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Le désarroi des fous de Bassan

Lorsque je séjournais sur l’île Bonaventure à l’été 1972, j’allais à la falaise observer les oiseaux au crépuscule. Je précise l’année, car c’était avant l’expropriation des habitants de l’île. J’allais donc à la falaise admirer les dernières lueurs du soleil englouties par les flots, et surtout pour observer le retour au nid des fous de Bassan, ces oiseaux magnifiques, grands navigateurs de l’océan. C’est plus tard que je comprendrai l’importance du crépuscule lorsque je m’intéresserai aux travaux de Donald Redfield Griffin, un biologiste américain de Cornell University qui, dans les années 1947-1948, s’est rendu sur l’île, avec son assistant Ray Hock. Griffin, Hock et aussi Ann l’épouse de ce dernier, ont encagé des fous de Bassan et les ont transportés sur 400 kilomètres jusqu’à l’aéroport de Caribou, comté d’Aroostook, dans le Maine (Griffin et Hock, 1949, p. 176-198).

Donald R. Griffin, spécialiste de l’écholocalisation des chauves-souris, voulait étudier la capacité d’orientation des oiseaux de mer. Il s’était procuré un Piper Super Cruiser biplace, qu’il avait équipé d’un réservoir additionnel, afin de suivre les fous sur de longues distances et noter leurs changements de cap. Il a pu observer que certains oiseaux lâchés sur le littoral étaient rentrés rapidement au nid, comme si la topographie du bord de mer leur était connue, comme s’ils avaient la mémoire du bruit des vagues qui sculptent le littoral : non seulement le fou de Bassan reconnaît les modulations de l’océan, il reconnaît le mouvement elliptique des étoiles pendant la nuit, il est sensible aux variations obliques de la lumière pendant la journée. En observant les changements de cap des fous, des oiseaux de mer strictement pélagiques, Griffin voulait démontrer que les grands oiseaux avaient la capacité de déchiffrer le grand livre du ciel et de la terre, comme si leur environnement n’était rien de plus qu’une carte mentale.

Pour les fous relâchés à l’aéroport de Caribou, le retour au nid a été difficile. Après avoir pris leur envol, les oiseaux s’étaient montrés hésitants : ils changeaient de cap, tournaient sur eux-mêmes pitoyablement, affolés. Sur les neuf fous libérés à Caribou, cinq sont parvenus à destination, le premier au bout de vingt-quatre heures, les derniers trois jours plus tard. Les conditions étaient ardues, une véritable ordalie, car pour un oiseau de mer, la terre ferme, c’est le gouffre. Encagés depuis plusieurs jours, rejetés dans un ciel muet, c’est-à-dire privé de repères, en fait un ciel brouillé par le grondement d’un Piper tenace − rappelons que les fous se repèrent aussi au bruit − ils ont volé de-ci de-là pendant des heures, jusqu’à l’épuisement, car ils sont réticents à se poser en forêt.

Dans une étude de 1952, Griffin voulait montrer que les fous utilisent une stratégie de reconnaissance en bras de spirale s’élargissant, un plan de vol qui lui semblait infaillible. Pourtant, il suffit d’une simple erreur d’angle pour que l’oiseau s’égare. L’expansion des bras de spirale étant illimitée, les volatiles sont condamnés à errer indéfiniment. Prisonnier de sa géométrie, le fou s’éloigne de son nid en croyant le rejoindre, il tourne jusqu’à l’épuisement pendant des milliers de kilomètres, en quête d’une origine qui l’attendrait derrière l’infini.

Griffin voulait ses fous géomètres, pourtant le tracé du vol des oiseaux qu’il avait capturés, tel qu’il l’avait transcrit et inclus dans ses publications, est loin d’être géométrique. Les fous partent en vrille, comme s’ils tentaient de rejoindre la baie de Fundy (les fous numérotés 310 et 323), ou même le Saint-Laurent (les fous 321 et 322), quand ils ne se replient pas sur leur point de départ (303, 308, 324, 325, 378). Aucun ne prend la direction de la Gaspésie (Griffin, 1952, p. 359-393).

Carte. Fous de Bassan

Carte. Fous de Bassan

Okubo et Levin, 2001, p. 189, fig. 6.10.

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Griffin avait pris le parti d’ignorer les hypothèses sur l’orientation migratoire en vogue chez les éthologues de son époque. Pourtant, le magnétisme terrestre était déjà un objet de discussion chez de nombreux biologistes depuis les années 1950. En fait Griffin était fasciné par les trajectoires embrouillées des oiseaux, par les figures de l’égarement, la vulnérabilité de ces grands navigateurs du ciel. Aux commandes de son Piper, il avait entrepris de les accompagner dans leurs courses folles, afin de prendre la mesure de leur désarroi lorsque finalement les oiseaux sont perdus : « hopelessly lost ». Dans quelle mesure Griffin voulait-il se perdre lui-même à suivre les fous dans leurs trajectoires de perdition, sous prétexte de les cartographier dans un plan cartésien ? On ne saurait le dire. Car les poursuites dans le ciel sont des exercices de désorientation, le ciel est un dessaisissement de soi, il a la profondeur du désespoir.

Griffin était attaché à l’idée que la terre et le ciel « parlent » aux oiseaux : « [T]o the migrating bird, some thing speaks out from the earth or the sky with directions to guide its journey. » Il n’avait pas envisagé cependant que les fous puissent « parler » entre eux, qu’ils soient parties prenantes d’un dialogue du ciel avec la terre. Griffin voulait expliquer l’orientation des oiseaux par l’usage qu’ils font d’organes spécifiques, en lien avec des repères physiques. En fait, on peut soupçonner qu’il est séduit par l’altérité du fou, son oeil préhistorique, sa liberté insensée.

