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Après avoir suscité de nombreux débats au sein de la sociologie francophone (Benatouil, 1999), la sociologie pragmatique (SP)[1] semble connaître un regain d’intérêt ; et ce, grâce à plusieurs entreprises d’explicitation de ses bases épistémologiques et philosophiques menées récemment (Barthe, De Blic et al., 2013 ; Cefaï, Bidet et al., 2015 ; Kreplak et Lavergne, 2008 ; Lemieux, 2018 ; Nachi, 2006 ; Ogien, 2014). Chacune d’elles mentionne la contribution de l’approche pragmatique au renouvellement de certaines questions sociologiques considérées comme classiques (la culture, le travail, l’économie, l’éducation, la connaissance, les mouvements sociaux). En revanche, plus rares sont les commentateurs qui relèvent à quel point la SP a permis l’émergence de travaux inédits portant sur les rapports que les humains entretiennent avec des entités « non-humaines » (Barbier et Trepos, 2007 ; Houdart et Thiery, 2010)[2]. Je veux évoquer ici les raisons qui, selon moi, ont fait et font de la SP encore un environnement particulièrement épanouissant pour ces travaux, et en particulier pour ceux qui ambitionnent de rendre compte des dynamiques de subjectivations des « non-humains » ou des « autres qu’humains ».

Disons-le d’emblée : ce texte ne prétend pas être une proposition théorique majeure, mais constitue plutôt une note de recherche à partir de réflexions qui me sont apparues au cours d’un travail plus conséquent du point de vue empirique (Michalon, 2014). Dans un premier temps, j’évoquerai l’originalité de l’approche pragmatique vis-à-vis de la thématique du « propre de l’homme » en décrivant trois « gestes anthropologiques » de la SP. Il s’agira de défendre l’idée que la SP fournit un cadre propice pour comprendre les fluctuations des frontières d’humanité (Rémy et Winance, 2010), telles qu’elles sont définies et redéfinies par les acteurs.

Dans un second temps, j’en viendrai à aborder le cas spécifique de la différence entre humains et animaux (différence anthropozoologique). À travers l’étude d’un film documentaire ayant pour objet la promotion des pratiques de médiation animale, j’analyserai une forme particulière de discours portant sur la différence humains/animaux. Ce discours, très valorisant pour les animaux, je le nommerai « plus-value animale », en insistant sur le fait que s’il procède bien d’une forme de singularisation des animaux, il n’implique pas une confusion entre humains et animaux : c’est bien un discours où les frontières se déplacent, sans s’estomper.

J’expliquerai ensuite les caractéristiques communes à ce discours (l’insistance sur les moments de révélation ontologique – les épiphanies) et ses variantes. J’identifierai ainsi deux registres de ce discours de la plus-value animale faisant grandement écho à deux concepts chers à la SP : l’épreuve et laprise. L’analyse de ce discours permettra de mettre à jour les implicites ontologiques de chacune de ces notions, et leurs enjeux anthropologiques. Il s’agira de considérer que ces notions, loin d’être des outils d’analyse externes, émergent du discours des acteurs tout autant qu’elles permettent de l’analyser et de l’inscrire dans les évolutions des conceptions du « propre de l’homme » dans les sociétés occidentales, en particulier dans le monde de la prise en charge médico-sociale (Génard et Cantelli, 2008). Cette résonance entre les outils conceptuels de la SP et les discours des acteurs sur la différence anthropozoologique m’apparaît comme un argument pour défendre la pertinence de l’approche pragmatique pour étudier les évolutions des frontières d’humanité. Il s’agira ainsi de considérer que l’appréhension proprement sociologique des subjectivités « autres qu’humaines » ne peut s’exercer sans prendre en compte l’évolution des subjectivités humaines, de leurs contextes d’énonciation et des implicites anthropologiques qu’elles charrient avec elles. En retour, elle ne peut non plus faire l’économie d’une réflexivité sur les concepts analytiques qu’elle forge, eux aussi chargés en implicites anthropologiques forts.

Je conclurai cette réflexion par une invitation à multiplier les travaux mobilisant une telle approche et à développer une sociologie des épiphanies, propre à renouer avec ce qui a fait l’originalité de la SP : la focale sur les dynamiques de qualification[3].

Les trois gestes anthropologiques de la sociologie pragmatique

En 2010, Catherine Rémy et Myriam Winance ont plaidé pour le développement d’une sociologie des frontières d’humanité. Pour ces chercheuses, il s’agissait de défendre l’importance d’une sociologie attentive au travail ontologique effectué par les acteurs eux-mêmes concernant ce qui relève du périmètre de l’humanité et ce qui en est, à des degrés divers, exclu ou mis à distance. Une sociologie qui prendrait pour objet la manière dont la question anthropologique se retrouve discutée, disputée et performée. Inscrire cette orientation dans le prolongement de la SP semblait alors évident pour ces chercheuses, ayant bien repéré les caractéristiques rendant cette approche des plus appropriées pour comprendre les processus qui faisaient que des entités – des « existants » (Descola, 2005) – se trouvaient classées comme humains ou non-humains. Souscrivant pleinement à cette analyse, je vais tenter de la reformuler et de l’étoffer. Reprenant l’idée d’un « geste pragmatique » (Breviglieri et Stavo-Debauge, 1999 – également utilisée par Rémy et Winance), je décrirai – au pluriel – trois gestes de la SP à l’égard de la question anthropologique.

