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Délibérer entre égaux est un livre d’une solidité argumentative, d’une érudition et d’une utilité analytique rarement réunies[1]. Il constitue d’abord une synthèse critique exemplaire des développements récents de la théorie démocratique et de ses principaux courants (minimaliste, agrégatif, délibératif, épistémique). Méticuleux, l’ouvrage est écrit de façon dense et précise, ne faisant place ni au jargon ni à la digression. Au-delà de ces qualités formelles, Charles Girard y développe une conception novatrice et robuste de ce qui fait la pertinence actuelle de l’idée de démocratie délibérative. À rebours de la recrudescence d’une littérature réaliste et désabusée, sinon désespérant franchement de la démocratie[2], Charles Girard cherche à sauver l’intuition séminale d’un peuple se gouvernant lui-même au moyen de la délibération publique. Le paradigme d’une délibération entre égaux est non seulement le seul qui permette de nous justifier à nous-mêmes la valeur que nous accordons à la démocratie, mais encore de fournir l’idée régulatrice permettant d’orienter les réformes institutionnelles visant à lui faire tenir ses promesses. Dans les termes de l’auteur, cet idéal n’est pas seulement empiriquement réaliste et intrinsèquement cohérent, mais politiquement pertinent, c’est-à-dire ajusté au contexte de sociétés complexes, pluralistes et profondément divisées.

Ce dernier point conduit l’auteur à ferrailler contre une partie de son propre camp, l’intérêt pour les conditions d’une délibération exemplaire ayant pu conduire à « abandonner la démocratie de masse à son sort[3] ». Réaliser la démocratie délibérative ne saurait revenir à multiplier les forums locaux où la délibération peut avoir lieu en face-à-face. Un intérêt croissant s’est manifesté pour les mini-publics, des groupes de citoyens représentatifs de la diversité sociale (sélectionnés au moyen d’un tirage au sort stratifié), documentés et délibérant en présence de facilitateurs veillant à l’égalité des prises de parole. Ceux-ci ne sauraient pourtant ni simuler ni orienter la délibération de toutes et tous par le truchement inévitable des médias de masse, dont le caractère sui generis impose une conceptualisation, une institutionnalisation et des formes de régulation spécifiques.

Dans le sillage de Jürgen Habermas, Simone Chambers et du « tournant systémique » de la démocratie délibérative[4] — mais de façon plus directrice et propositionnelle — l’auteur s’efforce ainsi de spécifier les conditions exigeantes d’une délibération médiatisée inclusive et égalitaire. La démocratie n’est pas la procédure permettant d’organiser la passation pacifique du pouvoir. Elle ne se résume ni à l’élection ni à la règle de majorité. Le vote n’est pas une condition suffisante pour rendre la décision légitime. Encore faut-il que les votes soient informés, autonomes et qu’ils visent le bien commun plutôt que l’intérêt particulier d’un groupe (ou d’une majorité) pour que la démocratie conserve sa valeur : c’est à la délibération publique (dans un contexte éducatif et social suffisamment favorable) qu’il revient de réunir ces conditions. Loin de toute idéalisation, l’auteur reconnaît que la délibération ne rendra pas forcément les citoyens meilleurs ou plus respectueux ni les décisions plus acceptables ou rationnelles. En revanche, elle « rend les conditions du jugement politique moins inégales » (p. 130).

