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Il y a un large accord aujourd’hui pour reconnaître que les sciences sociales sont des sciences interprétatives[1]. Mais on peut donner des sens très différents à cette qualification. Les sociologues connaissent bien sa conception wébérienne. Dans Leraisonnement sociologique, Jean-Claude Passeron (1991) opposait cette conception à celle dérivée de l’herméneutique. Les sciences sociales sont bien des sciences du sens des actions et des interactions sociales. Elles en rendent compte en les expliquant par des motifs. Ces motifs ne sont eux-mêmes compréhensibles qu’en étant contextualisés. Ils sont considérés comme étant essentiellement de nature subjective. Selon Passeron, la compréhension de l’action requiert notamment que son sens subjectif (saisi en termes de motifs) soit compris par l’enquêteur. Par ailleurs, les sciences sociales utilisent des « théories interprétatives » qui, lorsqu’elles interviennent dans le cours du travail empirique, organisent et étendent l’observation, et produisent des connaissances empiriques.

Ces modalités de la compréhension et de l’interprétation n’ont, selon Passeron, rien à voir avec l’herméneutique, qui privilégierait les interprétations une fois des observations faites. Ce sont des interprétations « vagabondes », des paraphrases d’un sens manifeste, voire des ajouts de significations extrinsèques : « L’herméneutique ne fait qu’exploiter du déjà-su pour le redire dans une autre langue phénoménologique, au moins tant qu’elle n’est pas capable de revenir, pour les décrire, plus finement ou plus intelligiblement, sur les phénomènes qui font la base empirique de la connaissance du monde » (Passeron, 1991 : 391).

C’est là une caractérisation réductrice de l’herméneutique, qui ne tient pas compte de l’apport de cette tradition séculière à l’élucidation de l’objet même des Geisteswissenschaften (sciences humaines). La réflexion y a longtemps été consacrée à des questions de procédure et de méthode dans l’exégèse textuelle. Il s’agissait de savoir comment procéder pour interpréter des textes éprouvés comme obscurs, énigmatiques, fragmentaires, etc., du fait d’une distance historique ou culturelle. L’herméneutique classique a ainsi été liée à la philologie, à l’exégèse biblique ou à l’interprétation des textes anciens et des textes juridiques. À la fin du 19e siècle, Wilhem Dilthey lui a donné une tournure plus épistémologique. Il a cherché à caractériser le mode de connaissance propre aux sciences de l’esprit. Comme celles-ci ont à rendre compte du monde historique et des « unités de sens » qui le caractérisent, leurs données sont d’un type particulier, qui exige un mode d’analyse spécifique. Au 20e siècle, Martin Heidegger et Hans-Georg Gadamer ont, à leur tour, déplacé ce questionnement. Ils ont considéré le Verstehen (la compréhension) comme un Seinsmodus (mode d’être) plutôt que comme une méthode, élaboré une théorie générale de la compréhension, et défini un concept de vérité et un mode de connaissance « correspondant à la totalité de notre expérience herméneutique » (Gadamer, 1976 :13).

Plus près de nous, Charles Taylor a explicité les implications pour les sciences humaines et sociales d’une prise en compte de cette « totalité de l’expérience herméneutique » (ibidem). Il a emprunté à l’herméneutique philosophique l’idée que l’auto-interprétation et l’auto-compréhension sont des dimensions essentielles de l’expérience humaine, et que celle-ci dépend du langage : « Nous devons concevoir l’homme comme un animal qui s’interprète lui-même » (Taylor, 1997 :152). Cette auto-interprétation est omniprésente. Elle est notamment le noyau de l’identité personnelle : « En tant qu’hommes, nous sommes des êtres qui se définissent eux-mêmes, et nous sommes en partie ce que nous sommes en vertu des définitions de nous-mêmes que nous avons adoptées, quelle que soit la façon dont nous y sommes parvenus » (ibid. :189). Taylor a mis au premier plan la dimension morale de cette identité.

Sans doute l’auto-interprétation constitutive de l’identité personnelle a-t-elle un aspect individuel, mais, pour l’essentiel, elle est collective, car elle se nourrit des cadres axiologiques et moraux élaborés par les traditions culturelles. En un sens, l’expérience ne s’interprète pas elle-même directement au gré des préférences et situations personnelles ; elle reçoit son sens des « significations intersubjectives et communes incorporées à la réalité sociale » (ibid. :187). C’est la nature propre de ces significations, et leur différence avec les significations subjectives, qui justifient, aux yeux de l’herméneutique, de distinguer les sciences de l’esprit des sciences de la nature.

Comme Dilthey puis Gadamer, Taylor insiste sur la spécificité du type de données dont disposent les sciences sociales, du fait qu’elles ont affaire à des significations, ou encore sur la nécessité de concevoir un mode de connaissance qui ne soit pas basé sur la conceptualisation, la vérification et la probation empirique. Ce n’est cependant pas sur cet aspect-là de l’approche de Taylor que je vais m’arrêter, mais plutôt sur la tâche de critique culturelle qu’il attribue à une démarche inspirée de l’herméneutique philosophique. Cette tâche est non seulement critique mais aussi correctrice. Il s’agit, d’une part, d’aider les acteurs sociaux à remédier aux distorsions et confusions existant dans leur compréhension d’eux-mêmes et de leur situation, d’autre part, d’identifier et corriger les erreurs qu’il peut y avoir dans une culture, erreurs souvent reproduites dans les sciences humaines et sociales[2]. Cette double tâche exige une grande réflexivité critique de la part des chercheurs en ces sciences. Les faits fondamentaux, de ce point de vue, sont, d’un côté, que les erreurs d’une culture sont incorporées dans le langage lui-même, de l’autre, que le projet des sciences humaines et sociales est étroitement dépendant du mode d’auto-interprétation de l’homme et de la société qui s’est développé à l’époque moderne en Occident, et qui s’est cristallisé dans des « imaginaires sociaux ». Comment peuvent-elles, dès lors, se soustraire, d’une part, à la « mythologie déposée dans notre langage », pour reprendre l’expression de Wittgenstein, d’autre part, à l’arbitraire culturel inhérent à leur matrice sociale-historique, et assurer leur autonomie ? Je reconstituerai la réponse de Taylor, qui s’inspire principalement du modèle gadamérien de la « fusion des horizons », puis la comparerai à celle des sociologues qui ont eu la conscience la plus vive de la dépendance de leur discipline par rapport aux conditions économiques, sociales et culturelles dans lesquelles elle s’exerce (je me référerai principalement à Pierre Bourdieu). Mais auparavant, je montrerai comment Taylor a transformé l’herméneutique en une critique culturelle, très différente de celle, conservatrice, d’un Gadamer, critique à laquelle les sciences sociales n’échappent pas.

i. « notre expérience dépend du langage »

Taylor fonde la spécificité des sciences humaines et sociales sur ce qu’il appelle « une structure de la vie humaine comme telle », à savoir que les hommes sont des « animaux qui s’interprètent eux-mêmes ». L’auto-compréhension et l’auto-interprétation sont constitutives de ce qu’ils sont. Elles sont leur mode d’être : « Dire que l’homme est un animal qui s’interprète lui-même ce n’est pas seulement dire qu’il a une tendance compulsive à réfléchir sur lui-même, mais plutôt qu’il est toujours en partie constitué par une interprétation de soi, c’est-à-dire, par la compréhension qu’il a de ce qui lui importe » (Taylor, 1985 : 72). Ce mode d’être est conditionné par la disposition du langage : si les hommes sont des « animaux qui s’interprètent eux-mêmes », c’est parce qu’ils sont des « animaux langagiers ». En effet, l’interprétation de soi implique une capacité du sujet humain de comprendre ce qu’il ressent, désire, espère, déteste, rejette, etc., et de l’articuler discursivement.

La conception du langage que propose Taylor est inspirée d’auteurs romantiques allemands de la fin du 18e siècle et du début du 19e (Johann Georg Hamann, Johann Gottfried (von) Herder et Wilhelm von Humboldt) (cf. Taylor, 2019). Au coeur de cette conception, il y a l’idée que « notre expérience dépend du langage ». Pour expliquer cette dépendance, le philosophe canadien élabore une théorie de la « conscience linguistique », qu’il oppose à la conception du langage héritée de la tradition rationaliste. Pour lui, comme pour l’herméneutique philosophique, « l’être-au-monde humain » a un « caractère originellement langagier » (Gadamer, 1996 : 467). C’est précisément ce qui permet que l’auto-compréhension soit son mode d’être. Cette auto-compréhension est en effet de nature réflexive et discursive.

