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Ma contribution à la discussion sur la sociologie herméneutique va passer par l’étude d’un cas très particulier. Ce passage par la singularité d’un objet me paraît essentiel, même si on ne pourra ni mener à terme l’étude sociologique du cas Paulhan ni tirer toutes les leçons de ce croisement entre la littérature, les études littéraires et la sociologie. Mais les deux ambitions sont ici étroitement articulées : l’analyse du texte et la réflexion sur les méthodes et les problématiques herméneutiques[1].

Cette manière de procéder renvoie à des considérations qui me paraissent fondamentales. D’abord, une telle contribution s’inscrit dans ce que Denis Thouard a qualifié de renouveau de l’herméneutique, lequel, ainsi que je le conçois, fait largement place à l’interdisciplinarité et à la complémentarité des méthodes en sciences humaines, à la philosophie analytique du langage, à la philosophie de l’esprit, ou à la rhétorique des sciences. Comme Thouard, je pense que la fécondité de l’herméneutique est mieux assurée lorsque face à son matériau, elle s’appuie sur quelques règles, comme celles ayant trait à la cohérence ou à l’immanence des configurations étudiées, à leur contextualisation, à l’argumentation ou à la rationalité de l’interprétation (voir Thouard, 2011 : 34-36, 249-252). Je ne crois pas qu’il y ait des méthodes et des problématiques exclusives à la sociologie herméneutique lorsqu’elle s’arrête par exemple à des objets sémiotiques comme les textes ; Pierre Popovic a fait une mise au point qui va dans le même sens en ce qui concerne la sociocritique (voir Popovic, 2011 : 14-15). La sociologie herméneutique s’engage dans une expérience esthétique, elle exerce sa sensibilité en abordant des configurations diverses — qu’elles soient conceptuelles, textuelles, visuelles, musicales, discursives, tout « matériau signifiant » avec ses propriétés formelles spécifiques —, selon les approches méthodologiques jugées adéquates en fonction d’une problématique et d’un argumentaire déterminés, puis organise ses matériaux et ses exemplifications (Passeron, 2006 ; Perelman, 2012).

Une autre considération préalable, un autre réquisit me paraît essentiel : c’est que la sociologie herméneutique avance une axiologie explicite, une « positionnalité » raisonnée. En effet, comme j’essaierai de le montrer, l’herméneutique est poussée par l’expérience esthétique qu’elle fait de son objet, une lecture active, engagée ou « émancipée » comme l’écrit Jean-François Hamel (2015), et elle entraîne le mouvement de la réflexion au-delà encore du schème d’intelligibilité particulier, le « schème herméneutique », que la sociologie appliquerait à cet objet (voir Berthelot, 1998 : 23, 43-86). La réflexion herméneutique rejoint un contexte plus ou moins polémique, une « situation de discours » (Amossy, 2006) qui devra être thématisée, et notamment de nouvelles façons de « lire » les oeuvres culturelles dans le monde décentré (Selim, 2018 ; Maazouzi, 2015 ; Gilroy, 2010 ; Said, 1993) qui, elles aussi, demandent d’être explicitées. J’entends par axiologie précisément cette démarche réflexive analytique visant à clarifier et à soumettre à la discussion les dimensions normatives ou métathéoriques qui contribuent à l’établissement d’un modèle, d’un concept, d’une théorie, voire de toute connaissance dans un champ scientifique donné [2]. Ici, ce sera la question de savoir comment nous pouvons lire aujourd’hui un texte quasi ou pseudo ethnographique, rédigé en 1909.

L’herméneutique ne concerne pas que les objets scripturaires et les « acquêts » de la civilisation, comme l’a amplement démontré Paul Ricoeur. Ricoeur est certainement un de ceux qui ont tracé cette voie du dialogue interdisciplinaire autour d’une « philosophie de l’interprétation » qui s’étend à l’action sociale, à l’histoire et à l’éthique. Chez lui comme chez certains sociologues, l’interprétation concerne encore d’autres configurations que les seules structures langagières ou les récits (Alexander et Smith, 1998). Ma contribution va s’exercer sur un objet particulier, à la fois pour illustrer comment la sociologie peut comprendre ou interpréter son objet, mais aussi pour en tirer des conclusions plus générales.

J’identifierai donc en conclusion quelques traits de la sociologie herméneutique. À mon sens, ces traits herméneutiques se situent dans le sillage de la question de Ricoeur sur l’« efficience » de l’histoire et le caractère situé de la connaissance (voir Ricoeur, 1985 : 318-320). Cette question renvoie à la construction même de l’objet dit complexe, celui qui sera interprété. Bien entendu, on peut estimer que tout objet est complexe, et certainement le texte intitulé Le repas et l’amour chez les Merinas n’est pas le seul objet complexe sur lequel des analystes auraient exercé leur regard, surtout lorsqu’on considère le champ littéraire du début du 20e siècle où, par exemple, les frontières entre genres et entre disciplines, lorsqu’elles existent, sont très poreuses (Mucchielli, 1998a ; Mucchielli, 1998b). Mais dans le cas qui nous occupe, précisément : de quelle complexité s’agit-il ? L’autre versant de la question sur l’efficience de l’histoire renvoie à la longue tradition inaugurée par Hegel et par Dilthey qui nous demande de situer le savoir et le sujet de la connaissance dans un trajet réflexif, dans le trajet critique de la conscience de soi (Ricoeur, 1985 ; Ricoeur, 1986 ; Ricoeur, 2000 ; Descombes, 1996 ; Koselleck, 1997). Dans une première section, je fais valoir la pertinence et la complexité d’un objet sémiotique particulier pour la sociologie herméneutique, objet que je tirerai de l’oeuvre de Jean Paulhan. Dans une deuxième section, j’indique quelques-uns des vecteurs d’interprétation possibles appliqués à cet objet. Dans la troisième et dernière section, en m’appuyant en partie encore sur l’oeuvre de Paulhan, j’avance des propositions plus générales concernant l’approche interprétative en sociologie.

1. un objet complexe

Ma contribution s’appuie sur un cas concret et les premiers résultats d’une recherche en cours sur l’oeuvre de l’écrivain, critique et éditeur français Jean Paulhan (1884-1968). Cette recherche, qui relève de la sociologie de la littérature, de la sociocritique et de l’analyse des représentations, porte plus spécifiquement sur un essai méconnu, de nature à la fois ethnographique, philosophique et littéraire, intitulé Le repas et l’amour chez les Merinas, et rédigé vers 1909 tandis que Paulhan est instituteur à Madagascar, de janvier 1908 à novembre 1910[3]. Bien que le but premier de cet article soit surtout théorique, on y trouvera des apports critiques inédits ; ce texte de Paulhan n’a, à ma connaissance, jamais été analysé en tant que tel, et surtout jamais dans une perspective socioherméneutique. Je donnerai des indications précises sur la poétique du texte, ou sa textualité, et j’analyserai plus en détail un passage particulièrement étonnant.

On verra assez rapidement pourquoi Paulhan, et pourquoi ce texte très singulier. Pour l’annoncer un peu vite, c’est parce que Paulhan nous invite à nous pencher sur le langage ordinaire et sur la rhétorique, notamment contre l’illusion de l’écrivain qui voudrait croire trop entièrement à ses inventions, contre l’illusion de l’explorateur qui succomberait à l’exotisme — c’est le propos de multiples essais dont L’expérience du proverbe et Les fleurs de Tarbes —, et tout cela, parfois très explicitement chez lui, en faveur d’une science herméneutique.

Paulhan occupe une place très singulière dans le champ littéraire français. La sociologie de la littérature est ici d’un grand secours, et à mon sens on peut difficilement avancer dans le travail d’interprétation si on n’en retient pas quelques éléments clés. Entre autres traits caractéristiques, Paulhan réussit à entretenir des liens étroits avec trois générations d’artistes d’avant-garde dont il partage le goût de l’expérimentation, tout en étant très actif au coeur des institutions de consécration, dont La Nouvelle Revue française (Simonin, 2008 ; Lacroix, 2006 ; Sapiro, 1999 ; Cornick, 1995 ; Hebey, 1992). Si le parcours de Paulhan comme intellectuel et homme de lettres a fait l’objet d’articles et monographies très utiles pour situer le personnage à la fois dans son contexte sociopolitique et dans le champ littéraire, je cherche cependant à développer l’analyse d’une période moins étudiée de ce parcours, soit les années de formation et d’initiation à la recherche scientifique, et le séjour à Madagascar. Quelques publications permettent déjà d’avoir une idée assez précise de ce que fut ce séjour et ce qu’il signifie dans l’oeuvre paulhanienne (Paulhan, 2007a ; Paulhan, 2007b ; Milne, 2001 ; Culbert, 1998 ; Judrin, 1982 ; Bersani, 1976). D’autres se penchent sur des questions de traductologie et de littérature orale, et complètent l’appréciation des premiers commentateurs à l’égard du travail de Paulhan sur les poésies populaires malgaches (Haring, 2014 ; Ramamonjisoa, 2005 ; Milne, 2003 ; Milne, 2006 ; Marchetti, 2002 ; Levy, 1990 ; Faublée, 1984).