i) Le premier de ces gestes consiste à avoir défendu une nouvelle vision du « propre de l’homme ». Comme l’ont noté plusieurs commentateurs (Corcuff, 2011 ; Frère et Jacquemain, 2008), toute sociologie repose sur une vision implicite de la nature humaine, sur toute une série de qualités propres aux humains, qui les feraient agir de telle manière et non d’une autre, et qui justifierait à ce titre que le sociologue les étudie de telle ou telle manière. P. Corcuff identifie chez des sociologues canoniques (Marx, Durkheim ou encore Simmel[4]) un certain nombre de ces « présuppositions anthropologiques ». Si celles-ci se conjuguent initialement au singulier (un « propre de l’homme » indexé à un auteur), les sociologies de la fin du XXe siècle les complexifient. Corcuff en compte par exemple quatre dans l’oeuvre de Pierre Bourdieu[5], et note à propos de la SP que le pluralisme conceptuel organisé en son sein

ouvre sur un pluralisme anthropologique, élargissant les visions tacites de l’humanité à l’oeuvre dans les théories sociologiques contemporaines. Car chaque régime [d’action] dessine des caractéristiques humaines différentes et des figures distinctes de la condition humaine (de l’amour à la violence, en passant par la stratégie, la justice ou la familiarité)

Corcuff, 2011, p. 208

Le premier geste anthropologique de la SP consisterait à défendre une vision plurielle du « propre de l’homme », et à faire de la question anthropologique une question ouverte, sujette à discussion, à la fois pour le sociologue et pour les humains qu’il étudie. Ce caractère ouvert de la question anthropologique repose en fait sur un présupposé fort en SP : la réflexivité des acteurs.

L’équipement mental et cognitif dont dispose le scientifique n’est pas différent de celui dont disposent les acteurs qu’il étudie. Et il arrive que ces derniers mobilisent des schèmes de raisonnement que l’on assigne habituellement exclusivement au développement scientifique

Frère et Jacquemain, 2008, p. 22[6]

Ce présupposé anthropologique de la réflexivité partagée a pour conséquence majeure que les questions qui intéressent les sciences sociales peuvent également intéresser les acteurs étudiés[7]. Le rôle du sociologue dans cette perspective revient à documenter et à analyser la manière dont ces derniers s’y prennent pour formuler ces questions et y répondre, en mots ou en actes.

ii) À ce titre, il a été noté que la SP constituait une passerelle privilégiée entre la philosophie et la sociologie (Lemieux, 2012), bien qu’elle se soit développée indépendamment des cadres conceptuels fournis par le pragmatisme[8]. Au nom du principe de réflexivité partagée, la SP insiste sur le fait que les questions posées par la philosophie peuvent également se poser à tout un chacun et qu’il importe au sociologue de s’intéresser aux effets de ces questions sur les acteurs, à la manière dont ils les performent et les résolvent[9]. Il s’agit donc de constituer les questions philosophiques en objet sociologiquement appréhendable. S’il est une question que la philosophie met à l’agenda avec une régularité métronomique, c’est bien celle de la différence entre humains et animaux[10]. Comme l’indiquent Vinciane Despret et Jocelyne Porcher (2007), cette question n’intéresse pas uniquement les philosophes, mais aussi tout un chacun, et plus particulièrement les personnes qui côtoient de près des animaux. Il importe donc d’aller recueillir les discours et d’observer les pratiques des acteurs pour comprendre où ils localisent les « différences pertinentes » (Despret, 2002) entre humains et animaux (et non plus « LA différence anthropozoologique »). Cette démarche consistant à traiter la question anthropologique non plus sur un registre normatif et éthique, comme le font les philosophes, mais sur un registre descriptif, C. Rémy et M. Winance l’associent volontiers à la SP. À leur suite, je propose de la constituer en second geste anthropologique de la SP : aborder le « propre de l’homme » non plus comme une question à résoudre par le chercheur, mais comme une forme d’accomplissement pratique, à étudier comme un objet sociologique à part entière.

iii) La SP s’attache ainsi à documenter les « ontologies à géométrie variable » (Latour, 1993) à l’oeuvre dans le monde social et « ne dresse pas par avance une carte des entités qui composent le monde et ne spécifie pas non plus ce que sont ou font les personnes » (Breviglieri et Stavo-Debauge, 1999, p. 13). La SP peut ainsi difficilement se reposer sur des repères ontologiques stables. Cette posture, méthodologiquement risquée mais fructueuse, a permis d’accueillir une diversité d’êtres, habituellement absents des descriptions sociologiques (objets techniques, animaux, plantes…). La SP a été l’un des rares courants où les rapports avec les « non-humains[11] » ont été largement explorés (Houdart et Thiery, 2010 ; Barbier et Trepos, 2007).

C’est d’abord sous l’impulsion de la nouvelle sociologie des sciences portée par Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich qu’une approche sociologique des rapports aux non-humains s’est développée : observer les scientifiques au travail a attiré l’attention sur les pratiques de qualification, de catégorisation, de stabilisation des êtres et du monde (Akrich, Callon et Latour, 2006). C’est notamment sur ce point que ce courant a rencontré les travaux de Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Alain Desrosières, Francis Chateauraynaud et Nicolas Dodier qui avaient approché des dynamiques de qualification semblables dans d’autres univers. Cet intérêt commun pour les processus de qualification tient à une conception particulière du monde social. Reposant sur un principe d’incertitude ontologique, et de non-attachement des êtres à des propriétés fixes (Nachi, 2006), la SP envisage le monde social comme une succession d’épreuves servant à statuer sur les propriétés que l’on peut attribuer aux êtres qui s’y engagent. Il s’agit là encore d’insister sur une anthropologie mouvante : ce qui fait que les êtres ont une place dans l’humanité comme communauté (Boltanski, 2004) dépend d’épreuves répétées dont l’issue, toujours incertaine, conditionne le fait qu’un être se trouvera plutôt dans un état de chose (hors de la communauté humaine) ou dans un état de personne (Thévenot, 1994).

