Corps de l’article

Les objections et questions soulevées par Mikaël Cozic, Théophile Pénigaud et Odile Tourneux[1] vont au coeur du propos de Délibérer entre égaux[2] ; elles en restituent l’ambition et en révèlent les limites. Elles portent sur cinq enjeux principaux, que je considérerai successivement : 1) les fins de l’enquête ; 2) la définition de la démocratie ; 3) les limites du vote ; 4) la conception de la délibération et 5) la forme d’une démocratie délibérative.

I. L’enquête

L’enquête philosophique conduite dans Délibérer entre égaux entend défendre l’idéal démocratique contre l’accusation d’irréalisme. Cette ambition est questionnée par mes critiques sur deux points : i) l’objet exact de cette défense et ii) le sens donné à l’exigence de réalisme.

Quelle défense ?

La fin du raisonnement peut paraître équivoque, note tout d’abord M. Cozic : s’agit-il de défendre la démocratie contre ses critiques ou sa version délibérative contre les autres versions possibles ? Quel rapport y a-t-il entre l’idéal démocratique et ce qu’il nomme « l’idéal délibératif » ?

Le livre ne distingue pas deux idéaux situés sur le même plan, mais un idéal politique, la démocratie, et les interprétations philosophiques qui en sont proposées. En effet, l’idéal démocratique ne se manifeste pas, dans la pratique, sous une forme déjà théorisée : son sens doit être élucidé, ses présupposés explicités, ses implications précisées. Défendre cet idéal contre la critique réaliste, c’est donc nécessairement en défendre une interprétation particulière, jugée plus convaincante que les autres. Le livre commence par écarter les interprétations minimalistes (I) et agrégatives (II) de la démocratie, avant de montrer qu’une interprétation délibérative originale de la démocratie permet de penser sa justification (III-IV), sa cohérence (V-VI) et sa pertinence (VII-VIII).

Il est vrai que la justification de l’idéal démocratique passe, comme le relève M. Cozic, par la justification du recours à la délibération entre égaux. Cela s’explique par la nature de la justification proposée. L’ouvrage ne prétend pas fonder l’idéal démocratique, au sens d’établir l’importance des valeurs élémentaires qui entrent dans sa définition, telles l’autonomie ou l’égalité (p. 27). L’attrait d’un régime politique qui promouvrait de manière adéquate et efficace ces valeurs est tenu pour acquis. (Le livre ne répond pas, par exemple, aux objections que pourraient soulever les partisans du paternalisme ou de l’autoritarisme.) Mais cet attrait n’est pas nié par la critique réaliste à laquelle le livre entend répondre : celle-ci juge plutôt l’idéal démocratique indésirable, parce qu’irréaliste. Ce ne sont pas les valeurs qui sous-tendent la démocratie, mais les principes qui prétendent organiser les institutions politiques en fonction d’elles, qui sont accusés d’être insignifiants, incohérents et irréalistes[3]. C’est pourquoi la question de la justification est traitée en deux temps : en proposant une compréhension des principes de l’autonomie politique et du bien commun qui résiste aux objections que leur adresse la critique réaliste (III), puis en montrant comment la délibération entre égaux peut servir ces deux principes (IV). Montrer en quel sens un gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple est concevable, et dans quelle mesure une politique délibérative peut aider à le réaliser, revient à montrer que l’idéal démocratique peut être justifié, et à quelles conditions, malgré les objections de la critique réaliste.

Quel réalisme ?

En quel sens l’interprétation d’un idéal doit-elle être réaliste, s’interroge de son côté T. Pénigaud ? L’enquête sur les conditions de la justification, de la cohérence et de la pertinence fait intervenir à chaque étape un partage entre le possible et l’impossible, qui tient compte des contraintes psychologiques et sociales pesant nécessairement sur les formes politiques (p. 9). Mais, objecte-t-il, le réalisme est aussi affaire de probabilité.

Le livre évite la confusion entre ces deux critères du réalisme, le possible et le probable, en ignorant intentionnellement le second, c’est-à-dire en considérant les formes politiques envisagées pour évaluer si elles sont logiquement concevables et pratiquement envisageables, sans chercher à estimer les chances qu’elles adviennent. Il y a à cela deux raisons. La première est que la critique réaliste n’affirme pas que la démocratie est un idéal difficile à réaliser, dont la réalisation a de fortes chances d’être empêchée, mais qu’il s’agit d’une chimère conceptuellement inconsistante et pratiquement inaccessible. La thèse principale du livre est donc bien que la démocratie « n’est pas irréaliste », au sens où elle « n’est pas impossible ». La seconde raison est que la philosophie politique n’a à mon sens aucune compétence particulière à faire valoir en matière de prédiction : les pronostics et les calculs prudentiels ne sont pas de son ressort. Orienter l’attention de la philosophie vers les formes politiques qui nous paraissent avoir les meilleures chances de s’imposer, en ignorant les possibles plus incertains au motif qu’il serait déraisonnable de les espérer, me semble voué à produire des rationalisations théoriques du statu quo[4].

La question du réalisme est aussi posée sous un autre angle par T. Pénigaud : dès lors qu’elle porte sur un idéal, l’enquête n’est-elle pas condamnée à porter « les marques de la théorie idéale » ? Je ne le crois pas. Un idéal politique peut être examiné du point de vue des liens qu’il entretient avec des valeurs, de la cohérence de ses composantes, ou de sa prise en considération des contraintes psychologiques et sociales, sans que l’analyse qui en est faite soit elle-même idéalisante. L’ouvrage ne procède pas, comme le relève T. Pénigaud, en décrivant une société où les principes démocratiques organiseraient déjà les pratiques et les institutions et où les conditions de leur pleine réalisation seraient supposées réunies. Je considère au contraire les limites d’une telle approche en discutant la conception rawlsienne de la raison publique : postuler l’existence d’un « consensus par recoupement » ne permet pas de penser ce que peut être une politique délibérative là où l’accord sur des principes de justice fait défaut (V, 6-7). Je critique de même le rôle que joue dans la théorie délibérative de Habermas l’idée d’une « situation idéale de parole » (p. 107) ou dans celle Joshua Cohen, celle d’une « procédure délibérative idéale » (V, 7).