On pourrait bien entendu poursuivre l’enquête et mieux cerner la position de Paulhan non seulement dans le champ littéraire, mais aussi dans le discours social de son époque. Je me contenterai d’y revenir brièvement à quelques occasions. Ce que je veux montrer surtout, c’est que dans la perspective herméneutique telle que je la conçois, les niveaux d’analyse éloignés du texte et de l’oeuvre de Paulhan — qui concernent l’institution ou le champ littéraire, le discours social et les imaginaires, et qui demandent eux-mêmes un travail d’interprétation — se déploient toujours en regard des niveaux proches, ceux qui concernent le texte lui-même, sa textualité, et l’expérience esthétique, la lecture active qui en est faite. On mettra donc inévitablement en rapport des « configurations de sens » de types variés, qui soulèvent des problèmes distincts.

De prime abord, un objet textuel tel que Le repas et l’amour chez les Merinas est parfaitement convenu dans le champ de l’herméneutique, et peut-être trop convenu. En effet, l’objet, en tant que texte, appartient à l’ensemble des « expressions sensibles » d’un milieu ou d’une époque, et, parce que sa signification n’est pas toute donnée, il demande une expérience de lecture engagée, un travail de reconstruction et l’élaboration d’hypothèses interprétatives (voir Betti, dans Bleicher, 1980 : 62-67 ; Føllesdal, dans Thouard, 2011 : 253-280 ; Hamel, 2015 : 104-107). Le disant ainsi, je ne fais que rassembler les idées essentielles de la perspective diltheyienne, et elle s’appliquerait à une des formes canoniques de l’« esprit objectivé » ou de la « culture », soit le texte littéraire. On serait donc en terrain connu, et il est admis que les sciences humaines puissent alors déployer une méthode herméneutique, ou, à défaut d’en ressaisir formellement tous les moyens techniques et toutes les opérations, entrer dans une relation herméneutique avec cet objet. Mais ce qui intéresse la sociologie herméneutique, c’est précisément la complexité de l’objet qu’elle veut éclairer, puis les interprétations plus larges qui s’ensuivent sur le plan de l’analyse et de la réflexion sociologiques.

Le texte de Paulhan est complexe à plus d’un titre, et place l’interprétation sociologique devant des défis importants. Voyons en quoi consiste cette complexité. Comme pour bien d’autres textes, mais selon des formes qui lui sont propres, la complexité de l’objet renvoie à des dimensions distinctes, mais très entrelacées que j’aborderai successivement : la situation coloniale, l’hybridité générique du récit et sa poétique, enfin les aléas de l’édition ou de la circulation du texte.

1.1 Regard colonial et dislocation réflexive

Le repas et l’amour chez les Merinas doit certainement être mesuré aux connaissances anthropologiques de l’époque, à leur contexte normatif et polémique marqué par le colonialisme. Après la signature d’un traité avec le royaume de Madagascar, la France entreprend une guerre de conquête qui se termine en 1895, puis y développe ses infrastructures, notamment un collège où enseignera Paulhan, tandis que continuent les mesures répressives. Or, l’instituteur en poste au lycée de Tananarive profite de l’appareil colonial français pour faire autre chose ; il vit chez les Malgaches et voyage dans l’île, il apprend la langue et entreprend la traduction de centaines de proverbes et poésies populaires qu’il recueille lui-même. La correspondance et les documents officiels nous apprennent que Paulhan s’attire la méfiance, voire la désapprobation, de ses supérieurs. Paulhan se prononce contre le principe assimilationniste et utilitariste de l’enseignement, une politique coloniale qui sera cependant officialisée et appliquée à Madagascar à partir de 1931[4].

Jacques Faublée faisait remarquer que la démarche de Paulhan face aux poésies, contes ou proverbes malgaches se distingue de celle des folkloristes qui l’avaient précédé ; « il ne cherche ni identité de thèmes, ni filiations ». La démarche selon lui a ceci de particulier : « Pour [Paulhan], il n’est question ni de séparer les genres littéraires, ni d’établir des corpus, mais d’examiner les rapports et les rôles complémentaires entre les divers types, aussi bien dans la vie courante que dans des contextes variés » (Faublée, 1984 : 81). Ce jugement est partagé par Anna-Louise Milne : Paulhan n’est pas un folkloriste, et son séjour malgache est surtout l’occasion d’une expérience de « dépossession » et de « perte d’identité » qui aura un retentissement dans toute l’oeuvre de l’écrivain (Milne, 2006 : 64).

Or, et j’insiste à nouveau, il ne s’agit pas d’une mise en contexte qui resterait finalement accessoire. L’interprétation doit être en mesure de montrer comment la position de Paulhan, ses relations avec les Malgaches, son apprentissage de la langue, se manifestent dans le texte. Elle doit montrer ensuite les ambivalences, les tensions, les effets de fermeture et les effets contraires d’ouverture ménagés dans le texte. Le texte de 1909 s’inscrit manifestement dans une démarche de « dislocation réflexive » (voir Castro, 2009 : 44 ; Mbembe, 2010 : 85-88), un peu comme l’ont pratiquée Leiris et Lévi-Strauss, ou aujourd’hui le perspectivisme des autochtones d’Amérique du Nord, avec des moyens et selon des modes d’énonciation évidemment bien différents.

Parallèlement à l’oeuvre littéraire qu’il annonce, l’essai marque le début d’une réflexion sur le langage qui occupera Paulhan toute sa vie. On a ici une autre des dimensions à laquelle la sociologie herméneutique doit s’arrêter.

Avant d’y venir plus directement, il faut rappeler que l’un des traits caractéristiques du texte est la construction d’une double analogie Europe/Madagascar, et repas/amour. Paulhan donne lui-même l’impression de s’en amuser, par exemple dans ce passage très synthétique :

La faim et l’amour, à les considérer du dehors, et dans les seuls actes auxquels ils nous conduisent, sont des besoins simples et précis […]. Mais les Européens ont un peu oublié que l’amour assure la race et les Merinas que le repas nourrit

Paulhan, 1978 : 39

L’analogie veut que les Européens entourent l’amour d’« un ensemble confus de sentiments et d’émotions » (ibid. : 55), tandis que c’est autour du repas que les Merinas développent une morale sentimentale et compliquée. Or, la vision naïve et partiale du narrateur envers l’« amour merina », et l’enfermement dans la double analogie l’empêchent de considérer les autres sphères d’expression du « sentiment » et de la « pensée » malgaches (Razafimahatratra, 2008 ; Ramamonjisoa, 2005). Elles l’empêchent de pousser plus loin ses intuitions concernant les interdits alimentaires et l’interdit de l’inceste (voir Augé, dans Bersani, 1976 : 26-27). Le récit ne donne à aucun moment la parole au sujet Merina, et ne la laisse entendre que par le truchement du proverbe et du conte, même s’il s’agit de la joute oratoire dans son usage quotidien ou populaire. Le Repas et l’amour ne s’arrête pas non plus, ou seulement de biais, à la réalité de la famille, des groupes de parenté et des territoires, à la reproduction des clivages coloniaux sur l’île, comme on pourrait l’attendre aujourd’hui d’une étude ethnographique (Tisseau, 2018 ; Ottino, 2002).

Cependant, malgré l’ignorance du débutant et l’asymétrie du travail de traduction qu’a déplorées Ramamonjisoa (voir 2005 : 84), et bien que Paulhan n’ait jamais avancé une critique de la politique coloniale française (voir Baillaud, dans Paulhan, 2006 : 502), l’expérience à laquelle se livre Paulhan dans ce récit hybride est bien l’amorce d’une critique de la réduction colonialiste, comme on le verra plus loin. Il est aussi l’occasion d’une analyse fine de la prégnance symbolique qui renvoie à la pragmatique du langage davantage qu’au fonctionnalisme tel qu’on le rencontrait habituellement dans l’anthropologie sociale et culturelle. Ce travail de dislocation réflexive tel qu’il se manifeste dans le texte nous invite à retourner du mot à l’idée, et de l’idée à l’usage, et à nouveau au mot et à l’idée, etc., selon les linéaments d’une philosophie du langage que Paulhan avancera plus tard (Paulhan, 1990)[5]. Le texte est en ce sens performatif, et à cet égard prend bien place dans l’oeuvre littéraire de Paulhan avec sa dimension ludique autoréflexive, une expérience de lecture qui est aussi une expérience de pensée (voir Baetens, 1991 : 30 ; Macé, 2010 : 90-91).

De la même façon que l’alimentation et le repas ont donné lieu à des travaux ethnographiques autrement plus avancés depuis Verdier (1969) ou Douglas (1979), avec lesquels on pourrait comparer encore le texte de Paulhan, les questions de la sexualité, du genre et de la race qui font désormais partie de notre situation de discours apparaissent incontournables si on veut aller plus loin dans l’examen du regard colonial (voir Ponzanesi, 2012 ; Stoler, 1997 ; Bhabha, 1994 : 66-84, 85-92). La deuxième section du présent article avancera un peu plus dans cette direction.

1.2 Un récit pseudo ethnographique

Ces premières dimensions de notre objet ouvrent sur des opérations herméneutiques concrètes, par exemple : comparer le texte avec les publications de l’époque, en anthropologie et dans d’autres champs. Elles nous entraînent aussi à explorer le discours social français ou européen sur le sentiment amoureux, la sexualité, le mariage, la police, l’éducation et d’autres thèmes qui affleurent dans le texte de 1909, à peine masqués par la découverte des « réflexions », des « idées morales » et des « coutumes » malgaches. Mais d’autres dimensions encore attirent l’attention. Il va apparaître tout aussi important de distinguer les genres et les lieux du discours entre lesquels Paulhan se déplace, pendant les années de formation en lettres et philosophie, pendant le séjour à Madagascar, puis au retour à Paris.

