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1. Introduction

Pour l’investigation du phénomène du mouvement, l’oeuvre de prédilection avec laquelle les penseurs médiévaux travaillent est sans conteste le traité de la Physique d’Aristote. Accessible en Europe latine au moins depuis le milieu du xiie siècle, la Physique aborde les questions centrales du changement en général et du mouvement en particulier. Néanmoins, plusieurs de ces discussions se poursuivent bien au-delà des limites flexibles de ce traité. C’est le cas du traité Du ciel qui concerne, d’abord et avant tout, la cosmologie et le mouvement des corps célestes et terrestres, mais qui aborde aussi de front la distinction entre les mouvements naturels et les mouvements violents.

Ce point de rencontre entre la Physique et le traité Du ciel est particulièrement visible dans les commentaires de l’universitaire parisien Nicole Oresme au milieu du xive siècle. Dans l’optique d’illustrer ce rapprochement, on s’intéressera ici au traitement réservé par Oresme à la question de l’accélération des mouvements naturels[1] dans ses commentaires sur le livre Du ciel. Plus spécifiquement, on cherchera à exposer comment Oresme parvient à expliquer cette accélération des éléments dans la région terrestre.

Pour ajouter à l’analyse, il sera utile de mobiliser deux commentaires du penseur français qui, pourtant, se distinguent fondamentalement l’un de l’autre. On utilisera d’abord son commentaire latin, préparé dans la seconde moitié de la décennie 1340[2], à une époque où Oresme tient probablement encore des lectures à la Faculté des arts de l’Université de Paris. On croisera cette première source avec un second commentaire d’Oresme sur le traité Du ciel, rédigé en français à la demande du roi Charles V en 1377[3]. Plus qu’une simple traduction du traité, la version française d’Oresme est accompagnée d’un nombre considérable de gloses et d’explications qui en font un véritable outil de vulgarisation de la philosophie naturelle médiévale. Pour compléter, on portera une attention particulière aux divergences et convergences entre les deux commentaires[4].

Du point de vue de la méthode, on s’intéressera à un lot de questions prédéfinies, sans pour autant s’y limiter exclusivement[5]. On mobilisera spécifiquement la réponse à la question VII du livre II[6] : « Par conséquent, on se demande si le mouvement naturel est plus rapide à la fin qu’au commencement[7] ». Cette question se penche globalement sur l’explication de l’accélération des mouvements naturels en mettant à profit le concept d’impetus théorisé quelques années auparavant par Jean Buridan[8]. On tentera de mettre au jour les similitudes entre la démarche des deux penseurs parisiens. Une attention particulière sera portée à la démarche suivie par Oresme pour parvenir à une résolution du problème ; notamment par le biais de scénarios imaginaires[9].

La question des mouvements naturels et de l’impetus chez les penseurs médiévaux a été traitée abondamment dans la littérature secondaire. Dès le début du xxe siècle, Pierre Duhem en fait un aspect central de ses recherches des « avancées » et « reculs » de la science médiévale[10]. Plusieurs nuances fondamentales sont apportées par Anneliese Maier[11], mais, dans son ensemble, la littérature laisse de côté les aspects qui ne survivent pas à la période moderne, ce qui se traduit, entre autres, par l’utilisation d’un vocabulaire souvent impropre à la physique médiévale[12]. À partir des années 1960, l’historiographie se distancie graduellement de cette recherche des précurseurs de Galilée pour poser un regard global sur la théorie médiévale du mouvement. Sous l’impulsion d’Edward Grant et d’Edith Sylla[13], la question des mouvements naturels s’articule graduellement dans un panorama entier et surtout dynamique de la philosophie naturelle au xive siècle. Malgré cette diversification, l’intérêt porté sur l’impetus et son application à la chute des corps ne cesse de se renouveler[14]. L’historiographie concernant plus spécifiquement la philosophie naturelle d’Oresme est désormais en pleine effervescence, et ce, depuis le début du xxie siècle[15]. Ce regain d’intérêt se développe surtout dans la communauté francophone, mais l’intérêt transcende bien sûr cette frontière[16]. C’est à la lumière de ces développements récents qu’on entend ici proposer une mise à jour des travaux entamés par Duhem et Maier, en insistant sur la dichotomie entre causes extrinsèques et intrinsèques, en plus d’offrir une traduction française des extraits clés concernant la question de l’accélération des mouvements naturels.

