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Ce texte a/est un problème. Il veut faire aller ensemble deux démarches irréconciliables : allier la production d’un discours rationnel à l’expression des émotions. Ça ne marche pas. Ça claudique. Étymologiquement, c’est un projet imbécile (du préfixe im qui veut dire sans, et du radical baculum, le bâton : littéralement sans bâton, sans support) : soit je fais le récit de mes émotions, avec tout ce que cela comporte d’écriture, de mouvement, de poétique, soit j’écris un texte analytique avec tout ce que cela sous-entend de distance entre mon objet et moi. De quelque manière que je tente de l’écrire, quel que soit l’endroit par lequel j’essaie d’entrer ou de sortir des méandres qu’il constitue, je reviens à son point de départ : un texte que je ne sais écrire.

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Sans date. Je voudrais encore rassembler ici, dans ces pages, quelques anecdotes, d’autres histoires, des histoires issues de la maladie, celles d’une génération, les histoires du sida que j’ai vécues ou qu’on m’a rapportées ; celle, par exemple, de ce médecin de garde que j’avais appelé en pleine nuit alors qu’une fièvre me brûlait depuis des heures, et qui, devant mon désarroi, devant son impuissance à soulager mes souffrances et physique et morale, a fini par apposer, s’oubliant un moment, comme un magnétiseur ou un amant, sur les points douloureux de mon corps, fermant les yeux au contact de mon épiderme, comme on goûte parfois, dans un lit, en la touchant, le plaisir de la peau d’un autre, un temps qui m’a paru inhabituellement long et qui faisait de son geste plus qu’un geste médical, mais bien une caresse, un vrai soin d’amoureux, par appliquer, comme un pansement, la paume de ses deux mains réparatrices […][1].

Mon émotion — Je lis Le Fil de Christophe Bourdin. Un passage me bouleverse. Ma gorge se serre, je respire longuement par le nez un flux d’air aminci qui semble presque vibrer. Je sens monter un chagrin, une tristesse. Je m’arrête. Mes larmes restent à la frontière de mes paupières, donnant une fine couche humide aux mots qui se brouillent. Ces larmes, je les retiens. Puis elles coulent, lentes et silencieuses, sur ma joue. Je suis touché par les scènes, par les images, par la langue poétique. J’ai souvent lu ce texte à voix haute : j’entendais dans le son de ma voix et le rythme du texte et les bruissements de mon émotion. Et pourtant, je ne sais pas quoi faire de cette émotion. Déjà sur le moment, je suis pris d’un doute : dois-je continuer à lire ? Suis-je en état de le faire ? Peut-être vaut-il mieux m’arrêter, passer à autre chose. Puis il y a ce moment de retour sur mon émotion : je me sens gêné d’avoir pleuré, j’essuie du revers de la main les derniers signes de mes larmes. Je suis comme mal à l’aise d’avoir été affecté.

Il y a cet embarras, plus tenace encore, de partager ici cette émotion, par écrit, dans un contexte académique. Je relis mes propres mots, et je ressens une sorte de dégoût à étaler mes sentiments, y compris ma répulsion elle-même.

Tel est le point de départ de ma réflexion. Je suis ému, je sens en moi monter des larmes. Mais je les juge. Je veux écrire sur cette émotion qui me saisit dans ma lecture, la prendre avec moi dans l’étude du texte. Je veux écrire avec mon émotion, à ses côtés, qu’elle m’accompagne dans mon travail, qu’elle s’expose dans le texte que je produis. Mais je la relègue.

Pourquoi mon émotion est-elle si peu présente dans mon travail de recherche ?

Masculinité et émotion : bell hooks comme une révélation — Avant d’entamer ma lecture du Fil en vue d’en proposer une étude, j’avais lu le livre de bell hooks, The Will to Change[2]. C’était un simple concours de circonstances, je m’étais procuré, peu après son décès, plusieurs livres de hooks récemment traduits en français. Cet ouvrage est à mi-chemin entre l’essai, le plaidoyer et le développement personnel. Son constat est simple : les hommes dans la société hétéropatriarcale répriment les émotions qui ont trait à leur intimité en vue de se montrer masculin ; cette masculinité les fait souffrir en même temps qu’elle heurte autrui, en particulier les femmes ; les hommes cherchent un amour véritable (où ils pourraient se montrer vulnérables), mais le patriarcat les défend d’exprimer leur sensibilité. Cette lecture a été d’une grande importance pour moi, à la fois comme individu et comme chercheur.