Si Le repas et l’amour chez les Merinas prend les allures d’un récit ethnographique, et s’il intègre des éléments de psychologie expérimentale, de linguistique et de sociologie, il s’écarte nettement des approches habituelles, et il présente une très remarquable hybridité générique. On y découvre des points de convergence et de divergence entre divers discours : entre texte ethnographique et texte littéraire, entre représentations savantes et représentations émiques, entre récit biographique et fable ou expérience de pensée. Qui plus est, l’oralité et la performativité du discours malgache se disputent constamment la place de l’écrit.

Cette complexité de genre apporte selon moi d’autres questionnements très pertinents pour la sociologie herméneutique et le type de réflexion qu’elle entraîne. Comment par exemple la psychologie expérimentale ou la linguistique, en tant que savoirs scientifiques, figurent-elles dans le texte, comment sont-elles mises en scène ou requises dans le discours ? Quelles sont les formes de l’autorité scientifique ou littéraire, et comment s’articulent les modes narratifs, descriptifs, illustratifs, argumentatifs du texte ?

L’hybridité générique du texte demande aussi d’explorer l’intertexte paulhanien. Je me suis notamment intéressé aux trente-six comptes rendus scientifiques que Paulhan publie entre 1904 et 1907 dans le Journal de psychologie normale et pathologique, ainsi qu’à son essai « L’imitation dans l’idée du moi », publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger en 1907. Ce dernier texte en particulier, qui trouve un écho très précis dans le texte de 1909, comme on le verra tantôt, avec l’image du « costume étranger » qui « habille » nos sentiments, conforte l’idée que Le repas et l’amour est non seulement ethnologique et littéraire, mais à la fois aussi philosophique. Dans Le repas et l’amour, Paulhan cite les travaux de psychologie expérimentale de Pierre Janet et de Georges Dumas ; on sait qu’il est fortement influencé par les travaux de son père Frédéric Paulhan, et par les enseignements du sociologue Alfred Espinas à Paris. Mais on y trouve de très larges extraits de La culture des idées de l’écrivain et essayiste Remy de Gourmont. La « topographie » du discours social qui nous intéresse inclut les cercles durkheimiens, la Sorbonne, l’École des langues orientales où Paulhan enseignera quelque temps, les milieux de l’avant-garde littéraire qu’il va contribuer à institutionnaliser. Le texte de 1909 installe donc une dialogicité très particulière.

J’ai signalé que le texte se caractérisait par une forte hybridité, et cela se traduit notamment dans la façon dont sont insérés les dictons, contes, proverbes ou légendes malgaches. En 1909, Paulhan éprouve les difficultés de la langue, et particulièrement sa propre maladresse lorsqu’il veut utiliser les proverbes dans la conversation quotidienne. Il fera de cet apprentissage l’objet spécifique d’un essai important, L’expérience du proverbe (voir Paulhan, 1966 : 97-124). Dans Les hain-teny merinas, Paulhan (2007b) remarquera que les hainteny sont connus de tous, mais que leur usage subsiste surtout chez les Hovas et les Andevo, tandis qu’il est méprisé par les Andrianas et les Malgaches instruits dans les écoles chrétiennes. Paulhan insistera notamment sur l’usage populaire, spontané et libre ainsi que sur la dimension agonistique de ces poésies, sur la fonction du proverbe qui y est enchâssé, sur la diversité des thèmes où domine cependant « la querelle amoureuse », avec les nuances que tente de rendre la classification proposée par Paulhan : la déclaration, le refus, le consentement, l’hésitation et les rivales, la séparation et l’abandon, les regrets et les reproches, l’orgueil, la raillerie (voir Paulhan, 2007b : 75-401). Le recueil de poésies populaires de 1913 va témoigner d’une conception du rapport amoureux beaucoup plus attentive, plus compréhensive donc que celle que laisse deviner le récit de 1909. L’un des traits sur lequel insistera encore Paulhan est que le hainteny est un duel où deux rôles alternent, celui de la femme et celui de l’homme, qui peuvent être joués par un homme ou par une femme, indistinctement, un duel adapté à toutes sortes de situations de la vie quotidienne.

On peut se demander si, en l’absence d’une compréhension intégrale du hainteny et du proverbe, Paulhan en 1909 n’aurait pas cherché à faire entendre tout de même la « science des paroles » malgache — une science des paroles, ce sont ces mots que choisira Paulhan pour rendre l’idée même de hainteny (voir 2007b : 2-3). Il aurait par là fait entendre aussi un peu de l’imagination poétique malgache, mais alors retravaillée dans un texte mixte à plusieurs trames — le récit ethnographique, la philosophie du langage, la sémantique du proverbe, le récit autobiographique, la fable et son univers fictionnel particulier. Comme s’il fallait redonner au proverbe un contexte imaginaire qu’il aurait perdu, ou qu’il était en voie de perdre.

On notera enfin que les premières lignes du recueil de 1913 sont très similaires à celles du Repas et de l’amour ; quelque chose de la forme est passé dans le texte plus abouti, qui va trouver son public (d’abord surtout littéraire, plutôt que savant, d’après Baillaud). Par contre, une partie de l’argument de l’essai de 1909 repose sur la recherche de la « cause efficiente » extérieure, l’événement historique (nommément : la lèpre à Madagascar, la syphilis en Europe) qui enclencherait les mécanismes de la morale. Mais le narrateur lui-même ne croit pas vraiment à ces théories naturalistes ; ce modèle vaguement positiviste disparaîtra complètement et Paulhan abandonnera même l’idée d’une causalité (voire d’une structure) capable d’expliquer le symbolique et les phénomènes de langage.

1.3 Poétique et expérience de pensée

Mis à part ses essais mieux connus, Paulhan est le créateur d’un univers fictionnel qui tient en grande partie de la fable et du récit autobiographique, avec une prédilection pour les formes brèves ou microrécits. Les linéaments de cet univers fictionnel se trouvent principalement dans les récits Lalie (achevé en 1915), Progrès en amour assez lents (vers 1921), Le pont traversé (1921), Le guerrier appliqué (1917) et Aytré qui perd l’habitude (1921). Michael Syrotinski (1998) parlera à l’endroit de ces récits de « contes philosophiques », Julien Dieudonné (2001) d’« ethnographie du quotidien », et Bernard Baillaud, dans la préface du premier tome des Oeuvres complètes consacré aux récits, souligne l’« extrême densité d’écriture » qui les caractérise. On trouve bien de ces traits dans Le repas et l’amour chez les Merinas, bien qu’il s’avère impossible de le classer soit parmi les oeuvres de fiction soit parmi les récits autobiographiques de Paulhan.

Les traits poétiques des récits sont abondamment relevés dans les études paulhaniennes. Ce sont principalement le jeu des temps verbaux, les renversements ou les déplacements dans l’axe paradigmatique, les digressions, les paradoxes, les oscillations entre le sens littéral et le sens figural, l’autobiographie et l’indécidabilité de la situation d’énonciation (Côté-Fournier, 2015 ; Barthélemy, 2014 ; Rand, 2014 ; Macé, 2012 ; Trudel, 2007 ; Milne, 2006 ; Dieudonné, 2001 ; Pérez, 1999 ; Syrotinsky, 1998 ; Culbert, 1998 ; Baetens, 1991 ; Bersani, 1976). Les récits se caractérisent enfin par un mouvement général qui, comme le veut Paulhan, engage tant l’écriture que la lecture, tendues entre l’observation détachée, objective ou scientifique, et la « participation étonnée » (Syrotinski, cité dans Trudel, 2007 : 71)[6].

Sur le plan thématique également, on peut repérer des liens entre Le repas et l’amour et des récits ultérieurs. Le texte de 1909, avec ses procédés et modalités d’écriture propres, trouve alors un nouvel éclairage, et c’est aussi toute l’expérience de lecture commune avec les autres récits qui apparaît. Aytré qui perd l’habitude s’avère incontournable puisqu’il met en scène un convoi d’esclaves sénégalaises destinées aux troupes françaises stationnées à Mahabo, dans l’ouest de l’île, et les confessions troubles du sergent qui tient le journal de route (voir Paulhan, 2006 : 237-260). Les essais L’imitation dans l’idée du moi (1907), La mentalité primitive et l’illusion des explorateurs (1925), L’expérience du proverbe (1927), D’un langage sacré (1939), Entretien sur des faits divers (1945) peuvent aussi entrer dans l’examen pour saisir la signification du texte de 1909 dans l’univers fictionnel de l’écrivain. D’autres microrécits nous permettent de problématiser le regard ethnographique : il s’agit de « Orpaillargues » et « Les coeurs changent », repris dans Les causes célèbres (1950) ; « Égyptiennes », repris dans L’aveuglette (1952). On trouve enfin des allusions à Madagascar dans Le fruit dans la forêt qui rassemble des récits de 1904-1910 (Paulhan, 2006).

L’idée étrange exprimée au début du Repas, voulant que les Malgaches n’aient pas été suffisamment « convaincus » de leurs croyances et de leurs moeurs, est sans doute à rapprocher de celle qu’avançait Segalen, dans le prière d’insérer des Immémoriaux, à propos des gens « oublieux […] de leurs coutumes, de leurs savoirs, de leurs familiers, de toutes les forces qu’enfermait pour eux leur propre passé » (Segalen, cité dans Paulhan, 2007a : 351). Ce qui importe peut-être plus ici, c’est qu’il n’y a pas que l’oubli des forces du passé ; il s’agit d’abord et avant tout pour Paulhan de comprendre la plasticité et la contingence de l’esprit dans la vie quotidienne.