2. L’accélération des mouvements naturels : le lieu commun

Après avoir abordé en détail la distinction entre mouvements naturels et mouvements violents au livre I de Du ciel[17], Oresme entreprend au livre suivant d’en étudier le comportement. Plus précisément, il s’interroge au sujet de l’accélération des mouvements naturels, dont l’exemple le plus évident est la chute libre des corps mobiles.

Fidèle à la tradition, Oresme entame son investigation par la formulation d’une question : « Par conséquent, on se demande si le mouvement naturel est plus rapide à la fin qu’au commencement[18] ». D’entrée de jeu, la question ainsi formulée cause un problème, puisque la réponse positive semble évidente par l’expérience, en plus d’avoir déjà été posée à la Question VI du premier livre[19].

En fait, l’argumentaire, tel qu’il est développé par Oresme, révèle que le noeud de l’investigation réside ici davantage dans les modalités de l’accélération que dans la confirmation de l’accélération[20]. En ce sens, la formulation peut être sauvée et justifiée par une distinction qui est sous-entendue tout au long de la réponse, mais jamais mentionnée explicitement. En effet, les positions que l’auteur considère peuvent être réparties entre causes extrinsèques et causes intrinsèques[21]. C’est-à-dire que, si l’on attribue l’accélération d’un mobile à une cause extrinsèque au mobile, le mouvement n’est pas plus rapide en lui-même à la fin qu’au début. À l’inverse, si la cause est intrinsèque à la chose mue, le mouvement peut être en lui-même considéré comme plus rapide à l’approche de son terme[22].

D’entrée de jeu, Oresme s’assure de poser une base communément acceptée à propos des mouvements naturels. Du point de vue aristotélicien, la vélocité d’un mobile relève toujours d’un rapport entre la résistance et la puissance[23]. En d’autres mots, la variation de vitesse d’un mobile signifie qu’il y a un changement, soit dans la puissance du mobile, soit dans la résistance à laquelle il fait face[24]. Dans le cas du cours normal de la nature, les médiévaux supposent généralement que l’essentiel de la résistance d’un mouvement local provient du médium dans lequel le mobile est mû. Il s’agit donc d’une résistance extrinsèque dans la majorité des cas, même si l’idée d’une résistance intrinsèque fait son entrée dans le débat dès le tournant du xive siècle[25]. Pour faciliter la discussion, la plupart des penseurs évitent d’ailleurs les situations où il y aurait une absence totale de résistance, dont le vide est l’exemple le plus évident[26].

À cela, on doit ajouter une considération qui est sous-entendue tout au long de la question : « tout ce qui est mû est mû par quelque chose[27] ». Ce locus classicus relevant de la causalité aristotélicienne soulève une difficulté considérable dans le cas de l’accélération des mouvements naturels, mais aussi pour les mouvements des orbes célestes et des projectiles[28]. En effet, lorsqu’un mobile suit un mouvement naturel, on admet qu’il est à l’origine de son propre mouvement par sa tendance naturelle vers sa place naturelle et, ultimement, vers le repos[29]. Cependant, il n’y a pas de raison de croire que cette tendance naturelle soit renforcée au cours du mouvement. À cela s’ajoute la condition, globalement admise, de la nécessité d’un contact soutenu entre le moteur et son mobile pour qu’il y ait un mouvement. Si bien que le mouvement à distance est fondamentalement exclu et les penseurs doivent donc trouver un « motor coniunctus » pour expliquer le mouvement[30]. En ce sens, si la tendance naturelle n’est pas à l’origine de l’accélération, les médiévaux doivent déterminer un moteur conjoint au mobile qui permet de justifier l’augmentation de la puissance, ou se tourner ultimement vers la résistance. C’est sous cette approche dichotomique qu’Oresme et ses contemporains aborderont la question.

2.1 L’accélération par une cause extrinsèque

Oresme s’intéresse d’abord à la position selon laquelle la cause de l’accélération des mouvements naturels serait extrinsèque. Dès les premières étapes de la discussion, il paraît évident que le penseur ne tient pas cette solution en haute estime, mais le traitement qu’il en fait demeure pertinent d’un point de vue conceptuel. Il évacue complètement cette partie de la discussion dans la section analogue de son commentaire en français[31]. Du côté de son texte latin, il s’intéresse d’abord à la résistance pour ensuite envisager brièvement la possibilité d’une puissance extérieure.

En ce qui a trait au cas du mouvement local naturel, la principale source de résistance est fournie par le médium dans lequel le mobile est mû. Par exemple, lorsqu’une pierre chute dans l’air, c’est l’air qui agit à titre de résistance. Pour cette raison, lorsque la vélocité s’accélère au fil de la chute, c’est qu’il y a un changement de médium, ou la raréfaction d’un médium. Selon Oresme, cette avenue ne convient pas pour des raisons d’expérience et d’imagination[32].