La visée d’une démocratie délibérative se distingue là d’autant plus nettement de celle d’une démocratie participative : elle n’est pas de rendre égaux les citoyens en tant que participants ou orateurs, mais d’égaliser les conditions de formation de leur jugement politique, de les rendre égaux, donc, en tant qu’auditeurs, futurs électeurs ou public mobilisé — une exigence considérable pesant sur la structuration médiatique d’un débat public démocratique ouvert, contradictoire et orienté par le souci d’une répartition égalitaire des bénéfices de l’association politique. L’ouvrage concentre ainsi ses analyses sur les conditions de formation d’un jugement politique autonome et informé. La démocratie est bien le gouvernement du peuple par le peuple si chaque citoyen est politiquement autonome et l’égal des autres de ce point de vue, c’est-à-dire s’il « est autant qu’eux, et autant que possible, l’auteur des décisions s’imposant à tous » (p. 91). Elle est le gouvernement du peuple pour le peuple si l’autonomie de jugement tend à égaliser l’influence de chacun sur les choix collectifs et, ce faisant, lui permet de veiller à la répartition égalitaire des bénéfices escomptés de la décision prise. Si la démocratie délibérative est justifiée, c’est donc par une « compréhension exigeante de l’égalité politique » (p. 169). Dans un contexte où l’idée de démocratie délibérative s’est trouvée dévoyée en France par l’exécutif[5], qui en trahit une compréhension émotiviste — comme s’il suffisait de laisser les citoyens s’exprimer ou d’ouvrir des espaces d’expression pour en réaliser les attendus — Délibérer entre égaux apparaît comme une lecture incontournable.

Comme je suis convaincu pour l’essentiel par l’argumentation de l’auteur et par les orientations réformatrices qui s’en dégagent, je ne peux que formuler des scrupules dont j’espère qu’il pourra lui aussi les partager. Je me demanderai d’abord si le recours à la notion de « bien commun » ne nuit pas à la clarté du projet, si le recours à une telle expression n’engage pas d’emblée trop de présuppositions discutables — pour le dire vite : une conception idéalisée des rapports sociaux et politiques susceptible de remplir une fonction idéologique (1). Je m’interrogerai de là sur la méthode employée par l’auteur et sur la manière dont il se positionne au sein de l’opposition reçue entre théorie idéale et non idéale (2). Finalement, en partant de prémisses communes, mais à la lumière du contexte actuel de polarisation exacerbée et de détérioration des conditions du débat politique, je me demanderai si le point en faveur de la délibération médiatisée est véritablement marqué, et si la stratégie du fractionnement des délibérations dans un contexte hautement artificiel et contrôlé (celui des assemblées citoyennes) ne pourrait pas, sous certaines conditions, être réhabilitée (3).

1. Justice ou bien commun ? La visée substantielle de la délibération démocratique

Une des étapes de l’enquête philosophique conduite par Charles Girard est la réhabilitation du lexique du « bien commun ». Celui-ci, défend-il, n’est pas une notion creuse ou inconsistante, comme le prétendent les réalistes, à la suite de Schumpeter, au motif qu’il n’en existerait pas de vision partagée, mais, à sa place, un champ hirsute d’intérêts et de valeurs irréductiblement conflictuels.

Le contenu du bien commun

L’idéal démocratique d’un gouvernement « pour le peuple » s’exprime dans l’exigence du bien commun, interprété par l’auteur comme celui d’une « promotion égale des intérêts individuels » (p. 106 et suiv.). Charles Girard prend toutefois soin de distinguer bien commun et intérêt commun. Rousseau désirait que les délibérations ne portent que sur l’intérêt commun à tous les membres du corps politique : s’il existe de tels intérêts (par exemple à un air respirable ou à l’absence de guerre nucléaire), ils se révèlent évidemment beaucoup trop étroits pour orienter les politiques publiques ; surtout, que faire des intérêts ou préoccupations partagés par une fraction seulement de la population, voire par une unique personne ? Il ne serait certainement pas équitable de les écarter. En outre, Charles Girard prend acte des critiques féministes accusant la délibération publique de favoriser un certain type de prise de parole, celle de l’argumentation distanciée et froide, au détriment des autres[6]. Toutes les modalités d’intervention doivent pouvoir trouver leur place dans un débat public soucieux d’égaliser les chances, pour chacune et chacun, d’obtenir ce qu’il ou elle veut. Que ce soit au moyen des récits, des témoignages, y compris lorsqu’ils font appel aux émotions, ces contributions participent de la démocratie délibérative, aussi longtemps du moins que l’exigence du contradictoire est respectée.