C’est ainsi que des opérations herméneutiques distinctes s’ajoutent et viennent à nouveau complexifier notre objet. J’en donne deux illustrations plus précises pour conclure cette section. Il m’est apparu très intéressant d’identifier les différences et les similitudes entre deux versions d’une même histoire, celle de Rasoa et celle de Rasoutolane. Dans le texte de 1909, l’histoire de Rasoa à laquelle Paulhan consacre quelques lignes apparaît comme le résultat d’une condensation et d’une focalisation. Le prince du Nord vient prendre en mariage Rasoa, mais il doit d’abord goûter un repas délicat composé de miel, de lait, de riz, de viandes et de poissons, un repas qui le rend inquiet et triste (voir Paulhan, 1978 : 10-11). Vers 1908, Paulhan avait traduit et transcrit une version plus longue de ce conte, sous le titre de Rasoutolane : conte malgache. Le travail de condensation et de focalisation sert manifestement l’essai de Paulhan davantage que le patrimoine malgache.

Une autre histoire très frappante est insérée dans le récit ethnographique, comme Paulhan le fait à de multiples reprises et sans transition, cette fois pour ouvrir la troisième partie de l’essai :

Des dangers rôdent autour de tout ce qui est cher aux hommes. Un jour, un homme vit sur une branche un petit autsaly. C’était un oiseau rouge, gras et vif ; l’homme songea à le manger et lui lança une pierre

Paulhan, 1978 : 35

L’oiseau est mangé sans précaution malgré les protestations de sa femme et de ses enfants qui se sont enfuis, … et l’homme meurt. Le sens du conte est difficile à saisir, mais Paulhan veut faire entendre « tout le danger qui plane autour du repas » et la « morale » sophistiquée qui l’accompagne chez les Merinas. Or, une version différente et plus longue a été rendue par le missionnaire anglais et folkloriste James Sibree. La version de Sibree, que Paulhan connaît, laisse penser que ce n’est pas le fait que l’autsaly chante pendant que l’homme le découpe pour le mettre dans la marmite qui effraye la femme et les enfants, mais le fait qu’il « parle » (voir Sibree, 1883 : 278-279). Dans les deux versions, l’homme « n’écoute pas » et contrevient à un interdit ; mais la comparaison entre les deux versions du conte lève le voile encore sur le travail d’écriture auquel se livre Paulhan. Ce n’est pas l’interdit, le fady, qui intéresse Paulhan, mais plutôt la relation entre le langage et la pensée, ou comment l’esprit humain « habille ses idées et ses actes » (Paulhan, 1978 : 73).

1.4 Les aléas de la circulation

Jean Paulhan et son oeuvre ont attiré l’attention des chercheurs, surtout avec le colloque de Cerisy en 1973 et la fondation de la Société des lecteurs de Jean Paulhan en 1977, mais Le repas et l’amour demeure un texte méconnu dont la signification paraît incertaine. L’essai est un texte paru après la mort de son auteur, ce qui complique encore son statut herméneutique. Les principales informations factuelles et confirmées à ce jour concernant Le repas et l’amour chez les Merinas sont colligées par Bernard Baillaud dans les Oeuvres complètes : le texte paraît pour une première fois à titre posthume en 1970, aux éditions Fata Morgana, mais aurait bien été rédigé pendant le séjour à Madagascar. Dans une lettre à sa mère, datée du 13 juin 1909 :

J’ai fini ce soir les Repas. C’est la seconde fois que je le finis. Ça a cinquante pages. Une fois retapé j’ai envie de l’envoyer à Georges [Dumas] ou au directeur de la Revue de Paris. Ça me fera encore un article de refusé mais au moins je ne l’aurais pas envoyé à la R[evue] de Psychol[ogie] Sociale

Paulhan, 2007a : 337

C’est Dominique Aury, après la mort de Paulhan, qui aurait remis le texte à l’éditeur. Paulhan lui-même ne l’avait pas retenu pour publication dans ses oeuvres complètes en 1966. Il avait pourtant tenté de le publier dès sa création et en avait conservé au moins une copie dactylographiée. S’agit-il d’un ratage, d’un échec, qui mérite sa place dans les études littéraires parmi d’autres cas, sous le nouvel éclairage que lui donne maintenant notre propre situation de discours (Bucheli, 2020) ?

J’insiste sur ces faits qui pourraient paraître anodins, mais dans la perspective d’une sociologie herméneutique, ils ne doivent pas le rester. Qu’est-ce qui fait « oeuvre » ?, voilà une autre question fondamentale, mais aussi : qu’est-ce qui « signe » une époque ? À mon sens, le texte rejeté est tout autant le signe de son époque que l’oeuvre consacrée. Ernst Cassirer avait relevé certains des angles morts de l’objectivation de l’oeuvre et de l’approche « époquale » (avec l’idée de Zeitgeist) dans les sciences humaines, pour renchérir sur les processus de l’expression, de la réception et de l’appropriation qui viennent fluidifier ce qui est de prime abord fixé dans l’attention spéculative. Qui plus est, selon lui, l’oeuvre, si « achevée et équilibrée » soit-elle, « n’est et ne demeure qu’un point de passage » (Cassirer, 1991 [1942] : 203). Georg Simmel avait aussi relevé le caractère construit des totalisations ou formalisations du récit historiographique, notamment celles qui entendent « cristalliser » une époque (voir Simmel, 2004 : 145-164 ; Jacob, 2010 : 58-59). En tous cas, cela nous ramène encore à l’expérience esthétique que nous faisons d’un objet singulier et à l’exploration de sa textualité.

En janvier 1912, Paulhan dépose deux sujets de thèse en Sorbonne : « Sémantique du proverbe, essai sur les variations des proverbes malgaches », sous la direction de Lucien Lévy-Bruhl, et « Essai d’une clarification linguistique des phrases proverbiales malgaches », sous la direction d’Antoine Meillet. Paulhan n’a jamais achevé les recherches sur le langage qui vont l’occuper dès après sa formation en philosophie et son stage de psychologie clinique. Cependant, et c’est ce qui nous intéresse particulièrement avec Le repas et l’amour, Paulhan n’abandonne pas « la science » pour se consacrer à « la littérature ». Il n’y a pas de trajectoire linéaire de la science à la littérature ou de la littérature à la science, il n’y a pas non plus à chercher d’explication définitive de l’une chez l’autre.

Il y a cependant un intérêt soutenu dans toute l’oeuvre de Paulhan pour ce qu’il appellera les paradoxes de l’esprit (confusion, omission, illusion, malentendu, mensonge, anomalie, etc.). Cela s’observe déjà dans les comptes rendus du Journal de psychologie normale et pathologique, dont un sur Faits et commentaires de Herbert Spencer, un sur la célèbre conférence « La notion de conscience » de William James, et un sur « Cerveau et pensée » d’Alfred Binet. Les questions abordées à l’époque par Paulhan touchent les études cliniques sur les troubles mentaux, les études sur le système nerveux, l’éducation, les recherches cliniques sur le somnambulisme, l’hypnose, le rêve, la mémoire et le souvenir.

Malgré que le projet doctoral n’ait pas été mené à terme, ce qui aurait assuré un tout autre destin au texte de 1909, la position de Paulhan à l’endroit des doctrines anthropologiques de son temps est claire : « leur défaut commun me paraissait tenir à ce qu’elles commencent par admettre que les primitifs sont à la fois plus semblables les uns aux autres et plus simples intérieurement que les civilisés », écrit-il (Paulhan, 1966 : 77). Dans La mentalité primitive et l’illusion des explorateurs (1925), Paulhan réfutera l’idée répandue, et présente dans les ouvrages de Spencer, de Ribot ou de Lévy-Bruhl, voulant que les « primitifs » soient incapables d’abstractions, que les langues dites « primitives » manquent de termes abstraits (voir Paulhan, 1966 : 141-153). Il faut noter également que l’enquête sur les poésies populaires malgaches et Le repas et l’amour s’écartent des approches fonctionnalistes en ne présupposant pas l’unité et l’identité du groupe ; au contraire, Paulhan le signale dès les premières lignes des deux textes, les populations malgaches sont d’origines diverses, et ce, depuis des siècles, les relations sociales y sont hiérarchisées selon des principes hétérogènes ; la pratique de l’esclavage, les missions religieuses protestantes, l’exploitation et l’administration coloniale françaises en sont, et Paulhan en est très conscient. L’usage des proverbes dans la langue de tous les jours ne peut pas être indexé à une structure ou à un système symbolique stable, ni même à une « culture » ; l’usage renvoie à l’événement de parole et son contexte pragmatique. Comme il l’écrira à son retour en France :

Frazer, Durkheim ni Lévy-Bruhl ne doutent que les croyances des primitifs ne soient strictement d’accord avec leurs cultes, ni leurs sentiments avec leurs actes. Une telle méthode, si on l’appliquait aux habitants de Saint-Paul-du-Var ou de Windermere, conduirait, je pense, à les considérer exactement comme les ethnographes font les Kikouyous et les Baras. Mais vivant auprès des Malgaches, c’était au contraire leurs différences, leurs écarts, leur variété et — dans l’ordre des croyances — leur scepticisme, qui me retenaient d’abord

Paulhan, 1966 : 77

2. l’autorité paradoxale du texte

Prendre ainsi en compte la complexité de l’objet et sa singularité est un travail de construction essentiel qui appartient pleinement à une sociologie herméneutique. L’essai de Paulhan qui nous intéresse pourra apparaître dans toute son originalité, et ce qui se révèle est moins la naïveté de l’apprenti anthropologue ou les privilèges du professeur de lycée à Tananarive qu’une recherche audacieuse sur le langage et son « décryptage »[7]. Mais avant d’aborder la conception paulhanienne de l’interprétation et les leçons herméneutiques plus générales qu’on peut en tirer, je vais m’attarder à certains vecteurs, certains aspects formels du texte lui-même.

