « Je n’avais pas le goût de m’investir auprès de lui pour le moment. D’octobre à fin novembre, je l’ai laissé un peu de côté. » Elle explique qu’elle avait eu « plein de choses à gérer ». Son récit montre qu’au début, ce sont les prescriptions qui l’ont emporté sur le reste, et qu’elle a établi ses priorités : « J’avais quand même 23 autres élèves à gérer, alors, il fallait que j’y aille par priorité. » Elle explique sa décision : « s’il était arrivé en septembre et pas en plein milieu des révisions, ça aurait été différent. Il est arrivé à un mauvais moment de l’année. Je devais me concentrer sur ce qui était pressant avec mes autres élèves. » Par la suite, elle a pris une autre décision : « Après les vacances, j’ai commencé à prendre le dessus. »

Un soutien planifié

Cynie se donne finalement la responsabilité d’accompagner l’élève selon ses propres besoins :

J’avais beau essayer de lui donner ce qu’il lui fallait, je ne répondais pas à ses besoins. Alors, j’ai demandé un plan d’intervention. Donc, quand je savais que c’était des tâches plus difficiles, je m’assoyais avec lui. J’ai compris qu’il avait besoin de plus d’accompagnement. Il se sentait rassuré du fait que je commence avec lui.

Cela a changé la dynamique, selon elle, mais l’élève « n’a pas réussi son année », dit Cynie. Elle dit s’être sentie « un peu coupable par rapport au redoublement. » Elle s’interroge sur ses interventions : « Est-ce que si j’avais fait l’effort d’avoir cette relation au lieu d’avoir attendu après le temps des fêtes ? J’aurais pu m’investir davantage, mais en même temps, on ne peut pas sauver tous les enfants. »

François – Intervenir rapidement et avoir « la foi » en l’élève

Au moment de l’entrevue, François comptait 14 ans d’expérience en enseignement au primaire dans une classe d’accueil formée d’élèves allophones du premier cycle. Il racontait l’histoire de Lee, âgé de six ans, qui était arrivé récemment de Chine et qui a été placé, durant l’année en cours, dans sa classe d’accueil. François disait que Lee avait un comportement qui le « préoccupait » : « Avec le temps, je me suis trouvé face à plusieurs problèmes à la fois : un problème d’intégration, de comportement, de rendement scolaire, de communication. »

Le parcours décisionnel

Trois étapes décrivent les décisions prises par François pour affronter la situation de Lee.

Relever le défi

L’analyse du récit montre que François a rapidement décidé d’agir :

Les difficultés avec Lee étaient tellement flagrantes que, même à l’extérieur de la classe, les gens le remarquaient. J’aurais pu fermer les yeux et laisser aller ça, mais j’ai décidé de ne pas le faire. J’ai décidé d’agir et de considérer cette situation-là comme un défi à relever.

François insiste dans son récit sur sa foi en l’élève : « Tout au long de l’année, j’avais la foi que Lee allait progresser et il a progressé. Pour moi, c’était important d’être patient. »

Connaître l’histoire de l’élève

Pour pouvoir le soutenir, François a décidé de faire la connaissance de sa famille. Il explique cette décision :

Je pense que pour travailler en contexte de diversité ethnoculturelle, il faut lire et se documenter sur ce que nos élèves ont vécu avant d’arriver ici et d’où ils viennent. Par exemple, dans le cas de Lee, j’ai cherché à comprendre comment vivent les gens en Chine, comment fonctionnent les garderies ou les écoles, etc.

Déjouer le contexte

François explique la manière dont il a déjoué les facteurs du contexte pour agir :

Les élèves d’accueil ont le droit de rester deux années dans cette classe. Donc, vu que Lee était très jeune, on a décidé qu’on allait un peu diminuer les attentes scolaires. J’ai essayé de trouver le moyen de le motiver encore plus. Alors, j’ai essayé d’apprivoiser Lee avec la lecture. Lee a fini par se calmer et par s’adapter à son milieu graduellement.

Il nous a expliqué qu’il agissait aussi sur le plan linguistique : « Avant, il parlait beaucoup de choses en mandarin, mais moi, je ne comprenais pas. Je prenais mon cellulaire pour traduire ou bien j’allais chercher un autre élève qui parle la même langue. » Il explique les facteurs du contexte : « Tout ça prenait énormément de patience de ma part au détriment du temps d’enseignement. Cependant, comme je suis à l’accueil, je sens que j’ai une certaine flexibilité et que je peux me rattraper dans le temps d’enseignement. »

Maggie - Intervenir avec hésitation puis changement de stratégies

Maggie avait six ans d’expérience en enseignement au primaire dans un milieu monoethnique au moment du déroulement de la situation. Elle est venue enseigner la musique à des groupes de 5e et de 6e années, dans une nouvelle école multiethnique. Elle mentionnait : « Dès le début de l’année, les élèves de cette classe-là ont été très réfractaires par rapport à ce que je leur proposais. Ils étaient fermés ».

