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La sociologie est restée historiquement éloignée de l’herméneutique. Comme approche spécialisée, l’herméneutique moderne s’est constituée, principalement dans les pays de langue allemande, autour de l’interprétation de textes littéraires de l’Antiquité classique (philologie), de corpus religieux (exégèse) et juridiques (jurisprudence). Si elle pouvait être l’oeuvre de philosophes, elle n’avait rien de spécialement philosophique dans son objet : elle était le fait d’érudits soucieux de comprendre méthodiquement des textes. L’herméneutique moderne s’est plus précisément affirmée dans l’ambition de fonder une théorie générale de l’interprétation du discours (voir Schleiermacher, 1989 : 73-78), en proposant des méthodes rigoureuses d’analyse (interprétation grammaticale, interprétation psychologique) des textes. Éloignée au départ de l’enquête sociologique à strictement parler, elle conservait toutefois, par son ancrage philologique, des liens très étroits avec la discipline historique.

l’herméneutique : de la philosophie à la sociologie

L’herméneutique allait prendre par la suite (surtout à partir de la seconde moitié du xixe siècle) un ascendant supplémentaire dans sa confrontation de plus en plus directe avec les sciences — en particulier avec la montée des sciences naturelles et du positivisme de leur méthode. Le débat sur l’herméneutique s’est ainsi cristallisé, à la faveur du néokantisme alors régnant, autour de l’opposition épistémologique entre expliquer et comprendre, dans l’objectif de démarquer la compréhension des « sciences de l’esprit » de l’explication propre aux « sciences de la nature » (voir Dilthey, 1988 : 41-73). Mais le déploiement des diverses orientations de la philosophie du langage qui allait traverser les préoccupations contemporaines, dans la recherche des nouveaux fondements de la réflexion excentrés de la stricte subjectivité individuelle, de même que les transformations sociétales accompagnant les fondements constitutionnels (et donc textuels) des sociétés, sont venus changer la donne. Le problème de l’herméneutique, procédant de la confrontation avec l’expérience de la mécompréhension et de l’exigence de mieux comprendre un discours à la faveur de techniques appropriées, s’est ainsi déplacé du côté d’une volonté d’universalisation du phénomène langagier dans l’expérience humaine, et de son application au domaine social, sinon sociétal. Cependant, pour avoir cherché à fonder la compréhension dans les sciences de l’esprit sur des principes psychologiques (la sympathie et l’empathie), l’herméneutique de Dilthey, jugée trop intuitive et trop irrationnelle, a fait par la suite l’objet de vives critiques, émanant tout autant de la tradition positiviste que des théoriciens mêmes de l’herméneutique (Gadamer, 1998 ; Ricoeur 1998), au moment où les sciences sociales cherchaient toujours à se doter d’une méthodologie rigoureuse, à l’instar de l’École française de sociologie et d’autres approches, aux États-Unis et en Allemagne, liées par exemple au systémisme à tendance naturaliste (parsonien puis luhmanien). Le problème auquel voulait s’attaquer Dilthey n’est donc pas encore entièrement résolu aujourd’hui, puisque persiste l’ambiguïté épistémologique (et même onto-épistémologique) tenant au conflit, et parfois à la confusion, entre sciences de la nature et sciences de la culture (l’équivalent de la dénomination « sciences de l’esprit » de Dilthey, adopté par Weber [1992], Simmel [1981] et Cassirer [1991]).

Autant la science historique reste au centre du programme de fondation épistémologique de Dilthey, autant la sociologie en demeure le parent relativement pauvre, et cela, en dépit de sa volonté d’aller du côté d’une saisie de « l’ensemble interactif du monde spirituel » (voir Dilthey, 1988 : 105-136). Il reviendra davantage à Weber (2016, 1992) et à Simmel (1981, 1984), dans le prolongement de leurs propres analytiques en sciences de la culture, le soin de penser une articulation plus fine entre expliquer et comprendre à l’horizon de la sociologie, sans toutefois assumer toujours pleinement l’ancrage herméneutique que cette position requiert. La problématique de l’interprétation, abordée ici de manière pour ainsi dire latérale et non frontale, pose alors la sociologie dans un horizon analytique qui ne distingue pas toujours clairement les catégories sociales de leur relation à une généalogie textuelle — alors qu’un élargissement significatif, au-delà de la théorie du texte, était intervenu sous l’influence décisive de Dilthey (1988), faisant de la réalité historique, en tant qu’elle comporte des « expressions durablement fixées », l’objet par excellence de l’herméneutique, s’ouvrant du même coup au système de la vie sociale dans son entier, mais resté chez lui à l’état programmatique.