2.1 L’incipit et les variations de la rhétorique scientifique

Entre autres marqueurs qui retiennent notre attention, les premières lignes : « Du peuple qui habite l’Emyrne, au centre de Madagascar, les Hovas ne furent qu’une caste, sorte de bourgeois enrichis. Au-dessus d’eux il y eut les Andriana […] » (Paulhan, 1978 : 9). Ces lignes installent une narration bien particulière si on les compare aux publications ethnographiques de l’époque. Ces lignes se retrouvent en substance, mais modifiées, dans le premier paragraphe de l’avant-propos des Hain-teny merinas de 1913, cette fois suivies d’un discours plus conforme au champ scientifique.

Le texte de 1909 détonne dans l’écriture ethnographique du tournant du 20e siècle. On peut par exemple le comparer avec l’article important de Robert Hertz intitulé « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » et publié en 1907 dans L’Année sociologique. L’article de Hertz obéit à une structure simple, calquée sur la morphologie du rituel des Dayaks de Bornéo, saisie dans sa « forme typique » et selon « l’ordre même des faits », tels que compris par l’auteur avec des subdivisions compréhensibles pour un lecteur de l’Occident chrétien. On y trouve en bas de page de nombreuses références savantes, en anglais et en allemand, avec commentaire critique sur les sources. Les notes font apparaître le travail de construction ou d’élaboration scientifique des faits, y compris les comparaisons avec d’autres faits typiques dans d’autres sociétés, suivant la méthode durkheimienne. Une analyse même superficielle fait ressortir des traits remarquables absents du texte de Paulhan :  une nette séparation entre « représentations » ou « croyances », d’une part, et « pratiques » observables, d’autre part ; les découpages ethnogéographique et morphologique du rituel entourant la mort ; la distanciation stable et conventionnelle, marquée de multiples manières, entre l’auteur et les « notions » et « pratiques » qu’il examine et qu’il veut expliquer.

On pourra contraster le récit de Paulhan sur ce plan avec ceux d’autres pionniers de l’anthropologie sociale et culturelle moderne, bien que, comme l’a souligné déjà Augé, Paulhan lui-même fasse très peu état de ses connaissances ethnologiques (voir Augé, dans Bersani, 1976 : 18). Ce qui déroute peut-être encore davantage, ce sont les formes aphoristiques et métaphoriques de ces premières lignes :

[Les Merinas] eurent quelques idoles et pensèrent qu’un esprit, un dieu parfumé planait au-dessus d’eux : ils ne l’adorèrent pas. Leurs rois vainquirent les Malgaches voisins par la malice de leurs raisonnements et parfois par la guerre. Quand ils parlaient, le peuple entier, couvert de manteaux d’étoffe blanche ou violette, se réunissait en silence autour d’eux

Paulhan, 1978 : 9

Et surtout, des ruptures temporelles fréquentes, très abruptes, où on passe sans transition du discours pseudo ethnographique à l’univers du conte : « Sa mère partit au marché : Rasoa prit un bol d’eau claire et se tint droite au bord du jardin. […] » (Paulhan, 1978 : 10).

2.2 Une rancune de notre longue attente

Parmi les motifs et figures qui méritent notre attention, il y a ceux où l’expérience de pensée à laquelle nous invite Paulhan se coule dans l’écriture du futur écrivain. C’est le cas, par exemple, avec ces phrases au rythme très intriqué :

Le droit des parents, les convenances, les lois, tout paraît chez nous combiné pour réglementer étroitement l’amour. Et l’amour est alors un désir étrange et persistant, apparaissant parfois entre ces règles serrées, comme des yeux de prisonnier à travers les barreaux d’une fenêtre.
[…] il est difficile à un enfant de la bonne bourgeoisie, celle qui écrit les livres et impose la morale, d’avoir une idée simple et saine de l’amour. Il y rêvera d’autant plus qu’il en est privé. […]
Et les conversations à la fin des repas, et la vanité enfantine des coureurs de femmes sont un souvenir du temps où nous ne savions pas encore ce que c’était et une sorte de rancune de notre longue attente

Paulhan, 1978 : 58, 59

On n’aura pas trop de mal à trouver dans ce passage des échos du débat sur l’amour libre qui a cours en Europe, et les préoccupations plus personnelles de Paulhan à l’endroit du mariage et de sa relation avec Saloméa Prusac (Baillaud, dans Paulhan 2007a ; Ink, dans Paulhan, 2007b). Mais restons au plus près des stratégies discursives et de la poétique du texte.

Entre autres traits qui distinguent l’approche paulhanienne de celle de l’anthropologie du début du 20e siècle, il y a l’intérêt pour les « écarts », pour la « variété » des expériences qu’offrent les interlocuteurs Merinas, un intérêt qui n’est pas tourné seulement vers leur « différence » par rapport aux Européens. Dans Le repas et l’amour, le narrateur relève des expressions de l’égoïsme, de l’ingratitude, du caractère difficile ; il rencontre des types sociaux comme le menteur, le médisant (voir Paulhan, 1978 : 24-27, 65). Ces observations lui permettent de tirer une conclusion provisoire sur la faculté d’ironie de la pensée malgache qui s’exprime dans les proverbes.

Il faut rappeler les choix substantiels qui orientent les recherches de Paulhan dès l’époque et qui le situent toujours à proximité sinon en dialogue étroit avec les durkheimiens : non pas les valeurs, les tabous et les symboles, mais les pratiques ou les usages. En ce qui concerne le langage, et en référence à Meillet et à Bally, dans un texte de 1912, Paulhan demandera de s’intéresser aux « nuances de la langue parlée », aux distinctions entre « langues littéraire, officielle, commune, entre la langue affective et la langue logique », les verbes qui expriment le doute, la crainte, ou bien à l’« accoutumance » des mots et au « renouvellement du style », etc. (Paulhan, 2018 V : 476).

En fait, et je le souligne puisqu’on a là un autre élément réflexif des plus pertinents pour notre discussion sur la sociologie herméneutique, la volonté première de comprendre l’« âme malgache » n’aura été finalement qu’un prétexte à une « histoire oubliée » qui lierait étroitement les actes, les sentiments, et la construction du moi (voir Paulhan, 1978 : 57-58). Le besoin qui se présentait de façon simple se complique, l’amour merina lui-même est pris dans les règles, les obligations, les contraintes, dont celles imposées par l’esclavage hova (ibid. : 46-49). Le langage sophistiqué du repas se prête à toutes les situations ; il peut par exemple exprimer le sentiment de l’injustice (ibid. : 30) ; les dangers qui rôdent (ibid. : 35) ; les caprices (ibid. : 40, 70), les remords, le regret, la tristesse même dans l’amour merina (ibid. : 50).

2.3 La poupée sergent de ville

Je m’arrêterai un peu plus longuement sur une histoire glauque, un peu effrayante, et bizarrement intercalée dans le récit — alors que Le repas et l’amour chez les Merinas fourmille par ailleurs de trouvailles jubilatoires. L’histoire de la poupée est plutôt simple, linéaire, tandis que par exemple dans les Causes célèbres, Paulhan livrera des récits bien plus travaillés et contournés, qui opèrent des renversements de sens autrement plus engageants. Mais si l’expérience de lecture est de prime abord plus simple ici, elle est révélatrice de toute la complexité de notre objet herméneutique.

Le travail d’interprétation doit d’abord nous amener à comprendre les rapports entre microstructures stylistiques et macrostructures narratives, pour reprendre les termes de Genette (voir 1972 : 59-63). Il faut savoir que l’histoire de la poupée intervient à un moment crucial de l’essai (voir Paulhan, 1978 : 67-68), soit au premier tiers de la dernière partie. En gros, l’insertion de ce fragment crée des ruptures sur plusieurs plans et prépare l’aménagement des conclusions, forcément provisoires, de l’essai. Je ne mènerai pas jusqu’au bout cette démonstration. J’attire seulement l’attention sur quelques traits qui en font un événement structural et paradigmatique ; bien entendu, devant cet élément comme devant les autres auxquels j’ai fait allusion, s’ouvre une sorte de chantier organisé autour du repérage des modes d’énonciation, des procédés littéraires, des motifs et figures, des thèmes.

Revenons à l’histoire de la poupée et sa place dans l’essai. Paulhan a établi une analogie croisée entre ce qu’il appelle la morale, l’imagination, ou « le langage du repas », et la morale de l’amour ; d’un côté, la sophistication et les complications du repas à Madagascar, et de l’autre, l’amour très contraint, plein de sentiments, en Europe. L’analogie se présente inversement dans les termes d’un amour simple et naturel chez les Mérinas, et d’un repas utilitaire, à peine théâtralisé, en Europe. Cette thèse un peu naïve, le narrateur lui-même y croit plus ou moins, elle va apparaître finalement comme très artificielle, comme un prétexte qui amène ailleurs.