Le parcours décisionnel

L’analyse du récit démontre trois étapes qui illustrent l’évolution dans les différentes décisions prises par Maggie.

Une position rigide et un choc culturel

Maggie décrit sa première réaction en entrant en classe la première fois : « J’avoue que j’ai eu un choc quand j’ai constaté la très grande concentration d’élèves d’origine immigrante. » Elle dit s’être sentie « stressée les premiers jours », comme si c’était elle « la minorité. » Elle décrit ce qu’elle a ressenti : « J’étais vraiment désemparée […]. J’enseignais la musique, donc, pour moi, la culture était vraiment importante. »

À la suite du choc vécu, il semble que Maggie ait décidé de rester dans sa zone de confort quant au programme scolaire : « En tant que jeune enseignante, je mettais beaucoup l’accent sur le programme. Je leur proposais un répertoire plutôt québécois. » Elle signale « qu’ils demeuraient totalement fermés » même lorsqu’elle essayait d’autres chansons avec eux. Leur réaction était « vraiment difficile », dit-elle. Elle décrit ce qu’elle ressentait : « cela me confrontait au niveau de mes valeurs ». Selon elle, les élèves valorisaient seulement leur culture. Maggie nous explique qu’elle insistait pour se limiter au programme : « pour essayer de me conforter, je me braquais un peu plus chaque fois. Je me disais : “non, le programme, c’est comme ça et on s’en tient à ça !” »

Une hésitation

L’analyse du récit nous a amenées à une nouvelle étape quant à la décision de Maggie : « Je me suis dit qu’il fallait vraiment que je trouve le moyen de renverser la vapeur parce que je m’apprêtais à passer une année difficile en leur compagnie. » Il semble qu’elle a commencé à appréhender la situation, mais toujours hésitante : « Je savais qu’il fallait que je passe par leur culture à eux, mais j’avais peur. Je ne connaissais pas leur musique. Je ne savais pas trop par quel moyen m’y prendre. »

Un changement

La dernière étape nous montre que Maggie a pris la décision d’aller à la rencontre des élèves : « J’ai décidé de complètement lâcher prise. J’ai demandé aux élèves ce qu’ils aimaient et je leur ai alors donné le mandat d’apporter de la musique au prochain cours afin de pouvoir en discuter. » Elle nous explique son action :

« Je n’ai pas eu le choix. Si je restais campée sur mes positions, je sacrifiais les apprentissages et la qualité de l’enseignement, mais ce n’était pas évident. À cette époque-là, c’était des objectifs à atteindre ; c’était beaucoup plus encadrant, j’avais peur de sortir du cadre. » Selon elle, « c’était un passage obligé, mais ça ne m’a pas empêchée de faire mes évaluations. »

Elle décrit sa décision : « Il a fallu que j’accepte le fait de piler un peu sur mes valeurs liées à mon identité parce qu’ils étaient totalement fermés à la musique québécoise et que moi, je devais m’ouvrir à leur culture. » Le résultat a été avantageux, selon elle : « J’ai réalisé que, parce que j’avais choisi de m’ouvrir à eux, ils ont commencé à être moins sur la défensive avec moi. Le climat de classe est devenu plus agréable. » Dans l’appréciation de son parcours à l’intérieur de cette situation, Maggie nous racontait son changement au sujet de la diversité et de l’immigration : « C’est l’élément déclencheur qui a fait en sorte que je n’ai plus jamais vu la diversité de la même façon. » Il semble que cette expérience l’ait marquée :

La situation me confrontait de partout, autant dans ma façon d’enseigner que ma façon d’être, dans mes valeurs québécoises très ancrées de fille qui n’avait jamais été en contact avec l’immigration avant d’arriver à cette école. Cette situation a aussi changé ma façon de concevoir l’immigration. Par la suite, quand j’ai travaillé dans une autre école multiethnique, j’ai vécu une expérience positive.

Finalement, Maggie avouait qu’elle ne devait pas avoir peur du changement : « De quoi j’ai peur ? De perdre mon identité ? Je ne perds pas mon identité, je suis en train d’enseigner. »

Discussion

Les trois enseignants ont choisi une situation à raconter, ce qui signifie qu’ils lui ont, chacun à leur manière, accordé une importance et qu’ils ont géré les contraintes du contexte pour agir à la suite des décisions prises. C’est leur activité (Amigues, 2003 ; Goigoux, 20017) qui a été mise en exergue dans leurs récits. Au coeur des prescriptions qui délimitent le contexte de leur travail, les enseignants, comme le montrent les récits, ont procédé différemment dans leur gestion des prescriptions pour faire face à la situation.