Une caractéristique importante de la conception du langage inspirée des auteurs romantiques est que celui-ci a une fonction constitutive plutôt que simplement désignative ou descriptive. Pour l’illustrer, Taylor donne souvent l’exemple des sentiments et des émotions. Le langage est le milieu dans lequel « toutes les émotions, qu’elles soient articulées ou non, sont expériencées » (Taylor, 1985 : 74). Il est constitutif de l’émotion, ce qui veut dire « que fait partie de l’expérience d’une émotion le fait de voir qu’une certaine description s’applique à elle » (Ibidem).

En effet, seul un animal doué de langage peut avoir le genre d’émotion que nous avons : « Les êtres doués de langage sont capables d’émotions qui sont le reflet de la conscience plus riche qu’ils ont de leur monde : à la colère s’ajoute l’indignation ; au désir s’ajoutent l’amour et l’admiration » (Taylor, 2019 : 46). Il peut aussi transformer ses émotions en affinant sa conscience de son monde. Être doué de langage rend en effet

possibles à la fois une perception spécifique des choses qui nous entourent et une conscience plus raffinée des significations humaines, donc une gamme d’émotions plus complexe. Et dans ce domaine, qui n’est pas celui des objets purement externes, une conscience plus claire ou transformée des significations se traduit par une clarification ou par une transformation des émotions

Ibidem

Les émotions que nous éprouvons sont fonction d’un ensemble déterminé de distinctions et de critères d’évaluation, que le langage nous fournit :

[Les êtres doués de langage] peuvent (…) être sensibles à des distinctions qui échappent aux animaux qui ne le sont pas, dont celles, très importantes, qui impliquent des valeurs morales ou autres. Ces animaux manifestent leur désir ou leur aversion pour un objet en s’y précipitant ou en l’évitant. Seuls les êtres de langage savent considérer une chose comme digne d’être désirée ou dédaignée, car une telle attribution soulève une question de justesse intrinsèque. Elle implique de caractériser la chose sans la réduire à sa qualité d’objet de désir ou d’aversion et de reconnaître la nécessité de la considérer d’une certaine façon. Ainsi, un animal non humain peut ressentir de la colère, mais l’indignation, elle, requiert de l’agent qu’il sache reconnaître que l’objet de sa colère a fait quelque chose de mal ou de déraisonnable. Quand on admire une personne, on est impressionné non seulement par elle, mais aussi par ses vertus exceptionnelles ou par ses réalisations remarquables.

Ibidem

Le langage permet non seulement que les émotions soient étayées sur des évaluations ou des appréciations, mais aussi qu’elles soient identifiées et distinguées. Il fournit un vocabulaire pour organiser et différencier l’espace affectif. Il s’agit de différenciations établies dans le champ sémantique des mots, qui varie selon les cultures :

La gamme des désirs, des sentiments, des émotions de l’homme et par conséquent leurs significations dépendent du niveau et du type de la culture, qui, à son tour, est inséparable des distinctions et des catégories inscrites dans le langage parlé par les membres de cette culture. Le champ des significations dans lequel une situation peut trouver sa place dépend du champ sémantique des termes qui caractérisent ces significations et les sentiments, les désirs, les postures qui leur sont associés.

Taylor, 1997 : 151

Quand les vocabulaires organisant l’espace affectif sont différents, les expériences émotionnelles le sont aussi : « Des personnes avec des vocabulaires culturels différents ont des sortes très différentes de sentiments, d’aspirations, de sensibilités, et expériencent des exigences morales et non morales différentes » (Taylor, 1985 : 270-71). Un raffinement du vocabulaire des affects se traduit par un raffinement de la vie affective elle-même.

Il n’y a pas seulement différents vocabulaires culturels des émotions ; il y a aussi des vocabulaires différents pour articuler ce qui importe à un être humain. En effet, celui-ci n’éprouve d’émotion que dans des situations où ce qui lui importe est en jeu. L’homme « est un animal dont la vie émotionnelle incorpore un sens de ce qui est réellement important pour lui (…), qui demande à être compris, et qui ne l’est jamais adéquatement. (…) Et en façonnant son sens de ce qui est important [sa compréhension de soi] façonne aussi ce qu’il ressent » (Taylor, 1985 : 74). L’être qui vit dans le milieu du langage a ainsi une compréhension propre de ce qui lui importe, liée à sa définition de lui-même, et de ce pour quoi cela lui importe. Il a déjà incorporé dans son langage « une interprétation de ce qui est réellement important » (Ibidem)[3]. La compréhension qu’il a de ses sentiments et émotions inclut donc celle du sens de leur objet : « La nature véritable de l’émotion humaine nous a échappé. Une émotion est essentiellement constituée par notre sens de son objet, c’est-à-dire, par ce que nous sommes disposés à dire quant à sa signification pour nous » (ibid. :191).

Enfin, la compréhension qu’un être doué de langage a de ses expériences émotionnelles se meut dans un « cercle herméneutique ». Soit le cas de la honte :

Un terme d’émotion comme « honte » (…) nous renvoie essentiellement à un certain type de situation (« honteuse », « humiliante ») et à un certain type de réaction : se cacher, se voiler la face, ou laver l’offense. Autrement dit, il est essentiel, pour qu’un sentiment soit identifié comme honte, qu’il soit relié à cette situation et qu’il donne lieu à ce type de disposition. Mais cette situation ne peut à son tour être identifiée qu’en relation avec les sentiments qu’elle provoque. Et de façon analogue, la disposition est relative à un but qui ne peut être compris sans référence au sentiment éprouvé : l’action de se cacher vise ici à dissimuler une honte, ce n’est pas la même que se cacher d’un assaillant armé, et nous ne pouvons comprendre ce que veut dire ici « se cacher » que si nous comprenons le genre de sentiment et de situation dont il s’agit. Nous devons être dans le cercle.

Taylor, 1997 : 148-149

Esprit objectif et esprit subjectif

L’affirmation d’une fonction constitutive du langage ne vaut pas seulement pour les sentiments et les émotions ; elle vaut aussi pour l’ensemble des institutions et des pratiques sociales. Il n’y a pas, d’un côté, une réalité sociale brute et, de l’autre, un vocabulaire pour la décrire ou l’interpréter. On ne peut pas identifier la première indépendamment du langage que nous employons pour l’articuler discursivement : « Toutes les institutions et pratiques dans lesquelles nous vivons sont constituées par certaines distinctions, donc par un certain langage qui est ainsi essentiel à leur existence » (Taylor, 1997 : 163). Soit des pratiques telles que voter ou négocier. Un certain langage, qui établit des distinctions pertinentes (par exemple entre un bulletin valable et un bulletin nul, entre un vote libre et un vote contraint, etc.) est essentiel à leur existence : « Une pratique est un vote ou une négociation en partie en fonction du vocabulaire établi socialement comme étant le vocabulaire approprié pour se livrer à cette pratique ou pour la décrire » (ibid. : 164). 

Soit un autre exemple donné par Dreyfus et Taylor (2015). Les membres de la polis grecque se décrivaient eux-mêmes comme semblables, libres, égaux, etc., ces autodescriptions façonnant leur « pratique de l’égalité », et plus largement leur « mode de vie » à travers la définition d’un horizon de valeurs :

L’auto-description comme égaux est une partie essentielle de ce régime, c’est-à-dire, de cette relation d’égalité, et cela parce que le régime requiert un degré de compréhension explicite qui est impossible sans auto-description. (…) Cette sorte de pratique de l’égalité nécessite la reconnaissance explicite de l’égalité. On ne pourrait pas la catégoriser comme cette pratique-là sans cette reconnaissance, sans que les participants se tiennent mutuellement obligés à son égard comme une norme. (…) Des termes tels que « égal », « semblable », « libre », « citoyen » contribuent à définir un horizon de valeur. Ils articulent la sensibilité des citoyens aux standards intrinsèques à cet idéal et à ce mode de vie. Ces articulations sont constitutives de ce mode de vie ; c’est pourquoi nous ne pouvons pas comprendre celui-ci si nous ne comprenons pas ces termes. Mais réciproquement, nous ne pouvons pas comprendre ces termes si nous ne saisissons pas le type de sensibilité qu’ils articulent.

ibid. : 122-124

On pourrait penser qu’une problématique de l’interprétation et de la compréhension de soi comme « modes d’être » de l’homme-animal langagier aboutit à privilégier les significations subjectives des individus. Mais tel n’est pas le cas dans l’anthropologie philosophique de Taylor. Ces significations personnelles sont toujours précédées de significations communes et publiques. L’« esprit subjectif » est rendu possible par un « esprit objectif ». Par exemple, dans une élection, les électeurs font leur choix en fonction de leurs désirs et de leurs croyances, de leurs préférences et de leurs convictions, de leurs espoirs et de leurs attentes, toutes choses qui sont de l’ordre des significations subjectives. Mais l’institution et la pratique du vote comportent aussi des significations d’un autre ordre qui le rendent précisément praticable : il y a tout un ensemble d’idées et de normes implicites, constitutives de cette pratique sociale, en tant qu’elle est instituée ; ces idées et ces normes ne sont pas d’abord dans la tête ou la conscience des gens mais font partie des institutions et des pratiques elles-mêmes ; elles y sont incorporées ; et leur partage n’est pas une affaire de convergence d’opinions, de croyances ou de valeurs. Ce sont des significations communes « enracinées dans les pratiques sociales » et « constitutives de la matrice sociale dans laquelle les individus se situent et agissent » (Taylor, 1997 : 165-166). Elles sont rarement reconnues par la science sociale dominante, qui est portée à traiter toutes les significations comme subjectives[4].