En poursuivant ses recherches et son apprentissage de la langue, on sait que Paulhan va notamment montrer la sophistication du combat amoureux dans la littérature orale et la poésie populaire traditionnelle. En bonne partie à l’encontre de l’interprétation qu’en donnèrent les folkloristes du 19e siècle, Paulhan insista non seulement sur la dimension érotique, mais poétique, performative et ludique des hainteny. Pour lui, la pratique des hainteny est une « lutte d’éloquence ». « C’est un amour intellectuel et raisonneur […] » que met en scène le hainteny (Paulhan, 2007b : 59). Dans Le repas et l’amour chez les Merinas cependant, l’amour merina est défini par rapport à l’amour romantique européen, et par la négative : « Il n’y a pas, dans tous les contes merinas, qui sont nombreux et riches en aventures, un jeune homme triste parce qu’il est séparé de son amie. Il n’y a pas une jeune fille qui consente à mourir d’amour » (1978 : 45). Pourtant, il y a présence ici et là de normes spécifiques et de contraintes. On est en tous cas bien loin du fantasme libertin.

Dans cette partie du texte qui nous intéresse, Paulhan explique et illustre comment la lèpre est objet d’euphémisation à Madagascar, comme l’est la syphilis en Europe à la même époque, et ce, malgré la science. Il cherche à comprendre notamment comment des sentiments tels que la honte et le mépris se traduisent en mots, dans le discours, par le biais des dictons, des proverbes, des tournures du parler populaire qu’il cite entre guillemets dans son texte. En Europe, tout comme chez les Merinas, on aurait une maladie qui n’est pas traitée comme une maladie, mais plutôt « considérée comme une sorte de punition », « une maladie que l’on n’avoue pas » (Paulhan, 1978 : 67). De ces considérations générales livrées de manière objectivante ou distanciée, Paulhan passe sans transition à cette phrase : « J’ai vu, en France, une petite fille jouer toute seule, avec des cailloux, dans le coin d’une chambre » (ibidem). On entre alors dans un mode narratif. Voici le récit en entier :

J’ai vu, en France, une petite fille jouer toute seule, avec des cailloux, dans le coin d’une chambre. Sa mère, qui travaillait, tenait un autre coin avec sa machine à coudre, l’étoffe qui pendait des deux côtés, et une corbeille pleine de fils. Parfois, la fillette allait toucher à la corbeille qui lui paraissait intéressante. Sa mère lui donnait aussitôt une gifle, et elle revenait, prête à pleurer de rage. Cependant, elle imagina de prendre une de ses poupées et de la mettre à côté de la corbeille. Cette poupée, qui s’appelait Louise, lui barra le chemin ; parfois encore elle s’approchait peu à peu de la corbeille, en jouant, mais Louise lui rappelait la défense, par cela seul qu’elle était là.
Et la fillette prit l’habitude de porter Louise à côté des endroits où elle ne devait pas aller. Louise jouait son rôle de sergent de ville. Un jour la fillette toucha encore à la corbeille, ayant oublié Louise, et reçut une gifle. Elle revint. Triste et sérieuse, et dit à une amie : « Tu vois, j’ai été battue. Voilà ce que c’est d’avoir désobéi à Louise. »

Le récit s’arrête là, et Paulhan va reprendre son argument, qui commence par un épilogue :

Ainsi les Européens ont imaginé la morale de l’amour, sans doute, pour pouvoir échapper à la syphilis, comme Louise était d’abord un moyen d’éviter la gifle. Mais la morale de l’amour, une fois constituée, a commandé à son tour ; l’on a oublié la pauvreté de son origine — et la syphilis n’est plus que la punition qui frappe ceux qui ne lui obéissent pas. Ainsi la gifle punissait de n’avoir point écouté Louise

1978 : 68

L’emploi de l’imparfait de l’indicatif et du passé simple donne à l’histoire de cette poupée sergent de ville une valeur démonstrative : « Ainsi les Européens […]. » Mais le ton et les enchaînements logiques sont instables, l’histoire est chargée d’une tension, voire d’une violence qu’on va retrouver notamment dans les Causes célèbres.

L’histoire de la poupée est aussi l’écho troublant d’un autre récit intercalé dans l’essai, une autre scène autrement cruelle et violente, soit le viol d’une petite Merina appelée Ravao, par un soldat européen (voir ibid. : 46-47). L’amour n’y est ni simple ni naturel, au contraire, il est extraordinairement contraint, lié à des obligations qui sont rappelées à Ravao par sa mère, et il est le lieu d’une chosification — en outre, le narrateur le spécifie, le soldat « laissa un franc à Ravao » (ibid. : 47). Ces deux récits-là, comme les autres récits enchâssés dans l’argument, n’ont évidemment pas exactement la même fonction ; ils constituent des étapes distinctes, avec des finalités distinctes. Il faut aussi souligner que le récit du viol apparaît sous une autre version dans un passage ambivalent d’une lettre à son père Frédéric Paulhan, en juin 1908 (Paulhan, 2007 : 191) : « Les histoires qui sont les plus intéressantes c’est parfois difficile de les raconter. En voilà une qui est arrivée à un de mes amis, Garot […]. Il voulait avoir une fillette de 11 ans qui était près de chez lui. Il va voir les parents et ils consentent volontiers […]. » Le récit se poursuit de façon analogue, mais, au contraire de ce qui se trame dans Le repas et l’amour, on a dans cette lettre une reproduction de la réduction colonialiste, avec des Malgaches qui n’auraient « aucune idée des questions sociales », pas d’« idées morales actives ». Des recherches supplémentaires dans les archives seraient nécessaires pour éclairer cette lettre au père. À titre d’hypothèse, on peut penser que le fils entendait confirmer son propre engagement civique ou moral, témoigner de sa droiture, alors que Saloméa Prusac insistait pour le mariage. Le texte de 1909, au-delà de l’ambivalence, ouvre sur bien autre chose : il y a décentrement du jugement, la sexualité malgache est elle aussi contrainte ou obligée en raison d’une situation imposée, les sentiments amoureux se compliquent. L’écriture est l’occasion d’un engagement littéraire, et d’une difficile négociation avec des savoirs autres.

Revenons à l’histoire de la poupée. Sur le plan des modes d’énonciation, il apparaît que le narrateur a été témoin d’une scène qui s’est déroulée dans un passé indéterminé ; il écrit : « J’ai vu […]. » Pourtant, l’histoire de la poupée sergent de ville n’est pas non plus la simple relation d’une scène dont il aurait été le spectateur ; le narrateur sait certaines choses, par exemple le nom de la poupée ; et il connaît des habitudes de la petite fille, il sait qu’elle s’approche parfois d’endroits où elle ne doit pas aller ; il a aussi entendu ce qu’elle dit un jour à une amie. On est dans la chambre et on n’y est pas. Ce jeu avec le témoignage, le pacte autobiographique et l’indécidabilité de la situation d’énonciation sont des procédés qu’on va retrouver souvent dans l’oeuvre de Paulhan, ce sont même des traits caractéristiques de son univers fictionnel.

Sur le plan des procédés qualifiés ordinairement de « littéraires », outre le jeu de l’imparfait et du passé composé, outre la personnification du jouet de l’enfant[8], je remarque aussi la polysémie du verbe : par exemple, la mère qui « tenait » un coin de la chambre, et la poupée Louise qui « barra » le chemin de l’enfant, comme dans le vocabulaire militaire, qui n’est pas exactement celui du récit ethnographique.

Le personnage du sergent de ville, qui renvoyait à une fonction bien réelle sous la Restauration et le Second Empire, entre 1829 et 1870 environ, on le sait, est un personnage abondamment caricaturé dans l’imagerie et la culture populaires. Ce n’est pas par accident que le narrateur qualifie ainsi la poupée. Mais on peut se demander si l’histoire de la poupée sergent de ville a une réalité clinique, dont Paulhan aurait été témoin pendant son stage par exemple, ou une réalité plutôt sociologique à ses yeux, plus générale… Ou encore, serait-ce une pure affabulation pour assurer la poursuite d’une expérience de pensée ?

En poursuivant dans cette veine, il faut relier l’histoire de la poupée au discours social sur l’éducation. L’idée d’« éducation intellectuelle », nécessaire, à l’époque moderne, selon ses propres termes, pour contrer le désordre médiatique et favoriser l’autonomie et la compréhension, apparaît dans un compte rendu que fait Paulhan dans le Journal de psychologie normale et pathologique en 1904. L’idée orientera la revue critique Le Spectateur (1909-1914) à laquelle contribue Paulhan, revue dont la page couverture annonce : « Observations et essais sur l’intelligence dans la pratique et dans la vie quotidienne ». Paulhan connaît aussi les travaux de pédologie pour lesquels l’enfant est un être sui generis, avec une psychologie distincte de celle de l’adulte. Sans doute, le châtiment corporel, même la gifle, qui ont fait l’objet de débats dans la société française depuis au moins la Révolution et qui ont nécessité les interventions du législateur (à l’école par exemple), appartiennent pour Paulhan à un monde « passé » ou en tous cas qui doit être « dépassé ». Dans un entretien, Paulhan rappelle en effet comment ses parents « étaient au courant de la morale de leur temps » et qu’il ne se souvient pas « d’avoir reçu une seule gifle » (Paulhan, 2018 IV : 446). L’histoire de la poupée sergent de ville, aussi étrangement intercalée dans le récit pseudo ethnographique, apparaît donc bien comme le lieu d’une expérience de pensée, une réflexion à la fois sur la contrainte sociale et sur les illusions du langage ordinaire.

