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« Explorez la jungle avec un puma comme guide ! » Voici ce qu’on peut lire en légende d’une photographie publiée le 18 janvier 2019, sur le compte Instagram de la Comunidad Inti Wara Yassi (CIWY). Car voilà plus de vingt ans que l’ONG bolivienne à l’origine de cette publication propose différentes formules de volontariat, à des voyageurs internationaux désireux de venir en aide aux animaux sylvestres rejetés par le trafic illégal, des tentatives de mascotisation avortées ou simplement blessés par l’avancée des différents fronts extractivistes qui écorchent cette partie du monde depuis la colonisation espagnole. Au cours de ces séjours à durée variable, encadrés par les équipes vétérinaires et une base salariée bolivienne et internationale, les volontaires apprennent le métier de soigneur avec pour objectif, en théorie du moins, d’offrir aux animaux les conditions d’une vie aussi proches de celles que pourraient rencontrer leurs congénères à l’état sauvage.

Cependant, malgré l’ensemble des moyens techniques et humains mis à disposition pour reconstituer les vies sauvages des animaux en réhabilitation, force est de constater que les réintroductions demeurent des événements très rares ou, dans la grande majorité des cas, tout simplement utopiques. C’est le cas notamment des pumas pour lesquels l’ONG ne dispose pas des moyens nécessaires pour envisager leur réintroduction[1]. Les journées des personnes qui s’en occupent comprennent donc la distribution de nourriture, l’hygiène des enclos et des autres infrastructures ainsi que l’implémentation de différents programmes d’enrichissement environnemental dont le but est de stimuler physiquement et cognitivement les animaux en captivité. Cela va de la simple dissimulation de nourriture, aux formes plus complexes de socialisation et, dans certains cas, cela implique d’accompagner les animaux lors de sorties dans la forêt tropicale environnante. Pour celles et ceux qui s’engagent auprès de CIWY, la rencontre touristique prend ainsi la forme d’une expérience payante de l’altérité non humaine et on peut dès lors l’envisager au prisme d’autres rencontres interspécifiques pour se demander ce qu’elle traduit comme conception du vivant.

Dans la continuité des travaux de Jean Estebanez (2010), Véronique Servais émet par exemple l’hypothèse que la visite au zoo peut être définie comme un « dispositif culturel d’apprentissage (ou d’accomplissement) émotionnel et cognitif de la distinction humaine » (2012, p. 626). C’est-à-dire qu’il y aurait dans l’architecture même du zoo, dans l’agencement des face-à-face entre humains et non-humains que le dispositif met en scène, la reproduction d’un schéma ontologique de type naturaliste, au sein duquel la frontière entre humains et non-humains se définit selon une différence radicale d’intériorité (Descola, 2015 [2005]).

J’ai voulu saisir l’opportunité des explorations en forêt avec les pumas pour mettre à l’épreuve ces analyses. En effet, la relation interspécifique puma/humain s’inscrit ici dans un dispositif original qui n’a, à ma connaissance, pas encore reçu d’attention de la part des anthropologues. Bien que d’autres auteurs se soient penchés sur la question des rapports aux chats domestiques (Alger et Alger, 1999), aux chiens (Goode, 2007 ; Sanders, 1993) ou aux primates (Louchart, 2019 ; Wieder, 1980), la proximité́ émotionnelle ou biologique avec ces animaux rend beaucoup plus facile l’attribution d’une intériorité. C’est d’ailleurs en partie en raison de cette proximité que Véronique Servais a choisi de baser son étude sur l’observation des singes puisqu’ils « posent le plus radicalement la question de la distinction humaine » (2012, p. 630). Le cas des pumas en réhabilitation chez CIWY nous offre donc l’occasion d’intégrer des félins sylvestres dans la discussion[2]. L’hypothèse défendue est que, tout en réaffirmant la juste distance entre les espèces propre au naturalisme, le dispositif de réhabilitation des pumas permet de remettre en question la différence d’intériorité entre humains et non-humains. Il constitue en cela une expérience ontologique paradoxale.

Retranscrire de l’observation filmante

Cet article est issu de plusieurs années d’enquête, dans le cadre d’une recherche doctorale consacrée à retravailler la notion d’animalitaire (Digard, 2009 ; Renault, 2021b), aux logiques affectives (Lorimer, 2015) qui sous-tendent les pratiques de réhabilitation d’animaux et à leurs mises en images (Renault, 2021a). En juin 2018, à la fin de ma troisième période d’ethnographie, j’ai accompagné en forêt Courtney, une Canadienne recrutée comme administratrice d’un des trois refuges que gère l’ONG et Luna, une femelle puma confisquée par les autorités boliviennes en 2008 et vivant depuis en réhabilitation. J’en ai profité pour amener ma caméra afin de me livrer à une expérience d’observation filmante (Lallier, 2011). C’est-à-dire qu’au-delà de toute tentative d’illustration, j’ai essayé de capter, par le biais de ma présence avec la caméra, l’engagement intersubjectif des acteurs dans cette interface relationnelle.

