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La tendance générale à dépasser la position anthropocentrée par rapport aux idées que nous avons du monde et de nous-mêmes s’accentue de plus en plus dans les sciences humaines et sociales contemporaines. Avec l’intérêt accru, porté aux modalités d’existence autres qu’humaines, cette tendance s’impose au moment même où l’anthropisation devient un puissant agent de destruction de la biodiversité et où l’ère Anthropocène tend à s’accomplir dans sa phase véritablement eschatologique : nous autres humain.e.s voyons que les « forçages anthropiques », pour reprendre la terminologie du GIEC (2014), sont sur le point d’annuler les conditions d’un avenir serein pour la biosphère et le système humain qui en dépend. Bref, nous tentons de donner justice aux existences autres qu’humaines, tout en continuant à tenter d’affranchir l’humain de la figure de l’Homme que nous héritons du vieux humanismus euro- et androcentré, face à ce que le philosophe Bernard Stiegler a défini comme « la possibilité de la fin de tout (de tout ce qui rend la vie humaine possible) » (2020, p. 15. Italiques dans l’original). Force est d’ailleurs de constater, notamment pour signaler la dimension géopolitique du déclin en cours, que cette possibilité a lieu dans le monde dont « l’Europe ne constitue plus le centre de gravité », ce qui se présente comme « l’événement ou, en tout cas, l’expérience fondamentale de notre âge » (Mbembe, 2013, p. 9).

Tout en sympathisant avec les tentatives de déconstruire les fondements théoriques qui sous-tendent la position anthropocentrée, je soutiendrai dans ce qui suit que dire adieu à l’anthropocentrisme dans le contexte très précis que sont les réalités économiques, politiques, psychosociales et écologiques de l’Anthropocène ne peut pas se réduire à dire adieu à l’anthropos sui generis. La question est surtout de savoir quel.le.s anthropoi nous voulons devenir face à ces réalités anthropiques afin de surmonter la crise. L’enjeu consiste à déterminer qui et quoi viennent à la place de l’anthropos, plutôt qu’à dénoncer son anthropocentrisme. À ceux et celles qui pourraient me rétorquer d’emblée que mon raisonnement est anthropocentré, je tenterai de répondre, dans le cadre théorique de la néguanthropologie dont les jalons ont été posés dans les derniers travaux de Bernard Stiegler, que, face à ce qu’est devenue l’ère Anthropocène, il semble nécessaire d’adopter une position néguanthropocentrée.

D’une manière très générale, la néguanthropologie peut être définie comme une étude des formes de vie non inhumaines. Dans le contexte du débat contemporain, mené notamment sur le plan philosophique (critique de l’anthropocentrisme) et sur le plan de l’écologie politique (crise de l’Anthropocène), adopter une position néguanthropocentrée a pour but de montrer deux choses. D’une part, ce que nous avons coutume de qualifier d’« humain » n’existe pas au-delà de la relation qui nous lie, pour le meilleur et le pire, avec l’artificiel. D’autre part, il s’agit de repenser cette relation entre l’humain et l’artificiel afin de savoir comment nous pouvons lutter contre l’anthropisation qui caractérise l’Anthropocène en témoignant ainsi de notre capacité de devenir non inhumain.e.s. Certes, cette capacité ne semble pas être exclusivement humaine et elle peut être pensée au-delà de l’anthropos. Pour autant, n’est qu’à nous autres humain.e.s qu’il appartient de discerner ce que la non-inhumanité humaine a de spécifique et en quoi elle peut jouer un rôle décisif en vue de nous projeter au-delà de l’Anthropocène. La question philosophique concernant les relations entre les humain.e.s et les entités autres qu’humaines recoupe ainsi celle de l’économie politique, qui interroge ces relations dans un strict rapport avec les enjeux de notre siècle.

Telle est la perspective qui permet à mon sens de réfléchir à nouveaux frais aux « processus de subjectivation » tels que les a décrits Félix Guattari (1989, p. 25), afin de mesurer en quoi ils dépassent ce qui est simplement humain et comment ils engagent les subjectivités autres qu’humaines. Dans ce qui suit, je tenterai de montrer pourquoi ces processus de subjectivation sont en phase avec ce que Stiegler a défini comme « les systèmes de soin » – systèmes qu’il s’agirait précisément de réinventer en vue de découvrir le subjectif dans toutes ses dimensions singulières : transindividuelles d’une part et interspécifiques, d’autre part.

