Corps de l’article

Depuis mes études de deuxième cycle, je me suis intéressée de différentes façons à la chanson, tout particulièrement du point de vue de son histoire culturelle. Comme j’ai été formée aux études culturelles, aux études féministes et à l’histoire de la vie culturelle au Québec, tous les projets de recherche dans lesquels je me suis investie au cours des vingt dernières années portent les traces de ces trois piliers de mon approche ; ces ancrages théoriques sont clairs, explicités et revendiqués dans mes publications. Les défis posés par le travail d’arrimage entre ces approches et les sources et corpus mobilisés dans mes travaux sont cependant moins évidents. Revenant sur quelques grands projets, terminés ou en cours, cet article se veut un rappel de mon parcours de recherche sur les femmes et la chanson, formulé dans la perspective d’encourager les jeunes chercheures[1] à innover dans l’étude des pratiques culturelles non dominantes.

Ma réflexion s’appuie sur la perception d’un décalage entre les perspectives critiques qui ont marqué la deuxième moitié du xxe siècle et les sujets et cadrages qui prévalent encore largement aujourd’hui dans les recherches portant sur la chanson. En effet, une succession d’ébranlements disciplinaires ont contribué à favoriser les approches systémiques pour analyser la culture (comme production, forme, médiation, appropriation, etc.), depuis l’École des Annales jusqu’aux gender studies et aux théories de l’intersectionnalité, en passant par les études culturelles et la sociologie de la culture ; toutefois, leur impact sur les corpus et les méthodes ne se fait pas encore sentir pleinement. Notre façon de concevoir les corpus et la palette des stratégies utilisées pour les étudier continuent à prioriser deux dimensions de l’histoire des pratiques chansonnières : celle du texte (contenu textuel et musical, interprétation) et celle des moyens de production (évolution de la technologie en général et des médias en particulier, maisons de disques, catalogues, partitions, radio, télévision et plateformes d’écoute en continu, etc.). Qui plus est, la révolution numérique et les grandes opérations de numérisation qui ont eu cours durant les quinze dernières années, malgré le fait qu’elles aient facilité l’accès à des ressources documentaires de plus en plus abondantes[2] pour « faire » l’histoire de la chanson, ont ajouté jusqu’ici plus de défis qu’elles n’ont solutionné le problème des corpus et des cadrages. Dans ce contexte, une partie de ma démarche a consisté à mettre ces perspectives au service d’une meilleure compréhension de notre passé culturel, plus particulièrement au profit d’une histoire culturelle des femmes.

Les femmes et la chanson, stratégies et suites

C’est au cours d’une recherche en vue de la rédaction de l’article « Les femmes et la chanson au Québec » paru dans le collectif Écouter la chanson (2009), numéro des Archives des lettres canadiennes dirigé par Lucie Joubert, que j’ai commencé à mesurer l’ampleur du travail à réaliser afin de documenter une histoire de la chanson au féminin qui tiendrait compte de la diversité des pratiques et des usages de la chanson par des femmes au Québec. Comment, en effet, « rendre compte tout à la fois de Soeur Sourire et de Diane Dufresne, de Mimi Hétu et de Suzanne Jacob, de Marie King et de Pauline Julien » (Savoie 2009, 225) ?

Au moment d’entreprendre la rédaction de l’article, qui couvre essentiellement la chanson de la fin des années 1920 au tournant du xxie siècle, j’ai d’abord effectué une brève synthèse des sources qui retraçaient l’histoire de la contribution des femmes à la chanson, et cette synthèse est au fondement de la structure de l’article, lui donne en quelque sorte son ossature. La partie de l’histoire déjà bien documentée dans l’ouvrage La chanson écrite au féminin : De Madeleine de Verchères à Mitsou, 1730-1990 de Cécile Tremblay-Matte (1990) et dans les articles de Danielle Tremblay (1995), sources sur lesquelles je me suis largement appuyée, prend ainsi d’abord en considération les autrices, les compositrices et les interprètes les plus marquantes. J’ai complété le tableau en recourant aux données de l’Encyclopédie canadienne, du site web Québec Info Musique et des catalogues de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), qui contiennent de précieuses données sur la production des femmes mais ne constituent pas pour autant une histoire de celle-ci.