Il ne s’agit pas ici d’insister sur la démarche non éthique de Griffin, qui entasse les fous dans des cages, les déporte sur des centaines de kilomètres, les prive de toute interaction entre individus, sous prétexte de la science (Ristau, 2005, p. 405 ; Squire, 1998, p. 68-93). Nous voulons comprendre pourquoi Griffin a choisi d’ignorer la physiologie magnétosensible de l’animal, et surtout pourquoi il n’a pas tenu compte de l’existence de ce dernier au sein d’un groupe. Il ignore l’organisation psychique collective des grands oiseaux, qui n’est pas réductible à une activité cognitive individuelle modelée sur la conscience humaine. En effet, l’animal s’oriente de tout son corps, mais aussi de tout son être collectif et non pas en fonction d’un organe spécifique. Le fou s’oriente dans un ciel limpide comme dans le brouillard, il entreprend de rêver le ciel pour affronter toutes éclipses de l’être. Nous y reviendrons.

À l’heure actuelle nous avons identifié des organes magnétosensibles chez les tritons et les reptiles, les tortues et les langoustes, les saumons et les thons et, bien sûr, chez nombre d’oiseaux migrateurs. En temps ordinaire, les signaux magnétiques de l’écorce terrestre sont faibles et diffus pour nos sens, de surcroît brouillés par des vibrations sonores et des perturbations thermiques. Pouvons-nous accroître notre réception de ces signaux à certains moments de la journée ? À l’aube ? Au zénith ? C’est en fin de journée que nous réétalonnons notre compas intérieur, nous synchronisons l’observation des étoiles naissantes, la perception de la lumière polarisée et la sensibilité au manteau électromagnétique de la Terre. Certains signaux donnent la direction d’ensemble, d’autres permettent d’affiner la trajectoire.

Car c’est au crépuscule que les territoires glissent les uns sur les autres comme les lamelles d’un condensateur électronique : la topographie cartésienne est une lamelle, l’observation du ciel étoilé en est une autre. Le champ magnétique et le champ morphique sont d’autres lamelles. Qu’est-ce que le champ morphique ? Une puissance créatrice de forme au sein de la Nature enveloppe le présent comme une mémoire immatérielle qui ouvre des voies de frayage dans l’épaisseur du monde (Sheldrake, 2002). Ainsi l’orientation résulte d’une superposition des territoires, comme les lamelles se superposent dans un condensateur qui entreprend de capter les fréquences de notre univers pour se syntoniser avec celui-ci (La Chance et Robertson, 2016). Les fous s’orientent au crépuscule, ils font le point dans le demi-sommeil,  ils perpétuent leur migration de rêver le ciel. Si les fous rêvent le ciel alors, peut-être aussi, songent-ils à leurs migrations parmi les étoiles.

À la tombée du jour, alors que le Piper Super Cruiser abandonnait sa poursuite, certains fous ont trouvé le répit nécessaire pour faire le point, ce qui leur a permis de retrouver leur chemin. Dans la lumière déclinante, la sensibilité magnétique l’emporte sur l’observation géographique et visuelle. C’est alors que les fous acquièrent une plus grande acuité pour percevoir le plan de polarisation de la lumière, ils détectent l’angle et aussi la pente du flux magnétique qui les traverse. Ils parviennent effectivement à « voir » la courbure de ce champ autour du nord dipolaire lorsque les lignes de flux arrivent au sol. En effet, l’oeil de certains volatiles, les passereaux et les fauvettes en particulier, possède des magnétorécepteurs qui jouent un rôle très important dans l’orientation migratoire.

Aujourd’hui nous avons un intérêt pour la magnétolocation des oiseaux, l’écholocalisation des chauves-souris et des dauphins (Breton et Gillard, 1994, p. 952-953). Toutes ces recherches ne mènent à rien tant qu’elles présupposent chez les animaux un « savoir », ou encore une « technologie ». Est-ce comprendre la migration des fous de supposer qu’ils sont dotés d’un GPS ? Nos technologies (artificielles) devenues des métaphores pour caractériser des intelligences animales ? L’orientation n’est pas un « savoir », mais une façon d’être au monde. Pour nous humains, cela renvoie à la question de notre orientation dans notre vie, de la cartographie de nos lignes de vie. Pouvons-nous faire le repérage d’un espace des potentialités humaines ?

C’est un tel espace, selon des contours différents, que nous avons désigné au cours de l’histoire tantôt comme « nature humaine », tantôt comme « Dieu ». Car c’est au cours de l’histoire de notre civilisation que nous avons élaboré une conception d’un être du monde qui serait indépendante de notre expérience psychique, sinon de toutes nos expériences. Peut-être, à côtoyer l’expérience animale, nous comprendrons mieux les processus conscients et inconscients, tels le rêve et la conscience altérée, par lesquels nous métabolisons nos expériences imaginatives et sensorielles, nous venons faire corps avec celles-ci pour aller au-devant des jours. Peut-être, qu’à partir d’un tel repérage, nous pourrions comprendre comment, dans la lumière déclinante, les animaux peuvent s’assurer de leur inscription dans le monde. Comme s’ils pouvaient reconnaître collectivement le monde dans un rêve partagé.