L’essence qui n’en est pas une. De Marx à Stiegler en passant par Lotka

Prendre une position néguanthropocentrée pour déjouer la position anthropocentrée, sans pour autant délaisser la question de l’anthropos, revient à poser autrement la vieille question de « l’essence de l’homme » telle que l’a reformulée Karl Marx dans ses Thèses sur Feuerbach. Marx a montré que « l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé » et que, « dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (1845, p. 58). Or, cette essence, comme le soutient Stiegler, est précisément ce qui « se fait défaut » (2018a [1994], p. 150) : elle est ce qui n’existe pas comme essence. L’essence de l’Homme, que Marx reconnaît au-delà de l’individu d’une part et dans sa réalité historique, d’autre part, ne cesse de se configurer dans l’artificiel qui la conditionne dans tous les sens du mot. Bref, cette essence a besoin d’organes artificiels (supports techniques) pour consister et, par conséquent, pour créer des rapports sociaux. Êtres humains, nous transformons notre essence qui fait défaut, en faisant avec nos instruments qui nous transforment à leur tour et qui, du coup, transforment les milieux vitaux que nous partageons avec d’autres espèces ainsi que ces espèces elles-mêmes.

Si Marx a bien vu que l’essence de l’Homme ne cesse de se transformer dans un processus historique, André Gorz nous a permis de comprendre, il y a longtemps déjà, qu’on ne peut plus expliquer ce processus selon l’optique du matérialisme historique (notamment à travers le dogme de la lutte des classes et la mission révolutionnaire du prolétariat) (Gorz, 1980, p. 30). En plus, s’il est vrai que l’historicité de notre essence – qui n’en est pas vraiment une du fait qu’elle devient et que son devenir est un processus « concrescent » au sens de Whitehead[1] – se produit par des organes artificiels et au cours de leur évolution, force est aussi de constater qu’elle dépend de tout ce que cette évolution a d’ade tragique.

Alfred Lotka a nommé cette évolution « exosomatique », en insistant sur la spécificité de l’évolution de l’espèce humaine, ainsi que sur sa rapidité telle qu’elle s’est installée au seuil de ce qu’on appelle aujourd’hui « la grande accélération », elle-même se produisant dans le cadre de « la grande transformation » telle que l’a décrite, en 1944, Karl Polanyi, notamment pour « repérer le mécanisme institutionnel de la décadence d’une civilisation » (1983, p. 12). Comme l’observait Lotka,

au lieu d’une lente adaptation de la structure anatomique et de la fonction physiologique des générations successives à sélection par la survie, une adaptation accrue a été obtenue par le développement incomparablement plus rapide d’aides « artificielles » à notre appareil effecteur-récepteur natif, dans un processus que l’on pourrait qualifier d’évolution exosomatique

Lotka, 1945, p. 188 ; Stiegler, 2020, p. 327

C’est cette exosomatisation – comme capacité technologique à produire des organes en dehors du corps et à augmenter artificiellement ou à extérioriser dans les machines les facultés dont sont dotés les organes biologiques (endosomatiques) – qui nous fait essentiellement, c’est-à-dire artificiellement, humain.e.s. Elle permet ainsi à « l’être humain » de se projeter au-delà de l’évolution biologique et de vivre dans un « confort exosomatique » (Georgescu-Roegen, 2011, p. 149).

En parlant de l’évolution exosomatique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Lotka remarquait avec lucidité que « les mêmes artifices ingénieux qui étendent notre vue, qui accélèrent notre voyage et qui multiplient notre force dans des poursuites bienfaisantes, sont tout aussi puissament destructeurs » (1945, p. 189). C’est à cause de cette ambivalence de ses organes que « l’être humain » qui est né de la rapidité de l’évolution exosomatique peut désormais saccager aussi rapidement son milieu vital et technique à la fois. Comme le remarque Stiegler dans le sillage de Lotka[2],

cette rapidité de développement des organes exosomatiques ne peut plus être considérée comme une simple adaptation – puisque précisément, dans l’ère Anthropocène, elle fait de l’être exosomatique qu’est l’anthropos une puissance disruptive de son milieu lui-même, tout en constituant un nouveau milieu, un milieu associé technogéographique réticulé via les réseaux computationnels calculant en temps réel les interactions de près de la moitié de la population humaine terrestre. La notion même de milieu s’en trouve totalement bouleversée