L’exercice m’a permis de constater que les études qui portaient sur les femmes comme productrices de chansons accordaient spontanément davantage d’attention aux femmes qui avaient eu des carrières d’autrices-compositrices-interprètes, de même qu’à celles dont les productions se situaient dans les registres identifiés comme plus « légitimes », comme la chanson à texte et ce, au détriment des genres moins valorisés, mais aussi souvent moins visibles du point de vue de nos stratégies de recherche, comme la musique traditionnelle ou la chanson country. À l’affût du matériel qui me permettrait d’ajouter quelques mots sur les pratiques chansonnières des femmes dans les genres moins pris en compte par les historiennes de la chanson, j’ai rapidement constaté à quel point l’enjeu des sous-genres se traduit en décalages sur une multitude de plans, décalages qui deviennent autant de traces d’une intersectionnalité traduite à même la structure du marché. Chacun des maillons de cette chaîne de décalages a un impact sur la mémoire (ou l’oubli) à long terme que l’on peut avoir des pratiques en général, et des pratiques chansonnières des femmes en particulier : différence d’accès à des enregistrements professionnels et à des étiquettes de disques, à des lieux de diffusion d’envergure et couverts par les médias, sans même parler des dépôts d’archives.

L’étendue de la recherche à accomplir dans la perspective de pouvoir parler des femmes qui n’étaient pas autrices-compositrices-interprètes de chansons dites « à texte » avait quelque chose de vertigineux, lié à la perception brutale et fugace de l’ampleur de toutes les connaissances qui nous échappent. Mais elle impliquait aussi de répondre à une question en apparence toute simple : en attendant, on commence où et par quoi ?

Plutôt que de me limiter à critiquer ces états de fait, j’ai voulu nommer ces angles morts et mettre en lumière le travail qu’il reste à faire pour en arriver à une histoire intégrée des pratiques des femmes dans le domaine de la chanson. Qui sait, peut-être certaines lectrices de cet article, en quête d’un sujet de mémoire ou de thèse, ou à la recherche de justifications pour amorcer un projet novateur, étaient-elles mes meilleures alliées pour mettre l’épaule à la roue ? J’ai donc inséré dans les interstices d’une histoire des autrices-compositrices-interprètes et de rares autres figures marquantes, quelques développements et transitions qui, dans les marges de mon texte, permettaient de faire une place aux autres pratiques, ne serait-ce que sous la forme de questions, de souhaits ou de commandes indirectes. Clignotent ainsi au fil du texte des allusions à des femmes qui ont écrit et/ou composé pour d’autres et qui ont joué par exemple un rôle dans l’industrie musicale ou au sein d’associations professionnelles. Je me suis également fait un devoir de souligner, lorsque cela me semblait important, l’impact de celles qui n’ont pas accès aux moyens de production (les auditrices, consommatrices, spectatrices) sur les marchés de la musique populaire et de la chanson, et qui jouent néanmoins un rôle crucial en tant que public, destinataires des disques, émissions de radio et de télévision, spectacles, publicités dans les journaux, etc. Pour ma part, ce sont surtout ces auditrices, consommatrices et spectatrices de la chanson, qui m’ont mobilisée et m’ont incitée à imaginer un programme de recherche qui allait m’occuper pour plusieurs années. Je suis d’abord revenue aux conclusions de mon travail sur la chanson sentimentale, pour mieux en cerner et en utiliser les limites et les réinvestir dans un projet d’histoire de la chanson à succès.

Retour sur Michel Louvain

Mes premières leçons concernant la chanson comme objet d’étude et les liens à la fois étroits et invisibles qui unissent les productions culturelles ainsi que la façon dont elles prennent sens pour leur public m’ont été offertes lors de l’analyse du cas Michel Louvain. Le « cas » auquel je fais référence ici est celui qui a donné lieu non seulement à l’étude que j’ai réalisée dans le cadre de mon mémoire de maîtrise (Savoie 1995), mais aussi aux prolongements de ce travail, incluant le film de Claude Demers, Les Dames en bleu (2009), à plusieurs étapes duquel j’ai participé, depuis la recherche jusqu’au tournage.