Mais pourquoi ne pas parler d’une exigence d’inclusion plutôt que d’orientation vers le bien commun ? L’usage de cette seconde expression au détriment de la première (qui n’apparaît pas dans l’index rerum) tient, me semble-t-il, à ce que la visée de l’auteur n’est pas purement procédurale, mais éthique. Il ne suffit pas que les points de vue minoritaires soient mis en lumière, suscitant des réponses argumentées (par exemple par des médias soucieux du pluralisme et de la diversité sociale). L’engagement en faveur d’une égale promotion des intérêts de chacun doit non seulement façonner le processus délibératif, mais constituer une « norme sociale partagée » (p. 150). La démocratie en effet « est un régime, et non une méthode » (p. 129) : la confrontation publique des raisons ne peut être abstraite du contexte social, éducatif, mais encore médiatique dans lequel elle prend place.

Le bien commun, écrit l’auteur, « réside dans la juste répartition des avantages produits par les décisions politiques entre des individus considérés comme égaux » (p. 108). Cette conception est certes large sans être vide : elle permet d’inclure toutes (mais uniquement) les interprétations égalitaires des bénéfices engendrés par les décisions, le principe de différence rawlsien en étant une parmi d’autres. Cependant, dans un contexte historique où les rapports de force sont déjà noués et où les injustices sont héritées, cette définition synchronique n’est-elle pas toujours trop restrictive ? Elle ramène en effet tout aux décisions d’aujourd’hui, comme si les citoyens étaient tous déjà sur un pied d’égalité et s’inquiétaient seulement de ce qu’ils bénéficient également (sous un rapport ou un autre) de la décision prise dans l’avenir. Les vifs débats qui se nouent sur la réparation de crimes passés dont les effets se font encore sentir dans le présent montrent que les préoccupations politiques doivent s’étendre à d’autres horizons que celui de l’impartialité dans le traitement synchronique des demandes sociales[7]. L’exigence de justice (quelle qu’elle soit) n’exprimerait-elle pas mieux (de façon plus inclusive sans être inconsistante) que celle du bien commun nos attentes les uns vis-à-vis des autres lorsque nous justifions nos préférences et convictions politiques ?

La délibération démocratique au service du bien commun ou de sa recherche ?

Une deuxième série de questionnements à ce sujet touche à l’inférence de délibérations sensibles à l’exigence du bien commun à son avancement effectif. L’auteur affirme en effet que « la délibération démocratique peut être présumée servir plus souvent la recherche du bien commun qu’elle ne la dessert ». La phrase est ambigüe : l’auteur n’affirme pas (et on verra qu’il ne soutient pas) que la délibération démocratique avance le bien commun ; elle favorise la recherche équitable de celui-ci. Mais si l’on se soucie de le rechercher, n’est-ce pas parce qu’on espère effectivement le reconnaître et le promouvoir ?

Le raisonnement se trouve (à mes yeux) compliqué par le fait que l’auteur n’adhère pas, par ailleurs, aux défenses épistémiques de la délibération démocratique, qui affirment sa tendance à susciter de bonnes décisions à la lumière d’un critère extraprocédural (tel justement que la justice, la rationalité ou le bien commun)[8]. Au contraire, sa thèse centrale est rendue soigneusement indépendante de tout parti-pris épistémique : « l’égalité des conditions du jugement politique n’est pas une condition de la qualité épistémique de la délibération ; elle ne la suppose pas non plus ; enfin, elle ne l’affecte pas nécessairement de façon positive » (p. 166). Si la recherche du bien commun est favorisée par une délibération démocratique convenablement régulée, c’est en tant que celle-ci égalise les chances qu’ont les individus de former un jugement « éclairé, donc susceptible d’orienter la prise de décision collective vers une vision du bien commun qui ne sacrifie pas leur intérêt » (p. 167).

L’auteur ne dote-t-il pas lui-même la délibération d’un potentiel épistémique en statuant sur sa relation au bien commun ? Sa position semble plutôt de ne pas prendre position à ce sujet. Il rejette comme douteuses la thèse motivationnelle de J. Cohen, d’après lequel avoir à justifier nos préférences devant les autres nous conduirait à les réviser de façon à les rendre mutuellement acceptables, de même que l’idée d’une « vertu civilisatrice de l’hypocrisie » défendue par J. Elster, d’après laquelle l’exposition publique tendrait à nous faire sélectionner des raisons acceptables par les autres, et à y adhérer nous-mêmes en définitive pour réduire la dissonance cognitive. Le bien commun, souligne Charles Girard, peut en effet être invoqué de façon rhétorique et fallacieuse, et « le passage des déclarations vertueuses aux désirs vertueux demeure fort incertain » (p. 140). Son propre argument ne fait certes intervenir que le seul souci individuel de ne pas voir sa perspective oubliée ou escamotée. Mais, cette fois, n’est-ce pas le passage des délibérations vertueuses (sensibles au bien commun) aux décisions vertueuses (avançant le bien commun) qui demeure incertain ?