Le troisième geste anthropologique de la SP consiste donc à la fois à avoir accueilli des « non-humains » dans la focale sociologique, mais également à avoir attiré l’attention sur les moments où les êtres sont intégrés à l’anthropos, ou en sont au contraire exclus[12]. Parce qu’elle ne postule pas que tout être (humain ou non) soit de facto un sujet, la SP permet notamment de mieux appréhender les dynamiques de subjectivation, en identifiant les conditions sociales et les étapes par lesquelles tout être peut être considéré comme ayant une subjectivité.

En résumé, les trois gestes anthropologiques de la SP tiennent au fait 1) d’avoir intégré une vision plurielle et réflexive du « propre de l’homme » ; 2) d’avoir fait passer la question anthropologique du domaine de la théorie philosophique à celui de l’accomplissement pratique à analyser sociologiquement ; 3) d’avoir attiré l’attention sociologique sur les moments de qualification des êtres. À ce titre, on comprend bien l’appel de C. Rémy et M. Winance au développement d’une sociologie des frontières d’humanité qui viendrait prolonger ces trois gestes de la SP. Je vais m’attacher dans la suite de cet article à creuser ce sillon, en analysant plusieurs types de discours portant sur la différence entre les humains et les animaux, dans le cadre de la promotion des pratiques de soin par le contact animalier. Ces discours relatent donc des moments où les différences entre humains et animaux sont apparues aux acteurs, comme des « occasions de pertinence » (Despret, 2002) au regard de leurs expériences personnelles et de leurs pratiques professionnelles. Ils constituent autant de tentatives de qualification ontologique de l’animalité et de l’humanité, et de ce qui les rapproche et les distingue. Ces discours, et leur mise en forme, ont comme particularité de faire grandement écho à des concepts centraux de la SP (l’épreuve et la prise), tout autant qu’ils permettent d’en analyser plus avant les implications ontologiques.

La relation à l’animal comme épiphanie

Les pratiques de soin par le contact animalier sont des pratiques paramédicales qui se développent depuis une quarantaine d’années en Occident (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord et Australie), et qui font appel à certains animaux (chiens et chevaux essentiellement) dans le but de soulager certains maux physiques ou psychiques. L’histoire de ces pratiques et du monde social qui les promeut très activement a été décrite longuement ailleurs (Michalon, 2014). Outre un investissement très important dans les recherches scientifiques visant à objectiver les bénéfices sanitaires du contact animalier (Franklin etal., 2007 ; Servais, 1999), les promoteurs de ces pratiques produisent régulièrement des supports de communication « grand public » ; à l’image du DVD Virgule et les autres. La médiation animale, réalisé en 2009, que j’ai choisi d’analyser ici[13]. Le film présente cinq lieux de prise en charge très différents, mais qui ont en commun de faire intervenir des animaux dans le cadre de leurs activités : maison de retraite classique, Institut Médico-Éducatif pour enfants déficients intellectuels, association visant l’éducation des « jeunes en difficultés sociales ». Pour chacune des structures, le documentaire montre ce que sont concrètement les activités de médiation animale et donne accès à la parole des professionnels et des bénéficiaires. Chacun y explique ce que la relation à l’animal a changé dans sa « problématique », son « trouble » ou dans sa manière de travailler.

En tant qu’objet de promotion, ce documentaire relaie et amplifie ce que j’ai nommé le discours de la « plus-value animale », ce discours visant à défendre la spécificité de l’apport de la présence et des interactions avec l’animal dans le cadre d’une activité thérapeutique, de soin ou d’accompagnement social[14]. Ces discours de promotion d’une pratique contiennent également des éléments de caractérisation ontologique sur l’animal : l’animal ne ment pas, l’animal ne juge pas, l’animal a un don pour repérer les souffrances humaines, etc. Il s’agit donc de dire quelles qualités distinctives l’animal possède intrinsèquement qui rendent sa rencontre si particulière et bénéfique, mais également d’insister sur ce que l’interaction ou la présence de l’animal apporte de plus par rapport aux relations entre humains. Au coeur du discours de la plus-value animale, se trouve donc la différence humain/animal, ou différence anthropozoologique.