Il peut sembler curieux de convoquer Michel Louvain alors qu’il est question de femmes et de chanson populaire. Pourtant, en raison de son public quasi exclusivement féminin, du rôle prépondérant que joue la réception dans l’intérêt qu’il suscite, et compte tenu du pouvoir dévolu aux femmes dans les relations amoureuses évoquées dans la trame de ses chansons, le féminin l’emporte largement sur le masculin dans le succès de Michel Louvain[3].

Le choix de Michel Louvain comme étude de cas sur la chanson sentimentale s’est imposé en raison du fait que son succès s’arrime à deux tendances antinomiques : d’une part, un cumul de déclassements (qualité esthétique des textes autant que de la musique, performance vocale de l’interprète, profil du public, etc.) et d’autre part, une popularité inversement proportionnelle à la valeur qu’on accorde à ce répertoire. La conjonction de ces deux éléments incite à tenter de comprendre ce qui fonde l’adhésion du public à cette proposition culturelle.

Cette étude réalisée dans le cadre de mes travaux de maîtrise était une première tentative de résoudre cette énigme. La structure du mémoire, en quatre chapitres, visait à montrer les relations entre des facteurs variés qui concernaient autant la production, les oeuvres que la réception. J’y faisais d’abord un bref historique du crooner, où je rappelais l’importance de la révolution technologique dans l’apparition de cette catégorie d’interprète, avant d’évoquer les conséquences des premières utilisations du micro sur la perception de la valeur esthétique du répertoire (minée par une impression de déficience de la performance vocale). Ensuite, je procédais à une analyse des chansons qui révélait d’une part, une stylisation de la relation amoureuse par la chanson, cohérente avec la situation d’énonciation (mise en scène et en évidence de la proximité et de l’intimité amoureuse, avec tous les scénarios stéréotypés qui en découlent), et d’autre part, la mise en valeur de rapports de force inversés entre les hommes et les femmes. Enfin, j’ai procédé à l’analyse de la réception de l’oeuvre de Louvain, par les témoignages attestant des scènes d’hystérie au contact de l’artiste, et à l’analyse de sa persona dans les journaux dits « à potins », de façon à traquer les usages de la chanson sentimentale et les figures de l’imaginaire qu’ils pouvaient révéler. Il demeure que les grandes absentes de ce mémoire étaient les admiratrices de Louvain elles-mêmes.

Lorsqu’une quinzaine d’années plus tard j’ai répondu aux questions des recherchistes, puis du réalisateur Claude Demers à propos de Michel Louvain, j’ai évidemment partagé les constats consignés dans mon mémoire. D’un film sur Michel Louvain, le projet de Demers a basculé vers un film à propos de ses admiratrices. Lorsque j’ai assisté à la projection du film, j’ai été littéralement subjuguée par les témoignages de Nicole Dupuis Beaupré, Margot Jasmin, Thérèse Longpré, Denise Lapierre et Lauraine Campeau, qui non seulement confirmaient plusieurs hypothèses que j’avais formulées, mais permettaient de relancer la recherche à partir de nouveaux enjeux. C’est à la suite de cette expérience que j’ai amorcé un virage vers un type d’analyse qui me permettrait de tenir plus directement compte des usages de la chanson.

Déjà dans mon mémoire, je rappelais que, selon Robert Giroux, « […] l’histoire de la chanson devrait bien plus apparaître comme l’histoire du type de consommation qui en est faite que comme l’histoire des chansons elles-mêmes à travers le temps » (Giroux 1987, 8). Dans la foulée des propositions formulées par les pionniers des études culturelles, et plus particulièrement par Richard Hoggart, Raymond Williams et Stuart Hall, différentes chercheures s’étaient intéressées à la réception de la culture comme geste consistant à se l’approprier et à lui donner sens à partir de sa propre expérience. Le travail pionnier de Richard Hoggart sur la culture des classes populaires en Angleterre, La culture du pauvre (c1957, 1970), posait dès sa publication les jalons d’une réflexion permettant d’envisager une culture qui prend son sens à même le mode de vie d’un groupe dominé, en l’occurrence une classe sociale. La culture du pauvre est une ressource d’autant plus importante pour mon propre travail qu’en plus de s’intéresser à la persistance de certaines pratiques culturelles de classe en dépit des transformations de la société industrielle, Hoggart s’attarde à la transition socio-économique qui se fait au cours et autour de la Deuxième Guerre mondiale (surtout en 1942 et en 1944) ; la même qui façonne la circulation, l’industrie et la consommation de la musique populaire des années 1940 au Québec. Qui plus est, sur le plan de la méthode, Hoggart n’hésite pas, de manière à la fois exemplaire et novatrice, à recourir librement à sa propre expérience, geste qui induit déjà le réflexe de compléter les sources existantes par des stratégies adaptées aux objets afin de reconstruire les univers de références à partir de sources matérielles et orales variées.