En tant qu’individu cissexuel masculin et homosexuel, certains passages de The Will to Change m’ont touché. Ils mettaient des mots sur des situations que j’avais vécues, que je vis encore, mais que je ne m’étais jamais représentées sous une forme conceptuelle. bell hooks, en parlant de ces adolescents qui souffrent du « lack of communication with their fathers[3] », de ces garçons qui « learn to cover up grief[4] », qui doivent afficher un « mask of indifference[5] », parlait de moi. À travers ses mots, où ceux d’auteurs·rices avec qui elle dialogue, hooks m’a fait réaliser que je n’avais jamais porté un regard suffisamment prolongé sur ma manière de vivre et de négocier les impératifs de la masculinité patriarcale[6]. Je connais les violences du patriarcat, que les récits et théories féministes et queers exposent. En tant que gay j’ai aussi souvent eu affaire à cette violence à travers l’homophobie directe ou latente qui tapisse mon quotidien d’une toile toujours présente. Jamais cependant je n’avais perçu aussi clairement que la masculinité patriarcale était un processus qui heurte les hommes eux-mêmes. Le livre a réveillé en moi des souvenirs enfouis de cette violence et de la manière dont je me suis soumis à elle à travers l’anesthésie, l’atrophie, voire l’amputation de ce qui a trait chez les hommes à l’émotion, à l’intimité, à la vulnérabilité. À la lecture des mots de hooks, j’ai senti un poids se lever, celui qui me faisait atténuer mes émotions et m’empêchait de pleinement vivre la sensibilité qui m’est pourtant si chère, d’embrasser une fragilité que je crois n’avoir jamais voulu cacher. C’est le trajet émotif né de ma lecture du Fil et de The Will to Change que je souhaitais investir d’un regard objectif : m’expliquer pourquoi j’avais pleuré à la lecture du texte, pourquoi j’ai eu ce moment de décalage où je me suis vu pleurer, où j’ai eu honte de mes pleurs, comment enfin ne plus avoir honte de cette émotion.

Mais ce trajet émotif n’est pas allé où je le pensais, il m’a emmené ailleurs. Rapidement, je me suis confronté à une impossibilité de fond et de forme : celle de dire l’épaisseur et la fragilité de mes émotions dans un discours qui emprunte des méthodes objectives et vise à une certaine neutralité du propos. Je me suis vu en pleureur·se, en professionnel de l’émotion mais en restant authentique face à elle. Je voulais devenir moi-même une figure de l’accompagnement du texte, faire de mon analyse, herméneutique ou historique, une veillée, et peut-être même prendre soin du texte comme il prend soin de moi. A muri en moi, à partir de ce désir, une réflexion autour de ce que pourrait être un travail intellectuel qui se laisserait accompagner par les émotions du·de la chercheur·euse. Mais j’étais loin de penser les virages conceptuels que j’allais emprunter ensuite pour tenter de répondre à une question pourtant simple en apparence : que faire de mes émotions dans mon travail critique et théorique. Je ne vais pas raconter ici l’histoire de ce travail, mais plutôt faire ressortir les points de tension et de friction que cette question a provoqués, en ouvrant successivement sur d’autres questions.

Un tournant affectif sans émoi — On parle depuis plusieurs années maintenant de tournant affectif (traduction de l’anglais affective turn[7]), qui correspond à l’intérêt que portent différentes disciplines à la question des émotions (par exemple, en philosophie[8], en histoire[9], dans les études littéraires[10], etc.). Mais ce tournant affectif reste hermétique à deux autres tendances plus marginales sur ce nouvel objet de recherche que l’on retrouve dans les réflexions et les études sur le rôle et la place des émotions des chercheurs·euses et des enseignants·es[11] (dans leurs pratiques et dans une moindre mesure leur discours), ainsi que dans les études de la masculinité hégémonique et de l’impérialisme occidental[12].