Ce discours comprend plusieurs caractéristiques notables. D’une part, il s’agit clairement d’un discours qui valorise l’animal. Comme le rappellent C. Rémy et M. Winance, le registre de l’animalité est usuellement en lien avec des dynamiques de dégradation : les êtres humains qui ont été associés à des animaux ou à des formes d’animalité ont en effet été les victimes de traitement au mieux dégradants symboliquement, au pire et le plus souvent, criminels. L’animalité renvoie donc à un état inférieur de la condition humaine, le plus souvent indigne, dont les humains tendraient naturellement à se distinguer. Par opposition, le discours de la plus-value animale met en avant les qualités morales des animaux, dont les humains auraient à s’inspirer. D’autre part, tel qu’il s’énonce dans le documentaire, le discours de la plus-value est indexé à des pratiques, et ne s’énonce pas dans l’absolu. La différence anthropozoologique a été éprouvée au travers de situations concrètes qui ont aidé les acteurs à identifier des caractéristiques propres aux animaux et aux humains. Du fait de cette inscription dans les pratiques de soin par le contact animalier, le discours de la plus-value animale a une troisième caractéristique importante : il témoigne des changements de conception des acteurs à l’égard tout à la fois des humains et des animaux. Au contact des animaux, nous disent les personnes interviewées ici, les comportements changent. On voit des enfants malades, des personnes âgées ou des adultes trisomiques devenir totalement autres, accomplir des choses dont on les croyait largement incapables. Une dynamique d’altération positive qui amène à réévaluer ce dont les humains sont capables, et par conséquent, ce que les animaux sont capables de leur faire et de leur faire faire. La différence anthropozoologique apparaît ici comme une double réévaluation, tant de ce que sont les humains que de ce que sont les animaux. La quatrième et dernière caractéristique du discours analysé ici tient à sa forme : la différence anthropozoologique est apparue aux acteurs dans des circonstances précises, dont ils se souviennent précisément, une différence qui a été pour eux comme une sorte de révélation. On parlera donc d’épiphanie pour désigner ce moment où la consistance des êtres est apparue aux acteurs, soit pour la première fois, soit sous un jour nouveau[15]. On parlera même d’épiphanie anthropozoologique puisqu’il s’agit du moment où la différence entre humains et animaux est révélée ou réévaluée, où elle est précisée, accentuée ou atténuée.

Épiphanies

Pour illustrer le registre de l’épiphanie, transversal dans tous les propos tenus, je m’intéresserai à la séquence du documentaire consacrée au Centre Estime, maison d’accueil spécialisée pour les personnes polyhandicapées, au sein du centre hospitalier de Mulhouse[16].

On se rend pas compte. On pensait pas que ça serait si important d’avoir le chien parmi nous. Donc en fait, ça réveille plein d’émotions en lui, qui étaient enfouies. Ça met de l’ambiance, ça met de la vie, c’est bien, c’est chouette. Et je crois que pour les soignants aussi, ils font leur travail différemment quand Atlas est là.

Une kinésithérapeute anonyme du Centre Estime

Atlas est un golden-retriever noir, éduqué par l’association Handi’Chiens, et qui, depuis 2008, est intégré à la vie du Centre Estime. Comme nous le montre le documentaire, Atlas accompagne les soins comme les moments de détente. Sa présence semble presque évidente auprès des soignants et des patients, mais cela n’a pas toujours été le cas.

J’ai été extrêmement surprise – mais ça, c’est tous les jours – de voir à quel point les résidents, à quel point ils l’attendent, à quel point ils attendent l’arrivée du chien le matin, l’investissement qu’ils ont. Je ne pensais pas qu’ils pouvaient, enfin on ne se rendait pas forcément compte que le chien pouvait avoir cette présence-là.

Une soignante anonyme du centre Estime

La découverte du chien, des effets de sa présence sur les patients a été une révélation pour les soignants, mais également pour les patients. Le portrait d’une patiente d’origine camerounaise est, à ce titre, exemplaire. Elle explique avoir eu peur des chiens avant de rencontrer Atlas, car au Cameroun, « les chiens ne sont pas comme ici ». Lors de son arrivée dans l’établissement, encore imprégnée par l’image des chiens camerounais, errants et parfois agressifs, elle ne voulait pas qu’Atlas l’approche. Mais quand elle s’est rendu compte que ce dernier était « éduqué », ce fut un choc :

Quand je lui dis « assis », il s’assied. Quand je lui dis « coucher », il se couche. C’était fini. Ça m’a fait un genre de… c’est-à-dire que je l’aime. Je l’aime déjà trop, trop même. […] Ça m’aide parce que certains gestes que je ne pouvais pas faire seule, grâce à Atlas, le geste est là, m’est revenu, comme ça…

Une patiente anonyme du Centre Estime

Pour cette patiente, la rencontre avec Atlas a donc été une épiphanie à plus d’un titre. Constatant les « bonnes manières » du chien, elle a réévalué sa perception générale des canidés : d’une peur de l’espèce canine dans son ensemble, liée au contexte camerounais, la voilà qui considère que les chiens peuvent être aimables, doux et dociles, que les chiens sont donc capables d’être autre chose. De la même façon, constatant le retour de ces gestes qu’elle n’arrivait plus à faire, la patiente se redécouvre elle-même comme étant capable d’être et de faire autre chose.

On a pu constater, chez les personnes ici qui sont en état pauci-relationnel, c’est-à-dire communiquant vraiment très très peu avec leur environnement, on a pu constater un sourire, une ébauche de geste, quand l’animal est venu se coucher sur le lit. Enfin, ça a été presque un éveil pour certains, et ça a relancé toute la dynamique de l’équipe.