Un deuxième « classique » m’a accompagnée, issu cette fois des classiques de l’histoire culturelle, soit L’invention du quotidien (1980), de Michel de Certeau. Sa conception de la « culture commune et quotidienne en tant qu’elle est appropriation (ou réappropriation) » (Certeau 1980, xi) le conduit à faire appel à l’histoire, à la philosophie, à l’anthropologie, à la linguistique et à la rhétorique, entre autres, outils qu’il met au service de gestes culturels invisibilisés (habiter, cuisiner). Conçus comme un inventaire des pratiques, interrogations sur la logique à l’oeuvre dans la façon dont les pratiques s’arriment les unes aux autres et constituent une « manière de penser, investie dans une manière d’agir » (Certeau 1980, xli), les propositions de Certeau contribuent à la compréhension des usages de la culture, ainsi qu’à la réflexion sur les moyens mis en oeuvre pour arriver à en parler.

En ce qui concerne plus spécifiquement le rapport à la musique populaire, j’ai puisé dans les propositions de l’ouvrage Performing Rites de Simon Frith (1996) afin de mieux définir ma démarche. Si, comme l’ensemble des pratiques culturelles qui font l’objet d’une grande consommation, l’intérêt de la musique populaire est lié à la sociabilité à laquelle elle donne lieu, c’est, conformément aux propositions de Frith, le rôle qu’elle joue dans la performance de l’identité qui m’a semblé le plus porteur du point de vue d’une étude de la chanson à succès : « […] l’identité vient de l’extérieur, pas de l’intérieur ; c’est une chose qu’on revêt ou qu’on essaie, et non pas qu’on révèle ou qu’on découvre[4] » (Frith 1996, 273). Ainsi, selon Simon Frith, la musique populaire ne fait pas qu’émaner de la situation sociale d’ensemble des individus ; elle contribue à façonner leur identité. Les rapports entre la musique, l’identité, l’émotion et la mémoire, tels que les conçoit Frith, me servent constamment de repères pour élaborer le cadre de mes analyses.

Enfin, au confluent de Certeau et de Frith, pourrait-on dire, j’ai apprécié l’approche préconisée par Tia DeNora dans son ouvrage Music in Everyday Life (2000). Alors que, depuis l’essor des études culturelles on a observé un surcroît d’intérêt pour les enjeux liés à la réception de la culture, il reste en ces domaines énormément à faire pour réaliser des analyses qui, plutôt que de focaliser principalement sur les commentaires formulés à propos de la musique, tiennent compte, dans la foulée des travaux pionniers de Paul Willis, Simon Frith et Stuart Hall, des usages de la musique, et qui rattachent ces usages à différentes occasions socio-identitaires, à des choix actifs de trajectoires, de styles de vie, à différentes situations de socialisation (DeNora 2000, 7). C’est donc avec ces cadres et repères que j’ai entrepris, près de dix ans après mon mémoire de maîtrise sur Michel Louvain, de tenter plus globalement de comprendre la chanson à succès du point de vue de ses usages et de sa réception.