À l’heure actuelle, la diversité des capacités d’orientation animales reste méconnue. Nous savons peu de choses de leur sensibilité aux champs morphiques et au géomagnétisme. Nous avons appris depuis peu que l’oeil humain est magnétosensible, qu’il possède des cellules affectées par les champs géomagnétiques (Foley, 2011). Comment ces cellules influencent-elles notre vision ordinaire ? Pourrons-nous en retrouver l’utilité ? Des chasseurs autochtones m’ont entretenu de leur sensibilité à la lumière oblique du soir. Il n’est pas exclu que ceux-ci, comme je l’ai constaté chez certains chasseurs innus, aient une sensibilité innée au géomagnétisme : ce n’est pas tant qu’ils « voient » les flux magnétiques, comme ils ressentent l’influence de ces flux dans l’expérience visuelle de leur environnement.

Ce n’est pas tant un frisson de l’oeil qu’une tension du champ visuel, comme si les chasseurs ressentaient la déclinaison du nord géographique, qui est fonction de la rotation du globe et du nord magnétique. Nous possédons cette sensibilité sous une forme vestigiale, elle se manifeste de façon résurgente au crépuscule, qui serait notre moment magnétique, le seuil intime d’une ouverture au monde. Nous avons tout un chacun un moment magnétique, qui nous propulse à la rencontre de tous les jaillissements. Ce moment nous appelle à naviguer dans de nouvelles dimensions, celles de la carte du coeur, de l’horizon du destin, de la vie fluide.

Mes capacités résiduelles d’orientation par le magnétisme se manifestent par une exacerbation de mes sens au crépuscule. Une sensibilité archaïque se réveille en fin de journée. Avec l’heure bleue, je suis le plus exposé au doute, j’interroge mes rapports avec le milieu, je réévalue l’emprise de mon langage, j’interroge aussi mes états subjectifs. Au crépuscule, je me laisse dérouter volontairement, j’entrevois des trajectoires dans le vide. Au crépuscule, comme Griffin, je me prête à des exercices de désorientation. À la tombée du jour, j’entrevois le chaos d’où surgissent les figures. Une élucidation à l’extrême limite de ma destruction physique et mentale (La Chance, 2017, p. 55- 57).

Car les animaux ne sont pas des assemblages d’organes dont ils épuisent les conséquences mécaniques. Nous devons comprendre la nature à partir de nous-mêmes. On ne saurait comprendre la migration des fous sans faire appel au ressenti d’une force créatrice dans le vivant. Schopenhauer remarque que l’on se saurait comprendre les êtres vivants si une essence intime des choses ne nous est pas connue, du moins obscurément et dans le ressenti d’une expérience intérieure (1969, p. 196 et 364).

La nuit de l’éclipse

J’ai éprouvé ce moment crépusculaire, à mi-chemin entre le jour et la nuit, entre la conscience et les songes. Je l’ai éprouvé au seuil de l’hiver, alors que la lumière nous quitte dès 16 h 30. J’ai éprouvé le moment magnétique de la révélation d’une double nature de la réalité, avec son versant diurne, qui crépite dans les perceptions, mis en lumière dans la conscience ; avec son versant nocturne où toutes choses doivent être aussi rêvées. Il faut passer par cette éclipse du monde dans le sommeil pour voir l’éclipse même, pour voir le monde devenu  le coeur de l’éclipse :

Ce que le dormeur voit, c’est cette chose éclipsée. Il voit l’éclipse même. Non pas la couronne enflammée qui la borde, mais bien le coeur, partiellement obscur, de l’éclipse de l’être

Nancy, 2007

C’était dans la soirée du 18 novembre 2021, anniversaire du décès de Marcel Proust, survenu le 18 novembre 1922, bientôt 100 ans. Proust nous exhortait à rechercher « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, réellement vécue » (1954, p. 895). Parfois ce sont les lieux et les circonstances qui se chargent de nous rappeler que nous devons sans relâche rechercher cette vie éclaircie. J’étais sur la route, dans une fin de journée pluvieuse, battue de bourrasques, en chemin vers l’auberge où je passe la nuit. J’aurais voulu être en compagnie de Kalou, mais elle n’a pas voulu m’accompagner ce soir-là. En route pour l’auberge, écoutant la radio dans l’auto, j’apprends que la nuit du 18 au 19 accueille une pleine lune doublée d’une l’éclipse quasi totale. L’ombre de la terre recouvre la lune pendant 3 heures et 28 minutes, l’éclipse la plus longue depuis 1440. La terre dévie les fréquences les plus longues des rayons solaires (autour de 700 nanomètres) vers l’intérieur du cône de son ombre : ce qui confère une teinte rougeâtre à notre satellite. Vers 3 h 45, l’alignement est presque parfait, la lune nage dans son sang. Un éclat très vif en brûle le côté, un feuil insoutenable. L’arête éblouissante d’un l’alignement improbable entre le jour et la pénombre du rêve.

L’auberge fait face à la grande Baie des Ha Ha. Parvenu à destination, alors que je retire ma valise du véhicule, je vois, j’entends surtout, les bernaches sur les battures. J’entends leurs jappements flûtés, whouk whouk whouk, ce sont les clapotis d’une marée sonore, un jacassement qui remplit le fjord à la faveur de la nuit. Nombreuses de jour, les bernaches paraissent innombrables la nuit. Whoukkaw luk kowk uolak… Ce soir je suis atttristé de l’absence de Kalou, et je sais que, par le sentiment de l’absence, nous touchons à beaucoup de choses. Ce soir, ce sont les appels des grands oiseaux qui accueillent ce sentiment, comme une nuée de voix qui résonne dans le creux de l’absence et se crée ainsi une présence.