L’ouvrage s’efforce bien, comme le souligne T. Pénigaud, d’analyser le contenu positif d’un idéal invoqué par les discours politiques, et non d’étudier les pathologies affectant des processus réels. Ces deux tâches philosophiques sont toutefois complémentaires, car l’identification de maux politiques ne prend son sens que par rapport à des attentes normatives, souvent contradictoires, dont il faut aussi pouvoir élucider la nature (et réciproquement). Le point de départ de l’enquête se trouve d’ailleurs là : les accusations généralisées d’illégitimité démocratique ne peuvent être pleinement appréciées et départagées qu’à condition de stabiliser notre compréhension des conditions positives de la légitimité (p. 7-9). La philosophie politique risque toujours, il est vrai, de remplir une « fonction idéologique », en rationalisant des arrangements iniques ou en naturalisant des rapports de domination, mais ce risque vaut pour la caractérisation des injustices comme pour la définition de la justice, pour le diagnostic porté sur les formes illégitimes présentes comme pour la réflexion sur les formes légitimes concevables. Renoncer à élucider la signification d’idéaux politiques qui, quoi que puissent en penser par ailleurs les théoriciens, sont invoqués tout à la fois pour justifier et pour dénoncer l’exercice qui est fait du pouvoir, loin de nous prémunir contre un tel danger, l’accroît.

II. La démocratie

La démocratie est définie dans Délibérer entre égaux comme le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Cette approche est critiquée par mes lecteurs i) parce qu’en faisant de la démocratie un régime, elle fait porter l’attention sur les institutions et procédures, et ii) parce qu’elle réintroduit dans sa définition l’idée contestée du bien communLes conditions sociales de la démocratie

En prêtant attention aux institutions et aux procédures susceptibles de satisfaire les principes démocratiques, ne risque-t-on pas, demande O. Tourneux, de négliger les rapports sociaux qui la rendent possible ?

C’est là un risque sérieux, mais que le raisonnement vise précisément à écarter. En déplaçant l’attention du vote vers la délibération qui le précède, de l’agrégation des choix individuels vers les conditions sous lesquelles ils sont formés, le raisonnement suivi par l’ouvrage ne remplace pas une procédure par une autre : il rejette au contraire l’identification de ce régime à une simple méthode. Ces conditions, en effet, sont sociales autant que procédurales. Non seulement le contexte social influence la formation des fins et des croyances individuelles bien plus profondément que ne le font les modes de prise de décision, mais en outre il façonne la capacité des individus à faire, en fonction de ces fins et croyances, des choix autonomes, ainsi que leur disposition à se préoccuper du bien commun.

C’est le sens des remarques conclusives (p. 328), relevées par O. Tourneux, sur l’accès à l’autonomie personnelle, mais aussi au sens de la justice. L’autonomie politique, comme capacité à être autant que les autres l’auteur des décisions collectives, présuppose l’autonomie personnelle, donc la capacité à être l’auteur de choix individuels délibérés, dont on soit vraiment l’auteur. Or l’autonomie personnelle est (comme le sens de la justice) tributaire des conditions et interactions sociales : elle peut être empêchée par la domination ou le dénuement, le défaut d’éducation ou le déni de reconnaissance (III, 1). C’est pourquoi le principe de l’autonomie politique implique non seulement des procédures décisionnelles équitables, mais aussi des politiques — éducatives, culturelles, économiques — qui permettent des rapports sociaux propices au développement de la capacité délibérative, ainsi qu’au souci du bien commun (III, 3). C’est aussi la raison pour laquelle les conditions de la participation restent inégales, quelles que soient les procédures employées, tant que des inégalités matérielles et symboliques arbitraires perdurent et que les interactions entre citoyens sont marquées par des discriminations structurelles, qu’elles soient fondées sur la classe, le genre ou la race.

L’attention portée aux procédures est dictée par le choix inaugural de répondre à la critique réaliste, qui a encouragé l’identification de la démocratie à la seule méthode électorale. (Elle tient aussi aux limites de l’auteur : le livre n’a pas de contribution originale à faire valoir sur le plan de la psychologie morale, de l’éthique économique et sociale ou de la théorie sociale, c’est pourquoi il se contente de signaler les points où elles importent pour la réflexion sur les pratiques et institutions politiques.) Mais le raisonnement établit ceci : la démocratie, en tant que régime politique, engage nécessairement une vision de la société. Les deux principes constitutifs de l’idéal démocratique indiquent, non seulement comment les choix collectifs devraient être arrêtés, mais aussi le type de rapports sociaux qu’ils devraient rendre possibles.

Le concept de bien commun

T. Pénigaud se demande de son côté s’il ne faudrait pas préférer une exigence de justice ou d’inclusion à l’idée du bien commun.

Le recours au concept de bien commun découle du choix de définir la démocratie non seulement comme le gouvernement du peuple par le peuple, mais aussi pour le peuple : il faut expliquer ce qu’est le bien du peuple, c’est-à-dire des citoyens égaux. Or cette idée ne se laisse pas identifier à la justice. En un sens, le bien des citoyens, que l’action politique doit servir, excède la justice, car celle-ci n’épuise pas les fins humaines qu’ils peuvent juger dignes d’être collectivement poursuivies. En un autre sens, la justice excède le bien des citoyens : les obligations qu’elle définit s’étendent à d’autres êtres humains que les membres présents de la communauté politique[5] (étrangers, générations futures, voire générations passées), voire à d’autres espèces animales. Faire coïncider la justice avec le bien de la communauté, c’est adopter une vision partiale de la première et restrictive du second. Ces deux idées, étant différentes, peuvent en outre donner lieu à des conflits d’obligation, transformant l’obéissance en dilemme moral, lorsque des choix démocratiquement légitimes peuvent s’avérer injustes et des décisions dépourvues de légitimité démocratique peuvent faire progresser la justice (p. 9, p. 326-327).

L’idée de justice, pour autant, n’est pas étrangère au bien commun tel que l’ouvrage le conçoit, puisqu’il est identifié à la promotion égale des intérêts individuels (III, 6). Cette définition est à plusieurs égards déflationniste. Elle découle, comme la définition de la démocratie, de l’exigence d’égalité politique et du postulat de l’individualisme moral — qui ne reconnaît pas de biens impersonnels ou collectifs qui seraient entièrement indépendants des intérêts individuels (p. 29). De même que l’idée d’autogouvernement est ramenée à deux principes précisant la distribution des chances d’influencer la prise de décision et des bénéfices qu’elle produit entre les citoyens, l’idée de bien commun est ramenée à l’idée d’une promotion égale des intérêts individuels, ce qui exclut son identification à un bien transcendant intégralement les intérêts individuels ou à un intérêt commun qui réaliserait leur parfaite réconciliation. Dans le livre, le bien commun réside dans la poursuite des fins communes, mais aussi particulières des citoyens, dans les limites imposées par une juste répartition des avantages (et des désavantages) produits par l’action politique. Bien qu’il ne se confonde pas avec la justice, il ne peut être défini qu’à partir d’une théorie égalitaire de la justice sociale (que l’ouvrage ne spécifie pas, ne prétendant pas non plus innover sur ce terrain).