Aux premières étapes du parcours décisionnel dégagé de chaque récit, seul François avait, dès le début, effectué une lecture rapide de la situation en faveur du soutien de l’élève. Pour sa part, Cynie a décidé d’outiller l’élève par des effets scolaires et assuré un lunch le midi, des actions qu’elle a pu faire hors classe sans affecter le temps de classe. Pourtant, elle a décidé de reporter son intervention en classe jusqu’à la fin de la période d’examens. La situation de Maggie est un peu plus particulière : bien qu’elle ait perçu la situation dès le début, elle l’a interprétée avec le regard d’une nouvelle enseignante qui n’a pas d’expérience dans un milieu multiethnique et qui doit suivre les prescriptions et le programme scolaire comme tels. Elle l’a perçue aussi comme une situation qui a mis « ses valeurs québécoises » à l’épreuve, et elle s’est « braquée » pour ne pas faire de compromis. Ces premières étapes nous livrent l’impression que la lecture initiale des situations par les trois enseignants dérive d’une culture qui s’ancre dans leurs pratiques professionnelles routinières. Bien que les trois se sentent responsables envers les élèves en question, ils cherchent à rester fidèles aux prescriptions. Même pour François, il est possible que ce qui l’a encouragé à prendre une décision rapide soit dû au fait que les élèves sont souvent deux ans en classe d’accueil et que le programme y est flexible.

Les autres étapes des parcours décisionnels nous révèlent que les enseignants réinterprètent les situations à la lumière des réactions des élèves et de nouveaux éléments du contexte et prennent d’autres décisions. Lorsque Maggie a senti que la situation s’aggravait, elle a décidé d’agir sur le contexte et de changer de stratégie. François a décidé de faire la connaissance de Lee, tandis que Cynie a décidé, quant à elle, de soutenir son élève. C’est comme si ces enseignants ressentent une charge mentale de travail (Tardif et Lessard, 1999) résultant de leur confrontation de la situation, mais aussi de leurs décisions initiales, ce qui pourrait imposer des changements dans ces décisions (Tardif et Lessard, 1999). Comment ces enseignants prennent-ils les différentes décisions ?

À la recherche d’un équilibre : négocier en matière de coût et de bénéfice

Les trois enseignants prennent leurs décisions en recherchant un équilibre entre les prescriptions, le contexte de la classe et la situation elle-même (Amigues, 2003 ; 2009 ; Goigoux, 2007). Pourtant, comme le soutient Bucheton (2009), toute prise de décision aboutissant à un ajustement dans le travail de l’enseignant est envisagée en matière de dilemmes et de tensions.

Dans le cas de Cynie, il semble que l’arrivée tardive de l’élève, son niveau scolaire, la direction qui ne l’a pas soutenue au début et la période d’examens des élèves sont tous des éléments du contexte qui ont limité sa marge de manoeuvre et l’ont poussée à prendre la décision de reporter son intervention. Ces éléments génèrent une tension quant au choix à faire : soutenir l’élève versus la perte de contrôle de la classe qui est en période d’examens. Cynie a décidé d’établir une limite dans son intervention auprès de l’élève pour ne pas perdre la classe (Mencacci et Guélidi, 2010). Il semble que la difficulté de la gestion des prescriptions a réduit son engagement dans la situation (Amigues, 2003). Elle a donc agi par priorité. En matière de coût et de bénéfice, Cynie ne voulait pas consacrer de temps à l’élève au détriment des autres élèves. Lorsque les facteurs du contexte changent et que les prescriptions sont moindres après la période des fêtes, elle décide de soutenir l’élève. Elle n’a donc pas lâché la situation. La décision de retarder son intervention a engendré chez elle un sentiment de culpabilité et des questionnements sur l’efficacité de sa décision, surtout que l’élève a dû redoubler sa classe. Comme le soutient Amigues (2009), les prescriptions engendrent chez l’enseignant des questionnements professionnels sur ce qu’il pourrait faire de plus ou faire autrement. De plus, le calcul coût-bénéfice pourrait occasionner des difficultés pour l’enseignant (Lantheaume, 2007), étant donné qu’il s’évertue à établir des compromis dont il n’apprécie pas les résultats. 