Les cadres sociohistoriques de l’identité moderne

Taylor insiste non seulement sur la structure langagière de l’expérience, mais aussi sur son noyau moral : « L’être humain ne peut se concevoir en dehors de tout rapport au bien » (Taylor, 1998b : 39). Selon lui, l’identité des personnes est façonnée par une définition de soi dans laquelle interviennent principalement les distinctions et hiérarchies de valeurs qu’elles se donnent, et qui se traduisent par des « évaluations fortes ». Ce genre d’évaluation se réfère à des biens d’ordre supérieur, c’est-à-dire à des biens que les individus considèrent devoir désirer ; c’est ce qui leur permet de différencier « le bien et le mal, le noble et le vil, le vertueux et le vicieux, et ainsi de suite » (Taylor, 2011 : 924). L’individualité et la conscience de soi (Selfhood) ont ainsi partie liée avec une référence à des « hyperbiens ».

C’est pourquoi, dans The Sources of the Self, Taylor s’est appliqué à cerner l’« ontologie morale » qui définit « nos intuitions morales et spirituelles », puis à proposer une histoire intellectuelle de l’émergence des sources morales de l’identité moderne. Car c’est dans des cadres moraux historiquement et socialement constitués, articulés dans un certain langage, que les personnes définissent ce qui est important pour elles, donnent sens et orientation à leur vie et construisent leur identité « comme horizon moral ».

Les cadres moraux dans lesquels les individus élaborent leur identité sont pour une grande part définis par des « imaginaires sociaux » historiquement constitués. C’est un concept que Taylor a introduit dans ses textes des années 2000[5] :

J’essaie d’atteindre par ce terme quelque chose de plus large et de plus profond que les schémas intellectuels que les gens peuvent avoir lorsqu’ils réfléchissent à la réalité sociale sur un mode désengagé. Je pense davantage aux façons qu’ils ont d’imaginer leur existence sociale, de s’assimiler aux autres, à la manière dont les choses se passent entre concitoyens, aux attentes que l’on rencontre généralement, ainsi qu’aux images et aux idées normatives qui déterminent en profondeur ces attentes. (…) Quelle que soit la période envisagée, notre imaginaire social est complexe. Il intègre un sens de ce que l’on attend normalement les uns des autres ; le genre de compréhension commune qui nous permet d’effectuer les pratiques collectives qui composent notre vie sociale. En fait partie un sens de la façon dont nous agissons ensemble dans la réalisation de la pratique commune. Cette compréhension est à la fois factuelle et « normative », c’est-à-dire que nous avons une idée de comment les choses sont, mais celle-ci est solidaire de la pensée de ce qu’elles devraient être, de ce que seraient les faux pas qui invalideraient la pratique.

Taylor, 2007 : 171-172

Un imaginaire social n’est pas une théorie, car il ne peut jamais être complètement explicité discursivement. Il est largement informulé et informulable. Quand il est formulé, c’est en grande partie à travers des récits. Il est aussi ce qui rend certaines pratiques possibles et normales, en leur donnant leur sens et leur méthodologie. C’est d’ailleurs dans ces pratiques elles-mêmes qu’il s’incarne, comme « saisie tacite de l’espace social ».

L’ordre moral prévalant dans une société à un moment donné est construit par un tel imaginaire social. Taylor a identifié trois « imaginaires sociaux modernes » : « l’économie comme réalité objectivée » ; la sphère publique ; la souveraineté du peuple. Ils résultent de l’émergence, à partir du 17e siècle, d’une nouvelle vision de l’ordre moral, qui, notamment à travers la théorie de la loi naturelle, « nous dit quelque chose de la façon dont nous devrions vivre ensemble dans une société » (ibid. : 90). Selon cette nouvelle vision, les individus ont des droits naturels universels, mais aussi des obligations morales les uns envers les autres ; la société est conçue comme un tout composé d’individus égaux, et la société politique comme étant au service de ces individus, en particulier de leur bien et de leurs droits individuels ; elle leur apporte la sécurité « en favorisant les échanges et la prospérité ».

Cette invention sociale-historique a généré un ensemble de significations communes permettant l’émergence non seulement de significations subjectives individuelles, mais aussi celle de dispositifs de formation d’individus isolés et « excarnés », disciplinés et responsables. Proposant des cadres de pensée fermés sur eux-mêmes, elle a conduit à voir un obstacle dans ceux véhiculés par la religion. Elle a aussi remplacé un « temps supérieur » par un « temps séculier » dans lequel les événements sont placés à l’intérieur de relations de simultanéité et de succession. Elle a promu par là un mode d’historicité, c’est-à-dire un mode de rapport au passé et à l’avenir, auquel est liée une forme de socialité. Ce temps séculier a introduit une nouvelle manière de comprendre l’histoire et d’imaginer les totalités sociales. Grâce à lui, un « monde horizontal d’accès direct » et « une horizontalité radicale » se sont substitués à un monde d’accès médiatisé :

Une compréhension du temps en termes purement séculiers nous permet d’imaginer la société « horizontalement », détachée de tout « point supérieur » auquel renverrait la séquence ordinaire des événements, sans reconnaître dès lors aucun privilège à des personnes ou à des agents — comme les rois ou les prêtres — supposés gravir ces crêtes et s’en faire les médiateurs. Cette horizontalité radicale est précisément ce que présuppose la société d’accès direct, à l’intérieur de laquelle chaque membre entretient un rapport immédiat à l’ensemble.

ibid. : 375

Une « société d’accès direct » est supposée composée d’individus égaux, « associés pour leur bénéfice mutuel », et leur appartenance à la société est déconnectée des différents réseaux d’affiliation (parenté, travail, associations, etc.) et des structures hiérarchiques dans lesquels ils sont engagés : « Chaque membre fait « immédiatement partie du tout ». » La forme de sociabilité qui y prévaut est celle entre des étrangers (cf. Warner, 2002).

Un des cadres de pensée « immanents » fournis aux individus modernes est celui qui consiste à concevoir leur Moi comme quelque chose d’intérieur, comme le lieu de leurs pensées, de leurs sentiments et de leurs émotions. Cette internalisation, qui donne une nouvelle signification à la dualité intérieur/extérieur, est allée de pair avec une délimitation et un désengagement du Soi (qui cesse d’être « poreux » à des forces externes — esprits maléfiques, forces cosmiques, etc.). Notre conception moderne de l’intériorité et de l’extériorité paraîtrait étrange à une autre culture et à une autre époque. Pourtant, c’est à partir d’une telle conception que nous faisons l’expérience de nos pensées, sentiments et émotions. Cela a désormais du sens pour nous de les localiser en nous et pas ailleurs :

Ainsi nous en venons naturellement à croire que nous avons un moi comme nous avons une tête ou des bras, que nous avons des profondeurs intérieures comme nous avons un coeur ou un foie, comme si c’était un fait brut, indépendant de toute interprétation. Des distinctions de localisation, comme intérieur et extérieur, semblent des faits que nous découvrons sur nous-mêmes plutôt que des façons particulières, parmi d’autres, de nous interpréter nous-mêmes (…). Qui d’entre nous peut croire que notre pensée se situe ailleurs qu’au-dedans, « dans l’esprit » ? Quelque chose dans la nature de notre expérience de nous-mêmes semble rendre presque irrésistible, incontestable, une telle localisation.