Au cours de la journée, je me suis donc calé sur le rythme de cette sortie longue de plusieurs heures, pour filmer la manière dont les corps et les sens de Courtney et Luna négocient un terrain d’entente le long des sentiers tracés à travers la forêt tropicale. Ensuite, lorsque Luna se reposait, après l’exercice auquel féline et humaine se prêtaient habituellement près de l’enclos, j’ai interviewé Courtney. Je l’ai interrogée sur son histoire au sein de l’organisation, sur ce qui l’a poussée à revenir régulièrement travailler dans les refuges, d’abord comme volontaire puis comme administratrice. Je l’ai surtout questionnée longuement sur sa relation avec Luna qu’elle connaissait depuis son premier séjour en 2009[3]. Je lui ai demandé de me décrire ce qui faisait, selon elle, la spécificité de ce puma et sur ce qu’elle appréciait tant chez cet animal. Le résultat de cet après-midi de tournage donne aujourd’hui une vidéo de quatre minutes trente-huit secondes que j’ai montée en superposant les extraits d’entretiens qui me paraissaient pertinents au regard de ma problématique, à des images de Luna et Courtney dans leurs interactions[4].

Ce travail fait bien évidemment suite à de multiples sorties en forêt effectuées sans caméra, en compagnie d’autres pumas et d’autres volontaires. De même, dans ma thèse, les propos de Courtney ont été complétés par de nombreux entretiens au cours desquels les travailleurs interrogés ont pu longuement me faire part de leurs impressions sur leur travail avec les animaux et de leur relation avec les pumas. Néanmoins, dans le cadre de cette publication, j’ai souhaité me prêter à une expérience d’écriture qui rend sensible le travail d’observation que j’ai effectué caméra en main. C’est-à-dire, pour paraphraser l’anthropologue Christian Lallier (2011), d’écrire « par » ce que (parce que) j’ai filmé. J’envisage par conséquent le couple Courtney-Luna dans son caractère prototypique des relations interspécifiques observables dans les refuges. Par ailleurs, le texte est organisé de manière à suivre la structure de la vidéo. Après une présentation des pumas et des différents contextes ontologiques dans lesquels ils ont pu être appréhendés, je décris le dispositif spatial (Estebanez, 2010) du refuge comme une interface naturaliste, au sens descolien du terme, au sein de laquelle des Umwelten (Von Uexküll, 1956) différents peuvent entrer en contact dans le cadre d’une chorégraphie interspécifique. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à l’identité des animaux, telle qu’elle est envisagée et construite par celles et ceux qui s’en occupent. Nous verrons que des qualités émotionnelles, des traits de personnalité et des préférences sont attribués aux félins, au-delà du cadre naturaliste sur lequel se fonde pourtant la réhabilitation.

Itinéraires félins avant d’entrer dans la danse

Parmi les félins, les pumas (Puma concolor) ont sans aucun doute une place à part. Il y a moins d’un siècle, ils occupaient encore la quasi-totalité des continents américains, du nord du Canada à l’extrémité sud de la Patagonie. Tandis que les Nord-Américains les connaissent plus généralement sous le nom de cougar, un emprunt à la langue Tupí du Brésil, en Amérique latine, c’est du Quechua qu’ils tiennent leur nom de puma. Selon le spécialiste Alan Rabinowitz (2010), c’est la vision des premiers explorateurs européens, croyant apercevoir des femelles léonines, qui leur valut le surnom de lion des montagnes (mountain lion). À priori anodine, cette erreur souligne l’importance des préconceptions culturelles vis-à-vis des animaux en général et des prédateurs en particulier qu’amenèrent avec eux les acteurs des grands mouvements de colonisation du Nouveau Monde. Alors qu’en Europe la tradition philosophique cartésienne de l’animal-machine s’installait durablement dans le cadre de ce que Descola (2015 [2005]) a identifié comme une ontologie naturaliste séparant l’humanité du reste du vivant, les félins sauvages devenaient fauves (Dittmar, 2019) : parangon de la bestialité, antagonisme de l’humanité. De l’autre côté de l’Atlantique, chez les populations totémistes d’Amérique du Nord notamment, les rapports avec ces prédateurs étaient tout autres. Descola encore (2015 [2005], p. 293) remarque par exemple que :

les Chickasaw attribuaient-ils à chaque clan exogame, voire à chaque hameau, des particularités tranchées dans le comportement, les habitudes alimentaires, le costume, le tempérament, les moyens de subsistance, les aptitudes physiques : des gens du puma, on dit qu’ils ont une aversion pour l’eau, vivent dans les montagnes et s’alimentent surtout de gibier ; des gens du chat sauvage, qu’ils dorment pendant le jour et chassent la nuit grâce à leur vue perçante.