Stratégies pour une étude des préférences musicales des femmes

J’ai déjà présenté le cadre global de ma recherche sur « Les préférences musicales des lectrices du Bulletin des agriculteurs, 1939-1955 » (Savoie 2006b) ainsi que les premiers résultats de cette enquête dans quelques publications. Je me limiterai donc ici à rappeler que le corpus de base de cette étude se compose de la rubrique « Des chansons » du mensuel Le Bulletin des agriculteurs, entre 1939 et 1955. Cette rubrique apparaît dans la section « Votre domaine mesdames » à partir du mois d’avril 1939[5]. Plus concrètement, notre équipe de recherche a compilé 28 000 demandes formulées par les lectrices pour en extraire une liste des 60 chansons les plus demandées durant cette décennie. Les titres des chansons sont accompagnés du nom de la personne qui demande la chanson et de la mention de sa région d’origine. Ces données nous mettent donc sur la piste des goûts musicaux des femmes durant la décennie, et permettent de voir se profiler un imaginaire culturel au féminin qui échappe aux histoires de la chanson qui priorisent les autrices-compositrices-interprètes.

Ce qui devait au départ se limiter à une analyse des chansons les plus demandées et à une comparaison entre ce corpus et celui qui est décrit dans la majorité des sources secondes portant sur la chanson québécoise des années 1940, s’est révélé une aventure beaucoup plus vaste, fascinante mais sans fin. Cette expérience s’est transformée au fil des ans pour inclure en filigrane une réflexion portant sur les sources de l’histoire culturelle et l’interprétation de traces dont l’origine n’a que bien peu à voir avec leur utilité apparente. J’insisterai donc ici sur les questions que ces préférences musicales ont soulevées et qui, de mon point de vue, comptent autant que les résultats obtenus[6]. C’est d’abord sous l’angle du succès, de la popularité et des palmarès que j’ai abordé ce corpus de chansons des années 1940, saisissant l’occasion de comparer le répertoire qu’il permettait de compiler avec celui des analyses qui figuraient dans les sources secondes les plus usuelles sur la chanson des années 1940. J’ai d’abord constaté le contraste entre le répertoire préféré des lectrices du Bulletin des agriculteurs et celui auquel on faisait référence dans les synthèses portant sur la chanson québécoise. Alors que le grand récit de l’histoire de la chanson des années 1940 tend à ne voir qu’un vide entre la Bolduc et le Concours de la chanson canadienne (1957), en plus de présenter ce corpus comme celui d’une chanson « sous influence » (française et américaine), jugée peu intéressante du point de vue de la production locale, les goûts musicaux des jeunes filles révélaient pour leur part une fascination pour un imaginaire amoureux véhiculé par la chanson et le cinéma, un appel à des scripts sentimentaux et comportementaux moins traditionnels, et l’aspiration à une vie différente de celle de leurs mères.

Un deuxième constat est venu souder la dimension genrée de ces préférences et l’impact de la question genrée sur la façon de lire les préférences musicales. Alors que dans ses premières étapes, la dimension féminine du projet reposait principalement sur le fait que les 28 000 demandes examinées s’inséraient à la section féminine du Bulletin des agriculteurs, l’importance de la question du genre s’est rapidement accrue. Les chansons demandées l’étaient principalement par des femmes (75 % de femmes par rapport à 25 % d’hommes). La considération du statut civil des demandeuses s’est avérée encore plus révélatrice : les demandes des femmes provenaient à 95 % de femmes qui se désignaient comme demoiselles, donc soit jeunes, soit non mariées. À partir de là, le cadre interprétatif s’est considérablement resserré et l’enquête a pris une tout autre tournure : ce sont des goûts musicaux des jeunes filles des années 1940 dont il serait principalement question, par répertoire chansonnier interposé. C’est par cette « fenêtre » que j’ai donc entrepris d’interpréter les données et que j’ai tenté de les replacer à même le système socio-médiatique de leur époque.

Parmi l’ensemble des travaux, désormais nombreux, sur le genre, j’ai surtout puisé dans la perspective que Joan W. Scott synthétise dans « Gender: A Useful Category of Historical Analysis » (1986[7]), son article devenu un classique des études genrées. Sa considération du genre depuis une perspective historique, de même que sa sensibilité à la nécessité d’historiciser les catégories mêmes à partir desquelles nous travaillons, m’ont fourni un cadre à la fois souple et rigoureux pour faire progresser ma réflexion. C’est en m’alignant sur sa conception du genre dans l’histoire que j’en suis venue à envisager le fruit de mes observations comme des phénomènes émergeant de processus plutôt que de causalités universelles. La perspective de Scott me permettait de focaliser sur l’interrelation des éléments plutôt que de chercher leurs finalités. En outre, en déployant sa vision des analyses du genre depuis une perspective historique critique, Scott accorde une importance soutenue aux symboles et aux représentations.