Rappelons que, dans l’approche qui est celle de l’auteur, la valeur de la délibération « ne peut être établie que comparativement », plus spécifiquement en comparant « le vote précédé par une délibération démocratique au vote sans délibération démocratique préalable » (p. 151). Ce que démontre l’auteur est seulement que des délibérations démocratiques convenablement régulées (selon les normes de la liberté, de l’égalité, de la transparence, du contradictoire et du bien commun) conduiraient tendanciellement à des orientations politiques moins injustes et inégalitaires comparées à des orientations politiques prises dans des conditions délibératives beaucoup plus relâchées. En réalité, il ne développe pas d’argumentation probante en faveur de l’idée qu’une démocratie délibérative digne de ce nom avancerait effectivement le bien commun — quel qu’il soit — ce qui serait une approche épistémique, dont il se désolidarise.

Mais, de là, le doute s’insinue : notre attachement à la démocratie est-il si solidement justifié ? Le bien commun, écrit l’auteur, est dans l’intérêt de tous. « Étant donné le risque que constitue pour chaque gouverné la liberté laissée aux gouvernants d’exercer le pouvoir à l’avantage d’un groupe seulement, tous ont intérêt à ce qu’il soit exigé des décisions politiques qu’elles les servent tous également. Lorsque les citoyens gouvernent en égaux, il est dans leur intérêt à tous que le gouvernement promeuve tous leurs intérêts à égalité » (p. 109). Mais quelles bonnes raisons a-t-on de croire aux dispositions de chacun des groupes à jouer le jeu ? Peut-on exiger des plus désavantagés qu’ils souscrivent au grand récit du bien commun dans un contexte où il est évident que la position relative de chacun des groupes sociaux permet aux groupes dominants d’avancer leurs intérêts de façon beaucoup plus aisée ? Le faillibilisme invoqué par l’auteur peut sans doute permettre d’écarter les prétentions à gouverner mieux des contempteurs de la démocratie[9], mais non convaincre celles et ceux qu’elle désespère par son incapacité à empêcher les inégalités (qui se traduisent en inégalités d’influence) de se creuser[10]. Il y a ici une faiblesse constitutive des démocraties libérales à laquelle l’auteur n’apporte pas de réponse. Ce qui m’amène à mon second point.

2. Le possible et le réel

Charles Girard prend au sérieux l’objection des inégalités réelles et du différentiel d’audibilité qui minent la valeur de l’égalité formellement promue d’accès à la parole publique. Il restitue avec charité les critiques accusant la norme délibérative de favoriser indûment un groupe social privilégié. Conscient des problèmes liés à la détermination du second optimum, il rappelle que « la réalisation partielle d’un modèle désirable peut ne pas être désirable ». C’est le cas notamment lorsqu’« un contexte gravement inégalitaire empêche toute délibération véritablement démocratique ». L’exigence de participation et de justification raisonnée devient un piège « redoutable » lorsqu’elle permet d’exclure tout en culpabilisant les populations dominées. Il reconnaît par ailleurs les inégalités d’influence incompressibles entre orateurs liées aux différences de capacités rhétoriques, d’éducation ou d’autorité sociale. Mais, selon lui, ces inégalités seraient pires encore dans une situation où les différents groupes sociaux seraient en situation de pure négociation ou de discussions publiques non régulées. Il serait donc injuste d’en imputer la responsabilité à la délibération elle-même.