Extrêmement flexibles écologiquement, en Amérique du Sud ils se sont aussi bien adaptés aux conditions d’altitude des hauts sommets andins qu’aux climats des savanes et forêts néo-tropicales des basses terres (Kelly et al., 2008 ; Noss et al., 2004). Ils sont néanmoins surtout récurrents dans les récits des populations andines à tendance analogiste qui, d’après la terminologie descolienne, envisagent les existants selon un ensemble de discontinuités trouvant ponctuellement des correspondances analogiques entre humains et non-humains. D’après les informateurs de l’anthropologue Weston Labarre (Stanish, 2011), le nom du lac sacré Titicaca signifie puma gris et pourrait faire référence au mythe d’origine de cette étendue d’eau. L’animal apparaît dans la trilogie inca au milieu du condor et du serpent, pour symboliser la Terre, le domaine humain. Le centre de Cuzco, la capitale de l’empire, aurait également été construit afin de représenter le corps d’un puma dont la tête serait le temple de Sacsahuaman, le dos la rivière Tullumayu et la queue la confluence des deux principaux cours d’eau de la ville (Urton et Von Hagen, 2015, p. 263). En revanche, chez les populations animistes du bassin amazonien, le puma a le plus souvent été laissé dans l’ombre du jaguar, avec lequel il partage le même milieu écologique (Deshayes et Keifenheim, 1994 ; Erikson, 1996 ; Saunders, 1998b).

Bien qu’ils soient les félins à avoir la plus grande distribution géographique de l’hémisphère occidental et être sujets d’un nombre de références représentationnelles et symboliques tout aussi important, les rencontres avec les pumas sont rares. Cela peut facilement s’expliquer par leur nature discrète, qui leur a également valu le surnom de chat fantôme (ghost cat). Toutefois, la diminution massive de leur territoire force ces animaux à s’approcher de plus en plus des espaces anthropisés qu’ils contribuent à redéfinir (Collard, 2009). En Amérique latine, ils se retrouvent régulièrement aux abords des grandes exploitations agricoles où ils sont parfois abattus par des éleveurs (Michalski et al., 2006). C’est d’ailleurs bien souvent lors de ces chasses punitives que les petits sont récupérés et vendus comme animaux de compagnie. S’ils ne sont pas directement interceptés sur les marchés, ils peuvent passer plus ou moins de temps dans les « jungles de garage » (Jaclin, 2019) des grands centres urbains, avant d’être confisqués ou abandonnés par des propriétaires lassés d’un animal devenu trop encombrant, dangereux ou coûteux à entretenir. C’est à ce moment que certains d’entre eux arrivent dans les centres de réhabilitation de CIWY, où ils termineront leur vie aux soins des travailleurs de l’ONG.

Fondée au début des années 1990 à un moment de forte ethnicisation du discours politique en Bolivie et en Amérique latine, l’organisation n’en garde pas moins un fondement éthique essentiellement naturaliste. Ainsi, malgré un nom empruntant aux trois langues indigènes boliviennes[5], on ne retrouve aucun concept autochtone dans le mode d’organisation sociale de CIWY. Néanmoins, comme au zoo, les centres de réhabilitation sont des espaces de forte personnification des animaux. Ces derniers sont nommés et bénéficient tous d’un suivi individuel supervisé par la vétérinaire et un « coordinateur de chats » (cat coordinator ou coordinador de gatos)[6]. Cette personne répartit les volontaires selon l’affluence et, comme nous le verrons plus bas, en fonction des spécificités non humaines. Pour les pumas, sur une période minimum d’un mois, les volontaires travaillent donc généralement avec un animal le matin, un autre l’après-midi, et garderont en principe les mêmes attributions tout au long de leur séjour. Ces associations sont donc au coeur de ce que j’ai par ailleurs appelé les carrières interspécifiques (Renault, 2020). Dans le cas présenté ici, elles proposent une interface entre félins et humains que les trajectoires individuelles ont fait se rencontrer dans un centre de réhabilitation en Bolivie.