3. une herméneutique réflexive

Les opérations herméneutiques auxquelles je me suis prêté, en puisant dans la sociologie de la littérature, l’histoire des idées, la poétique ou la sociocritique, s’étendent à l’ensemble des procédés formels qui font du texte un objet singulier, avec ses dimensions complexes, tantôt scientifiques et philosophiques, tantôt littéraires. Allons voir maintenant quelles propositions générales on peut en tirer sur le plan de la théorie herméneutique. Ces considérations générales se situent, comme je l’ai annoncé au tout début, dans le sillage de l’expérience esthétique du texte et de la réflexivité herméneutique.

Il est certain que les thèmes de l’expression et de la satisfaction du désir sont centraux dans l’oeuvre paulhanienne et on en trouve des signes dans le Repas et l’amour. Il y a aussi ces procédés qui induisent une expérience de lecture particulière. Ainsi Paulhan nous interpelle et montre la « science des paroles » malgache appliquée à tout un chacun. Par exemple, après avoir relaté les dictons malgaches associés à la nourriture, dans lesquels « chaque mets est le symbole d’un désir, d’une impression, d’une de toutes les choses que l’on rencontre pendant la vie », il écrit : « Et tout ce que nous pouvons attendre de nos parents et de nos amis, sans doute, est aussi incomplet et pauvre que du lait sans crème » (Paulhan, 1978 : 24, 25). L’ethnographe interpelle l’écrivain, qui à son tour nous interpelle.

Dans les récits de Paulhan, comme l’a vu Jean-Yves Tadié, le rôle du narrateur lui-même est de « lire les signes ». Un événement semble s’imposer, mais il demeure caché, et cette lacune fondamentale en quelque sorte « organise le récit » (Tadié, dans Bersani, 1976 : 43). Bien d’autres aspects de la poétique paulhanienne seraient à souligner, qui concordent avec les aspects logiques de la théorie du langage de Paulhan, et sa conception de la littérature.

Cet objet complexe que constitue Le repas et l’amour chez les Merinas n’est pas qu’un prétexte pour mettre à l’épreuve une sociologie herméneutique ; Paulhan en effet et son oeuvre sont, je crois, d’un grand intérêt pour l’histoire des sciences humaines et les débats épistémologiques qu’elle entraîne, et, comme je vais le montrer, il a lui-même explicité les bases d’une science herméneutique. L’« objet convenu » dans les sciences de l’esprit telles que pensées par Dilthey nous entraîne avec Paulhan vers d’autres objets qui n’entreront dans le répertoire de la science que plus tard.

Paulhan n’est évidemment pas le seul dans son camp à l’époque, où on cherche à décloisonner l’expérience littéraire. Paulhan remet aussi en question l’autorité et la prééminence du texte, ce qui est un autre des paradoxes de cet intransigeant défenseur de la littérature, voire de la République des lettres, que fut Jean Paulhan. Il valorise non seulement les formes expérimentales de l’avant-garde artistique, les fables, les faits divers et les lieux communs du parler ordinaire, mais aussi bien les productions culturelles et les formes d’expression non occidentales — la poésie populaire et la « science des paroles » malgaches, évidemment, et je pense aussi à la façon dont il mobilise Nagarjuna, Lie-tseu ou Al Junayd, pour les faire cohabiter avec Martinet ou Hjelmslev, dans Le don des langues (Paulhan, 1990).

La sociologie herméneutique peut alors interpréter l’essai de 1909 différemment et l’intégrer à une nouvelle série signifiante, pour le considérer du point de vue par exemple d’une sociologie du discours dont les champs rhétoriques ont éclaté, ou une sociologie de la connaissance ou une anthropologie cognitive où l’expérience de pensée s’accompagne de toutes les ressources de l’expression et de la représentation. La sociologie herméneutique peut examiner des objets aussi divers que le sentiment de honte, ou la gêne éprouvée pour une langue qu’on ne possède pas, ou le désir empêché, ou le mot incompris, etc. Notre lecture de Paulhan force l’attention à l’expérience et à l’événement de langage, l’attention au singulier. Le dialogisme particulier du texte de 1909 désigne une dialogicité plus large à laquelle le siècle va nous familiariser, soit le pluralisme des voix et des discours, la pratique du collage et de la citation, la réécriture, la transposition. Et cela concerne les problématiques actuelles de la construction et de la représentation du soi.

Je rappelle brièvement la position qui est la sienne dans le court article de 1907 auquel j’ai fait allusion plus haut, « L’imitation dans l’idée du moi ». Dans cet article, la dimension langagière, dialogale et interactive de la construction identitaire est centrale. Paulhan s’intéresse au rêve, aux sensations internes (dites encore organiques, ou cénesthésiques), aux conversations, aux raisonnements par lesquels s’affirme une « personnalité » (voir Paulhan, 1907 : 275-276). Il constate la banalité de ce phénomène par lequel s’affirment les représentations du moi lorsqu’elles sont combattues par des sensations nouvelles ou différentes. Il dit en somme que nous affirmons notre personnalité avec des sensations, des idées, des raisonnements qui sont en nous et que nous savons étrangers ; le moi ne se connaît lui-même comme une personnalité que s’il s’oppose à ce qui n’est pas à lui. Et ces sensations, ces images internes, ces idées ou ces théories ne lui apparaissent comme vraiment siennes que lorsqu’elles apparaissent comme étrangères ou lorsqu’elles sont combattues. Comme si le moi avait besoin pour se poser, pour être connu de nous, qu’un élément étranger nous heurte et nous choque.

Cette conception un peu impressionniste du moi est ancrée non pas tellement dans une des théories de l’imitation qui avait cours à l’époque, celle de Gabriel Tarde par exemple, mais davantage dans ce qu’on pourrait appeler une phénoménologie et une pragmatique du langage. Ce qui frappe, c’est aussi son caractère relationnel, agonistique ou dialogique. Ces considérations entraînent Paulhan à soutenir que pour se représenter son moi, son esprit tout entier, pour le juger, on doit pouvoir changer les rôles. On doit pouvoir s’imaginer être un autre. Ainsi on « habille » nos impressions, nos sentiments d’un « costume étranger » (Paulhan, 1907 : 279). Il ajoute, pour souligner encore la présence de ce travail sur les configurations sensibles et signifiantes, que « Toutes les idées du moi veulent dire que nous sommes, quoi qu’il en semble, quelqu’un comme les autres » (ibidem). Ce qui sous-entend une expérience de l’altérité médiatisée notamment par le langage. Disant cela, Paulhan se situe évidemment dans la lignée de Spencer tout autant que celle de James pour contester la notion abstraite, rationaliste, de personne. En poussant à la limite cette conception relationnelle, Paulhan nous demande aussi d’admettre que la personnalité puisse être construite sur des abandons, des transferts, des projections anthropomorphiques ; il cite longuement pour appuyer son propos des extraits du journal intime d’Henri-Frédéric Amiel : « abandon et reprise de soi, tel est le jeu de la vie intérieure » ; « j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent » (Paulhan, 1907 : 281).

L’idée du moi est « comme une limitation, une restriction pratique de notre vie mentale, dont elle exprime l’insuffisance. Primitivement un sentiment est un sentiment, une idée est une idée et rien de plus […]. Pour que l’idée ou le sentiment nous apparaissent nôtres, il faut qu’ils se heurtent à quelque chose d’étranger sur quoi ils se modèleront » (ibidem). Ces thèses philosophiques se retrouvent dans les dernières lignes du Repas, sous une forme aphoristique et étrangement allégorisée :

Un désir n’est, après tout, qu’un instinct mieux connu.
Et cela montre aussi toute la souplesse et la richesse avec lesquelles l’homme peut habiller ses idées et ses actes. « Tu dois recevoir, dit une parole chinoise, tes idées comme des enfants et tes désirs comme des hôtes. » Mais il est des hôtes à qui nous donnons un palais où le soleil brille chaque jour d’une autre sorte sur les tapis dans les glaces — et d’autres que nous logeons dans une maison de pierres sèches, où viennent le vent et la pluie du dehors

1978 : 73

Assurément, ces lignes demanderaient à elles seules un autre chantier herméneutique. Paulhan écrit « Cela montre aussi », mais je crois pour ma part que c’est plutôt cela montre « enfin » ; car c’est là il me semble où nous entraîne tout le texte. Ce sont à la fois les idées et les actes qui sont « habillés ». Il est remarquable que le texte se termine sur la question du « désir », mais pour montrer sa dimension collective et non pas purement personnelle ; ainsi, « mieux connaître » le besoin ou l’instinct permettrait d’exprimer plus et mieux le désir ? On sait que Paulhan a appris le chinois et songé à partir en Chine avant d’accepter un poste à Madagascar. Il y a là un feuilletage assez dense, un intertexte qui ne se dévoile pas facilement.

Il y a par ailleurs chez Paulhan lui-même une herméneutique réflexive telle qu’on peut l’attendre dans le champ des sciences humaines. Dans le Traité du ravissement, rédigé en 1935 et qui prépare en quelque sorte la réflexion plus poussée, mais sans être achevée, des Fleurs de Tarbes, Paulhan expose très succinctement sa « méthode de décryptage ». Il identifie les diverses sortes de « chiffres » auxquels on peut l’appliquer, puis les phases du décryptement : on commence par entrer dans un vocabulaire particulier, puis on découvre un paradoxe, un « secret », secret qui a trait à l’exercice de la pensée et à l’expression langagière dans ce qu’elles ont pour Paulhan de plus fondamental (voir Paulhan 2018 V : 324). La pragmatique du langage est exprimée de façon essentiellement paradoxale, et un peu décevante du point de vue des philosophies contemporaines, en retournant constamment « mot », « idée » et « chose » l’un ou l’une contre l’autre.

