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Les articles du présent numéro sont le produit d’un colloque intitulé « Patrimoine, mémoire et communautés linguistiques en situation minoritaire : avancées en recherche, meilleures pratiques et approches critiques ». Ce colloque en ligne s’est tenu dans le cadre du 88e congrès de l’Acfas, en mai 2021. Les documents de recherche, les études de cas et les témoignages personnels présentés lors de cet événement – et réunis ici – explorent les liens entre le patrimoine, la mémoire et la vitalité chez les communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM).

Dans ce numéro, le terme « patrimoine » est employé au sens large. La signification du terme a évolué au fil du temps; se limitant d’abord aux monuments physiques et aux objets matériels transmis de génération en génération, elle s’est étendue aux éléments intangibles « comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel » (UNESCO, s. d.). Les concepts de mémoire et de patrimoine sont liés mais distincts. Le concept de mémoire renvoie à des récits partagés au sein d’une communauté qui puise dans le patrimoine pour façonner l’identité et la cohésion de la communauté (Tallentire, 2001). En d’autres mots, les lieux et objets patrimoniaux et les traditions ont une fonction mémorielle.

Les articles présentés dans ce numéro offrent un portrait nuancé du patrimoine et de la mémoire. D’une part, ils soulignent les manières dont le patrimoine et la mémoire façonnent le sentiment d’identité et d’appartenance au sein des communautés, aidant à renforcer la cohésion sociale qui assure le maintien de communautés fortes et résilientes. D’autre part, plusieurs articles adoptent également une perspective critique mettant en lumière les inconvénients que les usages du patrimoine et de la mémoire peuvent comporter. Par exemple, les discours sur l’identité qui se concentrent étroitement et de manière démesurée sur le passé risquent de créer des mémoires collectives dont certains nouveaux arrivants se sentent exclus, ce qui va à l’encontre du renforcement de la communauté, en particulier dans le contexte canadien caractérisé par une pluralité culturelle croissante et le cosmopolitisme. Lowenthal (1998) fait ressortir les tensions entre la discipline historique, qui se veut objective et désintéressée, et le patrimoine, qui mène parfois à une manipulation du passé pour qu’il réponde aux besoins et corresponde aux valeurs du présent : « Nous utilisons le patrimoine pour améliorer le passé, pour le rendre meilleur (ou pire) sous un éclairage moderne[1] » (p. 156). Lorsqu’une communauté accorde la priorité à la cohésion plutôt qu’à la stricte vérité en faisant un usage sélectif de l’histoire, elle est susceptible de manipuler le passé et de créer des mémoires mythifiées.

La notion de vitalité est depuis longtemps associée aux CLOSM. Elle a été introduite dans les études ethnolinguistiques en 1977 (Giles et al.). Avec le temps, elle a été adoptée par le gouvernement fédéral du Canada. On a tenté de mesurer la vitalité des CLOSM au moyen d’indicateurs relatifs au nombre de locuteurs, aux attitudes et pratiques linguistiques et au nombre d’institutions au service de la minorité dans chaque collectivité. Le gouvernement et les acteurs du milieu communautaire ont eu recours à ces indicateurs pour mieux définir les politiques et les stratégies locales visant à répondre aux défis de la vitalité. L’article d’Alain Roy résume cette évolution et fait valoir que les facteurs que sont l’histoire, le patrimoine et la mémoire n’ont pas été suffisamment pris en compte dans la mesure de la vitalité. Il revient sur le concept de « vitalité mémorielle » et souligne qu’il est important de comprendre le passé à la fois pour comprendre le présent et « pour comprendre, pour toute communauté, comment la mémoire joue un rôle marquant dans son devenir ».

Les textes qui suivent l’article théorique de Roy présentent des études de cas sur le patrimoine et la mémoire collective des communautés en situation minoritaire. Bien qu’ils ne portent pas principalement sur la vitalité en tant que telle, ils traitent indirectement de ce concept en évaluant les effets du patrimoine et de la mémoire sur les communautés. Ils se penchent notamment sur les questions suivantes : Comment les communautés en situation minoritaire se souviennent-elles présentement de leur passé? Quels récits historiques construisent-elles? Quels facteurs exercent une influence sur la construction de ces récits? Quelles influences les rapports sociaux au sein des communautés et avec la majorité exercent-ils sur ce processus? En outre, les articles font écho au point de vue de Roy exprimé ci-dessus, en examinant les manières dont le patrimoine et la mémoire influent sur le devenir des communautés en situation minoritaire.