Le bien commun consiste ainsi en la promotion des intérêts des citoyens sous la contrainte d’une répartition égalitaire des avantages produits. Défini de la sorte, il ne se prête pas aux mésusages justement dénoncés par Iris Marion Young lorsqu’elle note, après Marx, que l’invocation du bien commun sert en pratique à empêcher la formulation et la défense des intérêts particuliers, sauf de ceux-là que les forces sociales dominantes ont réussi à travestir en intérêts communs (p. 111-112). Il peut être tentant, du fait de ces mésusages, de se passer entièrement de ce concept, comme le suggère Young, mais on ne saurait renoncer — quel que soit le terme retenu pour le désigner — à tout principe commun permettant aux citoyens de chercher à évaluer si le contenu des décisions arrêtées est conforme aux exigences de la démocratie, et de faire ainsi la différence entre ce qui est accepté et ce qui est acceptable (p. 233-235).

III. Le vote

L’analyse du vote à la majorité joue un rôle important dans la critique des théories agrégatives de la démocratie élaborée par Délibérer entre égaux. Elle est interrogée par mes lecteurs sous deux aspects : i) les raisons pour lesquelles elle relativise l’équité du vote et ii) la place qu’elle fait aux problèmes identifiés par la théorie du choix social.

L’équité du vote

M. Cozic conteste la thèse selon laquelle le vote à la majorité n’est pas pleinement équitable — plus précisément : n’est pas la plus équitable des procédures décisionnelles —, même lorsqu’il donne à chaque personne une voix et le même poids à chaque voix. Cette thèse est soutenue dans le livre par deux arguments.

Le premier argument est que la règle de la majorité ne donne pas les mêmes chances à l’électeur majoritaire et à l’électeur minoritaire d’influencer la décision finale. Pour un vote donné, un membre de la minorité n’a en réalité aucune chance d’influencer la détermination du choix majoritaire, même si sa voix individuelle pèse du même poids que la voix individuelle de n’importe quel membre de la majorité. On peut d’ailleurs, en raisonnant de manière contrefactuelle, retirer son bulletin de vote de l’urne sans modifier l’issue du vote (II, 7). M. Cozic juge cet argument discutable, car, dès lors que l’écart entre la majorité et la minorité est de plus d’une voix, on peut aussi supprimer le bulletin de vote d’un membre de la majorité sans que cela ne change en rien le résultat. On pourrait donc dire que cet électeur, tout majoritaire qu’il soit, n’a en vérité lui aussi exercé aucune influence sur le résultat. Il me semble toutefois que le raisonnement contrefactuel doit être poursuivi pour saisir la différence entre la position de ces deux électeurs. Il est possible de supprimer les bulletins de vote de tous les électeurs minoritaires sans altérer le résultat : l’influence exercée par leurs voix cumulées peut être tenue pour nulle. Il n’en va pas de même pour les bulletins de vote majoritaires : si un trop grand nombre d’entre eux est retranché, ils cessent de l’être, et le résultat du vote est transformé ; l’influence exercée par leurs voix cumulées est décisive, même si certaines de ces voix pourraient être retirées. Il n’y a, en outre, aucune raison de désigner certains d’entre eux en particulier comme ayant une influence nulle, puisque l’identité des électeurs dont on supprime les votes est indifférente : personne n’a de raison de se dire qu’il est l’un de ceux dont la voix, en excédent, pourrait être soustraite sans altérer l’issue du vote. L’asymétrie des chances d’influencer l’issue de la procédure reste nette à cet égard[6].

Cependant, même si l’influence exercée par les voix majoritaires et les voix minoritaires est à chaque vote inégale, les chances d’influencer l’issue du vote pourraient être néanmoins égalisées sur une série de votes. Il suffirait pour cela que majorités et minorités soient suffisamment mobiles, de telle sorte que chaque électeur ait, à l’échelle de cette série, les mêmes chances que les autres de se trouver dans la majorité. Mais les clivages idéologiques ont rarement une telle mobilité : la formation de minorités permanentes ou quasi permanentes signifie que certains électeurs sont durablement privés de toute chance d’influencer les choix de la communauté par leur vote. Or il est possible de concevoir une procédure plus équitable. Le tirage au sort pondéré par le vote, qui consiste à voter puis à tirer au hasard un unique bulletin de vote et à le laisser déterminer l’issue de la procédure, égalise ainsi de façon stricte les chances d’influencer (de manière décisive, cette fois) la prise de décision : l’électeur minoritaire a les mêmes chances que l’électeur majoritaire (p. 86). Le vote à la majorité n’est donc pas la plus équitable des méthodes disponibles pour arrêter une décision collective, comme l’affirment certaines approches agrégatives.

Mais il est une deuxième raison, plus profonde, de conclure que le vote à la majorité ne suffit pas à assurer l’égalité des chances d’influencer la prise de décision. Lorsque l’un dispose de ressources qui lui permettent de faire valoir dans les urnes son jugement réfléchi et que l’autre ne peut qu’y répercuter une opinion extérieure qu’il n’a pas eu les moyens de s’approprier, un droit de vote égal ne leur donne pas un pouvoir égal d’influence (p. 87). Un processus qui donne aux uns, mais non aux autres, les moyens de faire valoir un jugement dont ils soient vraiment les auteurs n’est pas pleinement équitable. C’est pour cette raison, malgré les doutes exprimés par M. Cozic, qu’à mon sens, « l’égalité des chances de porter un jugement délibéré, donc d’être l’auteur de son propre choix », est bien l’une des composantes de « l’égalité des chances d’influencer la décision ». Or le vote n’a aucune prise sur les conditions de formation des choix qu’il additionne, à la différence d’autres procédures ; c’est pourquoi il ne suffit pas à assurer l’équité de la prise de décision, et ne peut fonder à lui seul la légitimité de son issue.