L’auteur se défend ainsi de partir d’un idéal qu’il présenterait comme un modèle à approcher. Au contraire, « l’interprétation délibérative de la démocratie peut être élaborée en partant des limites de la raison pratique dans des conditions non idéales. La délibération démocratique apparaît alors comme l’instrument le moins imparfait pour rechercher le bien commun en égaux dans un contexte où les inégalités sociales persistent » (p. 230). Ainsi, « même dans un contexte relativement inégalitaire, les normes délibératives donnent aux plus faibles des armes qui lui font sinon défaut : il oblige le plus fort à formuler des justifications qui peuvent être soumises à la critique publique et être à l’occasion retournées contre lui » (p. 232). Je ne suis pourtant pas sûr de bien comprendre comment l’auteur situe sa démarche dans l’opposition reçue entre théorie idéale et non idéale[11]. J’en donnerai deux illustrations.

Quelle place pour les faits ? La confusion possible/probable

L’auteur procède avec une minutie d’orfèvre à une série de clarifications analytiques, dénouant, par exemple, les liens nécessaires entre confrontation publique des raisons et exclusion des émotions, entre autonomie et fermeture aux influences externes, entre délibération publique et délibération privée, etc. Il raisonne massivement à partir de la catégorie du possible. Il est possible, par exemple, d’articuler la prise en considération des émotions et l’exigence du contradictoire, que des contingences liées au dispositif affectent la représentativité d’un mini-public, que les préférences exprimées publiquement ne le soient qu’hypocritement ou stratégiquement, etc. Dénouant symétriquement les présomptions trop favorables ou trop défavorables à la délibération, montrant qu’elle n’a pas autant de vertus, mais pas autant de limites non plus qu’on lui prête, il conclut que l’idéal démocratique n’a « rien d’irréalisable », qu’il n’est « pas impossible », que les institutions et pratiques qu’il requiert ne soient « pas irréalistes ». Cette récurrence de double négation est, me semble-t-il, symptomatique. Car est-il pour autant réaliste de s’attendre à ce que la délibération porte ses fruits, compte tenu des représentations dominantes et de l’état des rapports de force ?

Ce sont deux questions distinctes de savoir ce qui serait préférable dans l’absolu et dans quel horizon inscrire des réformes politiques justifiées ici et maintenant. La première renvoie à ce qui est possible, la seconde à ce qui est probable ou vraisemblable (impliquant des considérations prudentielles qui n’en sont pas moins normatives : car elles répondent à ce que nous devons faire compte tenu de ce que nous pouvons anticiper)[12].

Je me demande si les critiques réalistes ne devraient pas être davantage prises au sérieux, non pas en tant que conceptions pessimistes de la démocratie confinant au statu quo (comme si la conclusion était qu’on ne pouvait rien espérer de mieux), mais en tant qu’informations sur ce qu’il est permis d’espérer ici et maintenant, compte tenu de ce que sont les démocraties. Par exemple, que faire de cette information que les décisions politiques sont principalement orientées voire captées par l’argent et corrélée aux préférences des plus riches[13] ou encore que les électeurs se prononcent davantage en fonction de loyautés partisanes ou de leur identité de groupe qu’en fonction des arguments ou des programmes[14] ? Les théories dites réalistes ne devraient-elles pas servir de point de départ pour envisager les critères à la lumière desquels transformer les institutions et les pratiques, plutôt qu’être renvoyées à leur inaptitude à fonder notre attachement à la démocratie ?

Partir des injustices ou de l’idéal pour transformer le monde ?

L’objectif de Charles Girard n’est pas de proposer un modèle qui ne serait viable que sous certaines conditions favorables, mais de dégager les normes de régulation susceptibles de mettre en cohérence nos attentes et leur concrétisation institutionnelle tout en s’appuyant sur des données empiriques et les cadres existants. En outre, le modèle d’une démocratie délibérative convenablement régulée n’est pas tiré du ciel des idées ; il est à la fois inscrit dans nos attentes en tant que citoyens et déjà partiellement mis en oeuvre (pour ce qui est de la régulation des médias).