En effet, si la raréfaction du médium était la principale cause de l’accélération, tous les mobiles de forme similaire devraient avoir la même vélocité lorsqu’ils atteignent une altitude spécifique, indépendamment de leur vélocité précédente.

Quatrièmement, on affirme plus fortement que si deux pierres A et B tout à fait égales et similaires et également distantes du centre, et A était mue précédemment, et que B commençait maintenant à être en mouvement, alors par expérience il apparaît qu’A serait mû plus rapidement et pourtant B serait également proche de cette place naturelle ou de cette fin[33].

C’est-à-dire que la vélocité serait déterminée en fonction de la position du mobile plutôt qu’en rapport avec la progression du mouvement. Oresme souligne par ailleurs que le mobile doit repousser le médium pendant son déplacement, ce qui densifie temporairement la résistance, plus on s’approche de la place naturelle[34]. Il paraît dès lors évident pour Oresme que la cause de l’accélération ne peut pas être trouvée dans la résistance.

Avant de pouvoir définitivement rejeter l’avenue extrinsèque, le penseur français doit évaluer la possibilité d’une puissance extérieure venant accélérer le mobile. À première vue, il n’y aurait que l’air qui entoure le mobile qui pourrait être à l’origine de l’intensification de la puissance du mouvement à titre de motor coniunctus.

Sur ce plan, Oresme suit la position classique au xive siècle qui consiste à rejeter l’antiperistasis[35]. Cette théorie, qui remonte au moins à Aristote, suppose que l’air entourant le mobile viendrait rapidement combler l’espace derrière le mobile afin d’empêcher le vide et continuerait donc à propulser le mobile[36]. C’est-à-dire que l’air serait à la fois mû par un objet tout en étant aussi son moteur. Selon Oresme, on peut rejeter cette solution sur la base d’au moins deux éléments qui relèvent de l’expérience : la forme géométrique et le poids. Premièrement, si c’était bien la cause du phénomène, un objet plat recevrait plus d’air qu’un objet pointu et devrait donc accélérer davantage. Deuxièmement, deux objets de forme similaire, composés de matières différentes, devraient recevoir la même quantité d’air indépendamment de leur poids et ainsi avoir la même vélocité. Selon Oresme, ces deux situations sont contraires à ce qui est apparent aux sens[37].

Ces deux objections se retrouvent déjà chez Jean Buridan dans son traitement du phénomène des projectiles, et il n’y a pas de doute qu’Oresme y ait eu accès[38]. D’un côté, l’argument de la forme est presque identique dans sa formulation[39]. De l’autre côté, l’objection du poids est beaucoup plus élaborée et convaincante chez Buridan[40]. Si Oresme met aussi peu d’effort à contrer l’antiperistasis, c’est vraisemblablement en raison de l’intérêt quasi nul de la théorie chez les physiciens du xive siècle.

En somme, Oresme passe très rapidement sur les arguments en faveur d’une source extrinsèque de l’accélération des mouvements naturels. Pavant un peu la voie à ce qu’il présentera au Livre IV[41], l’universitaire parisien rejette l’idée d’un médium difforme qui offrirait une résistance moindre plus on s’approche de la frontière entre chacun des éléments. Oresme n’est d’ailleurs pas séduit par l’idée d’une puissance extrinsèque qui proviendrait de l’environnement dans lequel le mobile se déplace. Déjà très brève dans son commentaire latin, cette discussion est complètement écartée de sa traduction française. Pour résoudre l’accélération des mouvements naturels, le penseur devra alors chercher son origine dans le mobile lui-même.

2.2 L’accélération par une cause intrinsèque

Dans son investigation des causes intrinsèques pouvant potentiellement expliquer l’accélération des mouvements naturels au fil du phénomène, Oresme exclut complètement la possibilité que la résistance soit impliquée, sans toutefois justifier ce choix. Pourtant, on se souviendra que l’idée d’une résistance intrinsèque au mobile gagne en intérêt au xive siècle, et Oresme en discute à quelques reprises[42]. En fait, il semble que ce silence s’explique par le fait que la résistance intrinsèque du mobile ne puisse pas varier au fil du temps, considérant qu’elle relève des propriétés de la substance. Par ailleurs, s’il n’y a pas de résistance intrinsèque, le problème ne se pose tout simplement pas. C’est donc du côté de la puissance que doit naturellement se tourner Oresme.

