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(In)sécurité linguistique en francophonies : perspectives in(ter)disciplinaires est un ouvrage collectif dirigé par Valentin Feussi et Joanna Lorilleux, qui a pour objectif d’ouvrir de nouvelles avenues afin d’explorer le concept d’insécurité/sécurité linguistique (ISL) dans le domaine de la sociolinguistique et au-delà de celle-ci. Les francophonies et les français au pluriel, aux côtés de l’ISL, forment donc la toile de fond qui unit les écrits au sein de cet ouvrage. Sous forme de chapitres qui sont au nombre de 31, ces contributions sont issues du colloque « Les “francophones” devant les normes : 40 ans après Les Français devant la norme – L’(in)sécurité linguistique aujourd’hui : perspectives in(ter)disciplinaires », tenu à l’Université de Tours en juin 2018. Le titre du colloque faisant directement référence au travail pionnier de Nicole Gueunier, Émile Genouvrier et Abdelhamid Khomsi sur l’insécurité linguistique (IL) en milieu francophone, plus précisément dans la région de Tours, Lille, Limoges et Saint-Denis de la Réunion.

L’ouvrage de Feussi et Lorilleux s’ouvre sur une introduction par Feussi faisant un retour en arrière sur la façon dont l’ISL a été étudiée dans le passé. L’idée de départ était d’ouvrir ses horizons d’enquête en diversifiant les approches tenant compte des différentes expériences de l’ISL chez les francophones. L’ISL étant souvent décrite comme un sentiment, Feussi et Lorilleux proposent donc que les manifestations de cette dernière pourraient être comprises autrement que sous la loupe du signe linguistique. L’ISL pourrait se retrouver ailleurs que dans le discours puisque non directement verbalisée par ceux et celles qui la vivent et la ressentent. L’intention de l’ouvrage est donc de varier les approches pour rendre compte de la sensibilité du locuteur, à travers ses expériences du monde, à travers sa/ses langues et son parcours de vie. L’ouvrage suit donc en quelque sorte sa propre prémisse en traçant l’historicité du concept de l’ISL et en laissant une grande place, en première partie, à un retour réflexif et en partie autobiographique de Michel Francard et Aude Bretegnier sur leurs propres travaux concernant l’ISL. Michel Francard a fondé, entre autres, le groupe de recherche VALIBEL, qui a énormément contribué à la compréhension de l’IL ressentie par les francophones belges. Bretegnier a, quant à elle, travaillé à définir l’IL d’un point de vue conceptuel appuyé par plusieurs études empiriques, notamment à l’île de la Réunion. En effet, ces récits biographiques de chercheurs sont pertinents dans la perspective de l’ouvrage où le positionnement du chercheur, sa propre sensibilité et ses expériences antérieures avec l’ISL, qu’elles soient théoriques ou vécues personnellement, contribuent à son interprétation du concept dans ses propres travaux.

Le livre se décline ensuite en quatre axes principaux, soit i) IL et expériences des francophonies, ii) Dimensions épistémologiques, iii) Questionnements didactiques ainsi que iv) Perspectives littéraires. La première section se rapproche d’un recueil d’études de cas de l’ISL dans différentes communautés linguistiques et différents contextes langagiers. Les expériences des francophonies débutent par un texte d’Annette Boudreau sur le concept de la honte, qui explicite comment celle-ci dépasse souvent les mots et s’immisce dans toute la corporalité de l’individu. L’IL est vécue, mais elle n’est pas permanente, elle est intimement liée à des individus selon leur histoire et le groupe social auquel ils appartiennent. Les textes qui suivent font état d’études de cas de processus directement reliés à l’ISL ou gravitant autour d’elle. Il est par exemple question des processus d’accommodation entre locutrices et locuteurs québécois (périphériques) et français (du centre) par Wim Remysen. Cette partie de l’ouvrage fait ensuite une grande place aux francophonies en situation postcoloniale, en particulier en Afrique, où la langue française est intrinsèquement liée à un imaginaire colonial idéalisé et tenace. On y retrouve des enquêtes sur l’ISL au Niger, en Côte-d’Ivoire, au Sénégal, au Congo et en Algérie, où, bien que le français ne soit pratiquement jamais langue première, l’importance symbolique de son appropriation contribue à générer de l’ISL chez les francophones africains. Par exemple, des étudiants et étudiantes de français nigériens se permettent de commenter le « bon usage », là où des étudiants et des étudiantes de français italophones se refusent à le faire (Boutin Akissi). Ou encore, on rend compte des relations complexes qu’entretiennent avec le français les migrants sénégalais revenus de France après de longues années et les « intellectuels » locaux. Les normes endogènes et surtout exogènes françaises (que les intellectuels locaux idéalisent alors que les migrants en ont une expérience pragmatique) s'entrechoquent et laissent voir le prestige et le capital symbolique différent associé à ces diverses pratiques langagières en raison de l'éducation ou des parcours de migration des individus (Leconte et Bakry Kébé).

Deux autres études concernent la Nouvelle-Calédonie, où les récits autobiographiques donnent à voir les parcours de vie difficiles d’étudiants autochtones qui possèdent des compétences plurilingues, mais dont seul le français est valorisé (Fillol). On s’intéresse aussi à l'ISL en créole chez des enseignants et des enseignantes de la Guadeloupe. L’importance symbolique que le système d’éducation scolaire attache au français est telle qu’elle freine leur appropriation personnelle du créole (Stainier). La partie se clôt sur un texte traitant de la validité de l’hyper et de l’hypocorrection orthographiques comme forme l’IL chez des francophones alphabétisés (Mortamet).