Séquence 1 : Sortir les pumas dans les bois

La vidéo démarre et le fondu d’ouverture laisse place à Courtney qui marche à bonne allure devant la caméra. Pendant dix-huit secondes, nous suivons sa progression dans la forêt, dont les vingt minutes réelles ne sont rendues sensibles que par le bruit de respiration de l’anthropologue, essoufflé par l’ascension caméra en main. L’arrivée à un enclos marque la fin de la séquence d’ouverture et on découvre alors Luna qui semble regarder au loin. Courtney est assise et lorsque la caméra pivote vers la droite, elle laisse reposer ses mains à travers deux trous prévus à cet effet dans le grillage. Puis, Courtney se lève et marche le long du grillage qui les sépare. De l’autre côté de cette frontière métallique, le puma semble savoir ce que cela signifie et suit Courtney d’un pas tranquille. Elles s’avancent toutes les deux vers la double porte à l’intérieur de laquelle se situe la longe qui leur permettra quelques instants plus tard de se connecter l’une à l’autre. De chaque côté de cette corde qui les relie, elles sortent de l’enclos et entament leur promenade dans la forêt. Luna devant, Courtney derrière. Elles avancent au pas, accélèrent subitement pour mieux s’arrêter plus loin. Luna renifle quelque chose, Courtney attend. Elles écoutent, observent et sentent la forêt qui les entoure. Luna détecte et traque, Courtney devine et suit. Pendant presque quatre heures, elles essayent de synchroniser leurs pas dans une démarche humanimale (Jaclin, 2019) où les coussinets devancent les bottes en caoutchouc et où la corde sert aussi bien à relier qu’à retenir. La fin de la marche se conclut par un jeu qui n’est pas sans rappeler une certaine forme de domptage, au cours duquel Luna pourchasse les feuilles d’une longue branche agitée par Courtney.

Une piste de danse naturaliste

Dans son ensemble, l’organisation spatiale du refuge a pour fonction principale de reproduire ce que les biologistes et vétérinaires savent des conditions de vie des pumas : des animaux solitaires, au sens où ils ne coopèrent pas pour se nourrir, élever leurs petits ou se défendre contre d’autres prédateurs. En dehors des périodes de reproduction, du maternage et d’éventuels conflits territoriaux, les pumas sauvages passent, semble-t-il, leur vie majoritairement seuls, à chasser des mammifères terrestres et arboricoles, à marquer et à défendre le territoire sur lequel ils sont établis. Afin de coller autant que possible à cette conception de l’écologie des pumas, les félins en réhabilitation sont donc répartis individuellement, dans des enclos situés à l’écart du camp de base qui concentre l’activité humaine du centre et à distance raisonnable les uns des autres[7]. De forme hexagonale ou rectangulaire, les cages sont construites autour d’une portion de forêt et les plus récentes peuvent atteindre environ 3000 m2. Pour les pumas qui tolèrent ou apprécient le contact humain et qui présentent un niveau de risque jugé suffisamment bas pour être gérés de la sorte, des sentiers formant des boucles autour des enclos sont ouverts à travers la forêt. Les félins y sont sortis quasi quotidiennement, encordés aux travailleurs qui les accompagnent. Ils peuvent ainsi parcourir leurs réseaux de pistes respectifs, y laisser leurs signatures olfactives et visuelles en urinant, en frottant et en griffant des souches et des troncs d’arbres, observer, entendre, sentir et traquer la faune environnante ou en profiter simplement pour y faire des siestes en dehors des enclos.

Une chorégraphie des Umwelten

De manière générale, les promenades nécessitent au minimum deux personnes. Pour les animaux les plus tranquilles, comme Luna, une seule est attachée au félin par le biais d’une longe d’environ cinq mètres. On dit qu’elle est « à la corde » (on the rope). Dans le cas d’animaux plus exigeants, les deux personnes sont attachées à l’animal. Celle qu’on désigne comme la « première corde » (first rope) dispose d’une longe légèrement plus courte que celle au poste de « deuxième corde » (second rope). Cette dernière porte le sac à dos et le matériel de sécurité et les deux marcheront derrière l’animal en formant un V à l’angle plus ou moins grand.

