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Bien que de récents travaux aient montré que la philosophie politique de Ronald Dworkin (1932-2013) soutenait la comparaison avec celle de John Rawls, il reste, hors des pays anglo-saxons, largement méconnu. Ces travaux ont, notamment, mis en évidence que Dworkin défend des positions très différentes de celles avancées par le libéralisme politique de Rawls (c’est-à-dire la version du libéralisme soutenue par Rawls à partir de 1985[2]), ainsi que du pluralisme des valeurs d’Isaiah Berlin (lequel met l’accent sur le conflit entre la liberté et l’égalité). Pour Dworkin, en effet, non seulement l’égalité est compatible avec la liberté, mais tout homme attaché à cette dernière ne peut manquer de la chérir. L’enjeu était de formuler une théorie globale afin de montrer qu’égalité et liberté reflètent des « engagements plus fondamentaux encore, portant sur la valeur de la vie humaine et sur la responsabilité qui incombe à chacun de réaliser cette valeur dans sa propre existence[3] ». Sa théorie de l’intégrité se refuse à séparer, comme le fait le contractualisme rawlsien, la morale politique de tous les présupposés éthiques et de tous les débats portant sur la vie bonne. Ce refus sera l’objet d’incompréhensions aussi bien en philosophie politique qu’en philosophie du droit dont Dworkin était un spécialiste reconnu depuis 1977, date de la parution de Prendre les droits au sérieux. Sur ces aspects, le lecteur francophone est désormais relativement bien informé.

Mais aucun ouvrage n’avait encore été spécifiquement consacré à la théorie dworkinienne de la démocratie, laquelle illustre parfaitement cette double compétence en philosophie politique (et morale, bien que, chez Dworkin, les frontières soient poreuses) et en philosophie du droit. Le livre de Juliette Roussin vient donc combler un manque de manière magistrale. Il confirme que la thèse, qui sert de soubassement intellectuel à la pensée de Dworkin — celle de l’égalité comme concept décisif du libéralisme politique — ne peut être correctement estimée si l’on néglige qu’elle est tout aussi cruciale pour comprendre les engagements juridiques du philosophe. Si, comme le note J. Roussin, c’est à partir d’une théorie des droits individuels et du constitutionnalisme qu’il construit sa théorie de la démocratie, « on peut mesurer en retour ce que son interprétation des concepts d’égalité et d’autogouvernement implique pour sa compréhension du libéralisme et du droit, en particulier constitutionnel » (p. 15).

C’est en effet l’insistance dworkinienne sur l’égalité qui justifie la dénomination d’« égalitarisme libéral » et éclaire l’idée que l’objet du droit constitutionnel est de se conformer au principe selon lequel tous les citoyens doivent être traités avec un égal respect. La nécessité d’un contrôle rigoureux de la constitutionnalité des lois doit être comprise en relation avec celle du principe d’égale dignité des personnes. Ce contrôle, dès lors, apparaît comme le fondement du principe démocratique.

Cet engagement est à l’opposé de celui que prônent les tenants d’un minimalisme judiciaire dont on peut raisonnablement penser que, guidés eux aussi par une forte conception de la démocratie, ils redoutent l’emprise des juges sur les mécanismes de délibération démocratique. C’est à montrer le lien puissant entre renforcement de la démocratie et rôle des juges, tel que défendu par Dworkin, que s’emploie Juliette Roussin, servie par une formidable connaissance des textes du philosophe et de celle des débats essentiels qu’ils ont engendrés.

Deux conceptions de la démocratie

La thèse de Dworkin s’enracine dans une discussion fondamentale entre deux conceptions de la démocratie : une conception « majoritaire » selon laquelle la démocratie se caractérise par les décisions qu’aurait prises la majorité si elle avait disposé des conditions optimales pour trancher (temps et information) et une conception « constitutionnelle », pour laquelle « les décisions collectives doivent être prises par des institutions politiques dont la structure, la composition et les pratiques traitent tous les membres de la communauté comme des individus ayant un droit égal de sollicitude et de respect[4] ». Le poids de la rhétorique majoritaire entretient les sentiments de défiance à l’égard de décisions qui paraissent relever d’un privilège indu attribué à une catégorie de citoyens. La protection juridictionnelle des droits et libertés constitutionnelles se fonde, selon Dworkin, sur des principes dont la légitimité est bien supérieure à celle que confère la norme majoritaire : « La lecture morale demande aux juges de trouver la meilleure conception des principes constitutionnels moraux — la meilleure compréhension des exigences de l’égalité de statut moral entre hommes et femmes, par exemple — qui s’intègre dans le grand récit de l’histoire américaine[5] ».

La justice constitutionnelle est donc bien au service de la démocratie, à condition de comprendre celle-ci non comme le gouvernement de la majorité en soi (cette tentation réductionniste est en elle-même, remarque J. Roussin, l’indice de la crise que traverse la démocratie), mais comme le gouvernement de la majorité à certaines conditions : le droit de participer au débat public ou encore la garantie que le choix d’un engagement religieux est exclu du diktat majoritaire. La fonction de la justice constitutionnelle est dès lors d’orienter le débat public autour des grands problèmes de société (racisme, avortement, pornographie, etc.), loin des rapports de forces de la vie politique. Les tribunaux sont chargés de dégager les principes qui approfondissent le débat démocratique en les soustrayant du jeu politicien. La démocratie substantielle dworkinienne n’est tenue que par le droit et, par conséquent, sa figure centrale n’est pas le citoyen, mais le juge, « gardien et ultime interprète des principes de la démocratie » (p. 20).