Éric Forgues, Laurence Arrighi et Tommy Berger s’intéressent à la façon dont le Congrès mondial acadien a contribué à la formation d’une mémoire collective et à l’élargissement de l’identité diasporique acadienne. Les auteurs examinent comment la déportation acadienne de 1755 a été transformée en mythe au fil du temps. Les récits populaires de la déportation mêlent faits historiques et fiction pour donner naissance au mythe, comme dans le personnage fictif d’Évangéline, de Longfellow, et les évocations bibliques peignant les Acadiens comme un peuple exilé qui retourne à la terre promise. S’appuyant sur leur enquête et des entrevues menées sur le terrain, les auteurs soutiennent que le Congrès, qui a lieu tous les cinq ans, a joué sur ces mythes et contribué à la création d’une identité diasporique. Forgues, Arrighi et Berger abordent des questions soulevées par des universitaires à savoir si l’utilisation de l’histoire et de la généalogie pour construire une communauté diasporique peut comporter des inconvénients. Peut-elle freiner la capacité de l’Acadie d’intégrer des nouveaux arrivants francophones qui n’ont aucune expérience de la Déportation? La nation acadienne doit-elle se définir autour de mémoires collectives construites ou d’un désir actuel de vivre en français? Le défi de trouver un juste équilibre entre ces deux perspectives demeure un sujet de préoccupation.

Mathieu Wade traite également de l’Acadie, mais selon la perspective de son patrimoine géographique. Le territoire de l’Acadie a toujours chevauché plusieurs frontières. N’étant qu’une des nombreuses communautés qui vivent à l’intérieur de ces frontières, les Acadiens entretiennent « une relation ambivalente avec la notion de territoire et de frontière ». Wade concentre son attention sur le comté de Kent, au Nouveau-Brunswick, un endroit où toponymes britanniques, acadiens et mi’kmaq se côtoient. Les limites municipales officielles y ont été déplacées au cours de l’histoire, de nombreuses institutions communautaires ont disparu et les habitants de certaines localités ont été expropriés. Malgré ces changements, des frontières informelles persistent comme des fantômes dans la mémoire collective acadienne, accompagnées d’identités micro-locales. Cette persistance du passé a eu des répercussions sur les efforts visant à redéfinir les territoires et à regrouper des municipalités, efforts qui ont suscité de l’inquiétude ou un manque d’intérêt de la part des populations locales, habituées à leur propre ensemble de frontières. La persistance de ce patrimoine morphologique est-elle un obstacle à la vitalité en encourageant le maintien d’une mémoire nostalgique et impuissante de territoires présentement dépourvus du soutien institutionnel dont ces communautés pourraient bénéficier?

L’étude de Benoît Grenier examine le patrimoine et la mémoire en ce qui concerne les seigneurs anglo-protestants du Québec et leurs descendants. Lors de l’abolition du régime seigneurial dans la province en 1854, près de la moitié des propriétés seigneuriales appartenaient à des colons britanniques. Quel regard les descendants des seigneurs jettent-ils sur un régime féodal qui est clairement incompatible avec les valeurs démocratiques actuelles? Au moyen d’entrevues portant sur l’histoire orale, Grenier constate que de nombreux descendants ont une vision idéalisée des relations entre les seigneurs de langue anglaise et leurs censitaires de langue française. Plusieurs personnes interviewées ont souligné que leurs ancêtres étaient bilingues, peut-être pour minimiser ou atténuer les possibles divisions. Si l’historiographie confirme certainement que les élites du Québec étaient souvent bilingues (Tremblay Lamarche et Jaumain, 2017), des documents historiques et des preuves archivistiques révèlent des relations plus acrimonieuses entre seigneurs et censitaires. Cette étude de cas montre, encore une fois, comment les mémoires collectives prennent parfois des raccourcis historiques qui appuient sans contredit des interprétations plutôt déformées du passé.

Comment la mémoire agit-elle dans des contextes où les communautés se composent essentiellement de migrants récents? L’étude de Marie-Hélène Comeau porte sur la minoritaire franco-yukonnaise. Contrairement aux études de cas précédentes qui se concentraient sur les mémoires collectives au sujet d’un passé lointain, le texte de Comeau examine comment des migrantes de première génération construisent leur identité en l’absence d’une mémoire et d’un patrimoine collectifs, à partir de leur expérience personnelle. Dans le cadre de huit ateliers de création, les participantes à l’étude se sont livrées à une réflexion sur ce que cela signifiait de faire partie de la communauté franco-yukonnaise. L’article illustre comment les démarches de recherche-intervention en art peuvent promouvoir la connaissance de soi et la cohésion, qui participent en fin de compte à la vitalité et à la résilience de la communauté.

Outre les articles scientifiques, ce numéro comprend une section « Perspectives » qui propose les réflexions personnelles de deux historiens réputés. Il s’agit des textes des conférences d’honneur lors du colloque de 2021, prononcées par un historien et une historienne issus chacun de l’une des deux communautés de langue officielle en situation minoritaire du Canada.