Pour suivre cette avenue, Oresme examine d’abord une première opinion : « Chaque <chose> désire naturellement sa propre fin, et plus encore lorsqu’elle en est proche et de cette façon <elle> s’efforce plus de tendre vers cette fin[43] ». Dans le cas d’une pierre, communément admise comme étant un objet lourd, la fin recherchée est le repos au centre du monde[44]. L’idée considérée ici par Oresme s’apparente partiellement à la solution extrinsèque de la raréfaction du médium, dans la mesure où l’accélération du mobile s’intensifie en fonction de sa proximité de sa place naturelle. En effet, cette opinion suppose que la cause de l’augmentation de la puissance et de l’accélération réside dans l’approche (appropinquatio) vers la place naturelle.

Dans son commentaire, Oresme attribue explicitement cette position à Averroès en spécifiant que le mouvement s’accélère en vue de son terminus. L’idée à laquelle il se réfère est vraisemblablement celle de la forma incompleta, selon laquelle le mouvement et son terminus appartiendraient à la même essence[45]. Ce faisant, un mouvement serait un flux où le processus consiste à passer d’une forme partielle à la même forme finale. C’est donc dire que la cause de l’accélération serait intrinsèque, dans le sens où la tendance naturelle est perfectionnée par l’approche du terminus qui est déjà en partie dans le mobile.

La théorie de la forme incomplète est très influente au tournant du xive siècle, et trouve surtout des partisans du côté des nominalistes, mais parfois aussi chez certains réalistes[46]. Bien qu’Oresme ne se place pas spécifiquement en opposition avec cette idée du point de vue de la nature du mouvement, il estime que l’approche du terminus ne peut pas être la cause de l’accélération de la chute libre. La raison de ce rejet invoquée par l’universitaire parisien est cependant assez peu satisfaisante. En effet, il mobilise un axiome fondamental de la philosophie naturelle, voulant que tout changement s’effectue d’un état de privation de forme vers l’actualisation de cette forme[47]. Selon Oresme, le désir (appetitus) d’un objet à rejoindre sa place naturelle serait plus important lorsqu’il est éloigné de cette même place. Par exemple, une pierre chuterait plus rapidement lorsqu’elle se trouve dans le feu, puis moins rapidement dans l’air et ultimement encore moins rapidement dans l’eau[48].

On s’explique assez mal comment Oresme estime que cette objection soit suffisante, dans la mesure où sa propre lecture de la relation entre les éléments supposerait que, dans cet exemple, l’accélération serait seulement plus intense par accident, du fait que la gravité du mobile excède plus amplement la résistance extrinsèque[49]. Pour être clément avec Oresme, on pourrait malgré tout souligner que, tout au long de cette question, il rejette toute possibilité que la distance soit considérée par soi comme la cause principale de l’accélération. Cette décision est justifiée sur la base de l’expérience, puisqu’Oresme remarque qu’un objet déjà en chute libre aura toujours une vélocité supérieure à un objet similaire n’étant pas en mouvement auparavant, même s’il est placé dans un environnement similaire[50].

En revenant sur la position du mobile par rapport à sa place naturelle, Oresme rejette une autre opinion selon laquelle le centre du monde aurait un certain pouvoir d’attraction, similaire au magnétisme d’un aimant[51]. Selon cette idée, le centre pourrait agir plus intensément sur un mobile lourd à proximité que sur un mobile éloigné. On pourrait intuitivement être tenté de placer l’explication magnétique du côté des causes extrinsèques. Il faut toutefois noter qu’Averroès et Robert Grosseteste développent une vision de l’« attraction » magnétique qui suppose que le mobile subit d’abord un mouvement d’altération qui lui octroie une « vertu magnétique ». Cette dernière, alors conjointe au mobile, lui permettrait ensuite d’être mû localement[52]. En s’appuyant sur le commentaire de la Physique d’Oresme, antérieur à celui de Du ciel, Nicolas Weill-Parot souligne que le penseur français fait également ce rapprochement entre le magnétisme et le mouvement des projectiles[53]. L’analogie est d’ailleurs reformulée dès le premier livre du De Celo alors qu’Oresme s’intéresse à la place naturelle des éléments lourds[54]. Dans le cas du mouvement magnétique, il explique que le mobile est mû par une « vertu imprimée » par l’aimant dans le mobile par le biais d’une altération[55].