Taylor, 1998a : 152

Résultent de cette localisation « l’avènement de l’identité isolée », avec ses espaces et ses profondeurs intérieurs, une conception monologique de la conscience et l’émergence de nouvelles disciplines de maîtrise de soi, étayées par « une éthique de l’indépendance, de la maîtrise de soi, de la responsabilité de soi, d’un désengagement qui confère de la maîtrise ; une position qui requiert du courage, le refus de la soumission confortable à l’autorité, des consolations du monde enchanté, de l’abandon aux sollicitations des sens » (Taylor, 2011 : 951). En résultent aussi une « réflexivité radicale », consistant à se concentrer sur soi-même comme agent d’expérience et à prendre cette expérience comme objet, ainsi qu’une conception subjectiviste de la rationalité et de la compréhension morale. D’un autre côté, l’identité moderne a hérité de la « révolution expressiviste » liée au romantisme, qui a valorisé la capacité de l’individu à s’autodéfinir, à s’inventer ou à « réaliser un mode d’être original ».

Imaginaires sociaux et sciences sociales

C’est un des « imaginaires sociaux modernes » — celui de « l’économie comme réalité objectivée » — qui a ouvert un espace pour le projet même d’une science de la société. Cet imaginaire exprime en effet la conviction que la réalité sociale peut être « objectifiée » et expliquée en termes de lois, comme peuvent l’être les choses de la nature. C’est l’économie politique qui a ouvert la voie à ce genre d’appréhension objectivante, par exemple à travers l’idée de « main invisible », selon laquelle un ordre spontané émerge derrière le dos des acteurs en vertu de mécanismes objectifs :

Une fois que l’on a découvert que des processus impersonnels ont lieu dans le dos des agents, il se peut très bien que d’autres aspects de la société obéissent à des lois systématiques. L’économie guidée-par-une-main-invisible en est un aspect, mais d’autres facettes de la vie sociale, de la culture ou de la démographie, seront bientôt isolées pour être soumises à un traitement scientifique. (…) La « société » s’est émancipée du « régime » (« polity ») et vole désormais de ses propres ailes grâce à un certain nombre d’applications différentes.

Taylor, 2011 : 331-332

C’est une explication objectivante, qui traite les faits sociaux au même titre que les processus naturels, obéissant à des lois similaires. (…) Ainsi cette époque a-t-elle assisté aux débuts d’un nouveau genre de science sociale objective, qui commence avec le Down Survey de William Petty en Irlande au milieu du xviie siècle, le recueil de données et de statistiques sur la richesse, la production et la démographie, comme base de la politique. Les images objectivantes de la réalité sociale représentent simplement un aspect dominant de la modernité occidentale, au même titre que la constitution d’agences collectives (collective agencies) à plus grande échelle.

ibid. : 329

Le projet d’une science de la société est donc lui-même une résultante de l’émergence historique de nouveaux imaginaires sociaux. Les sciences sociales sont, de ce fait, à considérer comme un phénomène interne à une forme de vie historiquement constituée. Mais cet arrière-plan et les cadres cognitifs et normatifs qui le constituent demeurent le plus souvent inaperçus et non thématisés. Il est rare qu’elles incluent dans leur champ d’objectivation et de thématisation leur matrice sociale-historique, au coeur de laquelle se trouve, selon Taylor, une certaine théorie de l’ordre moral. C’est un fait qu’elles parlent, le plus souvent à leur insu, l’idiome de la forme de vie culturelle dont elles font partie intégrante, qu’elles adoptent ses catégories de pensée et ses problématiques. De ce fait, elles sont souvent captives des images que celle-ci impose concernant l’interprétation de l’ordre social et la compréhension des évolutions et transformations sociales.

« Il existe une grande erreur dans notre culture »

« Une image nous tenait captifs. Et nous ne pouvions lui échapper, car elle se trouvait dans notre langage qui semblait nous la répéter inexorablement » (Wittgenstein, 2004 : §115). Taylor considère que c’est toute notre culture moderne, c’est-à-dire tout l’arrière-plan tacite de nos pensées et de nos actions, qui est prisonnière d’une image erronée ou distordue de ce que nous sommes, individuellement et collectivement, et de ce que nous faisons. Il ne s’agit pas d’une théorie, mais d’une manière implicite de penser notre condition, d’objectiver le monde ainsi que notre vie sociale et culturelle, qui est incorporée dans notre langage. Cette image imprègne notamment notre conception de la connaissance, y compris celle du savoir scientifique. Elle nous « tient captifs » parce qu’elle va tellement de soi qu’il est difficile de lui échapper et d’imaginer des solutions de rechange ; elle nous empêche de voir ce qu’elle comporte d’erreur et en quoi elle déforme notre appréhension de notre situation d’ensemble ; elle paraît neutre, alors qu’elle est orientée par un ensemble déterminé de valeurs :

Il existe une grande erreur dans notre culture, une sorte de compréhension opérative déformée de ce que c’est que savoir, qui a eu des effets désastreux à la fois sur la théorie et la pratique dans quantité de domaines. Pour la résumer en une formule lapidaire, on pourrait dire que nous comprenons de travers la connaissance comme « médiationnelle ». Dans sa forme originelle, il s’agissait de l’idée que nous saisissons la réalité externe à travers des représentations internes. (…) [La] connaissance consiste en états d’esprit qui prétendent représenter de façon précise ce qui est à l’extérieur. (…) Je n’accède à la connaissance des choses que par l’entremise de ces états internes, que nous pouvons appeler des « idées ». Un aspect crucial de l’image qui est considérée comme donnée (…) est la structure interne-externe. La réalité que nous cherchons à saisir est dehors ; les états par lesquels nous effectuons cette saisie sont dedans. Les éléments qui font la médiation sont les « idées », les représentations internes

Dreyfus et Taylor, 2015 : 2-3

La conception que Dreyfus et Taylor opposent à cette théorie « médiationnelle » de la connaissance est un modèle « réaliste » :

Nous sommes en contact direct avec les choses auxquelles nous avons affaire. Dans de tels cas, l’expérience que nous avons de leur prise en charge (coping) est celle d’un flux régulier d’activité habile, répondant au sens que nous avons de la situation. Fait partie de cette expérience un sens du déroulement sans anicroche de notre traitement de la situation

ibid. : 47

Ce contact direct, de nature pragmatique, qui confère leurs qualités et leurs valeurs aux choses, précède toute saisie neutre de celles-ci. La culture moderne a privilégié le premier modèle : « La culture moderne éclairée est très orientée vers la théorie. Nous avons tendance à vivre dans notre tête en faisant confiance à nos conceptions désengagées de l’expérience, de la beauté (…) et même de l’éthique. Nous pensons que la seule forme valable d’orientation éthique passe par des maximes ou une approche rationnelles » (Taylor, 2011 : 941-942).

Corriger « la grande erreur dans notre culture » fait partie du programme d’une herméneutique critique. De même qu’elle relève des distorsions, des confusions, des contradictions dans l’auto-compréhension et les pratiques des agents, et est conduite à corriger leur langage d’interprétation et de description de soi, pour le rendre plus clair, plus cohérent et plus approprié, de même elle est amenée à remédier aux distorsions et aux erreurs d’une compréhension culturelle du Soi et de l’ordre social. Avant de présenter et de discuter la méthode proposée par Taylor pour ce faire, je voudrais évoquer certaines des critiques qui ont été adressées à l’anthropologie philosophique qui inspire sa reprise de l’herméneutique.

Placer le transcendantal dans l’histoire

On a notamment reproché au philosophe canadien d’adopter une conception transcendantaliste de l’identité et d’en donner une description bien trop moraliste et trop intellectualiste. Par exemple, Owen Abbott conteste que l’on ait besoin, « pour comprendre pourquoi les évaluations et les jugements moraux sont importants dans la vie des gens, d’une conception transcendantale de l’identité, selon laquelle des évaluations fortes sont requises pour être en mesure de résoudre les questions « ontologiquement basiques » concernant ce que nous sommes » (Abbott, 2020 : 16). Taylor exagèrerait ainsi le rôle de la conscience morale, définie en termes d’orientation vers le bien, dans la constitution de l’identité personnelle (l’identité comme prise de position dans le paysage moral).