En partant de sa cage, le puma dispose de plusieurs pistes qu’il a le choix de parcourir. Les soigneurs sont alors présents pour l’accompagner le long de ces sentiers et le félin avance en tête du cortège, suivi à quelques mètres du premier de cordée puis du deuxième. Ces derniers doivent laisser autant que possible l’animal prendre les décisions. Ainsi, lorsque le félin décide de s’arrêter pour faire une sieste, les volontaires patientent. Aux intersections, le puma a le choix de prendre la piste qu’il préfère. Lorsqu’il s’engage sur l’une d’entre elles, il doit la terminer et, en principe, il ne pourra pas faire plus d’une boucle. Il n’est pas non plus autorisé à s’enfoncer dans la jungle, hors des sentiers balisés, plus loin que la longueur permise par sa corde, de même qu’il est déconseillé de laisser grimper les pumas dans les arbres plus hauts que la hauteur des épaules des soigneurs. Cela, afin d’éviter qu’ils ne s’emmêlent autour d’une branche inaccessible, mais aussi dans le but de limiter des sauts qui pourraient viser directement la tête. Si la corde est le principal outil de communication avec les animaux, il est aussi conseillé de vocaliser les commandes en jouant sur l’intonation de la voix. Ainsi, pour encourager un puma, les volontaires sont invités à parler avec une voix aiguë et enjouée, synonyme de bonne conduite, en disant par exemple « muy bien ! » (C’est bien). Au contraire, lorsque le félin prend la mauvaise direction ou cherche à rebrousser chemin, le premier de cordée doit mettre la corde en tension et parler d’une voix basse et sèche synonyme de désapprobation : « no màs ! » (ça suffit).

Si l’instinct de traque des pumas est encouragé, car jugé bénéfique et stimulant, la mise à mort d’un animal leur est en revanche strictement interdite. Les raisons invoquées pour imposer une telle frustration à ces prédateurs naturels ne manquent pas. La sécurité des soigneurs est la plus fréquente car, dans le cas d’une capture, ils pourraient se retrouver confronter à des pumas particulièrement possessifs. Sinon, la capacité même des félins qui n’ont jamais appris à chasser et tuer convenablement est régulièrement remise en cause. Outre certains handicaps physiques évidents, il est dit qu’ils seraient incapables de distinguer une proie qui pourrait se défendre et les blesser sévèrement. Enfin, s’il leur est interdit de prélever la faune environnante, c’est surtout que leur régime alimentaire est pris en charge par l’ONG. En effet, les rations quotidiennes de poulet ou de boeuf sont empaquetées dans de grandes feuilles et des lianes pour être dissimulées dans les enclos où, une fois terminées les promenades, les pumas pourront rejouer la séquence de chasse et être cette fois récompensés par le goût du sang mêlé aux compléments alimentaires.

Pauvre puma diront certains. Car même s’il ne s’agit pas d’idéaliser les vies félines, des vies « d’échecs et de persévérance, de festins et de famine, donc, loin du fantasme de la toute-puissance » (De Malleray et al., 2019, p. 56), comment ne pas relever une certaine forme de cynisme dans le dispositif lorsqu’on sait que ni aujourd’hui ni demain les félins en réhabilitation ne seront autorisés à tuer ce qu’ils détectent et chassent sur leurs pistes. On peut certes argumenter que les animaux de CIWY sont bien mieux lotis que leurs congénères des zoos de La Paz et de Santa Cruz, éloignés de tout lien avec la forêt et soumis aux regards des visiteurs. Il convient en effet de saluer l’effort fait ici pour garantir aux félins une certaine dose de tranquillité et un accès quotidien à un milieu écologique diversifié. Mais ce dispositif, tout en satisfaisant les besoins les plus élémentaires à la vie d’un puma, fait l’impasse sur toute la complexité écologique de ces prédateurs et sur les interconnexions parfois mortelles certes, mais non moins essentielles qu’ils entretiennent avec leur milieu. Ainsi, malgré tout ce qui est mis en oeuvre pour reconstituer les vies félines, la réhabilitation ne peut finalement que simuler un semblant d’animalité sauvage, dont les traits les plus saillants se retrouvent segmentés, fractionnés dans une séquence purement artificielle qui ne fait guère honneur à la manière dont les pumas sylvestres habitent un territoire. C’est bel et bien du fauve « Canada Dry » (Larrère, 1994) que les soigneurs promènent ici.

Il n’empêche, cette interface, aussi sauvagement artificielle soit-elle, offre une forme de reconnaissance mutuelle aux organismes qu’elle met en relation. Sans cela, il serait impossible d’appréhender la séquence, entre Courtney et Luna à la fin de la vidéo, autrement que comme une performance truquée. Dans un contexte différent, Renesson et al. (2011) ont proposé le terme de « réciprocité singulière » pour définir la rencontre entre deux Umwelten différents. Je ne pense pas qu’ici ce soit le cas. En effet, le dispositif est trop hiérarchique pour permettre une véritable réciprocité. C’est pourquoi je préfère parler de chorégraphie, parce que cela laisse la porte ouverte aux rapports de domination et de négociation entre les parties prenantes de la relation. Le simple nom de routine que les soigneurs utilisent pour désigner leur travail avec les animaux évoque la danse. Il contient l’ensemble des gestes qui composent le quotidien de la réhabilitation : nettoyer, enrichir, nourrir, soigner. Dans ce ballet interspécifique que rejoueront demain humaine et féline, ce n’est pas seulement d’hygiène, de régime et de médecine vétérinaire qu’il s’agit. Cette routine c’est aussi la danse des subjectivités qui s’entrelacent dans une chorégraphie quotidiennement répétée. Cette gymnastique, bien que parfois aléatoire et n’offrant aucune certitude, forme le socle sur lequel repose le lien interspécifique. Il convient donc à présent de se questionner sur ce que retiennent les volontaires de leurs partenaires de danse.