Stiegler, 2020, p. 327

C’est pourquoi la question majeure de l’Anthropocène concerne la nécessité d’infléchir le cours de l’évolution des organes exosomatiques, qui ont été jusque-là mis au service du modèle économique devenu auto-destructeur, et d’ouvrir ainsi une nouvelle époque de l’exosomatisation. S’il est donc vrai que, d’un point de vue anthropologique, « la technique, comme “processus d’extériorisation”, est la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie » (Stiegler, 2018a [1994], p. 38), il s’agit désormais de savoir, face aux forçages anthropiques provoqués par l’exosomatisation, sous quelles économies non inhumaines nous autres humain.e.s sommes capables de poursuivre autrement la vie avec les mêmes organes exosomatiques à notre disposition, sans diminuer désormais la vie des autres espèces.

La sélection artificielle et la question du soin à l’ère Anthropocène

La spécificité de l’évolution de l’espèce humaine n’était pas étrangère à Marx[3], même si l’expression « évolution exosomatique » ne lui était pas connue. Dans l’une des deux notes de bas de page du premier livre du Capital, où il mentionne Darwin, Marx écrit :

Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux en tant qu’instruments de production de la vie des plantes et des animaux. Mais l’histoire de la formation des organes productifs de l’homme social, de la base matérielle de toute organisation particulière de la société, ne mérite-t-elle pas la même attention ?

1993, p. 417-418

Si la question telle que l’a formulée Marx vaut la peine d’être posée aujourd’hui, il semble nécessaire de tenter de fournir des éléments de réponse au-delà du matérialisme historique de Marx. Réduisant les organes artificiels aux moyens de production, Marx pense l’organisation sociale à partir du conflit entre ceux qui les possèdent et maîtrisent d’une part et ceux qui ne les possèdent pas et sont aliénés à cause même de cette dépossession d’autre part[4].

Lecteur de Marx mais certainement pas marxiste, Bernard Stiegler, dans le sillage des travaux de Leroi-Gourhan et de ce que ce dernier décrivait comme « le processus d’extériorisation » (1965), a proposé une réponse à la question posée par Marx en reprenant le concept darwinien de « sélection artificielle »[5].

Ce qui rend possible ce passage de la vie comme lutte pour la satisfaction des besoins, c’est-à-dire des subsistances, à la vie comme existence, c’est-à-dire tournée vers des objets de culte, c’est d’abord le fait qu’avec le processus d’extériorisation, la « pression de sélection » se concentre sur les capacités du genre humain à fabriquer ou à pratiquer les organes artificiels qui concrétisent cette extériorisation et, en cela, on ne peut plus parler stricto sensu de « sélection naturelle » : il s’agit d’une sélection artificielle où l’art, c’est-à-dire la technique, et les arts et les métiers au sens large deviennent la première question

Stiegler, 2008, p. 22

Comprendre en quoi la sélection artificielle doit s’articuler avec la question du soin permet de mieux mesurer les enjeux de l’exosomatisation en tant que les enjeux économiques, sociaux, politiques et écologiques de l’Anthropocène.

Selon Stiegler, l’apparition du genre humain s’inscrit dans l’artificialisation de la vie et coïncide avec l’évolution des organes exosomatiques (artificiels)[6] qui s’agencent avec les organes psychosomatiques et organisations sociales. C’est dans cet agencement que sont engendrés « des processus d’individuation technique, collective et psychique. Ces trois processus d’individuation sont inséparables : ils forment des relations transductives », c’est-à-dire « des relations qui constituent leurs termes, un terme étant la condition de l’autre ou des autres » (Stiegler, 2010, p. 185). Ce que Stiegler appelle « organologie générale » a pour but d’étudier les relations entre ces trois types d’organa (organes psychosomatiques, organes artificiels et organisations sociales considérés comme systèmes de soin) qui constituent les conditions matérielles des processus d’individuation.

