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Ce dossier thématique double est issu des travaux menés par DIG!Différences et inégalités de genre dans la musique au Québec. D!G est un réseau interdisciplinaire et intersectoriel dont j’assure la direction scientifique qui a pour objectif de réunir des chercheur·euses, publics, artistes et autres professionnel·les de la musique qui s’intéressent à cette thématique[1]. Lancé en avril 2021, le réseau D!G s’appuie sur une démarche de musicologie partenariale ou collaborative féministe (Blais-Tremblay et Champagne 2020) pour favoriser des activités de recherche et d’enseignement de la musique plus inclusives en milieu universitaire, et développer des initiatives de recherche-action en concertation avec l’ensemble des acteur·rices des milieux de pratique oeuvrant à contrer la minorisation par le genre et la sexualité dans l’industrie musicale québécoise.

Dans le cadre du premier axe de ce grand projet, dédié à la mutualisation des connaissances entourant cette thématique, le pôle universitaire D!G a organisé en 2021‑2022 une série de quinze rencontres-conférences et demi-journées d’étude en ligne faisant appel à près d’une centaine d’intervenant·es. En fédérant la communauté de chercheur·ses, de praticien·nes et de publics intéressé·es par la musique et le genre au Québec, cette série de rencontres a facilité le partage de corpus ayant permis la recension des plus de 800 ressources qui constituent à ce jour la « Bibliographie sur les genres, les sexualités et autres pratiques non dominantes en musique au Québec », à partir de laquelle la revue de littérature « La “femme·eux·ze” musique québécoise : La recherche sur les femmes et les personnes de la diversité sexuelle et de genre en musique au Québec (1874‑2022) » a pu être élaborée (Blais-Tremblay, à paraître en 2023).

Sur le plan de la recherche-action, D!G a collaboré avec plusieurs organisations partenaires pour développer notamment la « Cartographie inclusive des ressources en musique au Québec », qui en est aujourd’hui à sa seconde édition (Blais-Tremblay et collab. 2022). Cet outil rend accessible à l’ensemble du secteur musical au Québec diverses plateformes de découvrabilité (enregistrements sonores, listes de lecture, balados, partitions, bottins d’artistes, outils de découvrabilité numérique) ; des outils de formation et d’entrepreneuriat culturel (formation continue, mentorat et accompagnement, conférences professionnelles) ; des offres de soutien et de services (accompagnement juridique, harcèlement et violences, discrimination raciale et ethnique, représentation des femmes et de la pluralité des genres, santé des artistes, ressources développées spécifiquement pour les artistes parents, migrant·es, en situation de handicap, 2SLGTBQIA+, anglophones et allophones, Premières Nations, Inuit et Métis, et travailleur·ses autonomes) ; de l’information concernant les associations, unions, guildes, syndicats, regroupements et sociétés de gestion de droits ; et enfin, les opportunités de financement qui sont offertes aux artistes et artisan·es de la musique au Québec, et ce, dans une perspective intersectionnelle. En rendant plus accessible l’ensemble des savoirs essentiels au cheminement professionnel dans ce secteur et en visibilisant davantage les ressources spécifiquement développées pour accompagner les artistes émergent·es et minorisé·es, D!G fait entrer en dialogue l’expertise en recherche des membres du pôle universitaire et celles de partenaires des milieux de pratique pour répondre à un objectif commun : favoriser l’inclusion en musique au Québec.

Si les deux axes du réseau D!G ne sont pas mutuellement exclusifs et que les méthodologies féministes de co-construction des connaissances ont été mobilisées dans l’ensemble de ses activités, c’est principalement dans le cadre du premier de ces deux axes que s’inscrit la parution du présent dossier thématique. Onze des douze auteur·rices présenté·es ici ont accepté de transformer leur communication (qui s’inscrivait au départ dans la série de rencontres-conférences D!G) en article scientifique. C’est grâce au travail minutieux, attentif, rigoureux et généreux de plusieurs membres du pôle universitaire D!G, qui ont travaillé en étroite collaboration avec les auteur·rices, que ce numéro double a pu voir le jour. Je tiens à nommer en tête de liste Vicky Tremblay, qui a su magnifiquement prendre en charge la coordination du dossier thématique ainsi que plusieurs tâches propres au secrétariat de rédaction ; Émilie Versailles et Elsa Fortant, qui ont effectué la traduction et la révision linguistique d’articles initialement soumis en anglais ou par des auteur·rices dont le français est la langue seconde ; et enfin Lysandre Champagne, qui a facilité l’inclusion d’un article d’un·e chercheur·euse indépendant·e en retranscrivant pour ielle sa communication initiale. Je remercie également toute l’équipe de rédaction des Cahiers de la SQRM, qui a soutenu ce projet depuis ses débuts, ainsi que l’ensemble des relecteur·rices externes qui ont accepté d’accompagner les auteur·rices dans ce processus exigeant, mais dont les retombées seront, j’en suis persuadée, tout autant gratifiantes sur le plan scientifique que social.