Ainsi, depuis la tentative initiale de Dilthey (1992) de fonder le programme des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) dès 1900, resté sans véritable suite, et jusqu’au débat entretenu par Habermas, visant en particulier Gadamer, dans la refondation de la Théorie critique dans les années 1960-1970 (Habermas, 1987, 1976), plusieurs esquisses d’une orientation herméneutique en sociologie se sont dessinées, sans toutefois qu’une véritable « sociologie herméneutique » ne prenne son essor, en établissant ses principes de base en fonction du passage de la philosophie à la sociologie, et en réalisant un programme analytique plus systématique mené de manière probante.

Du côté de la philosophie, le renouvellement en profondeur de l’herméneutique au xxe siècle, sous l’influence d’abord de Heidegger, puis de Gadamer, a plutôt renforcé par moments l’éloignement avec la sociologie. La « révolution ontologique » heideggérienne, en considérant l’interprétation comme un mode d’être plutôt qu’un mode de connaissance, s’est présentée comme une critique radicale du méthodologisme de l’herméneutique moderne et des sciences d’une manière plus générale. De ce point de vue, le problème n’est plus du tout, comme il l’était encore chez Dilthey, de dégager une méthodologie propre aux sciences humaines (« sciences de l’esprit ») mais de donner une assise ontologique à l’être que nous sommes, qui n’existe qu’en comprenant. Cette révolution ontologique restera omniprésente dans l’entreprise herméneutique majeure menée par Gadamer dans Vérité et méthode. Tout en accordant une place primordiale aux sciences humaines (à la différence de Heidegger), Gadamer cherche à les fonder sur des principes diamétralement opposés à ceux élaborés par Dilthey. L’herméneutique philosophique n’a pas à prodiguer des « méthodes » aux sciences humaines mais à réfléchir sur les conditions de précompréhension (préjugés, traditions, dialogue, historicité) qui sont à l’oeuvre dans toute compréhension des phénomènes humains. Si la sociologie occupe une place assez marginale, sinon à peu près nulle, dans Vérité et méthode, en comparaison de l’histoire, du droit et de l’esthétique, elle tombe également sous la critique du « méthodologisme » lorsqu’elle cherche à mettre à distance les phénomènes sociaux, dans une posture d’extériorité que Gadamer juge « aliénante ». Cette critique n’empêche pas, comme on le verra dans ce volume, des tentatives contemporaines pour réorienter réflexivement le programme sociologique sur des bases éloignées du méthodologisme et inspirées directement de Gadamer ; en effet, on trouve aujourd’hui des prolongements et des jonctions entre des orientations phénoménologiques et l’herméneutique gadamérienne et heideggérienne (Kockelmans, 2019), et l’herméneutique se trouve même située par certains en prolongement direct des « méthodes qualitatives » développées en sciences humaines (voir Paillé et Mucchielli, 2021 : 147-160), des entrevues aux récits, dont la sociologie fait maintenant largement usage.

Dans ce rapide panorama, l’herméneutique développée par Paul Ricoeur se distingue aussi de manière remarquable. D’une part, parce qu’il a cherché à dialectiser, plutôt que d’opposer, la compréhension et l’explication dans les sciences humaines. D’autre part, parce qu’il a cherché à transposer des principes herméneutiques venant de la théorie du texte à la théorie de l’action (Ricoeur, 1998). Enfin, parce qu’il a noué un dialogue soutenu avec des grandes figures de la sociologie compréhensive (Weber), de la sociologie phénoménologique (Schütz) et de la sociologie de la connaissance (Mannheim), et a également contribué au renouvellement de la sociologie pragmatique en France (Quéré, Thévenot et Boltanski) ou de l’anthropologie culturelle nord-américaine (Geertz). Force est cependant de reconnaître que le projet explicite et systématique d’une « sociologie herméneutique » n’a jamais été assumé par Ricoeur ni découlé comme tel dans la discipline sociologique sous l’influence d’un de ses épigones, d’autant plus que sa philosophie de l’action reste étroitement dépendante du modèle textuel.