Or la spécificité des organes artificiels (les techniques) est que leurs propriétés sont irréductiblement pharmacologiques. Ce sont des pharmaka, c’est-à-dire « artifices qui constituent les remèdes permettant de prendre soin, mais qui peuvent toujours se retourner en poisons » (2008, p. 16). C’est pour cette raison que l’organologie doit être aussi une pharmacologie dont le but est de renforcer la puissance curative des organes artificiels et d’en minimiser la puissance destructrice, compte tenu cependant que l’ambivalence du pharmakon est insoluble. Ce n’est donc pas que nos techniques, dont nous sommes les auteurs et produits à la fois, soient « bonnes » ou « mauvaises ». Toute technique est « bonne » et « mauvaise » à la fois. C’est pourquoi une pharmacologie ne peut se pratiquer qu’en tant qu’une lutte politique, notamment pour le soin que peuvent nous procurer les organes artificiels et pour les organisations sociales, eux-mêmes considérés comme systèmes de soin dont la fonction consiste à adopter ces organes, ce qui revient à en prendre soin.

Il serait trop hâtif de constater que ce soin organologique et pharmacologique ne concerne que le vivant humain. De fait, ce qui apparaît avec la sélection artificielle telle qu’elle gouverne le processus d’extériorisation, ce n’est pas uniquement l’humain mais aussi « les technologies transformationnelles » qui rendent possible le remplacement du processus d’extériorisation par « un processus d’intériorisation de la technique par le vivant et d’absorption du devenir du vivant dans le devenir technologique, le vivant devenant lui-même technique, et la technique devenant ainsi vivante » (Stiegler, 2008, p. 23). Avec la sélection artificielle, le genre humain, à partir du Néolithique, devient non seulement « un sélectionneur d’espèces – c’est-à-dire un agriculteur : celui qui prend soin du sauvage en le transformant par son intervention dans le cours de la reproduction de ces espèces » (Stiegler, 2008, p. 23. Italiques dans l’original). Il en devient aussi un manipulateur et un perturbateur qui saccage, à travers « l’usage vicieux de l’activité technique » (Simondon, 2014, p. 331), les niches écologiques sauvages ainsi que les siennes. Bref, le devenir exosomatique, à travers la sélection artificielle telle qu’elle s’impose à l’ère Anthropocène, (dés)organise le vivant en totalité.

Tel est le contexte dans lequel la question du soin peut être considérée comme une des questions centrales pour des sciences de la société qui souhaitent prendre en compte les modalités d’existence des entités autres qu’humaines depuis l’Anthropocène, c’est-à-dire depuis l’époque où les technologies transformationnelles conditionnent la vie des sociétés humaines et autres qu’humaines. S’il est vrai que « le vivant, dès lors qu’il n’est plus simplement issu de l’évolution biologique, est en général ce dont il faut prendre soin » (Stiegler, 2008, p. 24), ce n’est qu’en prenant soin de ces technologies transformationnelles que nous pouvons « sortir de l’Anthropocène » (Stiegler, 2015). Cela revient, d’une part, à panser ce que l’Anthropocène a eu d’inhumain et, d’autre part, à comprendre ce que le soin peut avoir de non inhumain.

Une nouvelle question de la subjectivation

C’est en passant par la question du soin, telle que l’a renouvelée Bernard Stiegler, qu’il semble intéressant de revenir dans le contexte de l’Anthropocène à la question de la subjectivation, telle que l’a posée Félix Guattari quand il présentait les principes de son « écosophie », c’est-à-dire une approche qui voulait prendre en compte « trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine » (1989, p. 12-13). Relire Les Trois écologies en passant par Stiegler[7], et notamment à partir de la question du soin, permet de voir dans quelle mesure les processus de subjectivation sont conditionnés par les technologies transformationnelles et si l’écosophie peut intégrer les subjectivités autres qu’humaines.