L’appel des bernaches dans les brumes résonne sur le manteau du froid, ourle sur les eaux. Un appel qui flotte dans le silence par lequel les choses les plus simples sont reliées. Au restaurant de l’auberge, Kalou n’est pas assise à ma table comme je l’avais espéré. J’entends des bribes des conversations des tables voisines, le brouhaha se fond dans un jappement humain qui tourne dans les sillons de préoccupations mondaines, rebondit entre ses ornières mentales. J’ai une table près d’une fenêtre, Kalou aurait apprécié l’emplacement, quoique la nuit tombée, avec la pluie et le temps couvert, nous avons perdu la vue sur la Baie. La pluie se colle à la vitre par coulures qui frémissent sous le vent.

Le temps est couvert, il est peu vraisemblable que nous puissions apercevoir la lune qui s’embrase par-dessus le plafond nuageux. La lune rouge est promesse de révélations, les bernaches sont des apparitions oraculaires, tout cela est compromis par un brouillard épais. Les bernaches ont-elles besoin de connaître la position des étoiles pour naviguer dans le ciel ? Ou plutôt naviguent-elles dans le rêve du ciel qu’elles reconstituent chaque fois qu’elles retrouvent le sommeil ? Certains cherchent une réponse à ces questions dans le cerveau de l’oiseau. C’est négliger le fait que la communauté des bernaches résulte de millions d’années d’activités dans les airs, sur la terre ferme et les eaux ; elle résulte de l’interaction de milliards de volatiles qui se répondent sans cesse de jour comme de nuit.

Parce qu’ils n’ont pas de néocortex, on a cru les oiseaux dénués d’intelligence. Des recherches récentes ont identifié le rôle du pallium (mésopallium-nidopallium) dans une neuroarchitecture différente, pour comprendre une complexité cognitive qui s’inscrit autrement. Une neuroarchitecture collective recrée ainsi, par des lignes dans le ciel et aussi par des trajectoires du rêve, la continuité des semblables. Les bernaches s’acheminent sur leurs routes migratoires avec le bruissement majestueux d’une forêt qui vole. Pour cette navigation, elles n’ont pas besoin de cartes mentales, ou d’organes privilégiés, elles font cela dans la continuité de ce qu’elles sont.

Dans les premiers paragraphes de Humain, trop humain (1878), Nietzsche propose sa conception des rêves, il suggère que, considérant l’afflux des excitations auquel nous sommes soumis tout au long de la journée, le rêve « est la recherche et la représentation des causes de ces sensations ainsi excitées, des causes imaginaires s’entend » (Nietzsche, 2019, p. 25). Le rêve invente des situations qui provoqueraient ces excitations, il improvise un théâtre du surgissement et d’apparences qui échappe à la réduction causale. Nietzsche suggère ensuite que ce travail du rêve peut devenir une entreprise collective, il donne un aperçu d’une imagination radicale à l’oeuvre dans la constitution d’une expérience partagée.

Ainsi les bernaches n’ont pas un savoir individuel du territoire, parce que le territoire existe aussi dans la dimension d’un rêve partagé. Le rêve constitue un plan complémentaire de l’existence, dont nous élaborons la cartographie collective, une constellation de places. La migration doit être rêvée avant d’être accomplie. Sur ce plan, l’ethnologie précède l’éthologie sur l’élaboration de cartographies oniriques communes (Ridington, 1988). Les éthologues tels Donald Griffin établissent des cartes pour repérer les territoires animaux à partir de leurs déplacements observables, ils veulent dégager des convergences et comptabiliser des retours à partir d’un fouillis de lignes complexes, de l’entremêlement des trajectoires de vol. Les éthologues ont tracé des lignes dans le ciel, j’ai pour ma part observé les bernaches au repos sur les rives du Saguenay, l’une se repose la tête sous son aile tandis que l’autre surveille les alentours, son cou noir droit levé. Elles alternent ainsi dans un rituel bien réglé où l’une veille sur le sommeil de l’autre. Ainsi une moitié de l’humanité pourrait veiller sur l’autre, tandis que cette dernière contribue à donner substance et relief aux expériences de l’éveillée (Spellberg, 2019). L’humanité endormie – comme on a pu l’observer chez les Dane-zaa – élabore une multitude de cartographies qui seront alignées dans la construction d’un monde d’expérience et la constitution d’un territoire humain.

Certains considèrent avec étonnement la migration des planètes. Les planètes obéissent à une mécanique céleste précise, pourtant nous ne prêtons pas aux planètes une connaissance des éphémérides et du plan de l’écliptique. Nous déplions des cartes du ciel, elles ne disent rien du tournoiement des corps célestes. Pourtant nous voudrions que les bernaches aient des cartes dans le corps, qui expliqueraient la régularité de leurs déplacements millénaires. En fait les bernaches, ou les outardes comme certains persistent à les appeler, ne sont pas des objets mécaniques dont les circuits nous sont connus, sitôt qu’elles prennent leur envol elles sont bien davantage que des oiseaux, elles sont la vie même qui fait des boucles par-dessus les continents dans une déployance enciélée. En cette déployance réside leur existence.

Pourquoi les bernaches aboient-elles la nuit ? Leurs muscles thoraciques se compriment pour relancer l’appel. Il a été dit que les hurlements des loups resserrent les liens de la meute, c’est leur façon d’occuper le territoire. Ils sondent la distance, et se démultiplient par écho pour l’habiter. La bruyance des oies sur le Saguenay tire parti de la prodigieuse propagation des sons sur les eaux. L’eau porte le glapissement des oies, les voix voyagent sur les eaux, elles portent la signature de l’innombrable.