Certes, la recherche des bons arguments n’obéit pas en matière constitutionnelle exactement aux mêmes règles qu’en philosophie morale, puisque l’interprétation doit tenir compte de la tradition constitutionnelle nationale, et on peut imaginer des désaccords sur sa meilleure lecture. Mais ces inévitables désaccords sont des signes de vigueur démocratique. Ainsi, l’exigence interprétative à laquelle les juges doivent se plier concrétise pour Dworkin l’idéal du libéralisme politique, c’est-à-dire l’égalité de sollicitude et de respect des personnes, idéal que proclame le Bill of Rights. On peut donc voir dans les travaux de Dworkin une tentative (Juliette Roussin le souligne, p. 13) de renouer le lien entre réflexion sur le droit et réflexion sur la légitimité, lien rompu, au milieu du xixe siècle, par le positivisme alors dominant.

Lors de la parution, en 1977, de Prendre les droits au sérieux, Dworkin, confronté aux deux courants qui dominent alors la philosophie de la démocratie aux États-Unis[6], défend la thèse de la séparation stricte entre l’activité politique des représentants et l’activité morale ou principielle des juges. C’est seulement dans Freedom’s Law (en 1996) qu’il amorce un tournant décisif : la distinction entre principes et pratiques politiques court le risque d’être dissoute sous le gouvernement de la majorité puisque, précise opportunément J. Roussin, « les décisions sur les principes relèveraient de la prérogative de la majorité » (p. 31). C’est très précisément cette nécessaire distinction qui va orienter la réflexion de Dworkin sur la nature de la démocratie et, en premier lieu, sur les insuffisances du modèle majoritaire.

Impasses du majoritarisme ?

Selon la conception dite majoritaire, les structures du gouvernement représentatif doivent accroître la probabilité que les lois de la communauté et les politiques suivies soient celles que les citoyens préfèrent après débat et réflexion[7]. Mais Dworkin oppose à cette conception cinq arguments (analysés en détail par J. Roussin, p. 34-55). Le gouvernement de la majorité n’est pas égalitaire : l’égalité verticale (entre gouvernants et gouvernés) est irréalisable et l’égalité horizontale (entre gouvernés), bien que théoriquement envisageable, ne représente pas un idéal démocratiquement séduisant, car elle conduirait à limiter la liberté d’expression et d’association. En outre, la conception majoritaire n’est pas en mesure de proposer une interprétation satisfaisante de l’idée d’autogouvernement : une conception statistique de la liberté politique ne répond pas aux réquisits de la démocratie, tandis qu’une approche communautaire (selon laquelle les membres de la minorité appartiennent au peuple) contredit la conception majoritaire, car elle suppose que les membres de la communauté politique sont avant tout liés par des principes. Cette conception majoritaire pourrait-elle être renforcée par l’argument épistémique selon lequel la procédure tend à produire des décisions justes ? Dworkin concède que les préférences majoritaires peuvent tomber juste. Reste que la conception épistémique est sans effet sur les questions de principe. En définitive, il convient, selon lui, de rejeter le majoritarisme au profit d’une conception substantielle de la démocratie.

Avant de décrire les arguments essentiels en faveur de cette conception substantielle, il convient de savoir si, en définitive, le majoritarisme est réellement une impasse. Ce n’est, par exemple, pas l’avis de Jeremy Waldron (qui fut l’un des étudiants de Dworkin). J. Roussin note, à juste titre, que les critiques de Dworkin (outre Waldron, Franck Michelman, Cass Sunstein ou Allan Hutchinson) se focalisent sur l’approche dworkinienne de la démocratie depuis la perspective du point d’arrivée : « attribuer la valeur essentielle de la démocratie aux résultats qu’elle permet d’obtenir, n’est-ce pas tenir pour rien le désaccord qui règne quant à ce que ces résultats devraient être ? » (p. 188). Cette justification s’expose à deux objections principales. La première tient au rôle attribué par Dworkin à la Cour alors qu’en l’absence de juridiction constitutionnelle la protection des droits et des principes démocratiques est convenablement assurée par les luttes sociales et les pouvoirs législatif et exécutif. Dans la mesure où les questions majeures de philosophie politique appellent, selon Dworkin, une lecture morale, confier leur résolution à des juges est une erreur : il faut séparer le moral du judiciaire et, dès lors, c’est l’assemblée législative qui doit en être chargée. La seconde, tout aussi importante, est qu’en l’absence d’accord sur les fins qu’une communauté politique doit promouvoir, celles-ci ne peuvent servir à déterminer quelles procédures de décision collective il convient d’adopter : ce serait supposer que nous sommes en possession de la vérité sur les droits et les conditions de la démocratie « au moment de concevoir une procédure dont la raison d’être est précisément de régler cette question[8] ». Bref, « la détermination des procédures est nécessairement antérieure à l’identification de principes politiques substantiels » (p. 201).