Le mérite de Guattari est qu’il propose de penser la subjectivité au-delà de la notion d’individu. C’est pour cela même qu’en parlant de la subjectivité humaine, telle qu’elle est l’objet de ce qu’il appelle « écologie mentale », Guattari se réfère à la subjectivation conçue comme un processus qui dépasse l’individu imaginé à la Descartes, c’est-à-dire comme un sujet qui est parce qu’il pense. On pense toujours avec d’autres entités et leurs modes d’existence spécifiques. Si c’est par la pensée qu’il est possible, pour nous les autres humain.e.s, de tenter de discerner les logiques de ces modes d’existence, ainsi que le nôtre (qu’il soit individuel ou collectif), ils ne paraissent pas séparés les uns des autres mais « dérivent les uns par rapport aux autres, telles des plaques tectoniques sous la surface des continents » (1989, p. 24).

C’est pourquoi, plutôt que de sujet, Guattari parle de « composantes de subjectivation travaillant chacune plus ou moins à leur propre compte » (1989, p. 24. Italiques dans l’original.). Il s’agit pour lui d’aller au-delà des concepts de l’individu et de la subjectivité, tels que nous avons hérité de la philosophie moderne, afin de conceptualiser autrement la manière dont les individus peuvent vivre leurs subjectivations qui ne sont jamais que simplement individuelles.

Ces vecteurs de subjectivation ne passent pas nécessairement par l’individu ; lequel, en réalité, se trouve en position de « terminal » à l’égard de processus impliquant des groupes humains, des ensembles socio-économiques, des machines informationnelles, etc. Ainsi, l’inériorité s’instaure-t-elle au carrefour de multiples composantes relativement autonomes les unes par rapport aux autres et, le cas échéant, franchement discordantes

Guattari, 1989, p. 24

La question n’est pas de rejeter l’individu ou de l’opposer au collectif. Il s’agit plutôt de rendre compte de la processualité qui nous génère comme individus/sujets singuliers au sein des collectivités économiques, politiques ou associatives réelles, mais aussi en rapport avec l’organisation du vivant dans sa totalité.

Guattari semble penser la subjectivation analogiquement à la manière dont Gilbert Simondon pense l’individuation (2013, p. 23-36). Tout comme l’individu chez Simondon est pensé à partir de sa génèse, qu’elle porte sur les individus psychiques, sur les individus techniques ou sur le vivant en général, le sujet chez Guattari n’en devient un qu’à travers la subjectivation. Plutôt qu’une réalité absolue, l’individu chez Simondon est « saisi comme une réalité relative » (2005, p. 24) : son individuation ne s’épuise pas sur lui dans telle ou telle phase de son devenir et elle le rapporte à son milieu qui, d’une part, conditionne l’individuation matériellement et qui, d’autre part, se transforme à travers elle. C’est en cela que les processus de subjectivation chez Guattari font écho aux processus d’individuation que Simondon tente de penser sur un plan beaucoup plus large, depuis l’individuation physique de la matière et l’individuation biologique telle qu’elle caractérise le vivant jusqu’aux individuations psychique et collective qui ne travaillent jamais séparées l’une de l’autre.

Si Guattari semble se méfier de la notion d’individu quand il parle de la subjectivité, c’est plutôt pour dépasser la plate culture de l’individualisme telle qu’elle s’installait à l’époque avec le capitalisme qu’on aura ensuite défini comme culturel. Puisque cet individualisme vient amputer les individus de leur individualité jusqu’à les transfomer en des « dividuels » (Deleuze, 1990, p. 244), il s’agit de penser la subjectivité au-delà de l’individu dans la réalité de ce régime du dividualisme qui est d’abord un régime technologique. Ce que Guattari appelle une « re-singularisation », en tentant de penser la subjectivité à partir du singulier, plutôt qu’à partir de l’individuel, semble aller dans ce sens :

À toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, dans le registre de l’urbanisme, de la création artistique, du sport, etc., il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle/collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir

Guattari, 1989, p. 21

C’est par rapport à cette re-singularisation qui permet de penser autrement la subjectivité humaine que la question du soin semble particulièrement importante. S’il est vrai que la subjectivité a besoin de « dispositifs » pour se produire, l’enjeu primordial consiste à prendre soin de cette production et à réorganiser ces dispositifs afin de les mettre au service des singularités. Penser autrement, la subjectivité revient à panser les dispositifs de sa production, qui sont aujourd’hui numériques. Autrement dit, il s’agit de prendre soin des conditions sous lesquelles la subjectivation est possible dans son devenir irréductiblement exosomatique.