De manière schématique, on peut dire que le tournant affectif est l’extension du domaine de la connaissance objective à celui des émotions qui, jusqu’à présent, restaient suspectes. Alisson Jaggar dans son article fondateur « Love and Knowledge: Emotion in Feminist Epistemology[13] » relie la division entre l’émotion et la raison à l’émergence d’une épistémologie rationnelle : « [t]he modern redefinition of rationality required a corresponding reconceptualization of emotion. This was achieved by portraying emotions as non-rational and often irrational urges[14] ». Au coeur de la conception de l’émotion comme phénomène irrationnel, il y a l’instabilité de l’émotion, son mouvement. C’est d’ailleurs ce qui rattache l’émotion à d’autres phénomènes qui animent notre esprit (la passion, l’affect, l’inclination, en particulier). En fonction des époques, et encore aujourd’hui, ces phénomènes sont redéfinis les uns par rapport aux autres, dépendamment de critères tels que leur durée, leur intentionnalité, le contrôle que l’on a sur eux. Un de ces critères est celui du rapport à l’intelligibilité qu’offrent ces phénomènes émotifs en tant que processus de compréhension (du danger par exemple, ou de l’importance morale d’une situation à travers l’empathie). Les phénomènes émotifs peuvent ainsi être utiles, si et seulement si les émotions s’inscrivent dans la continuité de la formation de la connaissance. Le risque des phénomènes émotifs est l’instabilité qu’ils provoquent et qui suspend notre capacité de penser des objets définis ou des règles constantes que notre raison peut dégager. C’est cette vision qui va triompher à l’époque moderne et dans la théorisation kantienne en particulier : l’émotion y est considérée comme un phénomène perturbateur, opposé à la raison et au rationnel, et en retour la rationalité est définie en contraste comme dépassionnée et sans émotion.

L’intérêt porté sur les émotions ne date pas des années 1980-1990, date qui apparait souvent comme le début du tournant affectif. En effet, Charles Darwin[15] écrivit un texte sur les émotions en comparant celles des hommes et celles des animaux, Lucien Lefebvre[16] proposa de s’intéresser aux émotions dans son étude sur la psychologie des foules, et Gustave Lanson recommandait aux collégiens·nes d’être attentifs·ves « à regarder en soi comme au-dehors » et de « noter ses émotions, d’en saisir les causes, les effets, les nuances, les degrés[17] » afin de développer leur sensibilité littéraire. Au cours du XXe siècle, la conception de l’émotion du point de vue des théories de la connaissance évolue. On assiste à un travail progressif de détachement de l’émotion de son fond d’irrationalité qui aboutit dans les années 1980-1990 à une reconceptualisation de l’émotion qui fait de celle-ci un processus conjoint, voire nécessaire à la rationalité (je pense en particulier aux travaux de Ronald de Sousa dans The Rationnality of Emotion[18]). On assiste alors à une revalorisation de l’émotion en tant que processus co-constitutif de la raison, et qui nous informe sur les modes de pensée et d’affectation. C’est cette revalorisation qui aboutit ensuite sur un tournant affectif des disciplines qui prennent les émotions comme nouvel objet d’étude.

Cependant, si ce nouveau terrain de recherche s’ouvre grâce à une revalorisation de l’émotion, ils conservent néanmoins une suspicion plus profonde encore face à celle-ci, défiance que résument bien Raphaël Baroni et Antonio Rodriguez dans l’introduction du numéro d’Étude de lettres sur « Les passions en littérature » : « [d]ésormais, il semble possible de traiter des émotions en littérature sans favoriser a priori une lecture émotive, fusionnelle, irrationnelle[19] ». C’est cette opposition entre l’émotion comme objet de recherche et émotion vécues par les chercheurs·euses qui me posent doublement question : pourquoi défavoriser une lecture émue ? et comment faire pour proposer une lecture « émotive, fusionnelle » qui ne soit pas a fortiori « irrationnelle » ? En d’autres termes ,comment travailler en compagnie de ses émotions ? Je relève d’ailleurs que cette clôture de la question de l’émotion qui suit la division entre objet de recherche et sujet cherchant revient comme une constante dans presque tous les ouvrages et articles que j’ai pu consulter[20] et qui semblent tous confirmer une règle simple : parler de l’émotion, oui, parler de son émotion, non.