L’herméneutique comme orientation spécifique a donc relativement peu irrigué les sciences sociales, par contraste avec la phénoménologie (dans l’héritage de Schütz, de Goffman ou de Garfinkel) ou le pragmatisme (dans l’héritage de Mead ou de Dewey). Pourtant, les grandes orientations de la sociologie, sinon les fondements mêmes de la discipline, ont constamment fait appel, et de manière explicite ou non à un moment donné ou à un autre, à la problématique de l’interprétation de textes, philosophiques, religieux, juridiques, problématique dont l’herméneutique a fait sa principale préoccupation. Marx n’a-t-il pas fondé son matérialisme dialectique sur l’interprétation du matérialisme antique (et sur l’interprétation critique de la philosophie hégélienne), revu à la lumière des exigences scientifiques, et particulièrement du positivisme de son temps, renvoyant du même coup la religion et d’autres formes de représentations, telle l’idéologie, à des déformations caractéristiques des rapports sociaux de pouvoir (Marx, 1974 ; Marx et Engels, 1972) ? Weber n’a-t-il pas, au contraire, orienté toute sa sociologie de la religion sur l’étude des textes théologiques, appliqués à une saisie de leur résonance économique, en forgeant son projet scientifique à l’écart de celui des sciences de la nature, en vue d’analyser la signification que les acteurs attribuent à leurs pratiques (Weber, 2006, 2016) ? Durkheim n’a-t-il pas envisagé, à la fin de son oeuvre et au-delà de ses avancées positivistes, la filiation du totémisme et de la pensée scientifique dans les catégorisations du monde que ces deux expressions permettaient (Durkheim, 1960) ?

Recourir à des méthodes interprétatives non explicitées, comme l’ont fait les fondateurs de la discipline sociologique, ne revient certainement pas à dire en revanche que l’herméneutique aurait été leur source principale d’inspiration. C’est de ce point de vue qu’a persisté la distance critique entre l’herméneutique et la sociologie, ciblée dans ses versants positiviste et scientiste particulièrement (Bleicher, 1982, 1980). Parmi les orientations sociologiques contemporaines qui se sont réclamées de l’herméneutique de façon plus franche, l’entreprise d’un Zygmunt Bauman (1978) n’a pas vraiment dépassé le stade initial qui l’avait lancée, alors que celle de Susan J. Hekman (1986) est demeurée relativement marginale, et cela, tout aussi bien à l’intérieur de l’oeuvre même de cette dernière que dans ses influences plus larges dans la discipline. Anthony Giddens (1976), qui avait pourtant reconnu l’assise fondamentalement herméneutique du projet sociologique, n’a cependant pas non plus poursuivi sur cette base son propre programme analytique. On pourrait même dire que l’herméneutique s’est de surcroît vue contester dans ses bases et sa capacité à donner corps et substance à l’analytique sociologique (Habermas, 1987 ; Bourdieu, 1992 ; Quéré, 1999) ; trop attachée à la « tradition » ou incapable d’une véritable « critique » ou d’un gage suffisant de « scientificité » à l’égard du monde social, l’herméneutique s’est vue ranger dans les ornières d’un projet de connaissance se voulant plus assuré de son emprise sur le projet moderne de la société, sinon sur le dépassement de celui-ci.

Il reste toutefois une exception : un courant allemand a ouvertement revendiqué l’appellation d’une sociologie herméneutique, dans la lignée des travaux d’Oevermann (1981) et de Reichertz (2004). L’ambition de « l’herméneutique objective » s’est au départ concentrée autour des textes dans l’objectif de reconstruire leurs structures de signification objectives, indépendamment des intentions de leur auteur. Forts de cette démarche méthodologique, les auteurs de ce courant ont cherché à l’appliquer à l’analyse de la réalité sociale. Là encore, la démarche ne vise pas à reconstruire les intentions des acteurs sociaux mais à saisir les structures objectives de signification du monde social, afin d’en dégager les lois de reproduction et de transformation. Programme aussi original qu’ambitieux, la sociologie herméneutique venant de ce courant est encore mal connue en dehors de l’Allemagne et reste elle aussi étroitement dépendante du modèle textuel.