Observer ces animaux merveilleux, n’est-ce pas déjà converser avec eux ? N’est-ce pas la vie enfin découverte et éclaircie ? Cela requiert une attention émotionnelle et intellectuelle accrue. On ne saurait recueillir ces vocalises animales sans interroger sa propre vocation spirituelle face au monde. J’éprouve la plus grande admiration pour ces visiteurs du Nord, qui font de notre nuit une métaphysique animale.

Le temps est encore couvert, pourtant je regrette de ne pas avoir emporté un réveille-matin, j’espère une éclaircie où nous pourrions, Kalou et moi, contempler l’éclipse dans la nuit froide. Pour l’heure, accablé de fatigue, je doute que je puisse me réveiller à temps, il faudrait que la lune rouge en personne vienne me sortir de mon sommeil.

En ce monde, les choses apparaissent avec netteté, parce qu’elles reçoivent leurs contours et formes de nos gestes, les significations prennent naissance dans les muscles, notre cerveau palpite déjà dans les choses. Les bernaches tracent des lettres dans le ciel, qui racontent les grandes épopées migratoires qui se déroulent au-dessus de nos têtes. En ces lettres, nous lisons le destin de tout ce qui naît, prospère et meurt, dans toutes les formes de vie, dans nos sociétés, dans nos agrégats de symboles. En effet, la poésie est comme les bernaches, c’est une forme de vie qui a évolué au cours des siècles. La poésie est un organisme qui s’incarne dans nos sensibilités et notre imagination, qui passe à travers les générations du rêve, qui passe à travers nos rêves.

Tous les grands oiseaux sont des animaux rêveurs. Ils accomplissent à plusieurs un travail du rêve qui cartographie le réel, car ils sont aussi des « ouvriers » – au sens qu’Héraclite donnait à ce mot au fragment 75, quand c’est aussi par les animaux que le monde se fait : « les dormeurs sont aussi ouvriers (... et collaborent aux oeuvres qui s’accomplissent dans l’univers) » (Bollack et Wismann, 1972, p. 234). Chez les bernaches, le travail collectif des rêves élabore une carte des lignes de vie, un repérage des sentiers du sens. Il s’agit d’un effort de voir sa vie à partir d’un « espace de messages, d’influx et d’influences, de signaux subliminalement captés ». Il s’agit d’entrevoir, selon Philippe Castellin s’entretenant avec René Char :

une vie susceptible alors au moins en songe de ressembler à ces cartes tracées par certains éthologues pour repérer les déplacements d’un animal sur un terrritoire : un fouillis de lignes complexes avec le semis de noeuds, des convergences, des points où sans cesse retour est fait, d’eau par exemple, et à l’inverse, de zones blanches, des déserts. Au milieu errent proies et hasards. rencontres. L’ensemble constituant un espace de messages, d’influx et d’influences, de signaux subliminalement captés. Rêver de cartes semblables pour l’homme, mais avec les lignes de sa vie

Castellin, 1989, p. 66-67

Bientôt je regagnai ma chambre. Chambre 111, c’est marqué sur la clef, m’avait-on précisé à la réception. Parvenu devant la porte 111, je regarde la clef : le chiffre 111 est gravé dans le métal. Ils ont fait une clef pour la chambre 111, ils n’ont pas fait une chambre pour la clef 111, même si les deux portent le même numéro. La chambre et la clef sont ajustées l’une à l’autre parce que nous vivons dans des couloirs d’habitude dont les portes sont numérotées.

Les bernaches empruntent les mêmes voies célestes depuis des millénaires, nous tournons dans nos couloirs depuis peu, ne sachant d’où nous venons, ne sachant où nous allons. Nous ne saurions nous donner une origine en deçà sans plonger dans le ciel bruissant des oies, sans retrouver notre multiplicité animale. La nuit du Saguenay dépose ses énigmes dans nos chairs, laisse des indices dans nos rêves.

La rencontre du double

Les appels et réponses des bernaches dans la nuit créent une nébulosité de signes. Quelle est la réalité de la bernache ? Un plan d’eaux noires et l’étendue d’un ciel sans bord ? Ou bien le monde des bernaches c’est d’abord le monde de signes qu’elles se créent les unes pour les autres. Pour Gilles Deleuze, les mondes animaux sont des émissions de signes, et celui qui observe les mondes animaux est comme le « divin interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit » (1964, p. 119).

Dans cette nuit animale, le scintillement des signes, les corps sont des images des âmes, et les âmes sont intriquées les unes dans les autres avec, parmi celles-ci, celles de plantes et d’animaux. Ainsi, avec l’envolée des bernaches, un autre ciel s’ouvre au-dessus de nous. Nous touchons à la vie fluide et tout à la fois nous arrêtons les formes, nos gestes fixent des contours. Mon identité est empruntée, le moi est une figure dans laquelle je fige un monde autour de moi. Tout reprend mouvement dès que je regarde au-dessus de ma tête et que je devine des grappes d’âmes dans les paysages animaux.

Nous avons perdu les rituels anciens qui nous faisaient retrouver la vie fluide. Des rituels anciens qui nous faisaient retrouver l’interdépendance des corps et l’hybridation des âmes. Parfois un regard suffit pour être de nouveau emporté par le mouvement. Parfois des êtres magiques nous donnent des nouvelles de la vie éclaircie, ils ont voyagé dans la profondeur de la terre, ils ont flotté comme des foetus dans le ventre du monde. Ils déambulent dans l’invisible de longs mois qui ne durent qu’un instant, ils ont franchi de grandes distances qu’ils parcourent immobiles.