« Neutralité axiologique » et « neutralité affective » — D’où vient que parler de son émoi, de son affect, en tant que chercheur·euse, paraisse si difficile, voire impossible ? Il y a d’abord le poids d’une certaine tradition qui veut que le travail de recherche se fasse par une mise à distance des phénomènes émotifs. L’ouvrage Les émotions dans la recherche en sciences humaines et sociales, dirigé par Stéphane Héas et Omar Zanna, proposent des éléments intéressants pour répondre à cette question. Cet ouvrage, novateur dans le domaine des sciences humaines en France, est constitué d’une série d’essais de chercheurs·euses, souvent jeunes, qui à travers un travail autoréflexif, interrogent le rôle de l’émotion dans leurs pratiques de l’enquête sociologique, anthropologique et historique. Ces chercheurs·euses interrogent leur rôle et leur regard ainsi que l’impossibilité de mettre à distance le ressenti face à des situations parfois violentes ou choquantes. Les différences sont bien sûr importantes entre le travail de terrain et celui des études littéraires : dans le cas d’une étude de terrain, le·a chercheur·euse en sciences sociales se confronte au réel, à des situations concrètes, à l’humain, loin donc de la médiation qu’offre le livre comme support (même si, comme on le sait certains textes peuvent être tout aussi confrontants). Cependant on retrouve dans les sciences sociales et dans les études littéraires le même souci d’objectivité. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit de désentraver l’objet d’étude des émotions, des affects, et plus largement de la subjectivité des chercheurs·euses.

Héas et Zanna insistent dans l’introduction sur le souci originel dans la sociologie d’une « neutralité axiologique » qui vient assurer l’objectivité des analyses et qui repose sur une « neutralité affective » que les chercheurs·euses s’imposent pour y parvenir. Les auteurs rappellent que le concept de « neutralité axiologique » est proposé par Max Weber et qu’il vise à s’assurer que « le discours sociologique est autonome au regard des valeurs du chercheur[21] ». Cette neutralité est un processus : les chercheurs·euses peuvent être affectés·es, mais l’émotion doit être maitrisée. Comme le résument Héas et Zanna : « L’investissement affectif sur l’objet de la recherche est une puissance heuristique à l’oeuvre, mais il exige d’être contrôlé par les outils de la pensée sociologique et les autres travaux menés à son propos par d’autres chercheurs[22] ». L’idée de contrôler ses émotions est aussi présente dans les études littéraires. C’est par exemple ce que demande Lanson aux élèves, en proposant une « éducation de la sensibilité, qui met de l’ordre et des nuances dans le chaos des émotions[23] ». La relation entre « neutralité axiologique » du savoir produit et « neutralité affective » n’est donc pas sans tension, mais la résolution de cette tension passe par une maitrise de l’émotion qui conduit souvent à son effacement, de plus l’inscription du travail dans un réseau de discours d’autres chercheurs·euses, discours eux-mêmes sans affect, conduit à une communauté peu sensible à l’émotion.

L’émotion comme gage et comme détour — Pris dans ce double paradigme de la « neutralité axiologique » et de la « neutralité affective », l’expression de l’émotion des chercheurs·euses apparait ou comme suspecte ou comme gage d’une certaine sensibilité. Montrer trop d’émotion, c’est prendre le risque de détourner l’attention des lecteurs·rices de l’analyse des faits : dans ce cas, l’émotion serait le cache-misère de recherches mal ficelées, et sa présence serait une pratique discutable pour obtenir une captatio benevolentiae qui n’a pas sa place dans la production du savoir. À l’inverse, celui ou celle qui maitrise son sujet peut réinjecter de l’émotion, en particulier en introduction, pour montrer que le contrôle des connaissances ne se fait pas aux dépens de la sensibilité, ou bien pour indiquer que l’on maitrise autant son objet de recherche que la sensibilité qui nourrit son étude. Cet usage maitrisé de l’émotion prend toujours le risque d’apparaitre inauthentique – un simple outil rhétorique – voire comme une manipulation[24].