Même si Oresme est convaincu que le centre du monde ne possède pas de puissance d’attraction par soi, cette analogie avec l’aimant constitue un élément clé de sa solution au problème de l’accélération des mouvements naturels. En effet, en affirmant que le mouvement magnétique du fer peut être considéré comme naturel en raison d’une vertu imprimée, il se place déjà en position pour plus tard justifier la capacité de l’impetus à intensifier un mouvement sans devenir violent. Pour le moment, on se contentera de dire qu’Oresme rejette catégoriquement l’idée d’une attraction similaire à l’aimant. L’essentiel de son argumentaire vise à montrer qu’un pouvoir d’attraction serait moins puissant à distance et qu’il aurait plus de facilité à attirer un mobile plus léger que lourd, ce qui est évidemment contraire à l’expérience, à son avis[56].

En somme, Oresme semble considérablement plus intéressé par les solutions qui supposent que l’accélération des mouvements naturels se place intrinsèquement au mobile. Les premières avenues qu’il examine en ce sens ne prennent cependant pas en considération l’accélération graduelle et continuelle du mobile si chère à l’expérience, du point de vue d’Oresme[57]. Ni l’approche du terminus ni une altération similaire au magnétisme ne semblent permettre de sauver le phénomène suffisamment pour convaincre le penseur.

3. L’accélération des mouvements naturels par l’impetus

Pour compléter son investigation des causes de l’accélération des mouvements naturels, Oresme poursuit en mettant cette fois l’accent sur l’accumulation graduelle de l’intensité. Il consacre ainsi un peu plus du tiers de sa question à formuler sa solution, laquelle est considérablement calquée sur la théorie de l’impetus de Buridan.

Si l’impetus est d’abord et avant tout utilisé chez Buridan pour outrepasser le problème de l’action à distance dans le cas du mouvement des projectiles, son application à la chute libre des corps lourds est également explicitement proposée par le maître picard. Globalement, Buridan présente l’impetus comme une force motrice imprimée qui s’ajoute à la gravité naturelle du mobile pour renforcer son mouvement dans une direction donnée et s’accumule au fil du temps si elle n’est pas corrompue[58]. En d’autres mots, Buridan explique l’accélération des mouvements naturels par une qualité inhérente au mobile, mais distincte du mouvement en soi, puisqu’il s’agit, selon lui, d’une chose permanente par nature (res naturae permanentis)[59], c’est-à-dire quelque chose de divisible en parties. Qui plus est, cette force agit continuellement sur le mobile pour maintenir l’intensité imprimée.

Oresme récupère la base de cette théorie pour y faire quelques précisions et modifications dans sa propre réponse. La distinction entre Oresme et Buridan a déjà été notée à plusieurs reprises dans l’historiographie, parfois trop rapidement. Pour Duhem, la récupération qu’en fait Oresme constitue « le premier déclin de la dynamique à l’Université de Paris » en raison de sa défense de l’accélération initiale d’un projectile[60]. Maier, quant à elle, considère que la théorie de l’impetus d’Oresme est parsemée d’incertitudes, manque de constance et se limite à un développement initial sans réels partisans[61]. Il n’en demeure pas moins intéressant d’examiner l’argumentaire d’Oresme qui mobilise plusieurs expériences imaginaires.

3.1 La gravité accidentelle de l’impetus

Dès les premiers paragraphes de la question, Oresme introduit une distinction qui sera fort utile pour la suite :

il y a deux manières de comprendre que quelque chose soit continuellement accéléré. D’une manière ainsi, qu’il y ait une addition de vélocité par parts égales ou <de façon> équivalente. D’une deuxième manière, on peut imaginer l’addition de la vélocité non pas par parts égales, mais aussi <par des additions> continuellement proportionnelles et plus petites ou <de façon> équivalente[62].

Il exprime explicitement son adhésion à la première vision[63]. C’est donc dire qu’il n’y aurait pas de fin à l’augmentation de la vélocité d’un mouvement continuellement accéléré. Il est en outre important de noter qu’Oresme distingue implicitement l’accélération de la vélocité dans le cas présent. C’est davantage sur l’accélération du mobile qu’Oresme porte son regard, plutôt que sur l’augmentation de la vélocité du mobile. Cette précision paraîtra plus claire lorsqu’on s’intéressera à la persistance de l’impetus au fil du phénomène.