Le vote après la délibération

Redonner à la délibération publique sa place au coeur de la politique démocratique ne revient pas pour autant à congédier le vote, car elle ne conduit qu’exceptionnellement au consensus, qui peut d’ailleurs toujours être suspecté de n’être qu’apparent (III, 9). Or, s’il est moins équitable que d’autres procédures, le vote à la majorité s’accorde en revanche mieux avec la logique de la délibération : il permet que ce soit la position qui a persuadé le plus grand nombre qui l’emporte (là où le tirage au sort pondéré par le vote laisse une chance aux options qui ont le moins convaincu). Mais l’approche délibérative n’est-elle pas alors invalidée, note M. Cozic, par les problèmes classiques identifiés par la théorie du choix social ? Ou peut-elle leur apporter une réponse originale, qui lui permettrait de les surmonter ?

D’un côté, il est parfois suggéré que la délibération peut prévenir le phénomène de cyclicité, qui apparaît lorsque l’agrégation de préférences individuelles transitives produit des préférences sociales non transitives (par exemple lorsque dans un groupe, la majorité préfère A à B et B à C, mais aussi C à A, parce que les votants considèrent des critères distincts pour opérer différentes comparaisons). Lorsque les échanges avant le vote conduisent les participants à se mettre d’accord sur un critère unique selon lequel classer les options envisagées, le risque de cyclicité est en effet réduit (p. 74). Mais une telle réponse est fort optimiste : l’effet du débat contradictoire sur une question donnée (les énergies renouvelables, par exemple) est souvent de faire prendre conscience aux participants de ses multiples enjeux (écologiques, économiques, sanitaires, paysagers, etc.), augmentant le nombre de critères susceptibles d’être pris en considération. La délibération n’est pas une panacée qui règlerait toutes les difficultés liées au vote.

De l’autre côté, certains suggèrent que les résultats de la théorie du choix social révèlent le caractère chimérique de l’idéal démocratique, en tant qu’il s’appuie nécessairement sur le vote (II, 3). Cette conclusion me semble trop hâtive. Ces travaux montrent certes que l’issue du vote est tributaire des règles de vote choisies, qu’aucune de ces règles ne s’impose de manière évidente, et que la détermination d’un choix social unique n’est pas certaine. Mais rien de tout cela n’est fatal à l’idéal démocratique, si l’on admet que l’agrégation des voix est un moyen non pour révéler une volonté populaire préexistante, mais pour construire un choix collectif à partir de volontés individuelles. L’essentiel est que les règles choisies pour le construire, et éventuellement pour résoudre les cas d’indétermination, soient elles-mêmes publiquement justifiées, en tenant compte de leurs propriétés pertinentes et des implications des deux principes démocratiques (II, 4).

M. Cozic s’interroge enfin sur la possibilité que la délibération tenue avant le vote annule les effets vertueux parfois prêtés à l’agrégation. Un tel danger ne saurait être exclu a priori, mais je ne suis pas convaincu qu’il consiste, comme il le suggère, dans le risque qu’elle sape l’indépendance des jugements individuels qui est exigée par le théorème du jury de Condorcet. Supposant qu’un groupe doive choisir entre un bon et un mauvais choix, ce théorème établit que si chaque votant a ne serait-ce qu’un peu plus d’une chance sur deux de faire le bon choix (condition de compétence) et que son vote n’est pas dépendant du vote des autres (condition d’indépendance), alors la probabilité que la majorité fasse le bon choix augmente rapidement avec la taille du groupe, jusqu’à tendre vers 1 (p. 220-221). Le point décisif, ici, est que la compétence du groupe (la probabilité de faire le bon choix) décroît à mesure que la dépendance entre les jugements (la corrélation entre les probabilités qu’ont les différents votants de faire le bon choix) augmente. La signification concrète de la condition formelle d’indépendance est difficile à établir, comme l’est, d’ailleurs, celle de la condition de compétence, ce qui fait que la pertinence pratique du théorème est sujette à caution. Une lecture plausible suggère toutefois que l’indépendance des jugements est réduite par l’existence d’opinions hégémoniques, l’influence de leaders d’opinion, ou encore la tendance au conformisme.

La délibération publique, toutefois, est susceptible de réduire ces phénomènes au moins autant que de les aggraver[7]. Elle expose certes les citoyens aux mêmes informations et raisons, comme le note M. Cozic. Mais cela ne lui est pas propre : c’est aussi le cas des discussions publiques qui précèdent le vote, même en l’absence d’une délibération. (Des échanges publics sur le choix à faire sont inévitables dès lors que la liberté d’expression des votants est garantie, qu’ils se soucient de la décision qui va être adoptée et qu’ils ont accès à des canaux de communication.) L’apport propre de la délibération publique, par contraste avec la discussion publique (VII, 9), est de soumettre les échanges discursifs précédant l’arrêt de la décision au principe du contradictoire, c’est-à-dire d’organiser la critique systématique des raisons avancées, afin de permettre à chacun de trancher par lui-même sur la base des raisons contraires dégagées collectivement (p. 151). C’est pourquoi la délibération n’émerge pas spontanément : elle doit être instituée. La pesée publique des raisons expose à la contestation toutes les opinions, en particulier celles qui, parce qu’elles sont dominantes, risqueraient sinon de rester incontestées. Elle soutient ainsi l’effort que chacun doit faire pour porter un jugement autonome, c’est-à-dire précisément indépendant des jugements des autres. Il arrive sans doute qu’elle accroisse le conformisme, mais rien ne suggère qu’elle ait le plus souvent cet effet.

IV. La délibération

Le concept de délibération démocratique élaboré dans Délibérer entre égaux est discuté par mes critiques sur deux plans : i) ses conditions de possibilité et ii) sa justification.

La délibération collective

Est-il vraiment possible, s’interroge O. Tourneux, que plusieurs êtres humains délibèrent ensemble ? Elle voit trois raisons d’en douter : différents individus ne pourraient pas s’accorder sur un problème commun, ni sur des fins communes à poursuivre, pas plus qu’ils ne pourraient peser en commun des raisons. Ces trois objections me paraissent toutefois être surmontées dès lors que la délibération collective est pensée, non par analogie avec la délibération individuelle, mais comme une activité discursive distincte qui n’exige aucunement de « penser en commun ». L’élaboration du concept de délibération collective (III, 8) part d’ailleurs de ce constat : elle ne peut pas être comprise, étant donné la séparation des esprits, comme une forme collective de la délibération individuelle.