De l’humain au noétique. Les non-inhumanités humaine et animale

Mais en quoi ce devenir spécifiquement humain peut-il concerner les subjectivités autres qu’humaines ? Comment les pansements noétiques que Bernard Stiegler nous propose de faire à travers la pensée (2018, 2020) permettent-ils de saisir les logiques des processus de subjectivation animale ? S’il est possible de considérer l’anthropos sui generis comme « l’être soigneux » (2008), le soin n’est certainement ni « le propre de l’homme » – catégorie qui a été d’ailleurs déconstruite par Élisabeth de Fontenay (1998) et, après elle, par Jacques Derrida (2006) – ni ce qui est en soi le dénominateur de notre non-inhumanité. En effet, il existe bien de multiples formes de soin animales qui sont non inhumaines à leurs manières singulières. Le soin n’est pas l’exclusivité humaine, tout comme ne l’est pas ce que Stiegler appelle « le non-inhumain » Comme l’a remarqué très justement Gerald Moore dans son hommage à Bernard Stiegler,

rien de métaphysique n’empêche d’autres animaux de devenir pareillement « non inhumains » ; ils ont simplement tendance à ne pas le devenir, notamment parce qu’ils sont couramment prolétarisés. Bien sûr, c’est anthropocentrique, mais seulement parce que nous donnons le nom d’« humanité » à tous les traits que nous imaginons naïvement comme nous appartenant à nous seuls…

Moore, 2020, p. 313

C’est pourquoi, le non-inhumain, en ce qui concerne les humains, plutôt que de la différence anthropologique, insoutenable aujourd’hui, relève de la spécificité du genre humain qui évolue selon le rythme de l’évolution exosomatique dont dépend notre civilisation dans toute sa diversité. Nous sommes spécifiques précisément parce que nous sommes capables de panser, c’est- à-dire de prendre soin par la pensée et par diverses formes de vie qu’elle peut instituer avec les organes exosomatiques – des couteaux, roues, voitures à roues, automobiles et avions jusqu’aux réseaux sociaux et systèmes d’intelligence artificielle avec tout le potentiel de ces organes, qui est toujours déjà inhumain et non inhumain à la fois. Bref, nous ne sommes jamais simplement humain.e.s et nous devenons sujets parce que nous sommes effectivement sujet.te.s à l’exosomatisation.

En parlant du « non-inhumain », Stiegler parle d’abord du noétique. Si, d’une manière générale, le noétique désigne tout ce qui se réfère à la pensée (l’esprit, l’intellect, la raison tels que peut regrouper le terme grec noûs), le noétique stieglérien se réfère à la production de toutes formes de savoirs, qu’ils soient théoriques ou pratiques, techniques et quotidiens. Jamais purement intellectif ou spirituel, ce noétique n’existe pas au-delà de ce qui le conditionne matériellement : il subit des transformations au cours de l’exosomatisation. Certes, Stiegler mobilise la notion de non-inhumain strictement par rapport aux affaires du monde humain. Le non-inhumain désigne par exemple une « existence possible [...] face à ce qui fait honte, et comme défaut de honte, absence de honte, de vergogne, d’aidôs » (2013, p. 83). Mais c’est pour cela même qu’il serait trop facile de qualifier la position de Stiegler d’« anthropocentrée », dans la mesure où elle permet d’éviter les angles morts ou légèretés théoriques de nombreux débats sur l’anthropocentrisme. À la rigueur, il est possible de dire que l’être humain n’est pas le centre d’intéret philosophique de Stiegler ou ne l’est qu’en tant qu’un être potentiellement noétique (non inhumain), capable de prendre soin du vivant.

Si cette capacité est ce qui nous distingue effectivement des animaux, cette distinction n’est ni d’un ordre biologique ni d’un ordre métaphysique ; elle est surtout d’un ordre technologique. Premièrement, parce que l’âme noétique

n’est en acte [...] que par intermittences. Cela veut dire qu’en règle générale – et disons-le vulgairement, ou bêtement –, l’âme noétique est bête. Voire méchante. Et rien n’est peut-être plus bête ni méchant que de vouloir l’ignorer

Stiegler, 2004, p. 180

Deuxièmement, parce que « l’animal ne peut pas être bête », comme l’a remarqué Derrida dans sa critique de Deleuze (2008, p. 211), critiquement relue par Stiegler (2013, p. 83-88), ce qui n’exclut pas qu’il puisse y avoir des comportements animaux noétiques ou quasi noétiques. Troisièmement, parce que les formes noétiques telles qu’elles sont typiques du genre humain sont toujours déjà des formes techniques : elles dépendent d’organes exosomatiques qui peuvent privilégier la production du noétique, aussi bien que contribuer à sa défaillance.