Le premier volet regroupe les contributions de pionnier·ères dans les études de la musique sous l’angle du genre à partir de six postures épistémologiques distinctes : la musicologie, les études culturelles, les études littéraires, la sociologie, les humanités numériques et la pratique artistique, en particulier la composition et l’art lyrique. D’abord, la chercheuse émérite Marie-Thérèse Lefebvre revient sur le contexte entourant la parution de La création musicale des femmes au Québec (Lefebvre 1991), ouvrage qui a permis d’ancrer une tradition solide de musicologie féministe au Québec ; elle nous présente une mise en récit de plus de cent ans de création féminine en musiques de concert. La professeure en études littéraires Chantal Savoie partage pour sa part une série de stratégies visant à mobiliser le genre en tant que catégorie d’analyse dans l’histoire de la chanson québécoise. Du côté des études françaises, Johanne Melançon rend hommage à l’ouvrage-clé La chanson écrite au féminin de Cécile Tremblay-Matte (Tremblay-Matte 1990) en situant le rôle du genre dans la création et le parcours professionnel d’une des grandes pionnières de la chanson québécoise, Mary Travers, dite La Bolduc (1894-1941). Les sociologues Marie Buscatto et Ionela Roharik ainsi que la chanteuse lyrique Soline Helbert présentent leur étude des violences de genre chez les professionnelles de l’art lyrique, réalisée dans la foulée du mouvement #moiaussi. À son tour, la chercheuse en sciences de l’information Jada Watson mobilise les méthodologies propres aux humanités numériques afin d’explorer les questions de diversité, de familiarité et de mémoire en lien avec les cultures radiophoniques francophones au Québec. Enfin, Symon Henry s’intéresse aux potentiels du langage musical et de la transdisciplinarité dans la résistance aux discours normatifs en musique, en situant sa propre démarche compositionnelle au coeur de l’élaboration d’univers queers.

Le second volet du dossier thématique concrétise quant à lui le riche potentiel de l’interdisciplinarité dans l’étude des musiques au Québec. Les articles qui composent ce volet interrogent tour à tour le rapport à l’identité et l’articulation de communautés musicales dans le rap (Claire Lesacher), les musiques chorales (Catherine Harrison-Boisvert), la chanson « à texte»»  (Khady Konaté), la danse swing (Megan Batty), les musiques migrantes (Dalila Vasconcellos de Carvalho) et les musiques de danse électronique, notamment le disco (Kiersten van Vliet) ; le tout dans une perspective intersectionnelle. Les questions de racisation, de représentation, d’éthique du care, de safe(r) space ou « d’espace (plus) sécuritaire », d’embodiment ou de la place du corps dans la performance, de canonisation et d’hétéronormativité s’y croisent à partir d’une grande diversité de cadres critiques développés par les études féministes, queers et interculturelles, ainsi qu’à l’aide d’outils méthodologiques et épistémologiques issus de la musicologie, de la sociologie, de l’anthropologie, de la sémiologie, de l’étude des médias et de l’analyse littéraire. Consacré entièrement aux approches développées par des chercheuses émergentes, ce second volet rend ainsi compte de la grande effervescence qui caractérise actuellement l’étude de la musique et du genre au Québec tout en s’alliant au mandat de soutien de la relève scientifique, qui est depuis toujours très cher à la Société québécoise de recherche en musique.

Je suis particulièrement fière que ce soit au sein des pages des Cahiers de la SQRM que paraisse le dossier thématique D!G. Depuis sa toute première parution en avril 1983, il y aura bientôt quarante ans (alors Cahiers de l’ARMuQ), cette revue est celle qui a accueilli le plus grand nombre d’articles sur la thématique des femmes en musique au Québec (Blais-Tremblay, à paraître en 2023). Si la SQRM n’a pas ouvertement pour mission d’encourager la recherche proprement féministe, son insistance, à travers ses quatre décennies d’existence, à soutenir la recherche en français, la recherche émergente, ainsi que la mutualisation des savoirs entre les domaines de la pratique artistique, de la recherche universitaire et de la recherche indépendante, en fait une organisation de premier plan dans le soutien à l’équité, la diversité et l’inclusion en musique au Québec.

C’est donc à toutes ces femmes qui ont à la fois occupé les fonctions de présidentes, de membres des premiers conseils d’administration ou de pionnières des premiers instants de la SQRM (Bail 2006), mais qui ont également contribué à poser les bases de la musicologie féministe au Québec (Blais-Tremblay 2023), que je dédie ce dossier thématique — avec en tête de liste, bien entendu, la formidable Marie-Thérèse Lefebvre, mais également Claudette Berthiaume Zavada, Nicole Beaudry, Louise Bail (Milot), Mireille Barrière, Sophie Galaise, Maryvonne Kendergi, Claire Grégoire-Reid, Claire Rhéaume et Mireille Gagné. Leurs recherches sur les femmes en musiques de création au Québec (Gagné 1988 ; Galaise 2001 ; Lefebvre 1988, 1991, 1993, 1995, 1998, 2001, 2005, 2009, 2011, 2022), en art lyrique (Barrière 2008), en communautés religieuses (Grégoire-Reid et Vézina-Demers, 1987 et 1989 ; Rhéaume 1987 et 1988), dans la médiation culturelle (Bail 1985, 2002, 2012 et 2017) et dans le katajjaniq (Berthiaume-Zavada 1980a et b ; Beaudry 1978a et b) témoignent de la grande diversité des approches fondatrices de la recherche sur les femmes en musique au Québec, dans laquelle continuent de s’inscrire les articles scientifiques du présent dossier. En souhaitant à la SQRM et aux Cahiers quatre nouvelles décennies d’une pareille vitalité, je vous souhaite à tous·tes une bonne lecture.