Délibérer consiste, pour un individu, à peser intérieurement les raisons d’agir afin de prendre une décision (p. 94). Cela suppose, à partir d’une question pratique (que faire à propos de X ?), de reconnaître des fins à réaliser, des actions possibles et des considérations reliant les unes aux autres (III, 2). Or un groupe délibérant, même s’il ne compte que deux individus, ne peut pas former une unité rationnelle du même type qu’un individu unique : ses membres ne peuvent pas s’accorder intégralement sur les fins à poursuivre, les actions à considérer, les raisons de préférer l’une ou l’autre, étant donné la multiplicité des considérations en jeu.

Délibérer ensemble consiste, pour un groupe d’agents, à peser collectivement les raisons afin de prendre une décision collective (p. 119). Mais la pesée, parce qu’elle est collective, est alors une activité discursive qui se déroule en public, non une pensée intérieure partagée. Dans une délibération collective, selon la formule aristotélicienne, on persuade et on dissuade[8], ce qui ne revient pas à « penser ensemble »[9]. La confrontation publique des raisons suppose, elle aussi, que des fins à poursuivre soient déterminées, que des actions concurrentes soient envisagées, que des raisons reliant les actions aux fins soient appréciées. Mais ces tâches ne peuvent être menées entièrement en commun ni de manière consensuelle : les participants à une délibération collective ne s’accordent pas, ou du moins pas entièrement, sur les fins à poursuivre, sur les options entre lesquelles le choix devrait se faire et surtout sur la valeur des raisons avancées en leur faveur ou défaveur. O. Tourneux a raison de noter qu’une telle convergence n’est pas plausible ; c’est pourquoi le concept adopté ne la suppose pas. Il est dès lors possible de répondre aux trois objections.

La première oppose à l’idée que la délibération suppose une question pratique partagée (p. 119) le fait que les participants ne peuvent pas tous avoir la même compréhension du problème auquel ils font face. Cela est vraisemblable, s’il faut entendre par là non seulement une question pratique commune (Quel système de retraites adopter ? Faut-il abandonner l’énergie nucléaire ? Décidons-nous de sortir de l’Union européenne ? Quel parti porter au pouvoir ?), mais une vision du problème politique qui fait que cette question se pose : des circonstances actuelles et des contraintes qu’elles créent pour l’action, des possibles désirables que la décision pourrait faire advenir, du lien entre cette question et d’autres questions pratiques, etc. Rien de tout cela n’est cependant requis pour que plusieurs personnes délibèrent ensemble : non seulement elles peuvent voir derrière la question posée (que faire pour le système des retraites ?) des problèmes très différents (de rigueur budgétaire ou de justice sociale, de démographie ou de structuration de la sécurité sociale, etc.), mais l’objet de la délibération est précisément de confronter publiquement les unes aux autres ces visions rivales. Cela suppose seulement qu’elles s’accordent sur la question — que les uns ne répondent pas aux arguments avancés par les autres sur le système de retraite en dissertant de leur côté sur la politique pénale ou le contrôle des frontières, pour prendre l’exemple d’une stratégie éprouvée d’empêchement du débat contradictoire.

La seconde objection oppose à l’idée que la délibération procède à partir d’une fin commune le constat selon lequel ses participants sont généralement mus par des objectifs divergents, liés à leurs valeurs et intérêts propres. Cela est certain, mais l’un n’empêche pas l’autre. Fins particulières et intérêts particuliers peuvent jouer leur rôle dans la délibération collective ; celle-ci présuppose seulement que les échanges soient aussi guidés par une visée commune, par rapport à laquelle l’effort de persuasion publique puisse se déployer et les revendications particulières être évaluées. Car sans un point de vue partagé sur ce que la décision doit accomplir, il est impossible de formuler publiquement des raisons qui puissent être acceptables par tous les autres (p. 121). La définition du bien commun évoquée plus haut permet précisément de penser, dans le cas de la délibération démocratique, l’articulation de fins particulières (la promotion des intérêts des citoyens, dans leur pluralité et leur particularité) et d’au moins une fin commune (la répartition égalitaire des avantages et désavantages entre les citoyens) (IV, 3). D’autres fins communes s’ajoutent en outre lorsqu’il y a des intérêts communs à tous (ainsi lorsque des biens publics sont en jeu, par exemple sur le plan sanitaire ou environnemental). Chacun peut certes adopter la vision de ces fins communes qui ménage le mieux son intérêt propre, voire les sacrifier entièrement dans son for intérieur à des calculs égoïstes (p. 138), mais la reconnaissance publique de ces fins n’en rend pas moins possibles l’effort de persuasion et la critique mutuelle.

La troisième objection porte enfin sur la possibilité d’une pesée commune des raisons. Il importe en effet, pour que la pesée ne soit pas entravée, que les raisons formulées puissent amener les participants à réviser les fins envisagées ou les options considérées, voire les termes de la question posée (p. 120). Or, note O. Tourneux, la publicité des discours incite souvent l’orateur à tenir ferme sa position, quoiqu’il arrive, pour ne pas courir le risque de paraître vaincu, inconséquent ou opportuniste. Cela est indéniable (p. 139), même si le risque adverse existe aussi de paraître dogmatique ou de mauvaise foi en refusant de céder à la force apparente d’un argument. Mais la révision des fins poursuivies ou des actions envisagées n’est pas pour autant gênée, car elles ne sont pas arrêtées de manière collective : aucun participant ne peut, en refusant de changer d’avis, empêcher les autres d’envisager, en eux-mêmes ou à voix haute, d’autres problèmes, fins ou actions que ceux qu’il admet lui-même. La délibération collective ne supposant aucune pensée commune, les participants peuvent toujours s’employer à modifier les termes du débat.

La délibération démocratique

La délibération démocratique — ou « entre égaux » — se distingue des autres formes de délibération collective en ce qu’elle est soumise aux exigences normatives dictées par les principes démocratiques : liberté des discours, égalité des participants, publicité des échanges, orientation vers le bien commun. Une telle procédure est particulièrement exigeante et n’émerge pas spontanément : il faut l’instituer, ce qui n’est pas aisé. Pourquoi alors l’imposer avant le vote et en faire le fondement de la légitimité démocratique ? La justification avancée dans l’ouvrage (IV, 8-11)[10] repose sur une appréciation prudente de sa qualité épistémique, d’une part, et de son équité, d’autre part. Elle rencontre des objections sur ces deux plans.