C’est pour cela même que la question des subjectivités par rapport au vivant dans l’Anthropocène est d’abord celle de l’exosomatisation qui se réfère spécifiquement au genre humain. Dire cela ne revient aucunement à privilégier l’anthropossui generis. L’enjeu consiste en revanche à réinventer la diversité noétique (la noodiversité) à travers de multiples manières dont l’humain se compose avec l’artificiel pour constituer des mondes vivables dans la biosphère où les rapports entre le naturel et l’artificiel ont été bouleversés par l’exosomatisation. Bref, il s’agit de saisir la spécificité humaine dans sa diversité irréductible qui, quant à elle, ne peut apparaître qu’à travers des articulations avec les techniques et technologies. Si cette diversité spécifiquement humaine est aujourd’hui menacée de manière comparable à la menace qui pèse sur la biodiversité, c’est parce que les machines informationnelles, dans leur soumission totale aux impératifs du capitalisme culturel devenu numérique, deviennent fonctionnellement « dénoétisantes » pour le dire comme Stiegler et « désubjectivantes », pour le dire comme Guattari. « Le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – [...] se trouve [...] compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive » – observait Guattari (1989, p. 12) au moment où la consommation dite « mass-médiatique » à l’époque commençait à frapper les façons de vivre en induisant le mal-être subjectif des populations vivant dans le monde « riche ». La question n’est pourtant pas de dénoncer les machines informationnelles qui produisent ce mal-être, mais de panser leur architecture afin de les mettre au service des processus de subjectivation et, du coup, de prendre en compte les subjectivités autres qu’humaines.

La noodiversité dans la technosphère

Il existe de multiples échos entre la subjectivation dont il est question dans l’écosophie de Félix Guattari et le milieu noétique, et donc non inhumain, tel que le pense Bernard Stiegler. Pour autant, ce dernier nous fait mieux comprendre la dimension foncièrement technologique (exosomatique) du subjectif et du noétique qui sont inséparables l’un de l’autre. C’est pourquoi la revalorisation des processus de subjectivation doit entraîner l’ouverture d’une nouvelle époque de l’exosomatisation, c’est-à-dire une réorganisation des organes exosomatiques de manière à ce qu’ils permettent de générer et de protéger la noodiversité (la diversité des savoirs). Dans la philosophie stieglérienne, où « la question écologique et la question technologique n’en font qu’une » (Petit, 2021), l’enjeu commun qui est au coeur de ces deux questions est celui des savoirs.

Mais qu’est-ce que le savoir ? Précisons d’abord ce qu’il n’est pas. D’abord, le savoir n’est pas la cognition, ses origines étant technologiques et culturelles, plutôt que biologiques. Le savoir est aussi un phénomène plus large que la science qui pourrait et devrait cependant contribuer à l’émergence de nouveaux savoirs, scientifiques ou non, si nous admettons que la fonction primordiale des activités scientifiques soit d’abord sociale. Enfin, le savoir ne se réduit pas à l’information qu’on peut calculer : d’une part, parce qu’une personne dont on peut dire qu’elle est sachante est celle qui est capable de transformer l’information, ce qui est toujours un geste plus ou moins critique. D’autre part, parce que l’information peut détruire le savoir, surtout quand elle est en excès, comme c’est très précisément le cas d’aujourd’hui. Un savoir, qu’il soit théorique ou pratique a toujours partie liée avec l’inventivité, la créativité ou la découverte. Pratiqué et transformé collectivement, il ne s’use pas et requiert toujours une certaine forme de soin de soi-même et des autres, ainsi que des milieux exosomatisés vivables qui émergent par ces pratiques et transformations.