Séquence 2 : Bricolages identitaires

Tout au long de la vidéo, nous entendons Courtney décrire le félin qu’elle accompagne dans la forêt. Elle nous parle de ses traits de personnalité les plus saillants et de l’éventail émotionnel de Luna. Elle raconte également l’histoire du félin et les conséquences physiques et psychologiques qu’une telle biographie a eues sur Luna. La description faite ici détonne avec ce que les partisans d’un naturalisme pur pourraient penser d’un puma. Qu’à cela ne tienne, elle résume bien les bricolages identitaires qui s’effectuent lors des routines dans les refuges de CIWY.

De l’espèce à l’individu relationnel

Pour en comprendre les rouages, il faut d’abord accepter que le terme même d’espèce par lequel le naturalisme a l’habitude de classer les êtres vivants est déjà sujet à controverse. Comme le souligne Benson et al. (2017, p. 5) :

les frontières qui définissent ou différencient les espèces ne sont pas simplement naturelles ; elles sont activement fabriquées, maintenues, chargées politiquement et conçues pour servir certains besoins plus que d’autres, invitant de nouveaux essentialismes alors même qu’elles nous informent sur des différences importantes.

Dans ce contexte, la construction des identités félines repose en effet d’abord sur des définitions culturellement établies de chaque espèce et tout individu animal est avant tout un représentant de celle-ci (Sanders, 2003).

Les félins sauvages nous ont fascinés tout autant qu’effrayés (Saunders 1998a). Ils incarnent nos rêves d’agilité et de pouvoir, nos désirs d’invisibilité et alimentent nos fantasmes de séduction. Ils sont les prédateurs terrestres les plus largement répandus et les plus efficaces. Les sources archéologiques montrent que chaque fois que les humains ont prétendu étendre leur domination sur un territoire, ils ont dû composer avec la présence de ces prédateurs, dont ils étaient aussi des proies potentielles. Une relation chasseur-proie qui aurait, selon Balaji Mundkur (1994), contribué à notre évolution cognitive en instaurant un sentiment de peur primaire envers ces animaux. La relation puma-humain s’inscrit donc dans la continuité d’une histoire forgée par des milliers d’années de coévolution et la plupart des soigneurs ayant une expérience suffisamment différenciée du travail avec les pumas évoquent le même « sain niveau de respect » ou « sain niveau de peur » au moment d’entamer une sortie avec un félin.

Ces principes sont ensuite augmentés de caractéristiques consignées soigneusement dans les dossiers des animaux dont les volontaires doivent impérativement prendre connaissance avant de commencer leur travail. Sorte de biographies félines, ces dossiers mettent en avant le parcours des animaux, leurs histoires avant d’arriver au centre, l’impact que cela a pu avoir sur leur caractère et la manière la plus adéquate de les manipuler. De Luna par exemple, il est dit :

qu’elle est énergique, joueuse et affectueuse. Elle est très intelligente et quelque peu rebelle. Travailler avec elle peut être un défi. Elle peut être nerveuse et le cacher d’une façon qui peut la faire paraître en colère. C’est un puma complexe qui peut demander du temps à comprendre. Travailler avec elle nécessite beaucoup d’énergie et de patience. Elle est curieuse et interactive ; ce qui se voit nettement à ses humeurs.

Corollairement, certaines préférences sont attribuées aux félins. Ainsi, le dossier de Luna indique par exemple : « qu’elle a tendance à plus tester les femmes au début. Elle semble s’accommoder plus rapidement de la présence des hommes (bien qu’elle les testera également), et se sent possiblement plus en confiance et en sécurité lors de la promenade si un homme est présent. Elle est aussi plus affectueuse envers eux. »