Michel Collot dans l’introduction de son ouvrage La Matière-Émotion synthétise la place de l’émotion telle qu’elle apparait dans les études littéraires :

L’émotion hanterait ce bord ineffable de l’activité littéraire, qu’il est d’usage de saluer, avec réserve ou ironie, puisqu’on ne peut tout à fait s’en débarrasser : après quoi, l’on peut passer aux choses sérieuses. Il vaut pourtant la peine de s’attarder un peu auprès d’elle, et d’explorer cet horizon qu’on referme en général trop vite, par peur de sombrer dans l’irrationnel. Le plus obscur est aussi ce qu’il est le plus utile d’élucider, car il est susceptible d’apporter des lumières nouvelles à la théorie et à la critique littéraires[25].

Le critique dégage deux manières d’utiliser l’émotion. Une première manière, rejetée, vise à la « saluer » et à s’en « débarrasser » : c’est ce que j’appellerai la fonction introductive de l’émotion – elle ouvre l’analyse, mais disparait dans l’explication. Une deuxième manière d’utiliser les émotions, celle que Collot privilégie et qui fonde son étude, plonge dans celle-ci comme terrain d’exploration – une « matière » donc, que le poète, et d’une certaine manière le critique, peuvent exploiter. Cependant, tout en cherchant à valoriser l’émotion, Collot perpétue le point de vue attendu sur elle, puisqu’elle participe de « l’irrationnel », et apparait comme quelque chose « d’obscur » qui n’attend que d’être éclairé (par le critique) et transformé en art (par le poète), mais qui ne peut se présenter comme tel.

Contrôle et Vulnérabilité Qu’est-ce qui retient donc les critiques de se montrer émus·es ? En lisant Les émotions dans la recherche en sciences humaines et sociales, je me suis aperçu que la principale raison avancée pour expliquer l’éloignement de l’émotion était donc l’alignement entre « neutralité axiologique » et « neutralité affective » ; néanmoins, comment expliquer que le post-modernisme n’ait pas emporté avec lui cette articulation qui, à bien y regarder, n’est pas moins déconstructible que d’autres ? Il me semble ici que c’est un autre alignement qu’il faut évoquer, qui nourrit la méfiance toujours présente face aux émotions : son lien consubstantiel à la vulnérabilité. Le contrôle de l’émotion est à la fois le signe d’un savoir objectif – qui ne peut pas se montrer vulnérable s’il veut affirmer des idées positives – et la marque d’une maitrise de soi – qui voit dans l’expression de la vulnérabilité un signe de faiblesse. L’injonction à ne pas être faible (pour une recherche et pour un·e chercheur·euse) est d’autant plus forte qu’elle reproduit le pouvoir masculin, patriarcal, capitaliste et impérialiste blanc et son découpage entre ce qui est fort (le dominant) et ce qui ne l’est pas (sujet à la domination).On cache la pleureuse pour mettre de l’avant l’homme stoïque.

Pour comprendre ce refus de se montrer vulnérable, je propose de revenir sur la définition de la masculinité hégémonique. Dans son introduction à l’étude sociologique des coûts de la domination masculine, Boys Don’t Cry, Christine Guionnet définit la masculinité hégémonique comme ce qui a « pour fonction de renvoyer, au-delà des incarnations plurielles de la masculinité et de la virilité, à l’idée de normes qui s’impose à tous sous la forme d’injonctions comportementales et morales […][26] ». Les termes « d’injonctions comportementales et morales » soulignent à la fois le caractère individuel (la masculinité hégémonique affecte l’individu dans ses comportements) ainsi que d’un point de vue collectif (cette hégémonie propose une série de règles qui permettent de porter un jugement moral sur le monde et les autres). Rapportées à la question du travail de recherche, les normes de la masculinité et de la virilité impliquent que l’anesthésie émotionnelle et le refus de la vulnérabilité préexistent au travail lui-même. De même, parce que ces normes s’imposent sans que l’individu puissent les choisir (et donc les déconstruire), elles passent souvent comme un état de fait, et elles sont reproduites dans le processus de recherche puis dans les discours scientifiques.