T. Pénigaud s’inquiète de ce que la justification de la délibération démocratique se trouve fragilisée si ses qualités épistémiques sont jugées incertaines. J’émets en effet une série d’objections contre les conceptions épistémiques qui affirment qu’elle promeut le plus souvent le bien commun, car elles me paraissent trop optimistes. Lorsqu’elles suggèrent que la confrontation publique des raisons a pour effet de rendre plus morales les préférences des participants, elles sous-estiment la capacité des êtres humains à trouver des raisons fallacieuses pour justifier leur position, aussi partiale ou égoïste soit-elle, à leurs propres yeux et à ceux des autres (IV, 3). Lorsqu’elles affirment que la délibération publique rationalise les préférences, grâce à la mise en commun des informations, la division du travail argumentatif, et l’association des intelligences, elles négligent la possibilité que ces mécanismes propagent des croyances erronées, créent des angles morts partagés ou fassent émerger des propositions injustes (IV, 10). Les effets épistémiques de la délibération publique peuvent être positifs, mais aussi négatifs : il n’est pas établi de façon certaine qu’elle fait le plus souvent évoluer la décision collective dans le sens du bien commun (p. 159). Ces objections, pour autant, ne conduisent pas à inverser cette proposition et à affirmer que la délibération a plus de chances de nous éloigner d’une bonne décision que de nous en rapprocher. Une telle thèse, si elle était établie, disqualifierait la délibération : quels que soient ces autres avantages, une procédure qui accroît de façon certaine les chances de prendre une mauvaise décision devrait être rejetée. Les citoyens doivent pouvoir espérer, en délibérant entre égaux, progresser vers une bonne décision. Mais précisément, l’examen des vices et des vertus épistémiques de la délibération ne permet ni de le démontrer ni de l’exclure, dès lors qu’il est guidé par une vision faillibiliste du jugement politique (admettant qu’aucune preuve définitive ne permet d’établir avec certitude la supériorité d’une décision par rapport) (VI, 3, VI, 6). Il reste donc raisonnable de l’espérer. La justification proposée dans le livre, si elle ne repose pas sur le postulat d’une supériorité épistémique démontrée de la délibération démocratique (par rapport aux procédures non délibératives), suppose bien en revanche que son infériorité épistémique n’est pas établie (p. 167).

M. Cozic critique de son côté l’argument principal avancé en faveur de la délibération démocratique. Il a trait à son équité du point de vue, non des orateurs, mais des auditeurs : la division du travail argumentatif décharge chacun d’une partie de l’effort de formulation et d’évaluation des raisons qu’implique la délibération individuelle. Les ressources informationnelles, argumentatives et temporelles permettant de peser intérieurement les raisons sur une question donnée sont très inégalement réparties selon les positions sociales et idéologiques. Lorsque les raisons sont publiquement confrontées les unes aux autres, toutefois, nul n’est réduit à ses seules forces. Les armes pour porter un jugement délibéré sont donc rendues moins inégales (IV, 11).

La première objection de M. Cozic a déjà été évoquée à propos de l’équité du vote : il doute qu’en renforçant l’égalité des chances de porter un jugement délibéré on favorise l’égalité des chances d’influencer l’issue de la prise de décision. Cela me paraît pourtant devoir être admis, pour la raison mentionnée plus haut : il n’y a pas d’égalité politique réelle entre ceux à qui sont donnés les moyens de se former un avis propre sur le choix à faire et ceux qui sont seulement mis en situation de répercuter des opinions qu’ils n’ont pas les moyens de critiquer[11]. Si l’on admet ce lien entre égalité des conditions du jugement et équité de la procédure politique, alors la tenue d’une délibération publique avant le vote favorise l’autonomie politique.

Une deuxième objection est que la confrontation des raisons se prête à des stratégies de manipulation (par exemple lorsque certains diffusent des informations qu’ils savent erronées), produit des effets contreproductifs (par exemple lorsque les uns diffusent des informations dont les autres tirent des conclusions erronées), et plus généralement a un impact différencié sur les participants : ils n’en tirent pas tous également parti. L’objection, si je la comprends bien, pointe que les bénéfices produits par la délibération peuvent être répartis très inégalement entre les participants. Ces bénéfices sont de deux ordres : elle peut (parfois) aider à porter un jugement délibéré, donc autonome au sens de l’autonomie personnelle, mais aussi un jugement éclairé, donc plus susceptible de reconnaître les conditions d’une promotion égale des intérêts. Or la répartition de ces deux types de bénéfice importe du point de vue de l’autonomie politique : les citoyens doivent pouvoir poursuivre le bien commun en égaux, donc porter des jugements sur ce qu’il exige dans des conditions suffisamment égales[12]. S’ils ont des chances trop inégales de faire un choix délibéré ou de faire un choix éclairé, ils ne sont pas en mesure d’être à égalité les auteurs des décisions collectives.

La difficulté pointée par M. Cozic est donc sérieuse. Il me semble toutefois que la réponse faite plus haut à propos de l’indépendance des jugements reste pertinente ici : la discussion publique, sous toutes ces formes, produit des effets différenciés et répartit inégalement ses bénéfices éventuels. Ce qui distingue en propre la délibération est l’institution du contradictoire : l’exposition systématique des discours à la critique, que permet la division du travail argumentatif. Or elle bénéficie à première vue d’abord à ceux qui, du fait de leur position sociale et idéologique, ont le moins accès aux ressources critiques permettant d’apprécier la valeur des opinions et des raisons diffusées en public. Il faudrait, pour fonder l’objection, établir que ce sont au contraire ceux qui sont déjà les mieux placés pour porter des jugements délibérés ou éclairés qui bénéficient le plus des ressources qu’offre pour ce faire la confrontation publique des raisons. Cela me paraît douteux. Il me semble que l’on peut postuler ici l’équivalent d’une utilité marginale décroissante : les ressources soutenant la délibération intérieure ont plus de valeur pour ceux qui en sont le plus dépourvus. Cette question mériterait, toutefois, d’être considérée plus en détail.

La justification avancée par le livre me paraît ainsi pouvoir être maintenue : la délibération entre égaux sert l’autonomie politique en rendant moins inégales les conditions du jugement ; or il n’y a pas de raisons de penser qu’elle dessert le plus souvent le bien commun.