Il est facile de constater le processus d’individualisation mis en place par CIWY. La volonté d’accorder aux animaux des personnalités individuelles et des préférences est évidente. Essentiellement relationnelles et collectives, celles-ci évoluent en fonction des volontaires. C’est-à-dire que chaque génération vient apporter sa pierre à l’édification de l’identité des animaux. Les nouveaux venus sont formés par ceux qu’ils viennent remplacer. Ces derniers les informent sur leur connaissance des animaux, sur la meilleure manière de réagir à certains comportements ou sur l’humeur actuelle des félins qu’ils côtoient. Les dossiers sont ensuite mis à jour au fur et à mesure de l’évolution des animaux et des impressions que se font les volontaires de leur relation avec eux. Dès lors, l’espèce comme on l’entend conventionnellement n’est plus qu’un trait secondaire de l’identité de ces animaux. Ici, la classification taxonomique est faite collectivement et sert d’abord à identifier les « qualités intrinsèques de chaque animal au regard de sa morphologie ainsi que de son comportement » (Rennesson et al., 2011, p. 32), de son histoire et de ses rapports avec les volontaires qui lui sont assignés.

Un complexe émotionnel pour une compréhension mutuelle

D’après Sanders, « dans la mesure où une personne est plus ou moins capable de se mettre à la place de l’autre (animal), ses interactions mutuelles sont plus ou moins prévisibles, et la personne et son animal peuvent s’engager de manière efficace dans une action collective » (Traduction libre, 2003, p. 413). La compréhension réciproque des émotions oriente donc l’action des membres de la relation et « agit comme base pratique pour une action collective et satisfaisante » (2003, p. 416).

En ce sens, si la peur est présente, elle doit également être contrôlée, car il est dit que les pumas sont capables de ressentir les émotions des humains. Le dossier de Luna indique par exemple :

Elle sent les émotions et y répond. C’est pour cette raison qu’il est important de toujours rester positif et patient, de ne pas lui mettre de pression ; si on s’ennuie et qu’on est frustré ou agacé parce qu’elle se repose pendant des heures, elle le sentira et peut parfois réagir par une attitude belligérante pour protester contre notre impatience. Elle sent aussi très bien la peur et peut la défier, par exemple en piégeant les volontaires en ronronnant pour qu’ils s’approchent puis en leur sautant dessus. C’est pour cela qu’il est important de toujours rester confiant, patient et gentil avec Luna.

Sur le terrain, les volontaires évoquent aussi régulièrement « la frustration » ou la « joie » des pumas lors des promenades. Au cours de ma recherche, j’ai donc demandé plusieurs fois s’ils pensaient que les animaux étaient capables de communiquer avec eux sur ces états émotionnels, ou s’ils avaient conscience du dispositif dans lequel ils étaient placés. Ce fut le cas de Courtney, qui me répond dans la vidéo : « Par exemple Luna, lorsqu’elle veut jouer, elle a tendance à utiliser sa patte et gratter autour de son collier, là où il y a le mousqueton ou plus près du sol. Parfois, si elle a envie de jouer, ou qu’elle a envie de me sauter dessus pour jouer, elle va faire ça. » Lorsque je lui ai demandé de me dire comment elle pensait que Luna arrivait à lire ses émotions, elle me dit : « L’odeur. Par exemple Luna a une vue limitée, donc je ne pense pas qu’elle voit mes expressions faciales. Et définitivement le langage corporel aussi. »

Enfin, en demandant à Courtney si elle pensait que les pumas appréciaient les volontaires qui s’occupaient d’eux, elle me répondit : « Ça dépend du félin et du volontaire. » En insistant sur l’impression que lui donnait Luna vis-à-vis d’elle, elle fut nettement plus explicite :

Oui je le pense. Je ne pense pas qu’il y ait un classement des volontaires dans son esprit et qu’elle se dit, oh Courtney est remontée de deux places dans mon top 50 (rires). Mais c’est sûr qu’elle s’est souvenue moi. Je peux te le garantir par rapport aux deux fois où je suis revenue, il y a quatre ans et maintenant. Elle m’autorise à faire des choses qu’elle n’autoriserait pas un nouveau volontaire à faire. Déjà, la faire sortir de sa cage du premier coup. Elle n’était pas sortie depuis trois semaines lorsque je suis revenue. Et dès que je suis arrivée, elle est sortie le premier jour. Elle est affectueuse avec moi. Et par exemple, lorsqu’on joue dans cette zone, si elle s’emmêle la corde autour de sa patte, elle me laisse l’enlever. Elle ne laisserait sûrement pas un nouveau volontaire s’approcher. Je peux te le garantir.

Au final, il m’aura bel et bien fallu plusieurs semaines de sorties quotidiennes, d’échecs cuisants, de regards félins pleins de dédain et de menaces avant que Luna ne consente à participer avec moi au même jeu qu’avec Courtney. Et même alors, elle n’aura jamais affiché autant d’intérêt et d’entrain qu’avec celle qui l’accompagne dans ses sorties depuis tant d’années.