La concentration qu’opère l’herméneutique sur la question du texte, plutôt que sur la vie sociale, a semblé ainsi persister comme un obstacle insurmontable à son utilisation dans l’interprétation d’un aspect ou un autre de la société, du moins jusqu’à Ricoeur (1998), quoique sur ce plan subsistent des positions qui tiennent, justement, à rappeler plus radicalement les rapports toujours étroits qui unissent la société à la textualité, dans l’une ou l’autre de ses textures (Brown, 1987 ; Legendre, 2001). C’est alors davantage du côté de l’anthropologie culturelle (Geertz, 2010) que l’héritage herméneutique a donné ses fruits les plus prometteurs, bien que le modèle du texte considéré dans ses prolongements sémiotiques en reste encore le paradigme fondateur ; c’est sans doute la raison pour laquelle c’est du côté des études littéraires que l’herméneutique a pu au mieux développer ses possibilités, quoique l’incidence de ces dernières sur la sociologie ne puisse certainement pas être entièrement négligée (Jauss, 1990, 1988 ; Vultur, 2017).

Or, s’il est vrai également que l’herméneutique a connu davantage de développements du côté de la philosophie contemporaine (Gadamer, 2018 ; Ricoeur, 1998 ; Vattimo, 1987), les dernières recherches d’un Michel Foucault (2001) ont pourtant montré son intérêt du point de vue de la compréhension des bases de la subjectivité occidentale. Jeffrey C. Alexander (2006, 2003) défend de son côté, comme une exception au sein même de la discipline sociologique, une « herméneutique structurale » comme étant centrale dans le projet de la sociologie culturelle qu’il développe depuis quelques décennies déjà, tandis que Johann Michel (2012), entre autres, place la narrativité, inspiré en cela de Paul Ricoeur, comme déterminante dans l’analytique de la subjectivité en sciences humaines et développe plus récemment une anthropologie sociale et philosophique qui fait de l’interprétation une activité centrale de la condition humaine et de la vie en société (Michel, 2017). On peut aussi considérer que le retour vers l’interprétation des concepts de la sociologie requiert précisément une orientation herméneutique, sachant les situer dans leur propre historicité en fonction de leur potentiel de développement réactualisé au sein même de la discipline sociologique (Côté, 2015, 2021). Qu’en est-il donc alors de l’herméneutique en sociologie ? N’est-il pas temps de permettre un examen plus approfondi de sa place, de sa fonction, de ses possibilités et de ses limites, dans le développement de la discipline, voire de jeter les bases d’une réflexion plus systématique dans ce sens ? Peut-on envisager de parler de manière forte et autonome d’une véritable « sociologie herméneutique » et, si oui, à quelles conditions ?

Il conviendra d’envisager la discussion à un double niveau. À une échelle épistémologique, le problème concerne la place que doit occuper l’interprétation dans la pratique de la recherche en sociologie, en contrepoint de méthodes qui se voudraient ou bien descriptives ou bien explicatives. La pratique sociologique peut-elle jamais se passer de toute interprétation ? La sociologie peut-elle comprendre une réalité qui n’aurait pas le caractère « d’expressions durablement fixées », une réalité qui serait « en train de se faire » ? À une échelle anthropologique, le problème concerne la place de l’interprétation dans la réalité sociale elle-même ; à une échelle sociologique, ce problème se répercute sur « l’interprétation des interprétations » que mettent en scène les acteurs sociaux. Quand et par quelles techniques les acteurs sociaux sont-ils amenés à interpréter le sens d’une action, d’une conduite, d’une règle ? Comment s’articule alors l’analyse sociologique de ces interprétations ? Ce « second degré » d’interprétation peut-il ou doit-il revendiquer le statut d’herméneutique ? Comment alors revoir non seulement l’histoire de la discipline, mais ses possibilités présentes de développements ?