La coordinatrice du Centre Estime

L’« éveil » évoqué ici concerne ainsi patients et membres de l’équipe : au contact de l’animal, les patients se révèlent différents de ce que les soignants connaissent d’eux et de ce dont ils les pensent capables. Ce qui a pour effet de transformer le soin, et de faire redécouvrir aux soignants ce dont eux-mêmes sont capables. Plus loin dans le film, une infirmière de la maison de retraite la Roselière relate l’histoire d’un homme qui, après sept ans d’un mutisme complet, s’est soudain mis à parler, en présence d’un chien. Tout le monde le pensait incapable de dire un mot et sa première phrase fut : « J’aime les chiens. » « Je peux vous dire qu’à partir de là, on s’est dit “on a bien travaillé, donc on continue”[17] », ajoute l’infirmière. À plusieurs reprises dans le documentaire, l’importance du changement de regard provoqué par l’interaction avec l’animal est soulignée : c’est parce que l’équipe a vu la personne autrement au contact de l’animal qu’une nouvelle dynamique de prise en charge s’est engagée. Cette narration du moment où l’on découvre ou redécouvre les êtres, humains et animaux, peuple le monde social du soin par le contact animalier[18]. On peut donc en parler comme d’une épiphanie, en détournant le sens religieux du terme pour n’en garder que la dimension de révélation ontologique, ce moment où les êtres et les choses apparaissent pour la première fois, ou apparaissent autrement. On peut lui ajouter une définition plus sociologique, celle utilisée pour évoquer les trajectoires biographiques par exemple : l’épiphanie est ce moment de la vie d’un individu où il se découvre être autrement (Denzin, 1989 ; Castel, 2003), où son environnement (familial, amical, professionnel) prend un sens différent. Dans les deux cas, la dimension narrative de l’épiphanie est incontournable : l’épiphanie ne se vit pas uniquement, elle se raconte. Elle est donc un phénomène discursif, dont il est intéressant d’analyser les invariants (la question du changement en fait partie), mais également les déclinaisons. Car en effet si le discours de la plus-value animale emprunte a minima au registre de l’épiphanie (c’est la base sur laquelle tous les acteurs s’accordent), deux registres se distinguent assez nettement dans le documentaire, pour évoquer la relation à l’animal et ses apports : l’épreuve et la prise.

Épreuves : l’animal contraignant

Le registre de l’épreuve est très présent dans la première séquence du documentaire qui porte sur l’association du père Guy Gilbert (autosurnommé le « curé des loubards »), qui propose à des adolescents et jeunes adultes en difficulté sociale un encadrement axé sur la responsabilisation impliquée par l’entretien quotidien d’animaux, dans sa Bergerie de Faucon (Hautes-Alpes). La deuxième scène de la séquence montre un adolescent en tenue « streetwear » en train de donner à manger à des lamas à l’extérieur de la Bergerie. Guy Gilbert parle en voix-over :

L’animal ne ment pas. Ça, ils le disent souvent : l’animal ne ment pas, l’animal ne triche pas et l’animal ne reprend jamais ce qu’il a donné. C’est trois phrases différentes que j’entends souvent. […] Intellectuellement, ils sont limités, mais ils ont de ces phrases ! Ça me tue ! […] L’animal ne triche pas, l’animal ne ment pas, parce que des adultes ont menti tout au long de leur vie ; et donc on arrive à 13 ans ici, on est des tricheurs, on est enfoirés, on est des bouffons ! Voilà ! C’est tout. Tandis que la bête, non.

Une première caractérisation de l’animal est livrée ici : par rapport à certains humains qui ont été malhonnêtes avec les jeunes, l’animal (en général) est honnête, sincère et très lisible. Dans la scène suivante, un éducateur poursuit sur la thématique de la lisibilité : à la bergerie les soins aux animaux règlent le rythme de la vie des jeunes, qui pour beaucoup sont « déréglés », habitués à veiller le soir, à se lever tardivement le matin et à manger de manière irrégulière. Devoir nourrir les animaux à heure fixe, sept jours sur sept, serait une contrainte bénéfique. Ces jeunes feraient en effet le double apprentissage de l’importance de prendre soin de soi, de son corps et de ses besoins, et de l’importance d’intégrer un rythme, identique à celui des animaux. Le discours mobilise ici l’image d’un animal réglé sur le temps de l’horloge, ou sur celui de la nature (cycles), avec lequel il serait impossible de transiger. L’animal est un être qui ne reporte pas la satisfaction de ses besoins et avec lequel on ne négocie pas. Plus loin, un éducateur ajoute :

La bête, c’est du sentiment, ça se contrôle pas. Si demain faut faire une dalle en béton, tu sais qu’il va te falloir une pelle, une truelle, du sable. Alors que là, t’arrives, c’est tout imprévisible, c’est de la bête, c’est totalement imprévisible. C’est le sentiment pur et gratuit. […] le fait que les règles soient fixées par les animaux, ça change tout. C’est l’animal qui met les limites. Ensuite l’animal, c’est un moyen d’accroche. Puisque c’est les animaux qui rythment la vie.

La figure d’un animal « pur, gratuit » mais « imprévisible », dont les comportements exigent une adaptation très rapide de la part de l’humain, apparaît ici. L’animal fixe des règles que l’on ne peut pas prévoir ni anticiper[19]. C’est donc sur un mode agonistique que l’interaction entre humains et animaux est décrite par cet autre éducateur racontant le moment où il a été convaincu par l’approche du père Gilbert :