Pouvoir assigner une identité aux animaux s’avère donc un élément central dans la relation entre les soigneurs et les pumas qu’ils côtoient. Comme nous l’avons vu, celle-ci s’inscrit dans un premier temps dans l’histoire longue des rapports entre félins et humains et dans une certaine préconception culturellement située des espèces. Elle se construit ensuite à partir d’éléments biographiques – inscrits dans les dossiers – ayant forgé le caractère de chaque individu non humain. Enfin, elle s’étoffe à partir d’observations faites sur le terrain, dans la reconnaissance de certaines qualités mentales chez l’autre et réactualise un complexe émotionnel interspécifique mêlant peur et frustration, mais aussi de la joie et des préférences réciproques.

Séquence de fin : un apprentissage de l’indistinction humaine

Dans son étude, Véronique Servais remarque qu’en coupant les animaux de leurs liens avec leur milieu naturel, l’environnement appauvri du zoo constitue un blocage empathique, plaçant de fait la rencontre entre humains et non-humains sur le registre du jeu, de l’anthropomorphisme. À partir des observations faites ici, plusieurs éléments de réponses peuvent être amenés. D’abord, elles confirment que l’empathie n’est pas directement liée à la ressemblance extérieure. Ici, les pumas partagent peu de ressemblance avec les humains ; et pourtant, l’empathie fonctionne à plein régime. En effet, la grande majorité des volontaires font état de compassion pour les animaux avec lesquels ils travaillent, particulièrement envers ceux qu’ils ne peuvent pas sortir des cages. Ensuite, contrairement au zoo, l’anthropomorphisme ne semble pas être le mode principal de relation aux animaux. En effet, les cages, les cordes et l’ensemble du dispositif spatial rappellent constamment la juste distance entre les espèces. Toutefois, de chaque côté de cette interface, les subjectivités humaines et félines sont en mesure de se rencontrer, favorisées par l’immersion répétée dans un environnement commun. À cette chorégraphie des Umwelten, les soigneurs volontaires peuvent alors superposer les identités individuelles des pumas. Fabriquées à partir d’éléments biographiques propres à chaque animal, elles contribuent à l’attribution chez les félins de capacités mentales similaires à celles des humains. Émotions, conscience de soi, de l’autre et du dispositif sont alors vérifiées ou infirmées collectivement lors des interactions qui permettent en retour d’ajuster la perception de l’identité de chaque animal. Au sein de ce complexe relationnel, plus le temps passe, plus les travailleurs voient les animaux qu’ils côtoient comme des individus à part entière, comme des personnes avec lesquelles il est possible d’entretenir une relation de confiance réciproque.

Finalement, c’est la dernière image de la vidéo qui me semble le mieux résumer ce qui se joue lors des rencontres interspécifiques dans le contexte de la réhabilitation d’animaux. À gauche du cadre, Luna est accroupie, retenue par sa corde attachée au câble métallique. Malgré la contrainte, elle semble paisible et profite des rayons du soleil qui percent la canopée. À droite, Courtney est assise sur une souche et lit un livre. Elle aussi paraît profiter de cet instant de tranquillité après la sortie. L’espace entre les deux vient rappeler l’inéluctable frontière qui sépare les espèces dans ce dispositif naturaliste. De part et d’autre de cette ligne invisible, chacune reste à sa place. Toutefois, des qualités se transmettent d’un côté à l’autre. Il y a dans la tranquillité de cette dernière scène toute la charge historique et affective qui unit ce puma et cette humaine. L’espace qui sépare Courtney et Luna me semble rempli de cette reconnaissance mutuelle acquise au rythme d’une gymnastique qu’elles ont répétée ensemble un nombre incalculable de fois.

Une expérience ontologique paradoxale c’est précisément ce genre d’instant, dilaté ici sur plusieurs heures, où la frontière entre humanité et animalité est retravaillée sans pour autant s’effacer. Elle est faite d’arrangements diplomatiques (Morizot, 2020), de concessions de part et d’autre de cette ligne mouvante : un pas vers toi, deux pas vers moi, qui font de cette danse dans la forêt une rencontre reconfigurant notre perception de la subjectivité non humaine. Après avoir passé tant de temps à séparer l’humanité du reste du vivant, le naturalisme se recompose ici dans l’interaction, pour accorder aux pumas le bénéfice de noms, d’histoires et de personnalités individuelles sur lesquelles une nouvelle forme de socialité interspécifique peut grandir. Comment ne pas voir dans cet apprentissage de l’indistinction humaine un des traits les plus saillants de l’Anthropocène ?