On doit en effet considérer que ces questions, formulées de manière générale, se posent de surcroît dans le contexte tout aussi pressant des exigences rencontrées par la société contemporaine, du point de vue de son organisation d’ensemble autant que des significations qu’elle génère, qui apparaissent souvent comme autant d’énigmes réintroduisant des interrogations quant à leur provenance et leur destination ; ainsi, le caractère d’étrangeté qui marque les avancées de divers secteurs de la société soulève des questions d’interprétation qu’on peut aisément rattacher aux possibilités d’une démarche herméneutique, susceptible de ramener leur apparente « étrangeté » à un rapport plus « familier ». Ce qui était considéré comme problème appartenant à une philosophie de l’histoire devient en quelque sorte une interrogation généralisée touchant toutes sortes d’aires de pratiques sociales. Parmi celles-ci : le passage au numérique signifie-t-il, ou non, une rupture avec les modes de symbolisation adoptés dans l’évolution antérieure de nos sociétés ? Comment l’histoire — et la sociologie historique — peut-elle être appréhendée, une fois que les grandes orientations modernes alliées au progrès (de la connaissance, des techniques, des modes de régulation politique, etc.) ont été remises en question par les défis qu’affrontent nos sociétés dans les termes de la crise environnementale, de l’incertitude liée au futur, ou de la décroissance ? Doit-on envisager le passage à une « post-histoire », ou au contraire radicaliser la place de l’historicité dans l’interprétation sociologique ? Quel est, une fois saisie la perspective postcoloniale, le destin de la société occidentale en tant que culture originale, et comment se reflète-t-il dans les manières de mener nos analyses en sociologie ? Que deviennent dans ce contexte les grands régimes d’expressions symboliques que sont l’art, la religion et la science ? Comment catégoriser et analyser les différents registres d’expressions symboliques (personnels, institutionnels, culturels, historiques, etc.) auxquels est confrontée l’analyse sociologique ? On le voit, le registre des questions potentielles soumises à une investigation à caractère herméneutique est impressionnant, et les interprétations qu’elles appellent suscitent des prises de position concernant les méthodes d’analyse, les théories mises en jeu, sinon même l’épistémologie dont peut se réclamer aujourd’hui la sociologie.

une sociologie herméneutique : implications pratiques et applications

L’ensemble des articles composant le présent numéro entendent non seulement interroger la place de l’herméneutique en sociologie, mais s’interroger ainsi plus ouvertement encore sur la possibilité de définir une sociologie herméneutique au sein de la société contemporaine : quelles sont les possibilités actuelles de développement de la discipline sociologique, et quels sont les défis qu’elle rencontre, selon une orientation véritablement herméneutique ? S’agit-il ici d’ajouter une démarche herméneutique, pour ainsi dire concurrente, aux autres démarches (structuralisme, systémisme, Théorie critique, pragmatisme, etc.) déjà en place dans la discipline, ou alors de considérer la complémentarité que l’herméneutique peut apporter à d’autres démarches sociologiques ? Que signifie une application systématique de l’herméneutique en sociologie ? Que peut-on attendre de l’emploi des principes herméneutiques appliqués à la sociologie ? Comment la place prise par l’herméneutique dans la philosophie contemporaine, du point de vue épistémologique et théorique en particulier, peut-elle répondre aux exigences disciplinaires de la sociologie, principalement du point de vue analytique ?

Ces interrogations sont reprises par chacun des articles de ce numéro, selon la manière qui leur est propre. Jean-Claude Gens inaugure cette réflexion par un retour à l’analytique proposée par Wilhelm Dilthey, en marquant sa proximité avec l’analyse sociologique — celle de Max Weber en particulier. Si la sociologie semble occuper une place plus résiduelle dans l’oeuvre de Dilthey au profit d’une attention aux biographies, l’objet que le philosophe allemand assigne aux sciences de l’esprit est un être d’emblée déployé dans le cours de l’histoire et chaque fois inséré dans une vie institutionnelle. C’est bien une sociohistoire qui sert de guide à la fondation herméneutique des sciences de l’esprit. Denis Thouard poursuit cette voie en revenant lui aussi au concept d’« esprit objectif », d’origine hégélienne, mais tel qu’il se présente chez Georg Simmel, où il acquiert une plus grande flexibilité, libéré de sa détermination juridico-légale et du caractère fini qui le liait, par suite et dans l’agir de l’État au sein de l’histoire, au domaine scientifique « absolu » que lui conférait Hegel. Sans s’inscrire ouvertement dans la tradition herméneutique, l’oeuvre philosophique et sociologique de Simmel en partage assurément certains traits communs, à commencer par l’importance qu’il accorde à la compréhension et l’interprétation de la vie culturelle et sociale qui élargit l’application de la lecture à des phénomènes distincts (ruines, paysages, villes, argent…) de l’écriture et même du langage.

C’est en puisant des ressources dans une tout autre tradition herméneutique, venant non plus de Schleiermacher et de Dilthey, mais de l’herméneutique philosophique de Hans-Georg Gadamer que Janice Trinh propose, dans son article, de considérer la redéfinition de la position d’interprète en sociologie, sous l’angle de la formation (Bildung) requise, dans le sens humaniste du terme. Est contestée ainsi la revendication de la sociologie à se placer dans une posture de surplomb et d’extériorité, alors qu’elle ne cesse d’appartenir au monde social et historique dont elle prétend faire l’objectivation. Louis Quéré, quant à lui, revient à l’approche privilégiée par Charles Taylor dans ses travaux récents, afin de marquer comment le thème de la sécularisation doit faire intervenir une herméneutique de la religion qui croise une perspective sociologique des pratiques sociales. Il dégage ainsi plus généralement, à partir de l’oeuvre de Taylor, la double facette herméneutique des sciences sociales : d’un côté, en tant qu’elles sont des sciences interprétatives, de l’autre, en tant qu’elles prennent comme objet une réalité sociale et historique définie elle-même par l’auto-compréhension et l’auto-interprétation.