Il semble que la tension vécue par François soit moindre puisqu’il a « une certaine flexibilité ». En effet, il a exploité la marge de manoeuvre dans son travail pour prendre en considération la situation. En matière de coût et de bénéfice, il a assuré l’équilibre entre les besoins de Lee et la situation de la classe d’accueil en général. Il a ajusté ses pratiques pour répondre aux besoins de l’élève sans être limité par le fait qu’il doit terminer le programme scolaire dans un an. Il n’était pas mis devant la tension de perdre le contrôle de sa classe, mais il avouait quand même avoir sacrifié parfois le temps d’enseignement en travaillant avec Lee. Le contexte de la classe l’a aidé, mais sa patience et son insistance à comprendre le trajet migratoire de l’élève reflètent une certaine prise de conscience (Freire, 2018) de la réalité de l’élève et de ce qu’il pourra vivre dans la société d’accueil. Pour mieux s’investir dans sa décision, il a eu recours à une activité partagée (Amigues, 2009) avec ses collègues qui ont tous décidé de prendre en compte le parcours migratoire des parents de Lee afin de pouvoir mobiliser des outils efficaces pour son soutien. Rejoignant les propos de Apple (2011), pour François, ce n’est donc pas seulement le vécu de l’élève qui compte, mais aussi son histoire de migration.

Contrairement à François, Maggie refusait au début de faire des compromis concernant le programme scolaire. Elle se heurtait à plusieurs limites en tant que nouvelle enseignante : l’approche par objectifs, le programme scolaire et toute autre prescription. Elle n’avait pas encore l’expérience professionnelle pour transformer les prescriptions (Amigues, 2009). De plus, il y a le choc vécu devant la réalité de la classe et le fait d’être « la minorité ». Au début, elle considérait que la situation mettait ses valeurs à l’épreuve. Elle a décidé, en matière de coût et de bénéfice, de se limiter au programme pour pouvoir enseigner, évaluer et contrôler la classe. Elle « avait peur de sortir du cadre du programme » et que l’ajustement de ses pratiques risque de lui faire perdre ses valeurs et son identité. À la suite de la résistance des élèves, elle a été obligée de changer de stratégie et d’intégrer d’autres éléments culturels dans son enseignement. Elle analysait la situation différemment, en matière de coût et de bénéfice. Elle affirmait que « si je restais campée sur mes positions, je sacrifiais les apprentissages et la qualité de l’enseignement. » Elle a ajusté ses pratiques et en a coconstruit d’autres avec ses élèves (Bucheton, 2009 ; Freire 2018). Leur engagement à la suite de cet ajustement lui a permis de réaliser l’efficacité de ses actions ; elle les a sécurisés en respectant leurs valeurs culturelles (Godbout, 1984). En effet, Maggie a développé, à partir de ces défis, des occasions d’apprentissage pour tous les élèves (Jean et Etienne, 2009). De plus, son rapport à l’autre a changé : elle a connu ses élèves en entrant dans une relation intersubjective avec eux, dépassant ainsi la sphère des perceptions à partir de leurs cultures (Audet, 2018). Le processus d’ajustement professionnel (Bucheton, 2009 ; Lantheaume, 2007) a été accompagné d’un changement sur le plan de sa position envers l’immigration. Cela révèle un niveau de conscience en développement (Freire, 2018) l’aidant à réussir d’autres expériences dans des milieux multiethniques. Elle a réalisé qu’elle a gagné le contrôle de sa classe et, en même temps, elle n’a rien perdu sur le plan pédagogique ni sur le plan de ses valeurs.

Conclusion

Vers une activité enseignante adaptée au contexte multiethnique

Cet article souhaitait comprendre les raisons qui ont motivé trois enseignants à prendre des décisions pour affronter une situation qui met en scène un élève issu de l’immigration. Les récits des enseignants témoignent de leur manière de faire face à la situation et du rapport qu’ils établissent avec l’élève. Ils définissent leur responsabilité à la lumière de l’ensemble des caractéristiques du contexte. Il semble que les trois enseignants n’ont pas vécu la même tension pour aborder la situation avec leur élève. Leur évaluation de la relation coût-bénéfice dépend d’une interprétation différente de la situation et d’un processus de négociation interne qui reflète leur rapport aux prescriptions. L’analyse des trois récits nous a permis de mettre en exergue trois modalités de la mise en oeuvre de l’activité enseignante : se conformer aux prescriptions (Cynie), déjouer les prescriptions (François) et agir sur les prescriptions (Maggie).

À quel point ces enseignants étaient-ils capables de contrôler la situation ou de changer les éléments contextuels pour pouvoir agir différemment ? En effet, les récits nous montrent qu’ils ont été constamment en recherche d’une solution à la situation. Une des limites de cet article est de ne pas pouvoir aborder les différents facteurs et les caractéristiques personnelles qui entrent en jeu lors de la prise des décisions. Par exemple, il serait intéressant d’approfondir le lien entre les tensions de l’enseignant, ses croyances et les aspects de la négociation entre lui et l’élève. Une autre limite, rejoignant Lantheaume (2007), est le fait que nous avons réduit l’analyse des décisions de l’enseignant au seul moteur du calcul coût-bénéfice sans considérer les autres imprévus qui surgissent en classe.