L’approche de l’auteur conserve cependant les marques de la théorie idéale sous un autre aspect : son point de départ est l’idéal démocratique lui-même. Il ne fait pas la cartographie des relations de domination et d’oppression pour transformer le monde, mais ancre son analyse dans un ensemble d’attentes normatives largement discursives (la démocratie comme gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple). Les concepts employés ne sont pas dégagés d’une analyse des processus démocratiques réels, mais des idéaux abstraits au nom desquels ils sont légitimés. Dès lors qu’elle fait la part belle à la stylisation et à la reconstruction normative, la philosophie politique ne risque-t-elle pas toujours de remplir une fonction idéologique, au sens péjoratif d’un système d’idées et de concepts qui reflètent et contribuent à perpétuer les privilèges indus d’un groupe favorisé[15] ?

3. Peut-on encore délibérer ?

Ma dernière série de remarques portera sur l’opposition dressée dans l’ouvrage entre deux stratégies pour réaliser la délibération du peuple : la multiplication des forums locaux ou la délibération médiatisée de masse. Je défendrai qu’il s’agit d’une mauvaise manière de construire l’alternative entre deux formes de délibération au potentiel chaque fois spécifique.

Délibérer entre égaux présente la critique la plus convaincante que j’ai lue de l’idée d’une simulation des délibérations du peuple par un mini-public représentatif. Quand bien même la représentativité de l’échantillon serait parfaite, une foule de contingences (l’ordre dans lequel les arguments sont examinés, l’identité des experts, représentants ou témoins auditionnés, la forme de modération favorisée, la présence ou l’absence de telle participante persuasive, etc.) interdit de penser que les conclusions d’un mini-public indiquent « ce que le public penserait s’il avait véritablement l’occasion d’étudier le sujet débattu »[16]. Tout en voyant dans l’assemblée citoyenne (qui connecte les recommandations d’un mini-public à la décision) « la plus prometteuse des nouvelles institutions inspirées par la démocratie délibérative » (p. 290), celle-ci ne saurait pour autant orienter les délibérations du peuple : l’approbation de ses recommandations ne dépendrait dans ce cas que du niveau de confiance contingent du public à son égard.

Entre la délibération du peuple et celle d’un groupe de personnes suffisamment peu nombreux pour qu’elles s’écoutent et s’entrecoupent de façon égalitaire, la différence n’est pas de degré, mais de nature. La communication de masse ayant un caractère inévitablement asymétrique, morcelé et sélectif, toutes les contributions ne pourront pas être évaluées en même temps et par tous les citoyens. L’un des apports importants du livre de Charles Girard est de forger conséquemment un concept sui generis de délibération démocratique, qui ne la rabatte ni sur le modèle du tribunal ni sur celui du parlement. L’exigence d’une démocratie délibérative est que chacun puisse voir ses intérêts ou opinions pris au sérieux et défendus dans l’espace public, ce qui requiert l’engagement des médias (et leur régulation) en faveur de l’exposition à des points de vue antagonistes, du principe du contradictoire, de la mise en valeur des points de vue minorisés ou trop peu exposés, d’une structuration des canaux de diffusion favorisant leur porosité, d’une qualité de modération permettant aux paroles d’être équilibrées, etc. Ce milieu médiatique artificiel permettrait seul à tous les citoyens de prendre au même titre et simultanément part au débat en lui prêtant une attention sélective et active. Dans la mesure où l’engagement en faveur des principes d’une délibération démocratique n’est ni partial ni arbitraire, les exigences s’imposant aux médias seraient acceptables par tous.

Violence et polarisation

L’ouvrage de Charles Girard est issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2010, certes largement mise à jour depuis. On peut toutefois se demander si son étude aurait pris la même inflexion en 2020. Ce n’est pas que ses propositions de réforme (notamment en matière de déontologie et de régulation des médias) aient perdu en pertinence. En revanche, le débat au sein de l’espace public s’est depuis grippé[17]. Charles Girard endosse une conception de la valeur de la délibération démocratique qui s’inscrit dans la filiation des travaux de Bernard Manin, et plus lointainement des conceptions qui étaient celles de J-S. Mill. Il met l’accent sur l’exigence d’une contre-argumentation et la nécessité d’une confrontation publique des raisons. Une étude récente — dont les résultats demandent sans doute à être généralisés ou confortés — laisse toutefois penser que l’exposition involontaire aux points de vue adverses ne ferait potentiellement qu’amplifier la polarisation de groupe, qui désigne ce phénomène de radicalisation des opinions sous l’effet de leur confrontation, là où l’on pourrait s’attendre à ce qu’elles se nuancent ou s’équilibrent[18]. Il ne semble donc même pas certain qu’une porosité supérieure des canaux de diffusion (telle que la préconise l’auteur) permette de surmonter la polarisation. En revanche, celle-ci semble mieux endiguée dans le contexte hautement artificiel et contrôlé de mini-publics socialement diversifiés[19].