Dans son témoignage, Yves Frenette explore la complexité de maintenir un équilibre entre son engagement dans la défense des communautés francophones en situation minoritaire et le besoin pour lui de garder son objectivité et de prendre du recul en tant qu’historien universitaire. Il affirme que les historiens font face à des pressions mémorielles de la part des communautés, dont les leaders s’attendent peut-être à ce qu’ils fassent la promotion de mémoires collectives qui servent des objectifs particuliers, ce qui risque de mener à des raccourcis historiques. Frenette postule que le principal objectif de l’histoire est d’assurer la formation de citoyens éclairés, capables de comprendre les points de vue divergents et les nuances, et de favoriser l’ouverture à l’Autre. Malgré cela, et contrairement à l’historien Pierre Nora, qui a inventé le concept de « lieux de mémoire », Frenette n’accorde pas la priorité à l’histoire au détriment de la mémoire, faisant valoir que les deux sont indispensables. La mémoire est essentielle à la préservation des communautés marginalisées et de leur identité et joue un rôle sentimental que l’histoire désintéressée ne peut pas remplir. L’histoire contextualise et nuance la mémoire collective pour assurer qu’elle ne tombe pas dans la caricature, mettant en lumière le rôle des classes, des différences générationnelles et du genre, entre autres facteurs. Frenette croit que les historiens sont peu susceptibles de rompre cet équilibre tant la mémoire est profondément ancrée, et qu’ils peuvent donc jouer un rôle utile sans prendre position, en tant que spectateurs engagés.

À son tour, la contribution de Dorothy Williams révèle à quel point le document historique universitaire formel est important et essentiel pour bâtir une communauté. Elle revient sur le travail qu’elle a accompli durant toute sa vie pour reconstituer et faire connaître l’histoire des communautés noires de langue anglaise du Québec. Il s’agit pour elle d’une façon de « contrer [sa] propre invisibilité dans le récit canadien[2] ». L’histoire des Noirs anglophones diffère de celle des autres Québécois anglophones. Elle traite d’un peuple d’ascendance africaine qui a connu des expériences d’esclavage et qui a continué de faire l’objet de discrimination après l’abolition de l’esclavage au Canada en 1834. Bien que sa propre famille soit établie au Québec depuis sept générations, Williams inclut les personnes d’arrivée plus récente dans la mémoire collective noire, affirmant que « l’histoire de Noirs de Montréal, qui font partie de la diaspora africaine, est l’histoire de tous les Noirs de Montréal[3] ». À l’origine, les études de Williams s’intéressaient à la population noire de Montréal dans une perspective démographique. Plus tard, elle a examiné le contexte historique général, révélant les effets socioéconomiques du racisme sur le chômage, la mobilité sociale et les inégalités de génération en génération. Depuis, elle mobilise les connaissances à cet égard en donnant des conférences dans les écoles publiques, et elle a élaboré une trousse pour aider les éducatrices et les éducateurs canadiens à devenir compétents et à l’aise quant à l’intégration de l’histoire des Noirs dans leurs classes. Le travail de Williams nous rappelle l’importance de préserver et de faire connaître le patrimoine et la mémoire des communautés en situation minoritaire par la recherche historique et l’enseignement de l’histoire. Ces pratiques contribuent à assurer l’inclusion de leurs histoires et de leurs expériences dans les récits dominants, afin que les générations ne subissent pas « les répercussions négatives d’un manque de sentiment d’appartenance qui imprègne toute leur vie[4] ».

À travers diverses approches et perspectives, ce numéro explore le rôle du patrimoine et de la mémoire au sein des communautés de langue officielle en situation minoritaire du Canada. Les articles proviennent d’un bout à l’autre du pays, de la diaspora acadienne ayant une histoire longue et complexe, à la communauté franco-yukonnaise émergente, qui commence à construire sa propre mémoire collective. Ils englobent également différentes classes sociales et divers groupes ethnoculturels, allant des descendants de propriétaires anglo-protestants de seigneuries rurales à la communauté noire de Montréal qui a surmonté l’exclusion. Les articles montrent comment le patrimoine et la mémoire façonnent le sentiment d’identité et d’appartenance au sein de ces communautés, mais ils révèlent aussi leurs inconvénients possibles concernant les raccourcis historiques, la mythification et la promotion de discours étriqués qui excluent certains groupes.

Les articles de ce numéro suggèrent que le patrimoine peut avoir des effets positifs sur la vitalité d’une communauté, bien que ceux-ci soient difficiles à quantifier et à mesurer. Le concept de « vitalité de la mémoire » avancé par Roy est une première étape utile qui peut permettre de mesurer ces effets. Au-delà du contexte canadien, des études telles que celle de Monckton (2022) ont démontré que le patrimoine améliore le bien-être des communautés, établissant ainsi un lien entre les secteurs apparemment disparates de la santé et du patrimoine.

Le patrimoine revêt une importance particulière pour les communautés en situation minoritaire, dont le patrimoine a peut-être été effacé ou dévalorisé par les cultures dominantes. Il peut aider les minorités à affirmer leur présence et leur valeur dans la société, contrer les stéréotypes négatifs et promouvoir les avantages de la diversité. Le milieu universitaire peut également jouer un rôle important dans ce processus : la recherche peut contribuer à affiner les méthodes servant à mesurer les effets du patrimoine, et les historiens et d’autres universitaires peuvent apporter des nuances aux discours publics pour assurer que les mémoires collectives ne se réduisent pas à des clichés.