Cette perspective historique sur le genre s’est enrichie de travaux traitant soit de la culture populaire, soit — puisque le corpus établi, en étudiant les préférences musicales, comporte une majorité de chansons d’amour — de l’analyse des rapports de pouvoir dissymétriques qui se greffent aux fonctions ou aux conceptions de l’amour, du sentiment, du mariage, dans la littérature et/ou les autres domaines culturels. J’ai donc repris le modèle que j’avais adapté pour l’analyse des chansons dans mon mémoire de maîtrise, qui s’inspirait largement des travaux de Julia Bettinotti et de ses collaboratrices de La corrida de l’amour (1986), de même que de l’ouvrage trop peu connu de Pascale Noizet, L’idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : Vers une théorie du sexologème[8] (1992), dans lequel Noizet mobilise les réflexions de Gayle Rubin (1975) et de Nicole-Claude Mathieu (1989) pour proposer une lecture radicale de l’amour comme piège de la condition féminine, par formes culturelles interposées.

Arrimés à la sémiotique, et plus particulièrement aux travaux de Vladimir Propp et aux théories d’Umberto Eco, ce sont les paramètres retenus par Julia Bettinotti et son équipe pour étudier les romans Harlequin qui se sont dans un premier temps avérés les plus productifs pour analyser les soixante chansons les plus demandées par les lectrices du Bulletin des agriculteurs. Alors que la parenté thématique de l’amour relie le corpus de la chanson sentimentale à celui des romans Harlequin, ce sont surtout les éléments qui les distinguent qui se sont imposées, principalement ce qui concernent le scénario-motif et la structure du récit, ainsi que les caractéristiques des personnages principaux (héros, héroïne, rivaux).

L’analyse des chansons les plus souvent demandées révèle la présence — très forte — de la chanson sentimentale. La relation intime entre les protagonistes y est relayée par la mise en scène sonore, par le style musical, par l’interprétation vocale et par le contenu textuel des chansons. C’est toutefois la situation d’énonciation, et plus particulièrement la façon dont sont évoqués les rapports entre un « je » énonciateur et un « tu » destinataire des paroles, qui étonne le plus. La récurrence de l’interchangeabilité des rôles d’énonciateur et de destinataire contribue à brouiller les représentations plus traditionnelles des rôles féminin et masculin dans la chanson sentimentale. Cette interchangeabilité découle notamment du fait que plusieurs des chansons à succès mentionnées sont initialement interprétées par des femmes, puis reprises par des hommes. Loin d’être anodines, ces inversions font en sorte que la chanson sentimentale, contrairement au roman du même nom, est aux antipodes des modèles genrés qui prévalent encore souvent dans beaucoup de corpus associés à la culture populaire. Les chansons regorgent ainsi d’hommes qui assument des positions vulnérables dans la relation amoureuse. Les chansons les mettent en scène hésitants, inconsolables, délaissés, subjugués, attendris.

Un troisième constat, externe aux chansons cette fois, concerne la façon dont celles-ci s’insèrent dans un écosystème médiatique beaucoup plus vaste, qui nous invite à décloisonner nos approches afin d’en analyser le succès. Les chansons préférées du public féminin des années 1940 sont enregistrées sur disques, diffusées à la radio ; elles sont demandées dans les magazines, où il est aussi souvent question des chanteurs vedettes. Elles sont aussi fortement relayées par le cinéma qui, depuis l’avènement du parlant et en particulier dans les années 1930-1950, réserve une place de choix à la chanson et à ses interprètes, comme l’a bien montré Giusy Puisano (2002).