Son anthropologie philosophique resterait aussi finalement intellectualiste. Pourquoi ? Parce que, pour définir l’identité, elle invoque les capacités réflexives les plus élevées de l’individu, notamment celle de délibérer et « d’articuler les engagements qu’il considère comme définissant ce qu’il est et de les tenir » (Ibidem). On peut ajouter que, dans le sillage de Gadamer, Taylor fait de l’interprétation le modèle de toute compréhension. Or, l’interprétation est un phénomène réflexif-discursif de nature conjecturale. En un sens, l’intellectualisme s’introduit dans le sillage du « mirage linguistique » de l’herméneutique philosophique qui identifie compréhension de soi et articulation discursive de l’expérience : « Interpréter et comprendre, cela signifie le dire avec mes propres paroles » (Gadamer, 1982 : 45). Lorsqu’on comprend quelque chose, on est capable de le formuler verbalement. Mais en verbalisant l’expérience, on l’intellectualise : « Tant que l’on continue de parler, l’intellectualisme demeure sans conteste maître du terrain » (James, 2007 : 194). Cet intellectualisme s’avère d’ailleurs peu compatible non seulement avec la défense d’un modèle « réaliste » de la connaissance, mais aussi avec la volonté de situer dans les pratiques la compréhension « en grande partie inexplicitée » de soi et du monde, les représentations explicites et la conscience réflexive-discursive n’étant « que des îlots dans l’océan de l’appréhension pratique et informulée du monde » (Taylor, 1995 : 560).

On a aussi reproché à Taylor, dans l’histoire intellectuelle qu’il propose des sources morales de l’identité moderne, de ne s’intéresser qu’aux « grands hommes », philosophes de surcroît, et de n’accorder finalement que peu de place à l’expérience sociale concrète, à la praxis collective, à la gestion des relations et des interactions sociales et aux processus sociaux à travers lesquels le Self émerge. Taylor céderait ainsi à l’illusion qu’une généalogie d’idées, de représentations ou de croyances donne le fondement réel des pratiques qu’elles accompagnent : « Lorsque nous constatons la coexistence de certaines croyances et de certaines pratiques, l’existence d’un rapport de filiation historique attesté dans un sens ou dans l’autre ne constitue pas encore une raison suffisante de considérer les unes comme constituant le fondement ou la justification des autres » (Bouveresse, 1982 : 99).

Taylor a revendiqué haut et fort le caractère transcendantal de sa démarche ainsi que le lien qu’il établit entre interprétation de soi et définition d’un horizon moral. Il reconnaît demeurer un philosophe transcendantal, c’est-à-dire quelqu’un qui réfléchit sur les conditions de possibilité de ce qui est, sur celles de la liberté moderne par exemple, et qui rapporte ces conditions à des constantes humaines ou à des structures générales d’expérience (« à ce qui est de tous les temps »). Il place cependant le transcendantal dans l’histoire. Placer le transcendantal dans l’histoire signifie saisir les dimensions inéluctables de toute vie humaine « en approfondissant la compréhension de notre contexte historique » (Taylor, 1998b : 45). C’est pourquoi il considère comme transhistoriques plutôt qu’anhistoriques les structures de l’expérience morale qu’il explicite :

Il ne s’agit pas de rechercher des structures permanentes anhistoriques, mais de rendre compte de l’épaisseur historique du présent, des éléments du passé qui sont toujours agissants. (…) Je crois possible de formuler des vérités transhistoriques sur le sujet humain. (…) Quand on s’évade de la prison de notre perspective, la terre bascule sous nos pieds, du moins au départ. Nous sommes forcés de redéfinir le domaine du transhistorique et, ensuite, de concevoir les transformations dont sont issues des conceptions comme « l’individu », « l’identité », « le moi », en rapport avec notre nouvelle définition de ce qui est de tous les temps.

Taylor, 1998c : 362-363

Taylor se réclame souvent de Wittgenstein, mais il s’est montré peu sensible à la critique que ce dernier a adressée à la démarche des philosophes transcendantaux :

Alors que les philosophes transcendantaux eux-mêmes ont tendance, par manque d’imagination, à réfléchir essentiellement sur les conditions de possibilité de ce qui est, la méthode préconisée par Wittgenstein est celle qui consiste à mettre en évidence l’existence d’autres possibilités, sans se préoccuper de savoir si leur réalisation est possible, plausible ou souhaitable. (…) Voir comment les choses sont, c’est, en effet, toujours voir comment elles pourraient ne pas être et finalement s’étonner qu’elles soient ce qu’elles sont. Pour échapper à la rigidité du point de vue qui a tendance à s’imposer comme étant le seul possible, il faut inventer des analogies et des comparaisons inédites, qui nous permettent de voir sous un autre jour, c’est-à-dire de recommencer à voir, les phénomènes apparemment les mieux connus.

Bouveresse, 1982 : 52-53

Par exemple, pour comprendre nos concepts qui semblent aller de soi, et en percevoir la contingence, on peut les contraster avec des concepts fictifs ou des projections de l’imagination. Wittgenstein explique que ce genre de projection imaginative est une façon d’exercer « la manière ethnologique », c’est-à-dire d’adopter à l’égard de notre forme de vie, pour se rendre compte de ses particularités contingentes et « pouvoir voir les choses objectivement », le point de vue externe d’un ethnologue vis-à-vis d’une culture très différente de la sienne, culture qui constitue une des mises en forme possibles de la coexistence humaine (cf. Wittgenstein, 2002 : 98).

ii. contraster pour comprendre

Ce n’est pas le contraste avec une altérité imaginée que privilégie Taylor pour fonder sa critique culturelle, bien qu’il n’ait lui aussi cessé d’inventer des « analogies et des comparaisons inédites » et qu’il propose de « se représenter le développement historique de nos idées autrement qu’il ne fut en réalité ». Néanmoins, il reconnaît qu’il faut contraster pour comprendre : c’est en mettant notre situation présente en contraste avec une autre, très différente, que nous serons en mesure de la comprendre dans sa spécificité. Le contraste qui a la préférence de Taylor est celui entre le présent et le passé, car il n’est pas, à la différence de celui suggéré par Wittgenstein, un contraste avec quelque chose d’extérieur :

On ne peut pas concevoir sa situation comme une condition de liberté, où par exemple les identités se définissent elles-mêmes, sans le contraste avec les cas où les horizons sont fixes, inamovibles. On ne saurait tout à fait oublier le passé sans perdre conscience de cette liberté, à moins de le remplacer par un autre contraste. Mais un tel remplacement est difficilement concevable. (…) Penser le contraste uniquement avec l’extérieur entraînerait la perte d’une dimension essentielle de notre conscience de nous-mêmes, à savoir que cette liberté n’est pas donnée mais conquise, qu’il faut se la donner, qu’elle ne peut pas exister sous la forme d’un destin extérieur. (…) C’est pourquoi la référence au passé est incontournable.

Taylor, 1998b : 46-47

La conception qu’a Taylor d’un contraste qui fait comprendre est inspirée du modèle de la « fusion des horizons » de Gadamer : « La véritable compréhension (…) demande que l’on reconquière les concepts propres à un passé historique de telle sorte qu’ils incluent en même temps notre propre compréhension. C’est ce que nous avons appelé (…) fusion des horizons » (Gadamer, 1996 : 398). La fusion des horizons du passé et du présent permet de s’élever à une « universalité supérieure » : « L’horizon du présent ne se forme (…) absolument pas sans le passé. Il n’y a pas plus d’horizon du présent qui puisse exister à part qu’il n’y a d’horizons historiques que l’on devrait conquérir. La compréhension consiste au contraire dans le processus de fusion de ces horizons soi-disant indépendants l’un de l’autre » (ibid. : 328, Gadamer souligne). Chez Taylor, la « fusion des horizons » prend la forme de la production d’un langage capable de créer un contraste éclairant (alanguage of perspicuous contrast [6]). Un contraste éclairant est celui qui fait voir ce que l’on a sous les yeux et que l’on ne voyait pas.

Taylor a proposé d’appliquer ce modèle à la confrontation de cultures différentes, car la notion d’horizon réfère aussi à l’interprétation d’arrière-plan, inhérente à une culture donnée, de ce qui importe dans la vie humaine. Le langage créant un contraste éclairant est un discours tiers, produit par une confrontation dialogique entre deux sociétés, qui génère une compréhension élargie de l’une et l’autre dans un horizon commun. Cette confrontation est susceptible de modifier la compréhension que chacune a d’elle-même :

Dans la plupart des cas, (…), le langage adéquat pour comprendre une autre société n’est ni notre langage de compréhension ni le leur, mais plutôt ce qu’on pourrait appeler un langage de contraste éclairant (a language of perspicuous contrast). C’est un langage dans lequel nous pourrions formuler notre mode de vie et le leur en tant que possibilités alternatives, reliées à certaines constantes humaines à l’oeuvre dans les deux. C’est un langage dans lequel les variations possibles de l’humanité pourraient être formulées de telle sorte que notre forme de vie et la leur pourraient toutes deux être décrites de façon claire, comme des alternatives à l’intérieur de ce champ de variation. Ce langage de contraste pourra révéler que leur langage de compréhension est déformé ou inadéquat à certains égards, ou qu’il en est de même du nôtre (dans ce cas, nous pourrions constater que les comprendre nous conduit à modifier notre auto-compréhension, et par conséquent notre forme de vie — un processus qui est loin d’être inconnu dans l’histoire). Il pourra aussi révéler que les deux langages sont dans ce cas.