Le jour où j’ai eu un jeune qui est venu, un jeune caractériel, caïd, très dur, très très très dur. Depuis l’âge de un an et demi, il était placé. Il avait 16 ans quand il est venu, ça veut dire qu’il a passé 15 Noëls en foyer. Et je savais pas comment faire pour le cadrer ou pour avoir une approche avec lui, alors j’ai dit « viens avec moi, on va chez l’âne. Il s’appelle Martin, l’âne et c’est le doyen, c’est le plus ancien des animaux ici, t’as vu. Tu me suis ? » Donc il me vient. Et je lui dis au jeune, on va l’appeler Léon ce jeune « tu vois Léon, et ben cet âne il te ressemble. C’est un caïd ici, ce Martin, il a un putain de caractère. Donc on va voir c’est qui le boss : est-ce que t’arriveras à, est-ce que tu vas être le patron de l’âne ou est-ce que c’est l’âne qui va être ton patron ? Je vais te laisser faire. Vas-y. T’es un caïd ? Et ben vas-y ! » Alors bon, lui déjà un âne, ça l’intimidait, et puis il voulait y aller comme il fait tout le temps : à la dureté, à la tête dure, avec un caractère, mais non ! L’âne est plus coriace, plus têtu que lui et plus dur etc. et il a dû apprendre que pour faire amener l’âne où il voulait, et donc pour avoir une emprise sur lui, et donc une relation, il fallait avoir de la douceur, de la patience, de la persévérance. Et finalement, Martin il a fait mon boulot. Ce n’est qu’un intermédiaire animal, un substitut, des fois un exutoire voilà. Et donc l’animal révèle le fond de ce que tu es.

La relation à l’animal est donc ici une épreuve, dont on perçoit, en filigrane, plusieurs caractéristiques. De prime abord, c’est une épreuve de force (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Blondeau et Sévin, 2004). Pour les éducateurs, les jeunes accueillis à Faucon se trouvent confrontés à des êtres dont ils ne connaissent pas les codes et ils n’ont pas d’autres choix que de les apprendre. La question des « limites » et « règles » imposées par les animaux devient alors un peu plus explicite et semble désigner le risque physique, encouru par les jeunes s’ils ne respectent pas l’animal, ses besoins, ses codes, etc. Une autre séquence du documentaire, consacrée à l’Institut Médico-Éducatif (IME) des Isles à Auxerre[20], vient renforcer cette interprétation. On y voit un groupe de garçons « déficients mentaux », en tenue de travail, encadrés par un adulte. Ils vont s’occuper d’un bélier assez imposant. Devant son enclos, l’encadrant commente :

Alors voilà un autre aspect de la relation avec l’animal pour l’enfant, c’est la connaissance, la prise de connaissance pour les jeunes de leurs limites. Le bélier c’est quand même un animal qui peut avoir des attitudes un petit peu agressives.

On voit un des jeunes tenter de maîtriser le bélier en le tenant par le collier, sans succès. Le bélier tourne autour d’un second garçon, la tête (et surtout ses cornes) à hauteur de son bassin. Saisissant l’animal directement par les cornes, l’encadrant intervient :

Alors là Paul c’est un petit peu dangereux ce que tu fais. Tu sais que le bélier, c’est pas un petit agneau, il est fort. Donc tu fais quand même attention. Comment on fait pour qu’il soit sage alors ?

Paul répond : « Coup de boule ? » Rire gêné de l’encadrant, qui reformule la phrase :

oui, il peut donner des coups de boules, faut faire attention. Non, mais pour qu’il soit sage, il faut qu’on l’assoie. Bon laisse-moi faire.

Paul s’écarte et l’homme saisit le bélier sous les pattes antérieures et sous l’encolure, le soulève dans un mouvement très ferme, le tient contre son torse et arrive à l’asseoir. « … il est quand même lourd. Et là, il bouge plus. » Ne pas comprendre l’animal peut amener à se mettre soi-même en danger. Et il est clair que c’est ce que les éducateurs/soignants veulent éviter aux personnes qu’ils encadrent. Dans cette perspective, l’épreuve de force, en tant que confrontation non codifiée et brute de deux êtres, ne semble pas tant être ce qui se joue ici : il s’agit précisément de l’éviter[21]. Ainsi, l’épreuve devient une épreuve de grandeur (Boltanski et Thévenot, 1991) pour qui saura éviter le recours à la force physique pour régler ses rapports avec les animaux. La capacité à comprendre les comportements des animaux et à s’y adapter constitue un objectif en soi. Ainsi, dans le discours agonistique tenu par les soignants, les éducateurs ou les thérapeutes, le risque d’une confrontation physique entre l’animal et l’humain fait figure d’une contrainte positive.

Positive, cette contrainte l’est aussi pour les professionnels qui la réinvestissent d’une manière particulière. À Faucon, un éducateur commente :

Je pense qu’y a beaucoup de choses qu’on peut faire passer par l’animal, et on est pas forcé de dire les choses, parce que souvent les jeunes c’est vrai qu’on est tout le temps en train de leur donner des interdits, de leur dire « fais-ci, fais-ça, pourquoi » ; et avec l’animal finalement c’est lui qui va un peu donner ses limites, poser ses limites aux jeunes, et c’est vrai que c’est intéressant de travailler comme ça, le jeune peut voir lui-même comment il faut qu’il recadre son comportement face à l’animal.