Face aux apories d’une définition de la démocratie depuis la perspective du point d’arrivée[9], J. Waldron défend la décision majoritaire, une méthode équitable selon lui. C’est en effet le point central : comment assurer l’équité d’une décision ? Selon Waldron,

mieux qu’aucune autre règle, la DM (décision majoritaire) fait preuve de neutralité à l’endroit des résultats en jeu, traite les participants de la même façon et donne à chaque opinion exprimée le plus grand poids possible […]. Lorsque nous divergeons au sujet du résultat désiré, lorsque nous ne voulons pas influencer franchement la question d’une manière ou d’une autre, et lorsque chacun des participants concernés a le droit moral d’être traité de manière égale dans le processus, alors la DM — ou quelque chose d’équivalent — est le principe à appliquer[10].

L’idée fondamentale, déjà défendue par Waldron en 1991[11], est ici qu’il faut chercher l’équité dans la procédure et non dans la vérité, telle qu’elle serait exprimée par les juges. Il serait donc « vain de chercher à imaginer une situation de rationalité parfaite dans laquelle des individus pourraient prendre des décisions sans être affectés par la partialité qui les anime d’ordinaire[12] ». Alors que Dworkin pense que la volonté majoritaire ne peut réellement prendre en considération les droits individuels, Waldron considère au contraire que l’existence de citoyens rousseauistes, en mesure de poser collectivement et de résoudre les questions de principe, est non seulement possible, mais nécessaire. L’option dworkinienne pécherait donc par pessimisme, puisqu’elle supposerait comme impossible qu’une majorité puisse être à l’origine de contraintes institutionnelles de son propre pouvoir.

La volonté générale peut donc se soucier de justice, et pas seulement de maximiser l’utilité sociale. Pour Waldron, « si les électeurs et les législateurs sont capables, comme ils le sont sans aucun doute, de se concentrer, au moins par moments, sur le bien général[13] », le contrôle de constitutionnalité ne se justifierait pas. Dès lors, dans cette approche non benthamienne de la volonté majoritaire, dans laquelle la majorité est en mesure de répondre à des questions de principe, les droits individuels seraient bien pris en considération. Comme le résume Spitz, « les assemblées démocratiquement élues devraient avoir vocation à demeurer le forum où sont tranchées les questions de principe[14] ». En outre, le point de vue dworkinien, selon lequel une Cour suprême serait la mieux fondée pour proposer la bonne interprétation des principes contenus dans la Constitution, présenterait, selon Bruce Ackerman[15], deux types d’inconvénients : détourner le peuple des questions de principe (puisqu’on s’en occuperait à sa place) et entretenir le sentiment, chez ceux qui demeurent en désaccord avec la solution retenue, d’un défaut de légitimité de l’État.

La force de ces critiques doit-elle conduire à renoncer à la perspective d’une conception substantielle de la démocratie ? Ce n’est pas le choix de Dworkin.

Une conception substantielle de la démocratie

Cette conception substantielle est celle de la démocratie comme partenariat que Dworkin défend depuis 1990 (« Equality, Democracy and Constitution : We the People in Court »). Elle « postule que l’auto-gouvernement signifie le gouvernement non de la majorité des gens exerçant une autorité sur tous mais du peuple dans son tout agissant comme ensemble de partenaires[16] ». J. Roussin dégage clairement la signification de ce choix : en interprétant l’autogouvernement comme une action commune (et non statistique), on sort de l’aporie à laquelle le majoritarisme s’était heurté, celui de la minorité censée se gouverner elle-même alors qu’elle est soumise à des lois contre lesquelles elle a voté. Si le paradoxe se dissipe, c’est parce que la liberté politique « ne relève pas de la relation entre le gouvernement et les citoyens pris individuellement, mais plutôt de la relation entre le gouvernement et l’ensemble des citoyens compris de façon collective[17] ».

On mesure les effets de cette conception lorsqu’on se penche sur la question de la compatibilité de la démocratie et du judicial review. Dans la conception majoritaire, on peut accepter un arrangement politique qui donnerait aux juges le pouvoir d’appliquer une constitution en déclarant une législation nulle et non avenue. Dworkin cite l’argumentation de John Hart Ely selon laquelle les juges doivent protéger le pouvoir du peuple en sauvegardant la liberté d’expression de la corruption ou de la stupidité des hommes politiques[18], ou encore celle de János Kis (sans doute le seul auteur important que J. Roussin ne mentionne pas), pour qui les juges peuvent protéger le peuple contre les titulaires en exercice dont l’ardeur à appliquer la volonté de la majorité diminue quand cette volonté menace leur pouvoir[19].