Comme je rentrais à la chambre, j’ai la surprise d’y trouver Kalou ! Qu’est-ce que tu fais là ! C’est moi, ne vois-tu pas ? Je m’en trouvais ravi, pourtant ce n’est pas Kalou, elle ne pouvait pas m’accompagner ce soir. Certes elle a son sourire aux mille dents, sa tignasse de cheval, son T-shirt de robots qu’elle trouve dans les rayons pour enfant. Kalou m’attend dans la chambre avec un sourire amusé, comme si elle savait n’être qu’une lueur d’elle-même, un fantôme échappé de mes rêves. La fatigue me pèse, j’approche du temps crépusculaire où les fantômes savent qu’ils sont des fantômes. Pour tenter de comprendre comment Kalou est arrivée dans la chambre, je dois parler de la rencontre du double et des nuages qui abritent des éclairs. Car cette apparition de Kalou à l’auberge est bien une rencontre du double, je ne saurais en douter, ce n’est pas une surprise qu’elle m’aurait faite, une visite à l’improviste ! Comme si la chambre 111, baignée d’une atmosphère vitreuse, pouvait recueillir son Doppelgänger venu m’observer à la faveur d’un raccourci entre les mondes. Comme si la chambre 111 pouvait recueillir le reflet d’une Ur-Kalou qui interroge sa présence dans tous ses mondes où elle se produit.

C’est un double, on le voit au ralenti de ses gestes. Un ralenti qui prête une étrange gravité à la scène. Kalou tombe de sommeil, je ne parviens pas à discerner son visage. Ou plutôt elle surgit du sommeil, elle s’est échappée d’un rêve. Ses cheveux lui éclipsent le front, l’arête de ses pommettes me paraît bien sombre, sa tête penchée je distingue à peine ses traits submergés par une ombre rougeâtre. Orphée orageux, d’instinct je m’interdis de la dévisager davantage, d’en brusquer la révélation, je risque de la perdre.

Ses gestes sont lourds et indolents, sa voix se fait traînante. Ce ralentissement transforme sa voix, elle serait habitée par un esprit d’outre-tombe. Au lieu de m’inquiéter de ce ralentissement, j’en retire le plaisir du cinéphile qui savoure une scène en la rejouant image par image. Dans ce ralenti, je rejoue la cascade du rire, comment elle repousse ses cheveux derrière l’oreille et autres gestes ravissants. D’ordinaire, un regard du coin de l’oeil renoue notre complicité, maintenant je peux entendre l’intégralité du conciliabule contenu dans ce regard. D’ordinaire la vie passe trop vite, on n’a pas le temps d’en apprécier les moments. Dans mon ravissement pour Kalou, son double astral, il me semble maintenant que la chambre tout entière s’est dédoublée, ce qui explique ses contours frêles et ses franges violettes.

Dans cette chambre, ne suis-je pas moi-même quelque peu flou et transparent ? Kalou et moi-même sommes des avatars d’un rêve lointain, des reflets dans une danse des reflets. Pas vraiment des êtres, mais des lambeaux de l’existence dans la substance chiffonnée du monde endormi. Et je ne serais ici que le reflet par lequel un autre moi-même, exilé loin d’ici, me rêve parmi nous. Un reflet seulement, mais un reflet bien réel : il s’anime avec contrastes et couleurs, et pourtant il ne serait rien sans le miroir. Je soupçonne ce dédoublement lorsque j’entends le jappement des bernaches, tandis que je prête une attention discrète aux commentaires des astronomes qui parlent à la radio des particularités de l’éclipse.

Je me suis assoupi avec la radio allumée, le sommeil éclipse la chambre et pourtant le sommeil et tout ce qu’il contient appartiennent encore à la multitude des mondes superposés dans laquelle tous les possibles sont réalisés. Pourquoi n’avons-nous qu’un seul monde, qui devient notre seule réalité ? Chacun existe dans une multitude d’états différents, mais nous n’éprouvons qu’un seul état et, dans cet état, nous ne pouvons pas soupçonner les autres états. Nous ne voyons pas le lien radical entre le territoire et la vie tout entière. Nous avons perdu le lien entre nos consciences individuelles et la continuité de toutes les intériorités.

La radio est restée allumée alors que je m’assoupis, il me semble qu’elle diffuse tous les postes en même temps. Il arrive ainsi, rarement, que différents états d’un même être se produisent simultanément comme en ce moment lorsque Kalou a franchi la porte de la chambre 111. L’explication tiendrait à la nature de la chambre elle-même, celle-ci se dilate, les murs s’éloignent et s’étendent pour ouvrir de nouvelles portes. La porte 111 se recombine en portes 000, 001, 011, 111, 110, 100, 010, 101… Chacune de ces portes s’ouvre au-devant, détoure un seuil dans le flou initial, parvient à en extraire un état différent de Kalou.

Toutes les chambres sont des variations d’une chambre spectrale dans laquelle les choses n’ont pas quitté le flou des affects. Appelons cette chambre la Ur-Camera, pas même une chambre, mais un sfumato d’affects dans lesquels le voyageur, s’il se donne la peine d’entrer, trouve une émergence possible de figures. Ces figures ainsi constituées viendront composer un univers visuel identifiable. C’est par de tels agrégats et configurations que les taches, lignes – des éléments plastiques – reçoivent les qualités d’objets reconnaissables.