Tout en se situant dans cet héritage, Johann Michel cherche à construire une sociologie herméneutique à l’articulation de trois niveaux d’analyse. Selon un premier niveau, il s’agit de mettre à l’épreuve l’analogie du monde du texte et du monde social en objectivant leurs structures internes. Selon un second niveau, il s’agit d’historiciser les institutions sociales du sens à l’appui d’une sociogenèse. Selon un troisième niveau, il s’agit de saisir le monde social comme acte, comme interprétation et mis en scène en situation. En écho, Jean-François Côté propose de considérer la « texture sociale », envisagée comme le propre de la rencontre, sinon du mélange, du texte et de l’activité sociale, en tant que point d’ancrage de l’analytique sociologique. À l’appui de la métaphore du « tissu social », Côté fait de la sociologie une enquête sur les relations (plus que sur les entités collectives) qui structurent le monde social à travers tout un ensemble de mailles institutionnelles (familles, écoles, États, histoire) et demandent à être interprétées, selon les deux voies principales qu’offrent respectivement la « trame historique » et l’« étoffe conceptuelle ».

Éric Gagnon, pour sa part, revient sur la question de l’écriture en sociologie, en la posant selon les deux axes distincts mais complémentaires des opérations herméneutiques que sont le récit et l’idéaltype. Il dégage ces deux avenues comme étant à l’oeuvre dans le travail d’interprétation sociologique, en l’appliquant à des exemples spécifiques (l’analyse schützienne de l’étranger, l’étude de Claudine Herzlich consacrée aux représentations de la maladie et de la santé en France dans les années 1960, la monographie de Hughes dédiée au destin des Canadiens français). Louis Jacob examine de son côté la possibilité de construire une sociologie herméneutique, à partir d’un « objet complexe », comme il l’appelle : un texte de Jean Paulhan (Le repas et l’amour chez les Merinas) rédigé pendant son séjour à Madagascar. Plus précisément, Jacob met en lumière des vecteurs d’interprétation possibles appliqués à cet objet littéraire, avant de proposer des pistes plus générales concernant l’approche interprétative dans les sciences humaines (singulièrement sa dimension réflexive).

Laurence Kaufmann, Cédric Terzi et Fabienne Malbois présentent de leur côté l’analyse du « discours complotiste » dans le contexte pandémique, en faisant ressortir les enjeux qu’il pose à nos régimes démocratiques. Leur analyse cherche à esquisser une sociologie herméneutique qui s’attache à analyser les polémiques rendues publiques, dans un contexte où les modes d’interprétation sont déréglés et désajustés. Jonathan Roberge et Tom Lebrun analysent quant à eux un autre aspect des développements en cours dans la société contemporaine, soit l’avènement de l’intelligence artificielle mise en pratique dans des modèles de collectes d’information par le biais de moteurs de recherche — tel Google. Leur objectif est de revisiter les travaux s’intéressant aux liens entre intelligence artificielle et herméneutique, notamment autour du programme d’herméneutique critique et des Critical AI Studies (CAIS), qui ont pour particularité de montrer la part fondamentalement équivoque des modèles langagiers utilisés en intelligence artificielle. Dave Poitras et Frédérick Guillaume Dufour envisagent, à la lumière d’une herméneutique dérivée de l’entreprise d’Alfred Schütz, d’étudier les rapports entre l’identité nationale et certains produits de la vie sociale prenant valeur culturelle. La bière, en l’occurrence, devient ainsi un symbole de la vie sociale associée à la nationalité, fut-elle empruntée par des stratégies de marketing d’entreprises devenues transnationales.

Nous n’aurons sans nul doute pas fait le tour complet, dans ce numéro, des possibles développements d’une sociologie herméneutique. Si celle-ci reste ainsi en devenir, du moins pouvons-nous envisager que l’ensemble des articles regroupés ici permette d’entrevoir la fertilité d’une telle orientation pour le renouvellement de la sociologie.