Dans l’introduction de Freedom’s Law (« La lecture morale et la prémisse majoritaire »), Dworkin souligne en effet que les juges doivent tirer au clair les principes moraux contenus dans les dispositions constitutionnelles. Il défend ce qu’il nomme la méthode de l’intégrité constitutionnelle : chacun des articles de la Constitution doit être compris de façon à former un tout cohérent sur le plan des principes et conforme aux interprétations acceptées pour d’autres parties du texte constitutionnel. Les juges pratiquent donc une lecture morale de la Constitution, lecture qui leur demande « de trouver la meilleure conception des principes constitutionnels moraux — la meilleure compréhension des exigences de l’égalité de statut moral entre hommes et femmes, par exemple — qui s’intègre dans le grand récit de l’histoire américaine[20] ». La protection juridictionnelle des droits et libertés constitutionnels se fonde sur des principes dont la légitimité est bien supérieure à celle que confère la norme majoritaire. Cette conclusion permet de comprendre ce que sont les conditions de la communauté politique (soit de la communauté démocratique légitime). J. Roussin les énonce (p. 62-71) en dégageant l’évolution de leur formulation tout au long de l’oeuvre dworkinienne.

Deux principes fondamentaux de la dignité humaine sont manifestement à la base de nos relations morales et politiques : « Le premier correspond au principe égalitariste, abstrait, et établit que chaque existence humaine est douée d’une valeur égale, objective et intrinsèque. Le second principe de base de la dignité humaine pose que chaque individu a la responsabilité particulière de mener son existence selon ses propres choix » (p. 63). De ces deux principes découle ce que Dworkin nomme « conditions relationnelles ». Si la langue, l’histoire et la culture nationales constituent les conditions structurelles d’une communauté politique, cette dernière dépend aussi des relations en son sein, lesquelles forment le socle moral de l’appartenance à la communauté. Trois conditions sont nécessaires à cette appartenance morale : le « principe de participation » (qui repose sur une double exigence d’égalité et d’inclusion), la « réciprocité » (qui exprime un égal souci pour le destin de chacun des membres), « l’indépendance éthique » (qui souligne l’exigence de garantir une sphère individuelle privée à l’intérieur de laquelle chacun est responsable de ses décisions sur ce que Dworkin nomme les « valeurs centrales » de son existence).

Ce dernier point est essentiel : certaines lois coercitives, si elles nous privent du pouvoir de décision sur des questions fondamentales, violent l’indépendance éthique. Un gouvernement ne peut par conséquent être fondé à restreindre une telle indépendance, sauf, bien entendu, si cela s’avère nécessaire pour protéger la vie, la sécurité ou la liberté des autres. Dans ces derniers cas, l’indépendance éthique n’est pas violée, car les restrictions gouvernementales ne mettent pas en cause la possibilité de choisir les moyens de parvenir à une vie réussie. Il serait, par exemple, absurde de considérer que le paternalisme médical, tel qu’il a pu s’exercer durant les crises sanitaires liées à l’épidémie de COVID, porte atteinte à l’indépendance éthique. En revanche, le respect de l’indépendance éthique implique l’obligation de ne jamais restreindre la liberté sous prétexte que l’État jugerait une manière de vie intrinsèquement meilleure qu’une autre. Ce qui est ici déterminant, ce sont les raisons (les buts) pour lesquelles l’État est autorisé à agir : il ne peut ainsi interdire l’usage des drogues sous prétexte qu’il le jugerait honteux, mais il peut le faire pour protéger la communauté politique des coûts sociaux d’une dépendance.

Comme le souligne J. Roussin, « être membre d’une communauté politique démocratique exige donc d’en être l’acteur, d’avoir sa “part” de responsabilité dans les décisions collectives » (p. 70). Or, ajoute-t-elle, citant Dworkin (Sovereign Virtue), « notre engagement politique n’est pas celui d’un agent moral si nous n’avons pas le sentiment que notre action peut faire une différence » (p. 70). L’obligation de traiter les membres d’une communauté avec un respect et une attention égaux implique la capacité morale d’agir (agentivité). Selon Dworkin, le constitutionnalisme est le mieux à même de traiter les citoyens avec un respect égal, autrement dit d’être conforme au principe essentiel de dignité de la nature humaine.

De la supériorité de la conception dworkinienne de la démocratie

La conception partenariale offrirait donc davantage de protection constitutionnelle, tout particulièrement aux minorités. Le souci des minorités occupe une place importante dans la pensée dworkinienne, car l’intérêt général ne doit pas imposer le sacrifice des singularités. Dès lors, le gouvernement de la majorité doit être assorti de certaines limitations : les enjeux dont l’importance est cruciale (préférences sexuelles, croyances religieuses…) doivent être soustraits de toute législation par la collectivité. Autrement dit, « le gouvernement de la majorité ne traite les citoyens en égaux que si son domaine d’application est restreint » (p. 74). C’est donc la démocratie qui pose ses conditions de légitimité au gouvernement de la majorité. Ce point est déterminant lorsque les minorités cherchent à faire valoir leurs droits contre la majorité politique : il n’est pas seulement juste qu’elles puissent le faire (comme le pensent la plupart des philosophes libéraux), c’est foncièrement démocratique, précise, à juste titre, J. Roussin.

Pour bien le comprendre, il est nécessaire de revenir à la discussion sur la notion d’égalité politique. Cette dernière ne peut être correctement appréhendée d’un point de vue arithmétique. Question d’attitude et non de mathématique, l’égalité requiert que le pouvoir politique soit réparti non nécessairement d’une manière égale, mais d’une manière « qui traite les gens comme des égaux[21] ». La faiblesse de la conception majoritaire est de mésinterpréter la nature de la valeur d’égalité : celle-ci nécessite que l’on se soucie de ce qui est véritablement en jeu, la liberté positive.