V. La démocratie délibérative

La vision de la démocratie délibérative à grande échelle élaborée par Délibérer entre égaux est critiquée par mes lecteurs sous deux aspects : i) le rôle qu’elle donne à la représentation et ii) la manière dont elle conçoit la délibération du peuple.

Représentation et délibération

O. Tourneux s’oppose tout d’abord à l’idée que la division du travail politique est inéluctable dans les sociétés contemporaines.

La taille de la population, la complexité sociale et le besoin de compétences et de savoirs spécialisés y rendent, à mon sens, inévitables des formes multiples de délégation et de représentation politiques (p. 28-29, p. 241-242). La démocratisation du gouvernement représentatif ne passe donc pas par l’abolition de la division du travail politique, mais par sa réorganisation : des instances plurielles doivent répondre aux problèmes qui surgissent à l’échelle locale, nationale ou globale ; des publics mobilisés doivent soumettre ces instances à un contrôle vigilant ; des institutions sociales doivent collecter et diffuser les savoirs utiles à la délibération et à la prise de décision, à la contestation et à la révision des politiques arrêtées (VII, 4-6). Cette division approfondie du travail politique, qui rend seule possible le contrôle dernier des choix collectifs par le public démocratique, ne se ramène toutefois en rien à une partition binaire entre l’activité politique des uns et l’activité économique des autres, que rejette à raison O. Tourneux : elle n’exclut en rien, au contraire, la démocratisation du travail.

Il serait toutefois possible, selon O. Tourneux, d’éviter tout recours à la représentation : la société pourrait être organisée en une fédération de petites unités autogérées, au sein desquelles les individus participeraient directement à la délibération et à la décision. Cette fédération ne reconnaîtrait, en guise de représentants, que des mandataires porteurs d’un mandat impératif, c’est-à-dire chargés de faire valoir la décision de leur unité dans les enceintes organisant les différentes branches de la société. Le problème du mandat impératif, toutefois, est qu’il interdit la délibération entre les mandataires : ils doivent affirmer la position de leurs mandants respectifs, sans évaluer si elle est acceptable ou juste, ni se soucier de ce qu’en pensent ou en disent les autres, puisqu’ils ne peuvent pas la modifier. Ils ne peuvent pas peser ensemble les raisons du point de vue de l’ensemble des citoyens ; ils ne peuvent que voter et laisser le point de vue majoritaire l’emporter. Le fonctionnement de la vaste fédération de petites unités imaginée par O. Tourneux ne serait ainsi, à mon sens, en rien démocratique — à moins de régresser vers la vision agrégative qui réduit la démocratie au seul choix du plus grand nombre.

O. Tourneux conteste également l’idée que la représentation a un rôle à jouer dans la délibération collective, dès que le groupe délibérant admet ne serait-ce que quelques dizaines de membres, comme dans une assemblée, et à plus forte raison lorsqu’il en réunit des millions, par le truchement des médias. Il y a pourtant, là encore, une contrainte inévitable : une conversation réciproque, où chaque participant peut à loisir prendre la parole pour être entendu par tous les autres, n’est possible que dans un groupe de très petite taille libéré des contraintes temporelles (VII, 7). Partout ailleurs, une division du travail s’opère immanquablement entre auditeurs et orateurs : certains seulement prennent la parole. (Il n’y a, en revanche, aucune nécessité à ce que les orateurs soient toujours les mêmes.) La question de la représentativité des discours et des orateurs doit donc être posée si l’on prend au sérieux les exigences de l’égalité politique. Il faut penser les conditions de la représentation — des forces sociales et des perspectives politiques — dans la délibération publique. L’autre possibilité, en effet, n’est pas la prise de parole directe de tous face à tous, impossible dans la plupart des cas, mais la captation de la parole par les voix les plus puissantes (VIII, 5).

La division du travail en orateurs et auditeurs n’est-elle pas cependant incompatible avec une authentique délibération, s’interroge O. Tourneux ? L’auditeur ne peut être véritablement actif — peser en lui-même les raisons exposées devant lui — s’il n’a pas l’occasion de formuler sa pensée à voix haute, de la défendre face à autrui, et d’exercer plus généralement sa capacité délibérative. Elle a raison de souligner que la délibération est un processus transformateur pour celui qui prend la parole, et que la position d’auditeur a ses limites. S’il n’est pas susceptible de prendre la parole, le participant à une délibération n’est pas incité de la même manière à délibérer intérieurement et ne bénéficie pas au même degré de l’effet éducatif ou « encapacitant » des échanges (p. 299-300). Toutefois, l’écoute des disputes argumentées au sein des assemblées ou des médias n’épuise pas les activités sociales de l’auditeur, qui peut avoir l’occasion de formuler et de défendre sa position sur les questions politiques qui occupent l’opinion publique dans ses interactions familiales et amicales, associatives et professionnelles, militantes et partisanes. Chaque délibération n’est pas un processus indépendant, clos sur lui-même, qui devrait produire à chaque fois ses propres conditions de possibilité.

Faire du dialogue réciproque entre un petit nombre d’individus la modalité unique de la délibération démocratique, c’est renoncer à la pertinence de l’idéal démocratique pour les sociétés contemporaines. Or la délibération prend en réalité des formes plurielles selon les contextes, car les normes délibératives ont des implications différentes pour les petits comités, les assemblées nombreuses et l’espace public médiatisé. Les qualités et les défauts de chaque forme de délibération peuvent certes être comparés, mais il n’y aurait guère de sens à affirmer que l’une d’entre elles est la seule authentique ou utile.

Les limites notables des délibérations où l’accès à la parole est restreint ont déjà été notées. Elles ont aussi certains avantages. L’un d’entre eux est qu’elles aident les auditeurs à porter un jugement sans les exposer à l’hostilité et aux pressions sociales qui marquent parfois les échanges entre orateurs. O. Tourneux rejette toutefois cette idée : ne pas exiger des citoyens qu’ils apprennent à se défendre dans des controverses violentes les empêcherait en réalité d’affronter leurs peurs et d’acquérir une compétence politique essentielle. Je ne crois pas, pourtant, qu’il soit nécessaire d’adopter une vision héroïque ou martiale de la citoyenneté. Reconnaître la conflictualité inhérente à la délibération et admettre qu’elle puisse être virulente est une chose, attendre de chacun qu’il devienne un tribun endurci en est une autre. Un second trait appréciable de la représentation dans la délibération est qu’elle permet aux individus de s’organiser collectivement pour se faire entendre, en formant et choisissant des porte-paroles, plutôt que de devoir se défendre seul. O. Tourneux objecte qu’une telle représentation est vouée à substituer les voix des représentants à celles des représentés, en renvoyant à la relecture de Hobbes par Bourdieu. Mais si ce dernier souligne que la représentation porte toujours en elle la possibilité de l’usurpation, c’est pour ajouter aussitôt qu’il n’y a aucune autre voie qui permette à des individus épars de constituer un collectif politique[13]. (Il n’est, pour un collectif, qu’une seule alternative au porte-parole désigné : c’est le porte-parole autoconsacré.)