Charles Girard relève avec justesse le potentiel émancipateur de la délibération par représentant interposé : la division du travail entre auditeurs et orateurs « peut servir le jugement des membres du public sans les exposer à la pression sociale, à la conflictualité des débats soumis à la réciprocité, ou aux biais affectant leur environnement social immédiat » (p. 300). Il fustige à raison la description condescendante d’un public captif et passif : avec Rancière, il souligne que le fait d’être spectateur n’empêche pas de sélectionner, de comparer, de se positionner de façon active. En revanche, l’auteur ne sous-estime-t-il pas une autre forme de violence, à laquelle le débat public expose les spectateurs, lorsqu’ils sont les cibles de discours de représentants politiques ou de porte-voix recourant à l’argumentation ad hominem et au sophisme de l’épouvantail (présentant défavorablement la position de l’adversaire à discréditer en en donnant une description dans laquelle il ne se reconnaîtrait pas lui-même) ? Dès lors qu’elle est médiatisée, la délibération exclut les catégories de la population jugées par contumace. Les catégories générales créent des êtres de discours dont aucune contre-argumentation ne peut endiguer la prolifération, s’il est vrai que réfuter une ineptie est plus fastidieux que d’en énoncer. C’est ce genre de raisons qui a conduit une partie des féministes à refuser d’entrer dans l’arène délibérative et à former une contre-culture participative depuis laquelle élever des revendications et formuler des critiques. La délibération n’est pas seulement affaire d’argumentation ou d’équité procédurale, mais d’identité, de quête de reconnaissance et de respect de soi[20].

De ce point de vue, les assemblées citoyennes jouissent d’un certain avantage comparatif. Elles ne sont pas simplement des lieux de confrontation des opinions, mais, lorsque l’expérience est conduite dans la durée, de socialisation. Or la confiance dans la bonne foi de l’autre partie joue un rôle dans la prise au sérieux de son témoignage et de ses arguments. Le témoignage en première personne y prend aussi davantage de poids. La modération confère en outre la parole à celles et ceux qui n’ont au départ pas confiance dans la valeur de leurs propres contributions. Les vertus éducatives et intégratrices que la délibération médiatisée échoue à développer sont par contraste fertilisées par la participation à une charge civique exercée en commun[21]. C’est le cas des assemblées citoyennes, lorsque les participants sont mis en responsabilités ou conservent un droit de regard sur ce qui est fait de leurs recommandations[22]. Plutôt que d’y voir des dispositifs supposés simuler ou orienter la délibération du peuple, ne peut-on pas les employer à d’autres fins ?

Une autre division du travail délibératif ?

Pourquoi ne pas donner davantage de place à des assemblées tirées au sort dans notre système politique ?

Charles Girard ne ferme manifestement pas la porte à la sélection de représentants par tirage au sort. Là où l’élection assure une « égalité d’impact horizontale », elle ne saurait abolir l’« inégalité d’impact verticale » entre citoyens et élus. « Le tirage au sort égalise à l’inverse les chances d’être choisi, tout en supprimant toute possibilité de choisir. À l’inégalité d’impact verticale entre élus et électeurs succède celle, tout aussi radicale, entre les tirés au sort et les autres » (p. 251). Chacun de ces modes de sélection a ses vertus et ses vices. La reddition des comptes est l’enjeu crucial : recourir « au tirage au sort pour sélectionner des représentants imposerait donc d’inventer de nouveaux dispositifs assurant la réactivité des représentants aux demandes de justification des représentés » (p. 253-254). Il serait hors de propos d’entrer dans le détail d’une littérature bourgeonnante, mais déjà imposante sur le sujet[23] dans laquelle je laisserai le soin à l’auteur, le cas échéant, de se positionner. Je me contenterai de quelques brèves remarques.