C’est sur la question du gouvernement représentatif que s’exprime le plus nettement la différence entre la conception majoritaire et la conception partenariale. La première est assez embarrassée dans sa défense de la représentation. En effet, cette dernière compromet l’égalité d’impact[22], puisqu’elle accorde aux élus un point plus grand qu’au simple citoyen. Il s’agit donc d’en limiter les conséquences en multipliant les procédures (en particulier la fréquence des élections) afin de faciliter la concordance des décisions entre les représentants et la majorité des citoyens. Il y a peu de chances que cette stratégie puisse fonctionner, car les élus ont des raisons de ne pas tenir compte des désirs des représentés. En revanche, la conception partenariale ne considère pas le gouvernement représentatif comme démocratiquement déficitaire : « Si l’on accepte l’hypothèse plausible que les députés élus sont davantage en mesure que les assemblées populaires de protéger les droits individuels des oscillations dangereuses de l’opinion publique, il ne peut exister d’exigence démocratique générale pour que les questions fondamentales soient soumises à référendum[23] ». Certes, on peut avoir une opinion différente sur la question du choix des structures optimales[24] pour que la communauté politique fasse preuve d’une sollicitude et d’un respect égaux pour chacun, mais « c’est là le test que la conception partenariale a à offrir, ce n’est pas la simple arithmétique de la règle majoritaire[25] ».

Reste à justifier que la judicial review, dans la mesure où elle donne à des juges non élus le pouvoir de refuser l’opinion majoritaire, telle qu’elle s’exprime par la voix de ses représentants, ne soit pas, par nature, antidémocratique. Du point de vue de la conception majoritaire, la réponse est sans ambiguïté, et il faut admettre que les récentes décisions de la Cour suprême donnent à ce point de vue un relief particulier. Comment alors la conception partenariale peut-elle défendre la judicial review ? Il suffit, en effet, de cinq juges pour annuler ce que la représentation populaire a décidé. Et les exemples ne manquent pas des erreurs politiquement graves commises par la Cour suprême (jugements d’inconstitutionnalité à propos de certaines mesures du New Deal, suppression de programmes destinés à diminuer la discrimination raciale, élections présidentielles de 2000, etc.), erreurs que Dworkin n‘a pas manqué de souligner dans nombre de ses articles de la New York Review of Books. En outre, Dworkin n’ignore pas que de grands pays ont pu prospérer démocratiquement sans la judical review, alors même qu’ils n’auraient pu le faire sans gouvernement représentatif. Si bien que pour la défendre, il faut prouver qu’elle est de nature à accroître « la légitimité d’ensemble en rendant plus probable le fait que la communauté s’accorde sur une conception appropriée de la liberté négative, sur une répartition équitable des ressources et des possibilités, mais aussi sur une conception appropriée de la liberté positive[26] ». Mais, aussi souhaitable cette perspective soit-elle[27], la preuve n’est pas aisée à fournir, et rien ne garantit ce surcroît de légitimité. D’autres stratégies pourraient se révéler plus efficaces pour corriger une politique majoritaire. Le débat n’est pas clos.

Au-delà, l’interrogation demeure sur la meilleure façon d’affronter le désaccord au sein de la communauté libérale. J. Roussin y consacre un chapitre particulièrement éclairant, qu’elle prolonge par une réflexion sur la théorie dworkinienne de l’argumentation morale.

La démocratie comme culture du désaccord

L’un des principaux intérêts de la pensée de Dworkin réside dans la façon dont il surmonte l’opposition entre le libéralisme rawlsien et sa critique communautarienne. Cette dernière, rappelons-le, considère que le libéralisme des droits rawlsien échoue à énoncer les responsabilités vis-à-vis de la communauté, dont la force morale réside en partie dans le fait que c’est par rapport à elles que nous parvenons à nous comprendre. Elle établit, en outre, un lien constitutif entre la question de la construction identitaire et celle du jugement pratique. En d’autres termes, pour savoir comment je dois agir, je dois savoir qui je suis. Dès lors, si l’appartenance à une collectivité joue un rôle aussi fondamental dans la détermination des fins de l’homme, le libéralisme n’est plus qu’une tradition parmi d’autres, comme Alasdair MacIntyre l’a souligné[28].

Cette dimension contextualiste de l’exercice de la raison pratique, son caractère toujours situé, ainsi que le caractère narratif de l’identité personnelle, « enchâsseraient » notre vie individuelle dans des ensembles communautaires (famille, cité, tribu, nation, église, etc.). Nous sommes ici fortement éloignés de la communauté politique dworkinienne. En effet, si Dworkin se refuse à ignorer le poids des liens communautaires et à penser le sujet pratique comme délié de toute fidélité particulière, il considère, à l’instar de Kymlicka ou de Larmore, que l’individu conserve un regard critique sur la culture et les valeurs dans lesquelles il a été socialisé. C’est une exigence minimale du libéralisme que d’admettre cette possibilité. Comme le note J. Roussin, Dworkin « cherche à surmonter les réticences du libéralisme contemporain à s’engager sur la voie d’une morale substantielle, tout en récusant absolument la compréhension anti-pluraliste de la communauté politique que peuvent défendre certains communautariens » (p. 86).