Taylor, 1997 : 208

Ce modèle, inspiré du paradigme gadamérien du dialogue, peut d’ailleurs aussi s’avérer fécond au-delà de l’intercompréhension de deux cultures. Il permet par exemple, selon Taylor, de nous faire voir à quel point notre compréhension culturelle présente de nous-mêmes est erronée, déformée, inadéquate. Mais comment procéder dès lors que la confrontation ne se fait plus entre les partenaires de conversation que sont deux cultures différentes ? C’est dans son examen critique de la sociologie des religions que Taylor a esquissé une réponse à cette question.

Application à la sociologie des religions

Taylor estime que cette sociologie est largement dominée par le grand récit de la sécularisation, celle-ci étant conçue comme la conséquence indirecte et inévitable de la modernisation (industrialisation, accroissement de la mobilité sociale et géographique, urbanisation, développement de la science et de la technique, promotion de la raison instrumentale, etc.)[7]. Qui est alors le partenaire de discussion dans l’échange ? Avec quel point de vue est établi un contraste ? Dans A Secular Age, Taylor s’emploie à construire un métarécit qui contraste avec les deux grands récits existants de la sécularisation, celui des défenseurs de la sécularité, et celui de ses détracteurs, qui voient dans la sécularisation « une perte irréparable » des horizons traditionnels.

La raison pour laquelle ces grands récits de la sécularisation paraissent distordus à Taylor est que leur est sous-jacente une manière « de restreindre notre saisie des choses non reconnue comme telle » (Taylor, 2011 : 936). Taylor réserve surtout ses flèches au récit des défenseurs de la modernité et de la sécularité, qu’il qualifie de « récit par soustraction » (substractive story) :

J’entends par là ces récits de la modernité en général et de la sécularité en particulier qui expliquent ces phénomènes en indiquant que les êtres humains se sont départis, débarrassés ou affranchis de leurs horizons restreints, de leurs illusions ou des limites imposées à la connaissance. On est supposé comprendre ce qui émerge de ce processus — modernité ou sécularité — en se référant à des caractéristiques sous-jacentes à la nature humaine qui étaient toujours présentes mais se trouvaient étouffées par ce qui est désormais écarté. Contre ce genre de récit, j’affirmerai constamment que la modernité occidentale, y compris dans son caractère séculier, est le fruit de nouvelles inventions, de nouvelles manières de se comprendre et de déployer des pratiques qui y sont associées, et ne peut donc pas être expliquée en fonction de caractéristiques permanentes de la vie humaine.

ibid. : 48-49

À ces récits, qui présentent la sécularisation, pour les uns, comme une « perte irréparable », pour les autres — comme une soustraction courageuse des individus modernes à des illusions, à des morales humiliantes, à des modes infantilisants et aliénants de fixation exogène des croyances, des normes et des valeurs (surnaturalisme), ou à des formes d’allégeance institutionnelle avilissantes, quand ce n’est pas au « fanatisme », et qui génèrent soit de la nostalgie, soit un mépris de la religion — Taylor oppose un métarécit, qui ne raconte ni une histoire de perte ni une « histoire de maturation », mais crée un contraste permettant non seulement de corriger la vision distordue que la modernité occidentale a d’elle-même, mais aussi de mieux saisir sa créativité propre. Pour pouvoir tenir un tel métarécit, il faut, là aussi, se libérer d’une « image qui nous tient captifs » : celle que Taylor appelle, en référence à un poème de Matthew Arnold, comparant le recul de la foi au retrait de la mer à marée basse, « le point de vue de la plage de Douvres » (ibid. : 970).

Bref, la thèse de la sécularisation, qui assimile, à tort, sortie d’un monde enchanté et fin de la religion, est beaucoup trop réductrice aux yeux de Taylor. Non, explique-t-il, la sécularisation moderne n’est pas « un recul de la religion face à la science, la technologie et la rationalité » (ibid. : 976), recul interprété comme un passage à l’âge adulte. La modernité n’apporte pas non plus automatiquement avec elle la sécularité. La foi religieuse ne signifie pas ce que Max Weber (1959 : 106) voyait comme « un sacrifice de l’intellect », et l’ordre immanent conçu comme naturel, et sans référence à Dieu, n’est pas nécessairement fermé à la transcendance (par exemple à travers le lien des « biens supérieurs » impliqués dans les « évaluations fortes » à quelque chose de plus grand que soi). Il est possible de rendre compte de l’innovation culturelle produite par la modernité dans un métarécit qui ne prend pas une tournure pro-religieuse ou antireligieuse, et qui ne clôt pas l’ordre immanent sur lui-même.

En effet, le « récit par soustraction » de la sécularisation ne se méprend pas seulement sur l’évolution des religions ; il occulte aussi, et surtout, les grandes transformations culturelles qui caractérisent le passage à la modernité. En particulier, la culture humaniste moderne a « sa propre vision spirituelle originale » (ibid. : 973) dont la vision « soustractive », qu’elle soit celle des défenseurs ou celle des contempteurs de la sécularité, ne peut pas rendre compte :

L’histoire par soustraction accorde trop peu de place aux changements culturels qui ont travaillé la modernité occidentale, à la façon dont elle a développé de nouvelles conceptions du moi, de sa place dans la société, dans l’espace et le temps. Cette histoire est incapable de voir à quel point nous avons été innovants ; elle a tendance à voir la modernité comme un processus de libération d’un noyau de croyances et de désirs fondamentaux de leur gangue d’illusions métaphysiques et religieuses qui les dénaturait et les inhibait. (…) En ignorant ou en dévaluant tous ces changements, une histoire par soustraction rend difficilement concevables les transformations qui s’opèrent dans l’expérience humaine. Elle rend simplement compte de croyances modifiées.

ibid. : 975

Un des aspects de la transformation culturelle opérée par la modernité occidentale est l’émergence d’une conception nouvelle non seulement de la liberté, de l’égalité, de la justice et de la solidarité sociale, mais aussi du bénéfice mutuel des citoyens et de la discussion rationnelle, conception qui exerce un attrait puissant sur les membres d’une société imaginée comme étant horizontale. Mais, d’un autre côté, ces changements culturels ont incontestablement favorisé un humanisme « exclusif » ou « autosuffisant », c’est-à-dire un humanisme dans lequel « devient concevable l’éclipse de toutes les fins autres que celles relatives à l’épanouissement humain » (ibid. : 44).

En réalité, le métarécit de Taylor n’est pas écrit de nulle part. Taylor n’a jamais caché son catholicisme[8]. Il est vraisemblable que sa conception de la foi religieuse et de la transcendance en soit inspirée : « La foi religieuse au sens fort (…) correspond à un double critère : la croyance dans une réalité transcendante, d’un côté, et l’aspiration liée à une transformation qui dépasse l’épanouissement humain ordinaire, de l’autre » (Taylor, 2011 : 870). Dans l’expérience religieuse, la quête de la plénitude humaine (l’idée d’une « vie bonne, complète, juste, vécue réellement comme elle le devrait ») viserait plus que l’épanouissement de l’individualité. Pour lui, si la croyance en un « pouvoir transcendant l’ordre immanent est […] une caractéristique cruciale de la « religion » » (ibid. : 45), la dimension déterminante de la relation de la religion à un « au-delà » est « le sentiment qu’il existe un bien plus élevé que l’épanouissement humain » et indépendant de lui. Il y aurait donc chez l’homme un besoin d’être connecté à quelque transcendance, un besoin qu’une simple transcendance from within ne peut pas satisfaire. Être religieux, c’est finalement être convaincu qu’une « possibilité de transformation nous est offerte qui nous porte au-delà de la simple perfection humaine » (Ibidem). Et Taylor d’ajouter : « Il est toutefois évident que cette notion d’un bien supérieur auquel nous pourrions accéder ne peut avoir de sens que dans le contexte d’une croyance en l’existence d’une puissance supérieure, le Dieu transcendant de la foi que prennent en compte la plupart des définitions de la religion » (Ibidem). C’est cette orientation vers une valeur ou un bien supérieur qu’exprimerait, selon lui, dans le bouddhisme et le christianisme, l’incitation à se détacher « de ses propres objectifs d’épanouissement jusqu’au point de renoncer au moi, dans un cas, ou de renoncer aux gratifications humaines pour servir Dieu, dans l’autre » (ibid. : 40).