Cette masculinité hégémonique s’observe, dans le monde occidental, à travers une série de phénomènes :

Parmi les traits récurrents de ce modèle normatif, on peut citer notamment : le souci de se distinguer nettement par rapport au féminin (ne pas pleurer, ne pas être faible, émotif, sensible, douillet, etc.), la recherche de la réussite, de la performance (être fort, courageux, combatif, agressif, ambitieux, pour obtenir des formes de reconnaissance notamment dans le domaine professionnel, sexuel et sportif), l’affirmation de soi, la capacité à imposer son autorité, etc.[27]

Cette hégémonie est dynamique, elle ne s’exprime pas de la même manière dans les différents milieux et sous-milieux sociaux[28]. Ainsi la masculinité dans le milieu universitaire ne se présente pas de la même manière que dans le milieu sportif, cependant elle est dite « hégémonique » parce que malgré les variations observées, on retrouve les mêmes traits constitutifs, les mêmes valeurs. En effet, comme l’expose Jaggar dans son article, les traits et les valeurs qui sont attachés à la masculinité hégémonique se retrouvent dans la pratique et les discours de la recherche scientifique : il est bien toujours question de réussite, de performance, d’affirmation de soi, de capacité à imposer son autorité ; et le féminin est bien toujours encore rejeté, soit directement (absence de parité, plafond de verre[29]), soit à travers les valeurs qui lui sont assignées, tel que le rejet de l’émotivité[30].

Jaggar met également en lumière la relation entre la position sociale dominante occupée par les hommes blancs, et la production d’une connaissance qui, à son fondement même, sert cette domination :

[…] where there is a differential assignment of reason and emotion, it is easy to see the ideological function of the myth of the dispassionate investigator. It functions, obviously, to bolster the epistemic authority of the currently dominant groups, composed largely of white men, and to discredit the observations and claims of the currently subordinate groups including, of course, the observations and claims of many people of color and women. […] The alleged epistemic authority of the dominant groups then justifies their political authority[31].

Il y a une circularité entre les règles épistémologiques qui ordonnent la production des savoirs (l’usage de la raison, recherche de l’objectivité, mise à distance du sujet, neutralité axiologique et affective) et les formes de dominations. On peut inscrire dans une série continue différents phénomènes : la maitrise des émotions, l’observation détachée des phénomènes, le surplomb face aux événements et au vécu, la domination des autres et du monde. Jaggar montre que le domaine des sciences et des savoirs en Occident s’est développé à partir et au service d’un point de vue masculin, patriarcal, capitaliste et impérialiste blanc. Elle indique également en quoi les méthodes et les pratiques de ces sciences et savoirs sont construites pour faire barrage aux dominés·es. Elle nous invite in fine à nous interroger sur la manière dont la reproduction et la perpétuation de ces méthodes et pratiques servent aussi – et peut-être surtout – à perpétuer la domination. En ce sens, la question de l’expression des émotions comme ouverture à la vulnérabilité n’est plus une question épistémologique, mais une question éthique en vue de démanteler les systèmes d’oppressions qui reposent sur le contrôle des émotions et l’invisibilisation de la vulnérabilité.