Aussi, en deçà des oppositions partisanes, convient-il de chercher un point d’accord de nature à restaurer le débat public. Pour Dworkin, les désaccords politiques correspondent à des « controverses à propos de la meilleure interprétation à donner aux valeurs fondamentales[29] », celles que les membres d’une communauté politique ont en commun. Il s’agit dès lors de concilier l’affirmation de l’existence de cette « meilleure interprétation » avec la permanence des désaccords sur la justesse respective des interprétations. Cette conciliation n’emprunte pas la voie rawlsienne d’une conception strictement politique de la justice, qui ne concerne que la structure de base de la société, seule en mesure de susciter le consensus de citoyens profondément divisés (Rawls, on le sait, parle de « consensus par recoupement »). Pour Dworkin, la communauté libérale ne suppose pas un accord de ses membres sur des principes de justice au contenu déterminé, mais seulement, comme le souligne J. Roussin, « sur des principes d’un haut niveau d’abstraction relatifs à l’égale dignité des personnes et à la responsabilité qui incombe à chacun de mener sa propre vie » (p. 93). S’opposant au libéralisme rawlsien, il se refuse à considérer que le pluralisme le contraint à séparer morale et politique. Il serait, selon lui, irréaliste de supposer que les citoyens s’abstiennent de recourir à leurs convictions morales lorsqu’ils s’engagent dans le débat politique. En d’autres termes, toute conception politique, et celle de Rawls n’y échappe pas, s’appuie sur une conception morale. Il existe donc chez Rawls une dimension compréhensive non assumée. Le libéralisme politique, séparé du réseau de valeurs et de principes dont la réalisation nous importe, ne peut être attrayant.

Ce refus de la discontinuité s’exprime chez Dworkin, nous y avons insisté, dans la thèse de l’intégrité, autrement dit une conception unifiée de la valeur de l’existence humaine et de nos principes politiques. Le libéralisme doit donc renoncer à être strictement politique pour, comme le note J. Roussin, « s’assumer comme compréhensif » (p. 98). Si, par exemple, le libéralisme politique met l’accent sur la capacité de chacun à raisonner de façon autonome, le libéralisme compréhensif estime qu’il est bon d’être autonome et, ainsi, peut assigner pour tâche aux institutions politiques l’obligation de protéger et de favoriser l’autonomie de chacun. Dworkin se place donc résolument dans la filiation de John Stuart Mill, lequel fait de l’individualité le seul fondement et la seule fin valables du régime politique. Néanmoins, selon J. Roussin, si Mill peut paraître embarrassé pour défendre le pluralisme des conceptions du bien[30], Dworkin échappe à l’objection puisque la communauté libérale n’est pas chez lui une communauté éthique : paradoxalement, souligne opportunément J. Roussin, elle est « constituée par la tolérance de ses membres envers la diversité éthique dont elle protège l’épanouissement » (p. 102).

Une philosophie morale moniste ?

L’égalité, au sens de Dworkin, se situe « dans la continuité de la meilleure éthique personnelle qui soit et de la juste conception philosophique de la vie bonne[31] ». Par exemple, si nous avons de l’intérêt pour la pratique de la voile, son exercice permet d’atteindre le bien-être : ainsi cette activité est une bonne chose parce que nous la désirons, mais notre vie n’aurait pas été moins réussie si nous avions préféré la marche en montagne. En revanche, si nous désirons entretenir de bonnes relations avec nos proches, c’est parce que nous sommes convaincus que notre vie serait moins bonne si nous ne le désirions pas. Alors que, dans le premier cas, les choses sont bonnes parce que nous les désirons, dans le second, nous les désirons parce qu’elles sont bonnes. Le fait de prendre les intérêts critiques au sérieux (de se demander ce que nous devons vouloir) constitue en soi un motif moral d’adhérer aux principes politiques de l’égalité libérale.

Il existe par conséquent des limites à la neutralité, à laquelle Dworkin dit adhérer : est-elle conciliable avec un libéralisme substantiel ou, pour le dire autrement, avec un certain perfectionnisme (c’est-à-dire une pensée qui caractérise le bien objectivement) ? Oui, dès l’instant où il s’agit « d’encourager la réalisation de conceptions et de fins éthiques en toute indépendance d’esprit » (p. 107)[32].

L’idée, défendue notamment par les partisans du majoritarisme, d’un inévitable conflit de valeurs entre constitutionnalisme et démocratie, témoigne, selon Dworkin, d’une vision étroite de la démocratie et, au-delà, d’une philosophie morale insatisfaisante. Il convient dès lors de refuser un pluralisme moral substantiel. Mais ce refus doit être interprété avec prudence. Il n’exprime pas un désaccord sur la nécessité d’un certain pluralisme, mais sur le caractère nécessairement tragique de celui-ci. C’est pourquoi il est discutable de qualifier de « moniste » la philosophie morale de Dworkin[33]. Ne s’agit-il pas plutôt d’un préférentialisme, à l’instar de celui défendu par Nicolas Rescher[34] ? Pour Rescher, « une reconnaissance pluraliste de différentes positions [est compatible] avec l’exigence qu’un choix individuel sensé parmi celles-ci n’est pas indifférent[35] ». Le pluralisme est, dès lors, parfaitement compatible avec le préférentialisme, puisque le choix d’une théorie (ou d’une valeur) suppose une pluralité d’options possibles rationnellement défendables. Quel que soit le bon qualificatif, nous faisons nôtre la conclusion de J. Roussin : « Les concepts politiques de justice, d’égalité, de liberté et de démocratie n’ont de sens et de valeur véritable qu’articulés les uns aux autres en une “morale politique bien plus générale” » (p. 120).