Le second axe, qui traite des dimensions épistémologiques, théorise une approche « délingualisée » de l’ISL. On cherche à aller au-delà des représentations linguistiques et épilinguistiques de l’ISL pour en aborder les dimensions plus insaisissables. Les textes nous plongent dans une théorie phénoménologique-herméneutique, la SIL devient une manière d’être au monde se construisant dans l’interaction avec l’Autre. Klinkenberg rappelle l’importance de s’intéresser aux structures responsables de l’IL, en mettant en garde de ne pas faire reposer l’ISL entièrement sur l’individu et de la rendre « psychologisante » à divers niveaux. Cette partie est donc construite de façon à faire dialoguer les textes des chercheurs entre eux, tout en ouvrant la réflexion sur les champs de la philosophie avec Derrida (et son rapport conflictuel avec ses langues) (Pierozak) et du discours scientifique en explorant l’insécurité langagière qui pourrait freiner la créativité des chercheurs qui visent à être publiés (Lorilleux).

Le troisième axe porte sur les questionnements didactiques, donc principalement sur l’apprentissage du français langue seconde ou étrangère. Les contextes se retrouvent autant en milieu francophone majoritaire (France) qu’en contexte minoritaire (Colombie-Britannique) et international (Chine). On explore de quelles façons les examens de langue française peuvent concourir, par leur déconnexion des enjeux socioculturels et historiques locaux, à nuire à la confiance des apprenants à l’égard de leurs compétences linguistiques (Aslan). L’importance accordée à la norme nuirait aussi au sein même de la France à l’apprentissage du français par les migrants, leurs pratiques étant dévalorisées, malgré des ressources linguistiques souvent multilingues (Dupouy). On aborde ensuite les tensions identitaires et linguistiques vécues par des enseignantes de français tourangelles qui se retrouvent à enseigner en milieu fortement minoritaire en Colombie-Britannique (Huver). La dernière étude aborde la variation linguistique quasi inexistante dans les manuels d’apprentissage du français disponibles en Chine et les représentations linguistiques de certains étudiants chinois vivant maintenant en milieu francophone (Afrique subsaharienne, Québec et France) (Shuming).

Le dernier axe traite de perspectives littéraires pour aborder la question de l’ISL. Cet axe montre qu’il existe un rapport ambivalent à la littérature en milieu postcolonial français. D’une part, l’écriture francophone peut permettre un certain exutoire par rapport à des vies, principalement de femmes, qui auraient été bien différentes autrement, alors qu’il est souvent attendu d’elles le silence (Dardaillon). De l’autre côté, l’écriture en français, en milieu postcolonial, force l’écrivain à se positionner par rapport aux littératures francophones d’ailleurs, qu’on juge plus légitimes (Ferrier). À l’écrit, notamment au Cameroun, les transgressions peuvent aussi parfois être davantage tolérées, à condition de revêtir les attributs de l’écriture comique, ce qui révèle par le fait même les représentations linguistiques qui ont cours à propos des langues locales et des deux langues coloniales que sont l’anglais et le français (Fandio). Myriam Suchet termine cette partie en proposant d’étudier la traduction hétérolingue qui permet de laisser une plus grande place à la diversité et à l’instabilité.

Les assises des différents textes constituant l’ouvrage sont solides, en particulier en sociolinguistique. Les études réunies font référence à plusieurs textes phares sur l’IL dans la discipline, Labov (1976), Geunier et al. (1978), Bourdieu (1987), Francard (1993), Canut (1996), Calvet (1999), Bretegnier (1999) et bien d’autres, tout en ouvrant les perspectives sur des approches anthropologiques, didactiques, littéraires et traductologiques. Ainsi, l’ouvrage s’occupe surtout de remettre au goût du jour le concept de l’ISL, qui n’avait pas, selon les mots des auteurs, généré beaucoup d’intérêt scientifique dans les dernières années. L’ouvrage s’affaire davantage à poser de nouvelles questions et à renouveler d’anciens questionnements autour de ce concept afin de l’investir de nouvelles façons. L’ouvrage se pose en contrepied des approches positivistes en affirmant l’importance d’inclure la réflexivité du chercheur et, incidemment, celle des acteurs et actrices des recherches portant sur l’ISL. Il s’agit probablement de la force principale de ce recueil que d’enjoindre au chercheur d’expliciter son propre parcours de vie, qui l’a mené à réaliser des recherches sur l’ISL alors même, par exemple, que le milieu universitaire est un des hauts lieux de la norme linguistique. Le recueil fait aussi la part belle aux francophonies postcoloniales et à leur rapport conflictuel et complexe avec le français, ce qui ne manque pas d’enrichir la réflexion, entre autres, sur les perspectives décoloniales de l’hétéroglossie et de la maîtrise même du français comme peut l'évoquer la célèbre phrase de l'écrivain algérien Kateb Yacine, cité dans le texte de Ferrier : « J’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas Français » (Kateb). Certaines contributions font aussi réfléchir sur la portée émancipatrice de l’IL en ce qu’elle déstabilise et peut pousser à agir, qu’elle est parfois synonyme d’action et laisse voir la grande agentivité des acteurs et des actrices sur leur propre vie. Pour ce qui est de la créativité, le recueil invite à faire valoir les oeuvres et l’inventivité que peuvent générer, en littérature comme ailleurs, les insécurités et, tout spécialement, l’IL. Le recueil pose ainsi beaucoup plus de questions qu’il n’en résout, et cela était l’un de ses objectifs. À plus d’un égard, ce livre s’inscrit dans une perspective résolument anthropologique, en ce sens où il invite la recherche à s’intéresser aux parcours des individus en tenant compte de l’ISL dans toute sa complexité, qu’il s’agisse de mobilité, de résistance et de conformisme ou encore de réflexivité.