Je dois l’apparition de Kalou à ma régression dans une chambre spectrale de tous les états superposés, dans ce que René Char (1983, p. 28) appelait la maison des éclipses : « Ah ! que dans la maison des éclipses, celle qui domine, en se retirant, fasse obscurité. » Un exploit de l’imagination m’a fait glisser dans la multitude où toutes les portes sont portes parmi les portes, qui ouvrent sur les chambres parmi les chambres, dans lesquelles tout est disposé à l’identique, et pourtant tout est différent. Un déplacement dont Walter Benjamin (1998, p. 217) avait eu l’intuition : « à propos de l’autre monde […] tout y sera disposé comme chez nous. Comme est notre pièce de séjour à présent, telle aussi elle sera dans l’autre monde […] Tout sera comme ici, juste un peu différent. » Ainsi notre chambre, comme elle est à présent, est ailleurs. Et les choses d’ailleurs sont ici également.

Le surgissement de Kalou est le reflet d’un autre monde dans celui-ci, avec son T-shirt mauve et son médaillon tibétain. Je ne pourrais la différencier de la Kalou que j’ai quittée dans la journée et qui, à cette heure avancée, est probablement déjà couchée. Sa présence dans la chambre teinte celle-ci du violet au bleu dans ses lignes d’erre, décline une succession de teintes dans une lumière ralentie, d’où le clignotement du passage au violet.

Sans doute je me suis déjà assoupi, j’ai cédé à mon inertie, je vois pourtant que nos organes et nos os, nos muscles et notre peau sont des filtres qui permettent de fractionner l’immensité de l’univers pour le supporter, pour l’empêcher de nous écraser. Parfois il se produit un accident, notre existence redoublée révèle qu’elle surgit de l’immensité. Le récepteur radiophonique sonde l’océan des ondes superposées, il se règle sur une onde particulière, qu’il entend d’ignorer les autres. Mais il arrive parfois que le récepteur capte deux ondes, ou deux variations d’une même onde, comme en ce moment, deux versions de Kalou se propagent indépendamment l’une de l’autre avec, dans l’arrière-fond, les notes mouillées d’un concert de piano.

Fictions bioluminescentes et créatures psychomorphes

Maintenant je dois parler des nuages. Les appels des bernaches dans la nuit, le reflet de Kalou dans la chambre, le clignotement de la chambre elle-même, cela paraît inexplicable, et pourtant j’ai trouvé des éléments de réponse dans les nuages. Car je veux parler des fous de Bassan et des bernaches, des méduses et des lucioles, j’ai besoin pour cela de la fiction de nuages vivants. Nous avons besoin de la fiction d’un regard extérieur : organismes extraterrestres, créatures extraplanétaires, pour surmonter nos frontières cognitives. Nous avons coutume de considérer l’intelligence animale sur la base de la (mé)compréhension que nous avons de notre propre intelligence, en projetant celle-ci dans un corps animal.

Récemment, les scientifiques ont forgé l’hypothèse qu’il y aurait eu des communications entre les océans de la Terre et de Mars il y a des centaines de millions d’années, lorsque la planète rouge était recouverte de l’élément liquide. Ces découvertes et spéculations ont éclipsé les travaux importants et non moins récents sur les créatures psychomorphes et aussi la bioluminescence des nuages. Les nuages deviennent opaques la nuit, ce que l’on voit en soirée lorsqu’ils tranchent l’horizon d’effilochures turquoises, lorsqu’ils s’aventurent autour de la Lune avec des paupières d’encre et des halos d’ivoire. C’est également en observant la Lune que les scientifiques ont remarqué des variations de luminosité dans les nuages qui se croisent. Ce phénomène, inaperçu en plein jour, a pu être détecté grâce à un appareillage spécial, de grandes treilles d’écoute aux limites de l’atmosphère.

Les variations des grandes masses de vapeurs et de cristaux ont intéressé les poètes et les musiciens depuis toujours : ainsi le compositeur György Ligeti, dans son Concert pour violon V : « Nuages -> se clarifient/acoustique », s’était intéressé à l’acoustique des nuages (Marchand-Zanartu et Lauxérois, 2020, p. 103). Les scientifiques ont observé les condensations et les clarifications des lambeaux vaporeux, ils ont découvert que les nuages qui se rapprochent les uns des autres pulsent de façon accélérée, car ils sont secoués par une série d’illuminations internes. On constate des séquences synchrones de 6 ou 9 flashs entre ceux-ci, avec un accroissement des fréquences, lorsqu’ils sont plus nombreux. Nous ne connaissons pas ces créatures qui inondent d’éclairs rythmés leurs intérieurs gélatineux. Nous ne savons rien de la communication interne, des codes et de la provenance de ces pulsars nébuleux.

Pour faire avancer la recherche, les chercheurs sur la bioluminescence des nuages ont eu recours à des simulations de la multitude, des batteries d’oscillateurs connectés afin de comprendre comment les éclairs se répondent dans un essaim de nuées. Yoshiki Kuramoto, un mathématicien japonais, a reconnu une propriété φ [phi] commune aux éléments qui composent cet essaim. Par φ nous désignons des états expérientiels, qui appartiennent à une expérience qui pulse dans les nuées ; ce ne sont pas des fragments de l’existence, quand de tels fragments seraient possibles. En effet, il nous paraît improbable que chaque chose puisse exister de façon séparée.