L’universitaire parisien poursuit sa détermination en envisageant sous quelles conditions la vélocité d’un corps lourd pourrait croître en raison d’une modification de sa gravité. Ce qui semble clair tout au long de la question, c’est qu’Oresme tient pour certain que la gravité naturelle d’un corps ne peut pas être augmentée ou diminuée, sauf par altération[64]. Le penseur parisien fait ici référence au Liber de ponderibus attribué à tort par les médiévaux à Archimède[65]. Il n’y a pas de doute qu’Oresme adhère à l’idée selon laquelle un corps ne peut pas être lourd en relation à lui-même sans changement essentiel ou de volume[66]. Il faut donc se rabattre sur l’intensification accidentelle de la gravité pour justifier l’augmentation de la vélocité des mobiles. Oresme envisage quatre façons d’obtenir une augmentation de la gravité par accident : la position (relative à ce qui supporte le poids), la distance de sa place naturelle, la forme géométrique et l’impetus[67].

Parmi ces quatre avenues, seuls l’impetus et la forme géométrique constituent des causes intrinsèques selon la lecture d’Oresme. Ce dernier rejette la forme sans donner de raisons claires. Il est possible que ce choix lui paraisse évident, dans la mesure où elle ne permet pas de résoudre le problème de l’accumulation de vélocité qui a été soulevé à plusieurs reprises auparavant. En effet, la forme renvoie au même obstacle, présent depuis le début, qui consiste à déterminer comment un mobile inaltéré parvient à avoir une plus grande vélocité de chute au fil du phénomène.

Par voie d’élimination, l’impetus est l’ultime avenue à explorer. Oresme présente les premières modalités de cette solution : « D’une quatrième manière qui est à propos, <la gravité accidentelle peut être augmentée ou acquise> par l’accélération du mouvement par laquelle une certaine aptitude ou impetus est acquis et un certain renforcement accidentel à mouvoir plus rapidement est acquis[68] ». Ce qu’on remarque dans un premier temps, c’est qu’Oresme présente l’impetus comme une aptitude (habilitas) acquise[69] par le mobile qui a comme conséquence l’augmentation plus rapide de la vélocité. C’est-à-dire que l’impetus d’Oresme, comme chez Buridan, n’est pas considéré comme étant le mouvement en lui-même, mais est plutôt une qualité conjointe au mobile. Oresme précise qu’il s’agit d’une « qualité motive nouvelle » dans son commentaire français[70].

Par ailleurs, cette qualité fait en sorte que le mouvement, une fois entamé, est plus difficile à interrompre[71]. Pour illustrer son propos et appuyer les objections déjà formulées, Oresme reprend, presque identiquement, un exemple proposé par Buridan dans son propre commentaire du De Celo : une roue de moulin effectuant des rotations poursuivra son mouvement même lorsqu’aucun moteur ne lui sera adjoint. Plus encore, cette roue ne pourra pas être immobilisée sans grande difficulté[72]. Buridan ajoute que ce mouvement pourrait possiblement être maintenu perpétuellement s’il n’y avait aucune résistance venant corrompre l’impetus. Oresme n’ajoute pas cette précision, et il y a de fortes raisons de croire qu’il n’est pas d’accord avec la permanence défendue par son contemporain[73]. Il n’en demeure pas moins qu’il y a un certain aspect de persistance du mouvement dans la conception des deux penseurs[74].

3.2 L’impetus en tant que capacité aidant le mouvement

Jusqu’à maintenant, Oresme explique que l’impetus doit être considéré comme la cause de l’accélération des mouvements naturels, dans la mesure où il s’agit d’une aptitude acquise additivement par le mobile et qui y demeure même lorsque le moteur premier n’est plus conjoint. En outre, il précise que le rôle de l’impetus est d’aider (coadiuvat) le mouvement naturel, ce qui à son tour augmente la puissance du mobile et, par conséquent, sa vélocité :

Cela étant dit, je dis que c’est la cause de l’accélération d’une <chose> lourde à la fin <du mouvement> : parce qu’elle accélère au commencement, elle acquiert un tel impetus et cet impetus aide à mouvoir et ensuite se produit une plus grande force, donc, toutes choses étant égales par ailleurs, le mouvement est plus rapide[75].

Cette distinction paraît fondamentale puisque l’impetus ne peut ainsi pas être directement synonyme de la puissance. Bien sûr, l’impetus rend possible l’accumulation de puissance supplémentaire, mais il s’en distingue malgré tout. C’est un point de rupture significatif avec l’impetus de Buridan qui a le pouvoir de déplacer le mobile en conjonction avec la tendance naturelle de l’objet[76]. En d’autres mots, si, chez Buridan, l’impetus s’additionne à la gravité naturelle du mobile, Oresme en fait plutôt une cause de l’accumulation toujours plus rapide de la puissance globale du mobile.