William D. Hart, chercheur en sciences des religions, a soutenu que la conception qu’a Taylor de la transcendance demeure fondamentalement chrétienne[9]. Il pense que celui-ci « entend défendre l’idée, même si c’est de manière oblique (…) et elliptique, de la capacité supérieure du christianisme à satisfaire la demande maximale » :

Taylor est sceptique face aux réponses séculières. Derrière la question qu’il pose — « Se peut-il que les valeurs dont on considère qu’elles nous obligent soient inventées ? » —, il y a une peur du nihilisme. (…) D’où son idée qu’une vie pleinement humaine doit être orientée vers quelque chose qui transcende la vie humaine, qui est indépendant, externe, surhumain et même antihumain. Pour Taylor cette réalité est le Dieu chrétien.

Hart, 2012

Bien qu’il soit sceptique face aux réponses purement séculières, sur l’arrière-plan de sa foi chrétienne, Taylor ne veut cependant pas renoncer à l’héritage moral des Lumières et à la vision spirituelle originale de la culture humaniste moderne — selon lui, la sécularisation n’a détruit ni la morale ni la spiritualité. Il croit en la possibilité de poursuivre leur idéal « à condition de ramener au jour les conceptions des motivations humaines qui le sous-tendent et de pouvoir les discuter et les modifier » (Taylor, 1998d : 368). Mais il est aussi convaincu que « l’aspiration humaine vers la religion » ne va pas faiblir. Ce qui, à ses yeux, prend, en partie, la relève des démarches religieuses classiques est une quête spirituelle individualisée dans le cadre d’« une culture marquée par l’éthique de l’authenticité » (Taylor, 2011 : 865) : à savoir un genre d’enquête menée par des individus en recherche, s’efforçant de trouver leur voie vers l’intégrité dans une exploration autonome, libre de toute autorité dogmatique. Dans ce type de quête, plus spirituelle que morale, l’accent est mis, comme il le dit, sur l’expérience, sur « l’aspiration à la totalité », sur « l’unité, l’intégrité, le tout, l’individualité » ou encore « sur le moi et sa complétude », sur la subjectivité, sur la place des émotions, sur la réhabilitation du corps et du désir, sur la confiance en ses propres intuitions, etc., « contre la prééminence unilatérale de la raison », contre les disciplines imposées à l’individu de l’âge classique et contre le moralisme des religions institutionnelles et leur prétention à dicter autoritairement un certain type de conduite. Certes, ce genre d’expérience personnelle du spirituel peut glisser vers l’autosuffisance individualiste et vers une forme superficielle et peu exigeante de spiritualité, mais « c’est loin d’être le dernier mot » (ibid. : 874).

iii. historicisation, « réflexivité radicale » ou « manière ethnologique » ?

Le métarécit élaboré par Taylor dans A Secular Age vise à corriger non seulement l’interprétation déformée que la modernité occidentale donne d’elle-même mais aussi les récits réducteurs qu’en ont construits les sciences sociales. L’examen de ces récits montre à quel point des images erronées les tiennent captives. Il illustre aussi leur dépendance par rapport aux « imaginaires sociaux modernes » et l’intériorité de leur projet et de leurs discours à ce que ces imaginaires formulent — et donc leur caractère arbitraire. Maintenant, est-ce que la méthode herméneutique de Taylor — la production d’un contraste qui est censé faire voir, par un métarécit, ce qui passe inaperçu — permet d’échapper à cette dépendance et de réduire cette intériorité ? Est-elle plus pertinente que celle des sociologues qui ont eu conscience de cette dépendance et de cette intériorité ?

Pierre Bourdieu fait partie de ces derniers. La solution qu’il préconise consiste à en appeler à l’exercice collectif d’une réflexivité critique, destiné à conquérir une « indépendance totale » des champs scientifiques à l’égard « des contraintes et des contingences » auxquelles ils sont soumis, et notamment à l’égard des « déterminismes économiques et sociaux » qui s’exercent sur eux (Bourdieu, 1997 : 141). Bref, une objectivation des conditions économiques, sociales et culturelles de la production du savoir socio-anthropologique est, à ses yeux, réalisable ; elle « offre à la pensée la possibilité d’une véritable liberté par rapport à ces conditions » (Ibidem). Cela passe à la fois par une théorisation, de nature métathéorique, de la situation scolastique — pour contrer les biais induits par la skholè, notamment dans la compréhension de la logique de la pratique, « il faut prendre un point de vue théorique sur le point de vue théorique », opérer « une conversion théorique du regard théorique » (ibid. : 68-69) —, et par une historicisation de la raison, c’est-à-dire par une généalogie des « structures objectives » des champs d’objectivation du monde que sont les « champs scolastiques », et par celle des « structures cognitives qui sont à la fois le produit et la condition de leur fonctionnement » (ibid. : 137). Les sciences sociales, qui sont des sciences historiques, ne sont donc pas condamnées au pur constat de leur « arbitraire originel » :

Elles peuvent aussi se donner pour tâche de comprendre et d’expliquer leur propre genèse et, plus généralement, la genèse des champs scolastiques, c’est-à-dire les processus d’émergence (ou d’autonomisation) dont ils sont issus, ainsi que la genèse des dispositions qui se sont inventées à mesure que les champs se constituaient, et qui s’inscrivent peu à peu dans les corps au cours du processus d’apprentissage. C’est à ces sciences qu’il appartient en propre de fonder non en raison, mais, si l’on peut dire, en histoire, en raison historique, la nécessité ou la raison d’être proprement historique des microcosmes séparés (et privilégiés) où s’élaborent des énoncés à prétention universelle sur le monde. La connaissance ainsi obtenue enferme la possibilité d’une maîtrise réflexive de cette double histoire, individuelle et collective, et des effets non voulus qu’elle peut exercer sur la pensée.

ibid. : 128

La définition par Bourdieu des conditions objectives qui déterminent la recherche en sciences sociales est tributaire de sa théorie des champs, de sa théorie de l’habitus et de la skholè, et de sa foi dans le caractère émancipateur d’une méta-objectivation sociologique. L’ancrage dans un imaginaire social-historique déterminé du projet même d’objectiver la réalité sociale semble échapper à son questionnement. Bourdieu se montre soucieux d’éviter l’illusion d’« une vue de nulle part » qui « accepte sans examen l’objectivité d’un point de vue non objectivé » (Nagel, 1986 : 129), mais l’objectivation de l’objectivation qu’il préconise peut difficilement être effectuée sans adopter une position de surplomb[10].

Il y a bien cependant chez Bourdieu un équivalent de l’idée d’imaginaire social, sous la forme du « sens commun » : « Le sens commun est un fond d’évidences partagées par tous qui assure, dans les limites d’un univers social, un consensus primordial sur le sens du monde, un ensemble de lieux communs (au sens large), tacitement acceptés, qui rendent possibles la confrontation, le dialogue, la concurrence, voire le conflit, et parmi lesquels il faut faire une place à part aux principes de classement, tels que les grandes oppositions structurant la perception du monde » (ibid. : 118). Mais il faudrait une autre problématique que celle des « schèmes classificatoires », qui rendent possibles l’accord et le désaccord dans la pensée du monde, pour rendre compte de l’émergence sociale-historique de ce « fond d’évidences partagées par tous ». Encore faut-il que celui-ci soit objectivable. Comment en effet obtenir une vue synoptique de ce qui passe inaperçu parce qu’il n’est pas articulé discursivement, et, selon Taylor, ne peut d’ailleurs pas l’être ?

Historiciser et faire la chasse à l’arbitraire, aux erreurs, aux distorsions et aux conditionnements inconscients, est aussi la perspective adoptée par Taylor. Mais elle est très différente de celle que préconise Bourdieu. Qu’est-ce qui fait alors la spécificité de sa démarche ? C’est d’abord, on l’a vu, d’adopter un point de vue transcendantal et de situer « le fondamental dans l’histoire ». C’est ensuite d’élaborer un discours alternatif dans le cadre d’une mise à distance des récits dominants (y compris ceux des sciences sociales) supposés déformants, c’est-à-dire, au fond, de raconter une histoire différente, d’articuler un métarécit qui relativise ces récits en révélant leurs présupposés, et en montrant leurs erreurs, leurs distorsions et leur aveuglement. Certes, en adoptant le paradigme herméneutique du dialogue ou de la « conversation », l’auteur de ce métarécit évite l’illusion d’« une vue de nulle part », mais il le fait en se donnant une assise dans une configuration culturelle et sociale-historique particulière, la chrétienté latine en l’occurrence, du moins s’agissant de la religion.