La propriété φ tend vers la perfection, on désigne par P (φ) son degré de perfection. P(E) signifie que cette perfection détermine l’existence (Peleg, 2021). Ce qui existe, par le seul fait qu’il existe, possède un degré de perfection requis par l’existence. De même, ce qui tend à la perfection, que ce soit un rêve ou une expérience, ne manquera pas d’exister d’une certaine façon, du moins se place sur le seuil. Ce qui convoque Kurt Gödel et sa preuve ontologique, lorsqu’il a proposé la formule G(x) = (φ) [P (φ) ⊃ φ (x)], où G représente l’imagination radicale, créatrice de formes, dans une formule qui cherche à identifier le corpus des entités primitives φ qui se tiennent sur le seuil de l’existence et pourtant demeurent irreprésentables (Gödel, 1995, p. 403-404). Ainsi toutes les entités se répondent depuis une tension vers l’existence, sans se laisser capter par celle-ci, ses grilles conceptuelles et nominales. On appelle ces entités des κε-φ, prononcés cephs, pour caractériser des existences non localisées, non objectivées et non captées. G. W. Leibniz avait eu l’intuition de ces entités lorsqu’il a postulé, dans son Discours de métaphysique de 1686, que les rêves qui présentent un certain degré de perfection P (r), tendent à l’existence sous la forme de mondes éveillés (Leibniz, 1995).

Les nuages sont des incubateurs d’êtres céphalomorphiques qui tendent à la perfection, ce sont des rêves qui se propulsent dans l’existence. Dits autrement, les cephs sont des centres de conscience et aussi des formations imaginaires, qui ne sont pas encore captés dans l’existence. Paul Valéry, qui n’avait pas soupçonné l’existence des cephs, avait pourtant eu l’intuition de leur séjour dans l’étendue : il a entrevu que c’est l’étendue elle-même qui parle et qui songe : « l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles » (Valéry, 1920, p. 474).

Plusieurs hypothèses sont avancées : les cephs sont des entités psychoïdes dont la présence était restée jusqu’ici inaperçue (La Chance, 2022, p. 56-63). Ces créatures psymorphiques peuplent les couches supérieures de l’écorce bleue de la planète, où elles clignotent comme des lucioles et des méduses. Il est difficile d’identifier ces créatures, car elles ne sont pas soumises aux principes de localisation et donc d’individuation auxquels nous sommes familiers : dans leur transparence opaline, leur mode d’existence favorise la superposition d’une multitude d’états différents. Elles ne se laissent pas définir par les conditions matérielles et sociales de notre monde ; elles échappent à tout affaissement dans un état observable (car, lorsqu’elles sont aperçues, c’est toujours depuis une certaine société, qui contamine l’observation, laquelle contamine l’observé).

Autre hypothèse : avec le progrès technique, les consciences ont quitté les individus pour gagner en autonomie. Ces consciences se sont fédérées en psychés collectives qui échappent à tout localisation, flaques psychiques hors corps, gigantesques ectoplasmes qui défient l’entendement. Les cephs sont des psychés collectives qui s’agrègent, ils ont conduit à la folie ceux qui les découvrent. Ombres liquides et lueurs vivantes, ils descendent dans les corps qu’ils saisissent de spasmes.

Soudain Kalou, assise depuis peu sur le canapé de la chambre 111, est agitée de spasmes musculaires, ses yeux s’écarquillent, sa mâchoire se contracte, sa peau devient moite, elle ne connaît pas la provenance de cette excitation particulière qui monte progressivement vers un paroxysme. Sa bouche s’ouvre démesurément comme l’appel d’air d’une noyée. Les entités descendent sur nous, ou plutôt ce sont les ombres qui remontent comme une percolation de laves. Les vagues spastiques la font tomber du canapé, elle se contorsionne sur le tapis, éprouve une éclipse totale de la conscience. On craindrait une crise épileptique si elle ne poussait pas des petits cris de joie orgasmique, si elle ne faisait pas écho aux bernaches qui se répondent kaw luk kaw luk uolak uolak.

Le jappement des oies n’est pas une communication entre individus de cette espèce, mais l’expression de quelque chose de plus profond dans la nature : le ciel dans son étendue, les eaux et la nuit, tout cela chante à travers l’espèce. Les oies ne jappent pas, elles laissent une pulsation de la nuit les traverser. La terre a été dévastée, que faisons-nous encore ici ? La terre est hantée par des rêves de survivants, peuplée par des avatars d’astronautes nostalgiques revenus hanter notre planète désertée. Les cephs auraient trouvé refuge dans les nuages pour échapper à un conflit galactique ? Ils ne sont plus que des méduses à la dérive dans une cathédrale engloutie, qui se répondent comme les notes d’un concerto de Debussy. Elles s’emmaillotent de brumes pour laisser libre cours à l’imagination qui les habite, elles sont venues mourir ici avec des masques de fumée.

Ainsi le rêve prend le relais d’une imagination radicale qui constitue le réel. Jusqu’ici nous avons cantonné nos perceptions imaginaires dans des fictions. Par-delà la tentation du récit, nous devons revendiquer la puissance de l’imagination. Kalou a retrouvé sa place sur le canapé, le regard encore peuplé de tous ses absents, elle irradie d’une présence terrible et pourtant elle n’est pas là. Il faudra attendre 2669 avant de retrouver une éclipse comparable en durée. Un 18 novembre quelques bernaches, innombrables dans la nuit, relanceront l’appel millénaire. Simultanément, dans une chambre alternative, quelqu’un, étonné d’être là, se rappellera que c’est un 18 novembre qu’Émile Nelligan nous a quittés.