Paulhan parvient par là au constat de l’universalité de la condition herméneutique, mais cela n’entraîne pas chez lui un vague « interprétationnisme » (Thouard, 2011 : 8). En effet, le décryptage tel qu’il l’entend est « la méthode même de toute recherche scientifique » ; il y a bien pour lui une herméneutique générale, qui peut s’appliquer à la littérature, comme à d’autres configurations, d’autres modes d’expression (voir Paulhan, 2018 V : 320-323). La technique de décryptement est celle de toute conscience (voir Paulhan, 2018 V : 382).

Contre l’étroitesse de la recherche dans les sciences de la nature, contre le resserrement du champ scientifique que Paulhan a personnifié sous les traits du physicien William Thompson (Lord Kelvin), le décryptage selon lui met en évidence « ces autres découvertes que nous faisons en nous, contre nous » (Paulhan, 2018 V : 410-411). On a donc bien chez Paulhan une herméneutique réflexive, qui a des extensions directes dans les sciences humaines.

Paulhan s’est préoccupé sérieusement du « rôle de l’intelligence », chez les professionnels et ceux qu’on appellera les « intellectuels », et aussi sur le plan social ou civique dans les débats avec Julien Benda au sein de la NRF, ou avec sa participation à la politique culturelle du Front populaire de 1936-1938 (Cornick, 1995). Il faut surtout rappeler les questions qui étaient au coeur de la revue Le Spectateur et à travers lesquelles Paulhan entend éclairer « la raison qui sait classer et situer l’intelligence même » (Paulhan, 2018 V : 146-147). C’est-à-dire que l’observation et l’interprétation reconstruisent une règle active, une attitude pratique, la matière propre à exercer le langage et à lui donner tout son jeu ; « il n’est pas de sens qui ne soit exercice », « allusion », « retours », « insistances » (Paulhan, 2018 V : 362).

Pour illustrer d’une autre façon cette dimension réflexive, et cette approche synthétique de la question de l’intelligence dans le monde moderne chez Paulhan, je citerai son Introduction à Giovanni Vailati. À propos de l’expérience consistant à découvrir une absurdité ou une opinion idiote derrière un discours par ailleurs « parfaitement enchaîné, cohérent, logique », Paulhan écrit :

L’expérience suppose […] qu’il existe, soit en deçà de la logique ou au-delà, un art de conduire sa pensée, et précisément une grammaire des idées, exactement comme il existe une grammaire des mots et des phrases. De cette grammaire des idées, personne ne peut dire que nous ayons la connaissance claire. Du moins en avons-nous suffisamment conscience pour nous sentir gênés et comme hérissés, toutes les fois qu’elle est violée

2018 V : 164. Souligné dans l’original

En poursuivait la lecture de ce texte rédigé par Paulhan en 1953, on comprend qu’il y a en filigrane tout un débat sur les tâches et les instruments de la philosophie, notamment dans ses rapports aux connaissances scientifiques, mais aussi dans ses rapports au discours social et à l’usage du langage dans la vie quotidienne.

Déjà dans le Traité du ravissement, l’ensemble du champ herméneutique apparaît dans sa forme logique ; le paradoxe et le décryptage sont identifiés comme microcosmes de toute réflexion littéraire (voir Paulhan, 2018 V : 347-348), mais sachant que les découvertes et les innovations les plus audacieuses de la personne experte, écrivain ou poète, concernent toujours la conversation, la réflexion, la pensée communes (voir Paulhan, 2018 V : 331). La littérature n’est que cette configuration où le jeu des signes, le retranchement, l’oubli de la trivalence du langage se passe « doublement » ; la découverte littéraire est comme une répétition de l’événement, de l’apprentissage, de l’application de la parole, une autre « provocation » de la condition langagière (Paulhan, 2018 V : 364).

Un autre point nodal, sur le plan logique, de cette herméneutique spéculative ou réflexive chez Paulhan tient à ce qu’il appelle l’expérience de la « considération », ou le monde de la considération, soit le moment où l’observateur sait qu’il participe à la chose observée, où sujet et objet, esprit et langage, etc., cessent d’être tenus pour opposés (voir Paulhan, 2018 V : 378-379, 390). Pour Paulhan, tel qu’il l’expliquera par exemple dans une lettre à Maurice Nadeau, il n’existe pas de « lois de l’expression », on ne peut pas « connaître les sentiments ni assister à la pensée des hommes comme de l’extérieur ». Il n’y a pas d’observation pure, mais « des conduites, un jeu de reflets et de glaces montrant constamment dans le langage le reflet même du mouvement par quoi nous l’approchons » (voir Paulhan, 1990 : 163, 263-276).

Les découvertes de Paulhan demeurent fragiles, elles reviennent souligner encore la trivalence du langage, et s’il s’aventure vers l’identification de traits universels du langage et de l’expression, et donc de la pensée ou de l’imagination communes (voir Paulhan, 2018 V : 396-398), il est sans doute plus prudent ou sceptique que Durkheim dans cette voie.

conclusion

Pour conclure, je vais d’abord récapituler les quelques traits plus généraux de la sociologie herméneutique que j’ai tenté de dégager.

  1. Complémentarité des méthodes et des objets sémiotiques. Les configurations examinées sont dotées de propriétés formelles dont l’analyse doit rendre compte.

  2. Expérience esthétique et immanence du matériau. L’analyse nécessite une lecture attentive, active, orientée pragmatiquement.

  3. Niveaux d’analyse proches et lointains, entrelacés. L’interprétation met en relation des configurations distinctes qui soulèvent des enjeux herméneutiques distincts.

  4. Situation de discours et axiologie. Outre ses principes de problématisation, de construction et d’argumentation, la sociologie herméneutique s’inscrit dans une situation de discours qu’elle doit expliciter.

Je voudrais enfin souligner en quoi un récit pseudo ethnographique peut permettre de reconsidérer notre situation de discours et les conditions dans lesquelles nous envisageons la sociologie. L’herméneutique de l’objet complexe qu’est Le repas et l’amour chez les Merinas permet d’intégrer le texte de 1909 à une nouvelle série d’expressions objectivées, série dans laquelle l’essai de Paulhan apparaît comme précurseur, et qui, à certains égards, le rapproche d’une situation de discours contemporaine, la nôtre. Du point de vue d’une sociologie de la connaissance et d’une rhétorique élargie, l’interprétation fait un retour sur l’histoire des sciences humaines et ses rendez-vous manqués, puis contribue à la réflexion sur les enjeux actuels de l’écriture scientifique et le pluralisme des voix. Cette herméneutique renvoie à l’intérêt grandissant pour l’écriture et la rhétorique dans les sciences ; elle renvoie aux perspectives critiques sur les situations coloniales et postcoloniales et leurs incidences sur les savoirs ; enfin, l’analyse s’inscrit dans un vaste mouvement de réflexion sur la recherche-création.

On peut ainsi repérer dans l’oeuvre de Paulhan — comme sans doute chez Leiris, ou Bataille, et ailleurs dans les mouvements de l’avant-garde artistique du début du 20e siècle (voir Clifford, 1988 : 22-23, 52-54, 117-151) — des schèmes et des propositions qui deviendront courants dans le pragmatisme, la nouvelle critique et le poststructuralisme. Et, d’un intérêt tout particulier pour mon propos, le texte de 1909 embrasse déjà une réalité du discours plus large que celle des lieux communs, pour rejoindre la question de la production et de la circulation du sens, soit l’ancrage des jeux de langage dans les pratiques sociales, la nécessité et à la fois la contingence du signe dans l’espace social, par-delà les « fétiches » de la différence culturelle (voir Milne, 2006 : 62-63). Cela a des conséquences importantes sur la façon dont nous abordons l’expression culturelle, aussi bien que, plus largement, l’interprétation des pratiques et des relations sociales (voir Alexander, 2004 : 550 ; Gilroy, 2010 : 183, 256, 327 ; Straw, 2010 ; Straw, 2005).

Paulhan s’est élevé contre les thèses savantes sur la « mentalité primitive ». Il a apprécié la polysémie des proverbes et leurs usages dans la vie quotidienne merina, et la valeur esthétique des créations verbales au moment où elles lui semblaient ne devoir survivre que chez quelques vieillards et dans les livres. Il est vrai que, dans le texte de 1909, les tensions ou dimensions conflictuelles de son séjour et les difficultés d’apprentissage de la langue, qui apparaissent bien par exemple dans son journal et dans sa correspondance, sont tenues en suspens. On y relève entre autres ce préjugé tenace voulant que les coutumes comme les joutes oratoires et l’usage des proverbes dans la vie quotidienne appartiennent au passé et soient vouées à disparaître. Mais Paulhan reconnaît dans les poésies populaires malgaches une « science des paroles », qui l’entraîne dans une exploration toujours plus poussée de la pensée et de son expression. Le thème du « désir empêché » ou « contrarié » plaçait Madagascar et l’Europe sur le même plan. Quelques années après son séjour malgache et la publication des Hain-teny merinas, il conclut que l’expérience de cet art particulier qu’est la joute verbale chez les Merinas nous ramène à un « trait essentiel de tout art » : un ébranlement, capable de révéler « chaque événement de l’esprit » (Paulhan, 1966 : 96).