« Faire passer des choses par l’animal » : telle est la technique qui nous est livrée ici et qui consiste à faire porter la responsabilité de la contrainte qui s’exerce sur les jeunes uniquement à l’animal : les humains ne fixeraient pas, ni ne feraient respecter les règles, les animaux s’en chargent. Ce discours de la contrainte imposée par les animaux devient alors un outil d’accompagnement à part entière, en ce qu’il vient rendre invisible tout le cadre conventionnel, bien humain (engagement verbal ou contractuel à respecter les règles de l’IME, de la bergerie, des séances d’équithérapie, etc.) qui a été posé (ou imposé) à un moment ou à un autre. Pour faire intégrer une certaine objectivité de cadre conventionnel, et plus largement, des règles sociales, on passe par l’animal comme une sorte de réserve de naturalité qui, d’une part, impose ses propres règles non négociables, et d’autre part exige de l’humain une activité accrue de décryptage de ses comportements. Ce faisant, dans cette vision agonistique du rapport à l’animal, tout l’arrière-plan contractuel qui existe entre les encadrants et les bénéficiaires de l’activité est occulté : les conventions classiques de la profession (de soin, d’accompagnement social), les manières de travailler, les obligations légales, etc. En somme : l’animal permet de rendre invisible le caractère négocié et potentiellement renégociable des règles de l’activité. On a donc affaire à un processus de naturalisation imbriquée : une naturalisation des animaux et de leurs comportements, avec lesquels il n’est possible de négocier qu’à condition de suivre les règles de comportement édictées et promues par l’institution, règles elles-mêmes naturalisées par le truchement de la relation à l’animal, comme épreuve.

Prises : l’animal capacitant

Le registre de l’épreuve n’est pas le seul présent dans le discours de la plus-value animale. Le documentaire donne également à entendre des propos valorisant les progrès effectués par les personnes ayant su transformer l’épreuve de force en épreuve de grandeur. Cet éducateur de Faucon commente :

C’est surtout « confiance ». Confiance et puis fierté tu vois de réussir. Fierté par exemple d’avoir réussi à dompter, enfin « dompter », un daim qui arrive tu vois, ou le dromadaire avec sa force, ou le buffle quand il est fort, et qu’avec sa force il se met sur le dos, il a réussi à le dompter, donc quelque part il est fier.

Fierté de maîtriser des savoirs et d’apparaître « en charge », responsable, ou fierté d’avoir su trouver les bons codes pour entrer en relation avec l’animal. Tout au long du documentaire, les personnes interviewées insistent, tantôt sur l’aspect agonistique de la rencontre avec l’animal, tantôt sur son caractère responsabilisant et sur l’effet que cette maîtrise de la relation à l’animal dont fait montre le bénéficiaire produit à la fois sur les professionnels et sur son entourage (proches, famille, camarades). À l’IME des Isles, tandis que la caméra montre des jeunes garçons trisomiques nourrir des lapins, promener un chien en laisse et donner le biberon à des agneaux, une encadrante commente en voix-off : « Je [la personne handicapée] ne suis plus l’individu qu’on doit 100 % prendre en charge, mais je suis aussi une personne capable d’assumer la charge d’autres vivants, et c’est aussi important ça. » Prendre en charge et prendre soin des animaux apparaît ici comme un acte valorisant, un stade significatif de l’autonomie, une forme de félicité de la pratique. «  […] c’est une énorme gratification cette responsabilité », explique une autre éducatrice. On assiste ici à un glissement dans le discours. Dans le registre de l’épreuve, on insistait beaucoup sur ce qui pouvait potentiellement se passer en cas de « confrontation » avec l’animal, sur les contraintes pesant sur l’action, et sur les risques physiques encourus. Ici, on déplace l’attention sur ce qui s’est effectivement passé, en termes positifs, sur ce que le rapport à l’animal a produit, sur la félicité.

Ainsi, toujours à l’IME, on nous montre le travail effectué par l’une des intervenantes avec Pauline et Tiffany, deux jeunes filles handicapées mentales. La scène prend place à l’intérieur d’un manège d’équitation. On y voit Pauline avec un cure-pied à la main, observant l’intervenante qui panse un cheval. «  Tu veux le faire ? » lui demande-t-elle. Pauline acquiesce. Tiffany et une autre intervenante observent Pauline enlever la boue de l’intérieur du sabot du cheval, alors que la femme tient la jambe de l’animal. Tiffany brosse le cheval : «  Elle le fait bien hein ? » commente l’intervenante. L’acte en lui-même est ici valorisé par les encadrantes, et l’on n’entend pas de commentaires sur la dangerosité de la situation ou sur la force de l’animal. C’est l’accomplissement de l’action qui est, en lui-même, « grand », et non pas les contraintes qui donneraient plus de valeur à cet accomplissement. Tout au long de la séquence, l’intervenante évoquera les progrès effectués par Pauline dès lors qu’elle a été au contact du cheval, et les termes « plaisir », « bien-être », reviennent à plusieurs reprises.

Deux points fondamentaux à travailler avec Pauline, c’est son aisance corporelle, qu’elle puisse être à l’aise, qu’elle ne soit pas douloureuse à cheval, et qu’elle arrive à nous dire « je veux, je ne veux pas » « je peux, je ne peux pas », « je suis bien, je ne suis pas bien ».

Communiquer autrement avec Pauline, plutôt mutique au quotidien, par le corps, par le verbal, le non-verbal, et arriver à lui faire exprimer ses ressentis : l’enjeu est là. À plusieurs reprises dans le documentaire revient l’idée que le rapport à l’animal permet de décoder les envies, les sentiments, la volonté de la personne bénéficiaire qui, du fait de sa problématique (handicap, maladie, situation sociale difficile), sont parfois difficiles à appréhender par les encadrants. L’animal permet d’instaurer un autre système de communication. Une éducatrice explique par exemple que

la présence de l’animal permet à l’adolescent d’exprimer des émotions, de l’affectivité, des affects surtout, ce qui ne peut pas être déversé – entre guillemets – sur un autre jeune, ou sur l’adulte, l’adolescent peut se le permettre avec l’animal.