Malgré tout, Oresme demeure assez avare de commentaires sur ce qu’est l’impetus du point de vue de son essence ou de son existence. Il présente d’abord l’interrogation sous forme d’objection, mais décide de n’y répondre que très vaguement : « lorsqu’on demande quelle chose est <l’impetus> : je dis que ça ne regarde pas la <philosophie> naturelle, mais la métaphysique, et on peut dire que c’est une qualité de seconde espèce[77] ». En affirmant que l’impetus est une qualité de la seconde espèce, c’est-à-dire une capacité naturelle[78], Oresme ne semble rien nous apprendre qu’il n’ait auparavant révélé. D’autres indices peuvent cependant éclaircir quelques pistes de réponse.

À l’instar de Buridan, Oresme souligne que certaines personnes appellent cet impetus « gravité » par convenance du langage. Selon Buridan, cette conception doit néanmoins être distinguée de la gravité naturelle du mobile qui, comme mentionné auparavant, demeure toujours dans le mobile, indépendamment du mouvement et de l’impetus[79]. De son côté, Oresme semble plutôt accepter l’idée de l’unité de la gravité dans le cas des mouvements naturels[80]. C’est-à-dire qu’il y a une gravité globale responsable de la chute d’un corps lourd, et que l’impetus ne met pas en place une gravité distincte de la gravité naturelle, mais est seulement responsable de son intensification soutenue.

Pour compléter la description de la nature de l’impetus, Oresme souligne clairement qu’il s’agit de la même chose qui est impliquée dans le mouvement des projectiles[81]. En d’autres mots, en plus d’être la cause de l’accélération des mouvements naturels, l’impetus remplit un rôle d’assistance similaire dans le cas des mouvements violents latéraux ou vers le haut. Dans le cas des mouvements violents, cependant, cette qualité n’est plus renforcée une fois qu’elle est séparée du moteur et peut, tout au plus, lutter contre la tendance naturelle du mobile. Cette confirmation du rapprochement entre les mouvements naturels et violents permet de supposer qu’on pourrait trouver une description complémentaire du rôle de l’impetus dans le commentaire d’Oresme sur la Physique. Cette discussion prend généralement forme aux VIIe et VIIIe livres, mais ce dernier demeure malheureusement introuvable dans le cas d’Oresme[82].

3. 3 Génération et quantité d’impetus

On peut ensuite se tourner vers la génération et la corruption de cette capacité. Oresme s’intéresse à cet aspect à la fin de sa question concernant l’accélération des mouvements naturels :

je dis que <l’impetus> est généré par ce qui meut au moyen du mouvement, comme on le dirait de la chaleur lorsque le mouvement est la cause de la chaleur. Et quand on dit par <quoi> <l’impetus> est corrompu, je dis qu’il est corrompu par le retardement du mouvement parce que sa conservation requiert de la vitesse ou de l’accélération, et donc il est corrompu dans le repos, non pas soudainement, mais il reste pendant un certain temps, comme la chaleur dans l’eau. Et aussi il est parfois corrompu par l’inclination naturelle s’il en est opposé, comme par la gravité quand cet impetus tend vers le haut[83].

Ce qu’on remarque, tout d’abord, c’est que l’impetus est imprimé dans le mobile par le mouvement. Considérant qu’une qualité ne peut pas être cause d’elle-même, cela renforce la lecture selon laquelle l’impetus ne peut pas être le mouvement[84]. Plus encore, Oresme effectue le rapprochement entre la génération de cette qualité et le réchauffement causé par le mouvement[85]. C’est-à-dire que, par son propre mouvement, la puissance du mobile crée l’impetus nécessaire à l’accélération ou à la persistance du phénomène, au même titre qu’un projectile crée de la chaleur qui, ultimement, peut par exemple enflammer. Pour reprendre ce même cas, on dira qu’un mobile crée de la chaleur seulement si la chaleur du mobile augmente. Il en va de même pour l’impetus, qui est généré uniquement lorsqu’il y a accélération du mobile[86]. Oresme introduit une précision intéressante en ce sens dans sa traduction française. Il y explique que c’est spécifiquement la vélocité du mobile qui est à l’origine de cette qualité motrice[87]. C’est pour cette raison, notamment, qu’un mouvement naturel devrait continuellement accélérer dans le système d’Oresme, tant qu’il ne rencontre pas de résistance.