Dès lors, le rôle du juge sera de dégager les interprétations des doctrines juridiques compatibles avec le cas étudié puis, dans la mise en valeur, de choisir celle (ou celles) qui sont conformes à la morale politique. L’existence (inévitable) de désaccords ne doit pas conduire au scepticisme, mais, en revanche, rend d’autant plus impérative l’exigence de justification d’une décision.

La question de la bonne réponse

L’existence supposée de la bonne réponse agit, en matière judiciaire, comme une contrainte sur le jugement et conduit le juge à rechercher la rationalité et l’impartialité. Il s’agit donc évidemment d’un idéal et non d’un principe réaliste. On peut être tenté de résister à cet idéal et considérer qu’à un moment donné d’une controverse, plusieurs réponses sont également bonnes. Ne resterait alors que l’hypothèse du pouvoir discrétionnaire pour trancher dans les cas difficiles. Mais Dworkin la repousse fermement. Évoquant le processus de décision, il écrit : « Même dans les cas difficiles, on peut affirmer de manière sensée que ce processus vise à découvrir plutôt qu’à inventer les droits des parties concernées[36] ». Il est certes tout à fait envisageable que des juristes raisonnables, en accord sur les faits, y compris ceux de l’histoire institutionnelle, puissent être en désaccord sur le droit d’une des parties à l’emporter. Dans l’hypothèse où des juges différents parviennent à des solutions différentes, est-il juste de faire appliquer la décision d’un groupe particulier de juges ? Il est tentant de répondre que des droits controversés ne doivent jouer aucun rôle dans la décision. Ce n’est pas la position de Dworkin. En effet, il existe une pratique ordinaire, en droit, mais aussi en histoire ou en sciences, où les énoncés sont censés être vrais même si cela n’est pas théoriquement prouvé. À l’appui de ce raisonnement, Dworkin cite l’exemple des échecs : un arbitre doit faire appliquer la règle selon laquelle les joueurs ont l’obligation de ne pas se gêner l’un l’autre de façon déraisonnable. On peut imaginer que deux arbitres soient en désaccord sur la caractérisation du jeu d’échecs : jeu d’intelligence excluant pour l’un l’intimidation psychologique, mais ne l’excluant pas pour l’autre. Dans une situation particulière, les deux arbitres pourront ainsi être en désaccord sans moyen incontestable de vérification en mesure de les départager et donc de mettre un terme à leur désaccord. Pourtant, « chacun pense que sa réponse est une réponse de qualité supérieure à la question qui les divise : s’il ne le pensait pas, alors que penserait-il[37] ? ». Ici, la décision prise n’est pas imposée par la raison : elle résulte d’un choix. Mais ce choix est dicté par le jugement aussi sûrement dans les cas controversés que dans les cas faciles.

Dworkin s’oppose ici à ce que l’on nomme communément le « réalisme juridique ». Pour les réalistes, notamment pour l’école de la Sociological Jurisprudence[38], il ne peut exister de bonne réponse dans la mesure où dans les cas difficiles, aucun juge n’est capable de démontrer que son jugement est réellement le meilleur. C’est ainsi que Herbert Hart, le plus illustre défenseur du positivisme juridique, justifie le pouvoir discrétionnaire des juges. Faut-il ajouter que la question de la confrontation entre règles et principes est inépuisable ?

Dworkin s’oppose plus fermement encore au scepticisme moral. Il en distingue deux formes : à l’intérieur d’une entreprise, « qui repose sur le bien-fondé d’une attitude générale d’interprétation pour révoquer en doute toutes les interprétations[39] », et à l’extérieur, c’est-à-dire concernant l’entreprise elle-même[40]. Cette deuxième forme de scepticisme n’est pas perçue comme une véritable menace pour la théorie du droit-intégrité. En effet, elle ne conteste pas la pertinence des questions posées par cette dernière (il en propose seulement d’autres), mais la validité de la description du processus. Celui-ci ne devrait pas, selon lui, chercher à découvrir des vérités objectives : on ne peut, par exemple, prouver que l’esclavage est mauvais de la même façon que l’on prouve un principe de physique. Mais est-ce là ce que défend réellement Dworkin ? Pour lui, en effet, l’esclavage n’est pas « mauvais » en raison d’arguments factuels et logiques qu’accepterait un être doué de raison (comme si les jugements moraux décrivaient un royaume spécial de la métaphysique). L’objectivité dont il est question chez Dworkin n’est qu’un discours visant à accentuer le contenu de nos propositions morales. Ce discours a pour but de différencier les affirmations qui ne valent qu’en fonction de besoins ou d’intérêts particuliers (qui nous conduisent, par exemple, à exprimer des goûts) de celles qui doivent valoir pour tous : « Imaginons que je déclare que je dois consacrer ma vie à réduire la menace d’une guerre nucléaire. Il n’est pas insensé de demander si j’estime que ce devoir vaut “objectivement” pour tous, ou seulement pour ceux qui se sentent, comme moi, une vocation particulière pour ce problème[41] ».