Il est important cependant de distinguer l’expression de l’émotion et l’expression de la vulnérabilité, la seconde étant souvent perçue comme « inextricably entangled with structural relations of domination[32] ». En effet, l’expression de l’émotion (masculine ou des chercheurs·euses) pourrait ne pas s’opposer à la masculinité hégémonique. De plus la masculinité hégémonique pourrait ne plus dès lors être associée à la vulnérabilité de celles et ceux qui la subissent. Barthes dans ses Fragments du discours amoureux repérait déjà un déplacement des injonctions quant à l’émotion et la masculinité en se demandant : « Depuis quand les hommes (et non les femmes) ne pleurent-ils plus ? Pourquoi la “sensibilité” est-elle à un certain moment retournée en “sensiblerie”[33] ». Il n’est pas dit que la sensibilité et l’expression d’un affect intime ne vivent un nouveau retournement. Évelyne Grossman, dans son Éloge de l’hypersensible, envisage l’évolution de la question de la sensibilité et de sa résurgence contemporaine selon le fait que « l’injonction à dissimuler ses émotions devenant [aujourd’hui] moins impérieuse (pour les hommes en particulier), de plus en plus nombreux sont ceux et celles qui peuvent s’avouer fragiles, émotifs, vulnérables, voire “écorchés”[34] ». Il faudrait toutefois se montrer vigilant·e·s, d’une part parce que les études sociologiques ne montrent pas d’évolution généralisée qui affaisserait l’« injonction à dissimuler ses émotions » pour les hommes, d’autre part parce qu’il faudrait aussi envisager l’expression de l’émotion en tant que marqueur de classe, qui permettrait aux élites (culturelles, entre autres) de se distinguer de l’« insensibilité » des classes populaires ou d’une « sensibilité non maitrisée » des personnes racisées. On peut faire ici une analogie avec le développement d’une masculinité androgyne qui adopte les codes vestimentaires et parfois comportementaux associés aux femmes ou à la communauté queer, mais qui, comme le note Demetrakis Demetriou, par son « appropriation of gay elements blurs sexual difference, enables some masculinities to appear less rigid and thus conceals patriarchal domination[35] ». Il faudrait donc rester prudent·e·s et se demander quelles sensibilités sont valorisées, qui sont les individus émus, quels sont les coûts et les bénéfices associés à l’expression de leurs émotions.

Maitrise de soi vs impératif émotionnel : être vulnérable — Une première version de cette réflexion s’attachait à définir des profils de critique en fonction de la manière dont s’exprimait l’émotion dans leurs travaux. Je voulais en particulier revenir sur ce qui me semblait être l’absence d’émotion de Serge Doubrovsky dans son « Roland Barthes, une écriture tragique[36] », écrit après la mort de ce dernier. Plusieurs éléments de son analyse me mettaient mal à l’aise, en particulier le traitement au conditionnel de l’homosexualité comme mauvaise piste d’analyse dans la partie qui lui est consacrée (« La déesse H », reprenant le titre d’un des fragments du Roland Barthes par Roland Barthes[37]) et plus encore la lecture hétérocentrée de la division entre le masculin et le féminin qui parcourt l’oeuvre de Barthes aux yeux de Doubrovksy. Ma gêne qui devenait parfois irritation – mon refus de voir Barthes ainsi approprié par une pensée hétéropatriarcale – me poussait à vouloir faire un portrait du critique en patriarche qui n’exprime pas son émotion. Je passais cependant à côté d’une évidence[38] : Doubrovsky parle de son émotion. L’introduction met en lumière le bouleversement que représente pour lui le décès de Barthes : « Chaque texte de Barthes remettait ma propre activité en question : interpellé directement, j’aimais, j’admirais, je renâclais, je refusais, tour à tour ravi, convaincu, illuminé, irrité, rétif, mais invariablement atteint au vif, visé au coeur[39] ». Mais cette émotion du critique pourtant me perd toujours : elle est toujours sous contrôle, à la manière dont lui-même se voit au « garde-à-vous » face à « la double paralysie de la mort et de la canonisation[40] » de Barthes. L’émotion tout entière est contenue dans une mise en scène, elle ne montre rien de la fragilité de l’homme. La vulnérabilité est mise à distance : l’émotion est saluée en introduction, puis on se débarrasse d’elle, il s’agit bien de « passer aux choses sérieuses[41] ».