Enfin, dernier grand constat : les chansons à succès des années 1940 nous invitent à considérer les enjeux liés à la circulation des chansons, plus particulièrement l’impact des grands courants internationaux (portés par le cinéma et le vedettariat en général) sur l’industrie locale de leur production. J’ai d’abord été étonnée de constater le petit nombre de chansons originales canadiennes-françaises parmi les soixante chansons les plus demandées. J’ai été tout aussi étonnée de constater que les titres des chansons demandées, même les chansons américaines, étaient le plus souvent formulés en français et non en anglais. C’est le cas de « Mes rêves sont de plus en plus charmants », interprétée en français par Alys Robi, la chanson la plus demandée en 1946. C’est bien le titre en français de la chanson qui paraît dans le Bulletin des agriculteurs, alors que la popularité de cette pièce vient du cinéma[9], de même que des nombreuses versions enregistrées en anglais, dont celle de Doris Day (1945). Alors que dans les études de la chanson des années 1940, la chanson « Mes rêves sont de plus en plus charmants » est rapidement évoquée comme la version française d’une chanson américaine et peu considérée, sa place parmi les chansons les plus demandées par les jeunes femmes des années 1940 permet d’en dire tout autre chose. Sous cet angle, les paroles en français semblent constituer une voie d’accès alors qu’elles intensifient en quelque sorte l’entrée dans l’imaginaire hollywoodien des jeunes femmes des années 1940. L’exemple est d’autant plus intéressant que le film In Society (1944), pour lequel la chanson a été créée, évoque justement, comme le suggère son titre, l’accès d’une jeune femme issue des milieux populaires, exerçant un métier non traditionnel, à la grande société américaine. Dans le film, la chanson est interprétée par le personnage féminin principal, Elsie, une jeune femme chauffeure de taxi qui s’éprend du jeune premier, Peter Evans.

La production locale francophone, souvent abordée avec un a priori défavorable en raison d’un supposé déficit de légitimité, semble ainsi se présenter sous un jour différent, moins univoque, qui nous invite à l’aborder comme une occasion de voir se déployer la vie culturelle dans un espace de proximité et par une esthétique dérivée de l’ordinaire. Ce sont précisément ces indices qui sont précieux lorsque vient le temps d’analyser des chansons en fonction de régimes de signification autres que strictement esthétiques et qui révèlent la possibilité de mieux en saisir la pertinence en fonction de la circulation et des usages.

Conclusion

Les différentes approches dont il vient d’être question donnent des idées de nouveaux cadres permettant de réaliser d’autres types de travaux. Les sources pour les mettre au service d’une histoire renouvelée des pratiques sont toutefois difficiles à repérer et posent de nombreux défis à l’analyse. Il arrive bien sûr qu’une source se rende miraculeusement à nous, qu’un fonds d’archives qui « dort » depuis 50 ans recèle des trésors, ou que des sources conservées pour d’autres raisons puissent nous servir à documenter des pratiques jugées plus marginales à certaines époques. Mais la plupart des sources dont on rêve n’existent généralement pas, n’ayant pas été prises en charge par les mécanismes qui assurent la mémoire à long terme. Mon expérience est que dans tous les cas, on passe énormément de temps à constituer des corpus lorsqu’on cherche à renouveler l’histoire des pratiques artistiques, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de faire l’histoire de pratiques non dominantes. Qui plus est, le problème inverse devient de plus en plus fréquent avec la facilitation de l’accès numérique à de nombreuses ressources documentaires.

En somme, les défis de méthode que pose, dans une perspective historique, l’étude de la consommation des pratiques culturelles et artistiques des femmes dans le domaine de la chanson restent immenses et nous obligent à mettre sans cesse en question les frontières et les a priori. Les usages de la culture, c’est-à-dire l’usage que font les gens des biens culturels qu’ils consomment et la façon dont ces pratiques trouvent leur sens à la fois dans le quotidien du public et dans l’écosystème intermédial qui prévaut à chaque époque, me semblent parmi les meilleurs indicateurs des déplacements à opérer dans nos cadrages. Fortes de ces recadrages, c’est en faisant appel à des sources documentaires inédites (archives privées, témoignages, correspondance, entretiens, etc.), à différents périodiques numérisés permettant des recherches plein-texte, ainsi qu’à des fonds et collections publics variés (affiches et programmes de spectacles, captations de spectacles et d’entrevues, chansonniers manuscrits, albums de jeunes filles, etc.) que nous pourrons, ensemble et/ou chacune de notre côté, faire un pas de plus vers une grande histoire intégrée des pratiques culturelles des femmes.