Si le scepticisme externe[42] ne vient pas menacer le projet d’interprétation, il n’en est pas de même du scepticisme interne. Ce dernier utilise la rhétorique du précédent, notamment à propos de la relativité des opinions en fonction des aires culturelles, et il y ajoute une remise en cause radicale de la plausibilité de l’intégrité. Pourtant, la concurrence des principes n’équivaut nullement à une contradiction. Deux principes, l’un de compassion générale et l’autre de répartition des frais, peuvent s’avérer pertinents pour déterminer le règlement des dommages qui surviennent du fait d’accidents. Ils sont évidemment indépendants. Du point de vue moral, nous avons besoin des deux. Mais, dans certains cas, il y aura conflit, et « la cohérence exige alors un dispositif non arbitraire de priorité, d’évaluation ou de compromis entre les deux, qui soit le reflet de leurs sources respectives à un niveau plus profond de morale politique[43] ». Toute interprétation de la pratique juridique doit ménager une place, par exemple, aux principes de sympathie et de responsabilité, l’intégrité n’étant pas respectée si l’un d’entre eux était rejeté. En l’espèce, Dworkin considère qu’il faut subordonner le premier au second, « au moins dans les cas d’accidents de voiture où l’assurance de responsabilité est possible, dans le secteur privé, sur des bases raisonnables[44] ». Cela le conduit à considérer certains verdicts antérieurs comme erronés, mais leur importance, aussi bien quantitative que qualitative, est insuffisamment grande pour mettre en péril les fondements stables dont l’intégrité a besoin.

J. Roussin a raison de qualifier de cognitiviste la position de Dworkin en matière morale : les réalités morales sont indépendantes de nos désirs et peuvent être objets de connaissance. Mais ce n’est pas un strict réalisme moral puisqu’il est injustifié de chercher à fonder l’objectivité morale sur d’hypothétiques faits moraux, qu’il nomme, pour s’en moquer, des « morons[45] ». L’inexistence des « morons » ne fournit cependant aucun argument aux anti-réalistes, lesquels déduisent de cette inexistence l’étrange obligation de constituer nous-mêmes nos valeurs (comment pourraient-elles être des valeurs s’il nous suffit de les imaginer ?). Quant aux réalistes, du moins ceux qui cherchent à décrire des interactions entre les « morons » et nous-mêmes, ils défendent, ajoute-t-il, des projets « factices ».

En définitive, Dworkin défend ce que Christine Korsgaard[46] nomme un réalisme procédural (c’est-à-dire un réalisme de surface), lequel s’oppose à toute tentative d’élaborer une métaphysique des propriétés ou des faits moraux. C’est la confrontation rationnelle des théories morales qui rend possible l’objectivité morale. Dworkin se refuse donc à justifier une croyance axiologique en établissant le lien avec l’observation de la réalité morale. Le correspondantisme éthique est récusé au profit d’une théorie cohérentiste de la justification (idée défendue par Quine, selon laquelle l’éthique est vouée à une théorie de la vérité-cohérence, là où la science peut prétendre à une théorie de la vérité-correspondance). Dès lors, on suivra volontiers J. Roussin lorsqu’elle résume ainsi la position dworkinienne :

S’éloigner comme le fait Dworkin d’un certain réalisme moral, nier qu’il existerait des faits moraux comme il existe des faits naturels, tangibles et vérifiables, c’est établir une double différence : entre la sphère des questions morales et le monde physique, d’abord ; entre les modes de connaissance et de raisonnement propres à ces deux domaines, ensuite

p. 150

Mais, redisons-le, en adoptant la formulation de J. Roussin, « rien n’autorise à conclure du désaccord factuel entre les jugements à l’inexistence de la vérité morale. Le désaccord moral n’est que le signe de notre incertitude ; il ne dit rien sur la vérité ou la fausseté de nos jugements moraux » (p. 154).

Nous avons évoqué un certain nombre de critiques auxquelles s’expose la philosophie dworkinienne. Le résumé qu’en donne J. Roussin donne la pleine mesure du dilemme qu’elle doit affronter : « Ou bien elle défend effectivement une conception intégrée de la démocratie […] ; ou bien elle accorde la préséance à certains principes sur d’autres. Il n’est pas possible de tenir ensemble les deux pans de l’alternative » (p. 230). Et elle ajoute opportunément : « La conception [dworkinienne] de la démocratie a un coût moral : la relégation du principe de participation au rang de valeur démocratique subalterne » (p. 154).

Il eût été évidemment possible d’aborder cet ouvrage fondamental par bien d’autres versants. Nous sommes conscient de n’en avoir donné qu’un timide aperçu tant il ouvre, bien au-delà de la philosophie de Dworkin, de multiples pistes. Si la formule n’était pas galvaudée, nous dirions que J. Roussin nous permet de penser avec Dworkin et parfois aussi contre lui. Le modèle était monumental : le résultat en est digne. L’autrice appartient déjà à la famille des philosophes majeurs.