Dans un dernier temps, il importe de souligner une caractéristique de l’impetus qui a suscité l’intérêt de plusieurs chercheurs[88]. Selon Buridan, la « quantité de matière » d’un mobile influence directement la quantité d’impetus reçue[89]. Or, il est intéressant de remarquer qu’Oresme n’aborde pas cet aspect de front dans sa question latine, mais le sous-entend à plusieurs endroits. Il mentionne par exemple qu’une sphère de plomb accélère plus rapidement qu’une sphère de bois égale[90]. Si les minces indices ne sont pas suffisants pour supposer qu’il suit la lecture de Buridan, Oresme se positionne explicitement en faveur de cette idée dans son commentaire français :

Aussi, <par cela il apparaît> pourquoi une chose qui est plus compacte et plus lourde, comme une pierre ou du fer ou du plomb, produit un coup plus fort et est lancé avec plus de force qu’une <chose> moins compacte. […] Car la cause est que la chose compacte reçoit plus l’impression de cette nouvelle qualité qui augmente la vitesse, que n’en <reçoit> une autre chose <moins compacte>[91].

Comparé à son contemporain, Oresme semble accorder plus d’attention à la densité du mobile qu’à son poids, bien qu’il concède l’influence des deux facteurs. Ce choix peut porter à confusion, mais est possiblement fait par Oresme à des fins de comparaison[92].

En somme, pour expliquer l’accélération des mouvements naturels, Oresme met en place sa propre version de la théorie de l’impetus. S’il adhère en grande partie à l’appareil conceptuel de Buridan, l’universitaire parisien se distingue en attribuant l’impetus à l’accélération plutôt qu’à la vélocité. Plus encore, Oresme explique la génération de cette capacité motrice par la vélocité même du mobile, accentuée par son poids. C’est ainsi qu’un mouvement naturel accélère continuellement tant qu’il ne rencontre pas d’obstacle.

4. Conclusion

Le traitement qu’Oresme fait de l’accélération des mouvements naturels dans ses commentaires latin et français est à la fois en accord avec ses contemporains, mais développe également des caractéristiques spécifiques. Oresme prend d’abord le soin d’investiguer les possibles sources extrinsèques de cette intensification du mouvement. Selon lui, la raréfaction du médium et la distance entre le mobile et sa place naturelle ne sont pas des avenues de réponse satisfaisantes, puisqu’elles ne parviennent pas à expliquer comment un corps lourd accumule une certaine vélocité au fil du phénomène. Similairement, l’idée d’un mouvement accentué par l’antiperistasis et l’horreur du vide ne fournissent pas une explication fidèle à l’expérience.

En contrepartie, Oresme relève quelques causes intrinsèques proposées par ses prédécesseurs. De nouveau pour des raisons d’accumulation de l’intensité, il rejette l’idée, attribuée à Averroès, selon laquelle l’accélération de la chute d’un corps lourd serait due à l’approche de son terminus. Il estime en outre qu’une explication par le biais d’un phénomène similaire au magnétisme n’est pas conforme aux apparences.

C’est en procédant par voie d’élimination que le penseur parisien en arrive à jeter son dévolu sur un concept développé par un de ses contemporains directs, quelques années auparavant. Plus qu’une simple récupération de l’impetus, Oresme y ajoute ses propres précisions en se concentrant sur l’accélération, plutôt que sur la vélocité du mobile. Selon lui, l’impetus est une capacité motrice qui permet au mobile en chute libre d’acquérir graduellement plus de gravité accidentelle, puis de plus grandes puissance et vélocité. Il parvient ainsi à sauver le phénomène de l’accumulation de vélocité qui échappait à plusieurs des solutions envisagées auparavant.

Malgré l’efficacité de l’impetus pour l’explication des mouvements naturels tels que perçus par l’expérience, la solution d’Oresme est loin d’être une détermination sans équivoque. En effet, l’universitaire parisien est parfois avare de précisions ; donnant par le fait même l’impression d’être devant une théorie incomplète ou confuse. Toujours est-il que le commentaire d’Oresme présente un panorama des solutions discutées à son époque, tout en offrant une position qui le distingue des principaux penseurs qui ont retenu l’attention de l’historiographie sur cette question.

Enfin, la position d’Oresme demeure assez constante entre la rédaction de son commentaire latin, dans la seconde moitié de la décennie 1340, et la préparation de sa traduction française en 1377. Même si le traité présenté au roi Charles V montre une évolution de sa pensée sur plusieurs plans[93], il ressort avec évidence qu’Oresme a voulu défendre sa conception de l’impetus bien au-delà de sa carrière universitaire.