La délibération du peuple

La thèse selon laquelle la délibération du peuple tout entier n’est possible qu’à travers les médias est enfin contestée par O. Tourneux et T. Pénigaud. Le dernier chapitre du livre considère en effet les conditions de possibilité d’une délibération ouverte à tous les citoyens, car c’est là une composante essentielle de la démocratie délibérative : lorsqu’ils sont appelés à décider tous ensemble, lors d’élections ou de référendums, ils doivent pouvoir délibérer tous ensemble.

T. Pénigaud estime tout d’abord que le raisonnement qui conclut que la délibération du peuple ne peut pas se réaliser à travers des assemblées locales, mais seulement dans l’espace public médiatisé, ignore les potentialités des mini-publics, c’est-à-dire des assemblées délibératives composées de façon aléatoire de sorte à être représentatives de la population sur le plan sociodémographique. Ces dispositifs ne sont toutefois évalués dans le livre que du point de vue de leur aptitude, ou plutôt de leur inaptitude, à instancier la délibération du peuple, laquelle ne se laisse ni simuler, ni décomposer, ni déterminer par des délibérations à petite échelle (VIII, 1-3). Loin de leur dénier toute valeur, le livre note que les sondages délibératifs sont un dispositif expérimental précieux pour l’étude de la délibération (p. 283) et les assemblées citoyennes, un instrument prometteur pour articuler la délibération d’un mini-public chargé d’élaborer une proposition et la participation en masse des citoyens appelés à l’approuver ou à le rejeter par référendum (p. 290). Il conclut surtout que ni le tirage au sort ni l’élection ne s’imposent de manière exclusive ou absolue comme méthode de sélection des corps délibérants du point de vue des deux principes démocratiques (p. 252-254).

Si l’ouvrage lui-même ne s’attarde pas sur les fonctions possibles de ces assemblées, comme propose de le faire T. Pénigaud, le cadre théorique élaboré aide à penser les conditions de leur usage et de leur légitimité, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs à propos de la récente Convention citoyenne pour le climat[14]. Les assemblées citoyennes ont de clairs avantages liés au recours au tirage au sort (mais aussi aux techniques d’échantillonnage) : meilleure représentativité sociodémographique ; plus grande diversité des profils et perspective sociales ; indépendance vis-à-vis du cycle électoral et des pressions liées à la carrière élective. Elles ont toutefois aussi, pour la même raison, de nets inconvénients : elles échappent aux mécanismes de sélection, d’autorisation et de reddition de comptes qui permettent un contrôle partiel des représentants élus par les électeurs et elles accordent nécessairement un pouvoir considérable aux organisateurs, modérateurs et experts qui interviennent dans le dispositif. Leur légitimité en tant qu’organes politiques dépend donc du rôle qui leur est confié et de leur articulation aux autres institutions politiques. Ce rôle, dans tous les cas, ne peut pas être de tenir lieu de délibération du peuple.

Celle-ci peut en revanche prendre forme dans l’espace public, à travers les médias, à condition que la représentativité des discours, leur circulation entre les canaux de communication, et le contrôle des agents publics et privés qui contribuent à leur sélection (journalistes, propriétaires de médias audiovisuels, opérateurs de plateformes numériques, etc.) soient assurés (VIII, 4-6). De telles exigences appellent une régulation déontologique, sociale et juridique de la communication publique, ambitieuse sans doute, mais d’autant plus concevable que l’idée du débat public contradictoire inspire déjà certaines pratiques régulatrices (VIII, 10). T. Pénigaud oppose à cette conception certaines pathologies avérées de la communication médiatique, en particulier la brutalisation croissante des échanges, notamment en ligne, et leur tendance à radicaliser les opinions en présence. De son côté, O. Tourneux pointe le pouvoir considérable qu’exercent les propriétaires des médias et les principaux acteurs modérant la communication médiatique. Ces maux sont manifestes, mais, loin de l’invalider, ils motivent précisément la réflexion sur les conditions de possibilité d’une délibération publique passant par les médias. Le cantonnement de la politique délibérative dans des arènes entièrement protégées contre l’influence des discours médiatiques n’est en effet pas une option[15]. À moins d’abandonner l’espace public général à ses pathologies, en renonçant à fonder sa critique et sa transformation, il importe de penser les formes sous lesquelles il pourrait satisfaire les exigences propres à la démocratie. C’est à cette condition qu’il devient possible — c’est l’objet de mes recherches actuelles — de chercher à élucider les principes d’une régulation démocratique des médias[16], y compris numériques[17]. La philosophie politique ne se prive pas, à raison, d’imaginer les formes radicalement différentes que pourraient prendre les institutions politiques, le système de production économique ou les relations sociales (c’est d’ailleurs ce que font mes critiques eux-mêmes lorsqu’ils envisagent la démultiplication des assemblées citoyennes comme instrument ordinaire de gouvernement ou la réorganisation de la société en une fédération de petites unités autogérées). Elle devrait faire preuve de la même audace, et de la même indifférence face aux prédictions à courte vue, pour penser les formes possibles et désirables de l’espace public médiatisé. Le risque est grand sinon de confondre l’actuel avec le nécessaire.

Il n’est pas de joie plus grande, pour l’auteur d’un livre de philosophie, que de découvrir les critiques de lecteurs bienveillants et exigeants. Toute ma gratitude va à Mikaël Cozic, Théophile Pénigaud et Odile Tourneux. Leurs objections les amènent à poser la question : la défense de la démocratie édifiée par Délibérer entre égaux est-elle assez solide ? Je l’espère encore, après avoir répondu autant que cela m’était possible à leurs remarques. C’est au lecteur d’en juger à présent[18].