Une forme de l’erreur scolastique ?

Dans le sillage de Gadamer, Taylor propose en fin de compte aux sciences sociales de prendre comme paradigme de l’objectivation le dialogue conçu comme « fusion d’horizons ». Alors que, telle qu’habituellement pratiquée, l’objectivation scientifique repose sur un dualisme sujet-objet, l’objectivation par le dialogue en fait l’économie. Elle procède par une sorte de traduction interdiscursive, qui permet à des partenaires de conversation d’objectiver leur compréhension et leur définition de soi, et aussi de repérer et de corriger mutuellement les préjugés, confusions ou distorsions qu’elles comportent : « Le mot d’ordre pourrait être : pas de compréhension de l’autre sans une compréhension modifiée de soi-même » (Dreyfus et Taylor, 2015 : 125).

Mais le paradigme gadamérien du dialogue, essentiellement dérivé des pratiques de l’exégèse textuelle, n’est peut-être pas aussi innocent qu’il en a l’air. Il est possible qu’il ne représente, lui aussi, qu’une forme de l’erreur scolastique. C’est du moins ce qu’a suggéré Bourdieu.

Du « caractère langagier du dialogue », Gadamer infère en effet que la compréhension est une interprétation, et il prend la traduction pour leur modèle commun :

Nous devons au romantisme allemand la compréhension de ce que présuppose l’importance systématique que possède le caractère langagier du dialogue pour tous ceux qui comprennent. Il nous a enseigné que comprendre et interpréter sont, en définitive, une seule et même chose. (…) Le langage est (…) le medium universel dans lequel s’opère la compréhension même, qui se réalise dans l’interprétation. (…) Toute compréhension est interprétation, et toute interprétation s’épanouit dans le milieu d’une langue qui veut faire venir l’objet à la parole tout en restant la langue de l’interprète

Gadamer, 1996 : 410-411, Gadamer souligne

Interpréter et comprendre, cela signifie le dire avec mes propres paroles. C’est pourquoi la traduction est le modèle de l’interprétation, parce que traduire nous contraint non pas seulement à trouver un mot mais à reconstruire le sens authentique du texte dans un horizon linguistique tout à fait nouveau ; une traduction véritable implique toujours une compréhension qu’on peut expliquer.

Gadamer, 1982 : 45

Certes, lorsqu’on comprend quelque chose, on est capable de le formuler verbalement. Mais cela autorise-t-il à identifier la compréhension à l’interprétation, et l’une et l’autre à la traduction ? En général, il n’y a pas d’interprétation dans la compréhension ; nous n’interprétons pas chaque fois que nous comprenons quelque chose ; la modalité de la compréhension immédiate, qui est non réfléchie, n’est pas l’interprétation, qui a une composante conjecturale, mais plutôt la perception directe de significations sur la base d’habitudes ou de compétences acquises. Ce n’est qu’en voyant les choses de l’extérieur que s’offrent différentes possibilités d’interprétation (cf. Bouveresse, 1991).

Par ailleurs, si la traduction peut être le modèle de l’interprétation, elle n’est certainement pas celui de la compréhension, sauf à considérer que, dans un échange de paroles, il se passe quelque chose qui est de l’ordre d’une traduction d’une langue dans une autre, chaque interlocuteur étant censé avoir des compétences linguistiques différentes. Ce n’est que sous l’influence des problématiques de l’exégèse textuelle que l’on peut adopter ce genre de position. Considérer la communication ordinaire comme une traduction inter-linguistique revient en fait à sur-intellectualiser la compétence sémantique de l’usager normal d’une langue : « C’est la compréhension directe dans une langue commune qui constitue l’idéal dont toute traduction s’efforce de se rapprocher, et non la traduction qui constitue le paradigme de toute espèce de compréhension » (Bouveresse, 1991 : 38).

Bourdieu considère que le privilège ainsi accordé par l’herméneutique au modèle de la traduction correspond à une des formes de l’erreur scolastique :

Par une universalisation indue des présupposés inscrits dans le statut de lector et la skholè scolaire, condition de possibilité de cette forme très particulière de lecture qui, menée à loisir et presque toujours répétée, est méthodiquement orientée vers l’extraction d’une signification intentionnelle et cohérente, on tend à concevoir toute compréhension, même pratique, comme une interprétation, c’est-à-dire comme un acte de déchiffrement conscient de soi (dont le paradigme est la traduction).

Bourdieu, 1997 : 67

Cette identification de la compréhension à l’interprétation reproduit aussi l’erreur scolastique parce que celui qui se rapporte à une oeuvre comme opus operatum « occulte l’oeuvre se faisant et surtout le modus operandi dont elle est le produit ; ce qui conduit à faire comme si la logique que dégage la lecture rétrospective, totalisante et temporalisante du lector avait été au principe de l’action créatrice de l’auctor, et cela dès l’origine » (ibid. : 68 ; sur la « lecture scolastique », voir aussi p. 77-78). C’est là le biais intellectualiste par excellence.

conclusion

Incontestablement, Taylor entend, comme Bourdieu, libérer le chercheur en sciences sociales d’un arbitraire dont il reste captif tant qu’il ne le reconduit pas à sa matrice historique et culturelle. Mais leurs solutions sont différentes. À un redoublement de l’objectivation, Taylor préfère une historicisation des cadres de référence et des catégories de pensée à travers l’articulation d’un métarécit contrastant avec les récits prédominants. Cette stratégie de critique culturelle s’avère éclairante, en dépit du caractère problématique de nombre de ses présuppositions. Mais le paradigme de la « conversation » qui sous-tend cette solution ne convient sans doute pas pour traiter le problème de la dépendance du projet même des sciences sociales par rapport aux « imaginaires sociaux modernes ». Ce qui est problématique dans cette dépendance n’est pas tant que leurs cadres de référence soient erronés ou déformés, mais qu’ils soient étrangers à l’enquête scientifique, qu’ils soient fixés avant elle et en dehors d’elle, ou encore qu’ils soumettent celle-ci à des préjugements sur ce qu’est la réalité à objectiver. Cette dépendance fait que les enquêtes sont menées sous les conditions d’un point de vue arbitraire qui leur est extérieur. Elle leur impose des limitations préfixées, détermine leur perspective, leur sélection des problèmes, leurs concepts et leurs manières de procéder. Elle fait aussi que les résultats de l’enquête contribuent finalement à conforter l’ordre social régnant (même s’ils ont un caractère critique).

Comment les sciences sociales peuvent-elles se libérer d’une telle dépendance ? Plutôt que d’opposer les « sciences de l’esprit » aux sciences de la nature, il vaudrait sans doute mieux apprendre de ces dernières comment elles ont conquis la capacité de déterminer elles-mêmes les conditions sous lesquelles elles pratiquent leurs enquêtes, de générer leurs cadres de référence de l’intérieur de celles-ci, de se développer en prenant appui sur ce qui a déjà été établi à travers des méthodes contrôlées de conceptualisation, d’observation et d’expérimentation, d’utiliser les théories comme hypothèses à tester et de prendre à bras-le-corps les problèmes et les questions qui apparaissent au fur et à mesure du déroulement de la recherche. Accordons à Bourdieu que cette « libération du chercheur en sciences sociales » (Dewey, 1947) passe par la mise en évidence des conditions sociales, économiques, politiques, etc. qui entravent la conquête par l’enquête scientifique de son autonomie (Bourdieu, 1997). Mais ces conditions relèvent plus largement d’un « imaginaire social » qu’il convient de reconstruire par l’enquête. La production d’un métarécit englobant à la Taylor peut effectivement contribuer à une telle libération, mais elle n’est pas suffisante. En effet, la pratique de l’enquête scientifique requiert bien autre chose qu’une « conversation », à savoir l’effectuation d’opérations contrôlées, y compris pratiques et matérielles, pour instituer et résoudre des problèmes, produire les concepts appropriés, faire les observations pertinentes, tester des hypothèses interprétatives, etc. Un modèle dérivé de l’exégèse textuelle n’est sans doute pas le plus pertinent pour guider cette pratique.