Je voulais opposer cette émotion peu vulnérable, à celle masquée de Roland Barthes, ainsi qu’à celles nécessaires d’Ann Cvetkovich[42], de Catherine Mavrikakis[43] et d’Elisabeth Lebovici[44]. J’ajouterai aussi aujourd’hui, à ces émotions plurielles et singulières, celles d’Audre Lorde et de bell hooks, en particulier leur colère et leur tendresse. Projet reporté à plus tard, où l’on écouterait la vulnérabilité de Barthes, dans sa manière de vouloir « énoncer l’intériorité sans livrer l’intimité[45] », à l’aune de l’« in-confort » qu’il expose (« inconfort que j’avais toujours connu : d’être un sujet ballotté entre deux langages, l’un expressif, l’autre critique[46] »), qui fait écho à celui que Sarah Ahmed décrit à propos des personnes queer : « Queer subjects when faced by the “comforts” of heterosexuality may feel uncomfortable […]. Discomfort is a feeling of disorientation: one’s body feels out of place, awkward, unsettled[47] ». Projet qui regarderait ensuite (et peut-être ailleurs) l’émotion et la vulnérabilité qui parcourent les travaux de Cvetkovich, Mavrikakis et Lebovici, en ce que ces autrices écrivent (avec) le trauma des années sida, qui habitent celles et ceux qui restent après la mort des amis·es et des amants·es. La vulnérabilité est présente dans la fabrique même de ces textes : les allers-retours entre le quotidien et le travail d’historienne chez Cvetkovich et Lebovici inscrivent la réalité de la vie, sa matérialité, sa difficulté, son affectivité, dans le processus même de production de la connaissance ; le travail poétique de la langue vient dissoudre la « neutralité affective » dans l’essai que Mavrikakis consacre à Diamanda Galás, et l’émotion, dans tout ce qu’elle comporte de mouvements, de retours, de coupures, se fait principe de la connaissance. Il y a, je crois, chez ces trois autrices la même nécessité de sortir d’un certain rapport au savoir. Nécessité que l’on retrouve dans le geste de tendresse du médecin désemparé par la souffrance de Bourdin dans l’extrait du Fil. Nécessité qui dessine les contours d’un moment où la connaissance objective, si petite face à la détresse humaine, doit être remplacée par un geste plus intime, infiniment plus fort et infiniment plus vulnérable.

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Il est difficile de savoir, ce que serait un savoir vulnérable où l’on pourrait exprimer son émotion. Pris dans les rets de la conception occidentale, où le savoir s’aligne sur le pouvoir, on imagine difficilement un travail scientifique qui ne soit un outil de contrôle des phénomènes, de maitrise de soi, et de domination des autres, ni penser ce que cela ferait de montrer notre vulnérabilité de chercheurs·euses, d’accepter, tout simplement d’être vulnérables. Cependant, repenser notre pratique à partir de la vulnérabilité, la nôtre, celle des autres, à l’écoute et en compagnie de nos émotions, est peut-être nécessaire pour démanteler les processus de domination qui se logent dans les pratiques et les discours scientifiques. Si l’on veut défaire les structures d’oppressions il nous faut changer ce qui, dans les sciences et les savoirs, sert à perpétuer ces structures, car comme le dit si justement Audre Lorde, en tant qu’écrivaine et activiste noire et lesbienne, « [t]he master’s tools will never dismantle the master’s house[48] ». Un travail à l’écoute de mes émotions, ancré dans ma vulnérabilité et dans celle de tout effort de conceptualisation me parait constitué une première étape en vue de cette défection.

Au terme de ce parcours, partant de mon émotion, j’ai moi-même fait le trajet si courant et commun à de nombreux·euses chercheurs·euses dans les études littéraires, dans les sciences humaines et sociales ou en histoire connaissent : je suis passé « aux choses sérieuses ». Je voulais expliquer pourquoi il m’était si difficile de faire aller ensemble idées et émotions : je n’ai pas su allier mon besoin d’explication et mon affection. Les injonctions qui pèsent à la fois sur la constitution du discours scientifique et sur la maitrise des émotions montrent que ce n’est pas seulement une affaire de style ou d’intelligence qui régit la présence visible du sentiment. L’enchevêtrement des structures de domination entre le monde académique-scientifique et la société rend quasi impossible de se montrer vulnérable dans un texte critique ou théorique. Car ce n’est pas tant l’émotion qui est ici mise au ban de nos pratiques, mais bien la vulnérabilité elle-même. Tant que la vulnérabilité sera perçue comme un phénomène négatif, indésirable et improductif, il est certain qu’un travail fragile sera objectivement un mauvais travail. En disant cela, je ne rejette pas ce que l’objectivité peut nous offrir, mais je l’envisage à l’aune d’autres modes de production de sens. Si nous nous laissions la possibilité d’être vulnérables, peut-être alors trouverions-nous des moyens efficaces pour faire entendre d’autres modes de savoirs, ou bien travailler effectivement en communauté, ou encore nous réconcilier avec ce qu’il y a de créatif et de poétique dans le travail intellectuel.