i. Les dispositifs participatifs se sont décrédibilisés à force d’être livrés à l’écoute sélective et de servir de moyen de légitimation aux autorités qui les avaient mis en place[24]. Il n’en irait plus de même dans le cas d’assemblées citoyennes dont les compétences et les conditions d’intervention seraient constitutionnalisées : qu’il s’agisse d’évaluer l’action des élus, de mettre à l’agenda des propositions (en se voyant octroyer un droit de regard sur leur mise en oeuvre), de disposer d’un droit d’amendement ou de veto.

ii. Au sein d’une démocratie représentative, les différentes vertus de la délibération ne peuvent pas être toutes exploitées simultanément[25]. Réguler le débat public dans le sens de l’égalité démocratique resterait décisif dans l’hypothèse d’une généralisation du recours aux assemblées citoyennes, le jugement des personnes tirées au sort étant dépendant de l’environnement social et des délibérations médiatisées qui l’ont initialement façonné. En revanche, comme je l’ai suggéré plus haut, les assemblées citoyennes sont plus susceptibles de développer le respect mutuel, l’inclusion et la confiance sociale entre les participants, fondant la confiance dans les dispositifs du même genre[26].

iii. Indépendamment de l’argument contrefactuel (d’après lequel la décision d’un échantillon diversifié de citoyens indique celle que le peuple aurait prise dans un contexte délibératif optimisé), l’influence inégale de citoyens tirés au sort pourrait être justifiée par sa tendance à corriger les décisions dans le sens de la justice ou du bien commun[27] ou par référence à l’égalité démocratique à laquelle le tirage au sort a historiquement pu être associé[28]. Certes, « la taille des sociétés contemporaines signifie que chaque citoyen n’aurait qu’une probabilité infime d’être tiré au sort, même si l’ensemble des arènes représentatives locales, régionales et nationales étaient ainsi pourvues » (p. 253). En admettant cependant que chaque personne, dans un système hybride jouxtant tirage au sort et élection à différents échelons, puisse s’attendre à en avoir l’occasion au cours de sa vie (et que ce soit le cas des générations successives), cette offre de participation alternative suffirait à redéfinir les contours de la pratique démocratique[29]. Cette stratégie de la « rotation » (distincte de celle de la « fragmentation ») n’est pas envisagée par l’auteur. Elle ne semble pourtant pas déraisonnable. Elle ne soumet pas une catégorie de citoyens à la domination permanente d’une autre. En matière de division du travail politique, il ne semble pas plus absurde de déléguer à un échantillon diversifié et documenté d’entre nous un rôle supplémentaire dans la décision publique, que d’exiger de tous les citoyens qu’ils s’enquièrent de tous les sujets en même temps, passant in fine leur jugement dans le trou d’aiguille d’une élection.

4° Une demande de participation politique directe s’est exprimée à travers des mouvements tels qu’Occupy Wall Street aux États-Unis, le 15M en Espagne, Nuit Debout ou les Gilets Jaunes en France. Ces mouvements rejetaient précisément la délibération médiatisée : négativement, en refusant d’être représentés et de nommer des porte-paroles ; positivement, en ouvrant un espace où chacun se réassure sur son identité en la reconstruisant à l’encontre du discours porté sur elle de l’extérieur, dans un climat où l’empathie était appelée à jouer un rôle central[30]. Les assemblées citoyennes ne satisferaient sans doute que partiellement cette exigence de participation horizontale. Elles reproduisent toutefois mieux que la délibération médiatisée les formes de socialisation égalitaire promues dans ces mouvements. En dégageant un espace délibératif régulé pour l’exercice d’une responsabilité commune, elles exploitent le potentiel pacificateur et intégrateur de la délibération, engendrant une dynamique de reconnaissance réciproque. À la lumière du contexte actuel, on peut douter qu’on puisse en attendre de même de la confrontation publique des raisons entre représentants.