La néguentropie, la néguanthropie et les savoirs

Le problème fonctionnel de l’exosomatisation au stade actuel de l’Anthropocène est que, subordonnée au modèle économique auto-destructeur, elle est devenue productrice d’entropie, alors que les organes exosomatiques sont des organes qui servent aux êtres qu’on a coutume d’appeler « humains », à se soigner et qui, à travers ces soins mêmes, leur permettent de se savoir non inhumains, c’est-à-dire de conquérir une non-inhumanité dont (il faut croire que) ils sont toujours capables.

Bernard Stiegler propose d’envisager l’entropie telle qu’elle est produite dans le processus économique dans toutes ses formes : physique (dispersion des ressources minérales qui provoque le changement climatique), biologique (perte de la biodiversité dont la crise virologique actuelle est une conséquence) et informationnelle (réduction des savoirs à l’information calculable) (Stiegler avec le Collectif Internation, 2020). Il propose aussi de nommer « anthropie » l’entropie spécifiquement humaine, c’est-à-dire produite artificiellement dans le processus économique.

Comme l’a montré Erwin Schrödinger dans Qu’est-ce que la vie ? (1993), l’organisme humain, comme tout organisme vivant, est capable de produire de la néguentropie et, par cette production même, se maintenir en vie. Or, la néguentropie par laquelle Schrödinger désignait la manière dont le vivant échange la matière et l’énergie avec l’environnement ne traduit pas la manière dont le vivant tend à s’organiser. C’est en vue de compléter cette lacune théorique dans notre connaissance de l’organisation du vivant que Francis Bailly et Giuseppe Longo (2009), et ensuite Giuseppe Longo et Maël Montévil Bailly (2014) ont introduit le concept d’anti-entropie. Pour ce qui est du vivant, l’organisation ne se réduit pas à se maintenir en vie à travers des échanges métaboliques. L’organisation du vivant, telle qu’elle nous est donnée dans son historicité et dans son rapport avec l’environnement qui n’est jamais statique (Montévil, 2021) se traduit par une tendance à la diversification et à la production de nouveautés, c’est-à-dire de nouvelles structures qui permettent aux organismes de remplir de nouvelles fonctions.

Or, à la différence des autres organismes, cette différence devant être envisagée au-delà de la différence anthropologique, ainsi qu’au-delà de la biologie elle-même. Les organismes humains s’organisent avec leurs organes exosomatiques et en s’appuyant sur les savoirs dans toute leur diversité dont ces organes sont des prothèses artificielles aussi nécessaires que le développement des organes endosomatiques lequel caractérise le vivant en totalité. C’est pourquoi toute forme de savoir est à la fois néguentropique et néguantropique[8] : Savoir consiste à panser et à prendre soin de nos pharmaka qui peuvent aussi bien détruire la biosphère et les habitats du vivant, ainsi que rendre invivables les milieux humains transformés artificiellement au cours de l’évolution exosomatique.

C’est donc en (se) pansant que l’anthropos peut se savoir non inhumain et se transformer ainsi en un néguanthropos capable de se projeter au-delà de l’Anthropocène. « Bâtisseur du Néguanthropocène » (Stiegler, 2018b, p. 86), le néguanthropos, comme un rêve de nous tous.tes, qui s’affirme dans la négation de ce qu’il peut avoir de pire, est une promesse de la non-inhumanité. La néguanthropologie, telle que l’a dessinée Bernard Stiegler, notamment pour aller au-delà de l’entropologie de Lévi-Strauss (Stiegler, 2015) et poser la question du néguanthropos dans le contexte de l’économie politique, est ce qui rend cette promesse concrète et nécessaire à la fois. La néguanthropologie apparaît comme un chantier transdisciplinaire où peut se forger le Néguanthropocène comme une nouvelle époque de l’exosomatisation – époque où les organes exosomatiques sont au service des milieux noétiques comme porteurs de nouvelles formes de subjectivités si singulières soient-elles.

En 1904, Jean Jaurès écrivait que « l’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine » (2004). Aujourd’hui, au moment où l’existence du vivant dans la biosphère est mise à l’épreuve par cette humanité dont l’existence a toujours été plus que vague, c’est à la réalisation d’une non-inhumanité qu’il nous faut travailler pour devenir néguanthropoi. La néguanthropologie, dans la mesure où elle fournit des outils conceptuels qui permettent de lutter contre l’anthropie, est ce qui rend ce travail possible.