De l’animal contraignant, issu du registre de l’épreuve, le discours glisse donc vers l’animal capacitant, qui valorise plutôt les prises offertes par et dans le rapport à l’animal. Le premier insiste sur ce que l’animal interdit, alors que l’autre met en avant ce qu’il autorise.

L’animal est le liant. Il permet d’aller plus loin. C’est le point d’entrée d’une conversation qui peut déboucher sur toute l’histoire personnelle de la vie du résident. […] y a des choses qu’on n’arrivera pas à expliquer scientifiquement, mais ce qu’on constate, c’est les résultats. Le bien-être de la personne, le sourire retrouvé, et je crois que c’est le plus important, c’est que la personne se porte bien. L’animal aide, nous aide dans cette démarche.

Les propos du directeur de la maison de retraite La Roselière indiquent que le discours de l’animal qui permet concerne aussi bien les effets de la relation à l’animal sur les résidents que ses effets sur les soignants. L’intervenante qui travaille avec Pauline en témoigne :

Mettre cette enfant en relation avec l’animal, […] nous donne nous, professionnels, un autre regard sur cette enfant que nous voyions tellement en difficulté, et nous, nous étions tellement démunis par rapport à ce qu’on pouvait lui proposer au niveau éducatif, là, ça se fait tout seul. […] on peut s’aider de l’animal pour que l’enfant arrive à être bien quelque part et à d’autres moments.

Le rapport à l’animal permet une transformation du regard des professionnels sur eux-mêmes. D’une part, on retrouve l’idée que cette relation fournit des occasions d’observer des comportements inédits chez les bénéficiaires et de s’en saisir pour les intégrer dans la prise en charge. D’autre part, et par voie de conséquence, ces nouvelles pistes de prise en charge, ouvertes par la relation à l’animal, rendent les professionnels capables d’aider les bénéficiaires, leur procurant le sentiment de sortir de l’impuissance. Le discours de l’animal capacitant est ici pleinement illustré : insistant sur la félicité, sur les effets positifs, ce discours valorise les transformations produites par le rapport à l’animal sous l’angle de la capacité retrouvée des uns et des autres. À ce titre, parler d’un registre de la prise plutôt que de celui de l’épreuve semble justifié. Tout en revenant sur ces deux registres, je vais développer maintenant les enjeux de cette distinction.

Les grandeurs de la plus-value animale

Même si les acteurs eux-mêmes ne caractérisent pas la plus-value animale en usant du vocabulaire de la SP, j’ai repéré dans leurs discours plusieurs éléments permettant de les rapprocher des définitions des concepts d’épreuve et de prise.

D’une part, l’analyse a fait émerger un discours de type agonistique à propos de la relation à l’animal : ce discours tend à insister sur ce que l’interaction avec un animal interdit en termes de comportements, de communication, de rythmes, etc. L’idée de contrainte y est très présente et, ce faisant, met l’accent sur les conditions qui pèsent sur ce moment de la relation humain-animal. Mais également sur les conséquences potentielles relatives à l’échec de l’épreuve (à travers la question des risques physiques)[22]. Pour employer le lexique interactionniste, ce discours valorise les conditions de félicité comme sources des bénéfices : plus les enjeux qui précèdent et pèsent sur le moment d’interaction avec l’animal sont nombreux, plus celui-ci sera présenté positivement. En outre, il y a une sélection de ces conditions. En effet, l’insistance sur le caractère non négociable de certaines règles semblant émaner de l’animal lui-même, alors qu’elles pourraient très bien être ajustées, fait partie de ce travail de sélection. De même, l’invisibilisation des cadres conventionnels « classiques » (comme l’engagement explicite du bénéficiaire ou de son entourage dans un processus de prise en charge) relève de la même dynamique. Tout se passe comme s’il s’agissait de présenter l’animal comme une figure de naturalité, abstraite du monde humain, de ses règles, de ses dispositifs de contraintes. La définition de l’épreuve par Boltanski et Thévenot (1991) vient à l’esprit :

L’épreuve est le moment où une incertitude sur la grandeur des uns et des autres est mise sur le terrain, et où cette incertitude va être résorbée par une confrontation avec des objets, avec un monde[23].

Dans la version agonistique du discours analysé, l’animal est clairement ce monde avec lequel les bénéficiaires se confrontent pour révéler leur vraie nature. L’animal est une résistance contre laquelle l’humain vient s’appuyer, se cogner, comme pour mieux avoir conscience de sa propre consistance. C’est sur cette résistance que l’on insiste lorsqu’on décrit l’interaction humain-animal à travers les conditions de félicité : l’animal, en tant que naturalité non négociable, fait partie des contraintes qui pèsent sur la situation, et ce, de manière presque exclusive. Ainsi, si l’épreuve est ce moment où la qualification des êtres est en jeu, on remarque qu’il faut un invariant permettant la révélation des qualités des êtres. Ici, l’animal fait figure d’invariant qui ne ressort pas transformé par l’épreuve[24].

C’est là peut-être une différence entre le registre de l’épreuve et celui de la prise. Si les deux ont en commun de présenter l’interaction humain-animal comme un moment de révélation ontologique, comme une épiphanie, les êtres qui en sortent révélés ne sont pas nécessairement les mêmes. En effet, l’épreuve tend à ne révéler que les êtres humains, alors que la prise propose une dynamique de co-révélation entre humains et non-humains. Comme l’écrivent Bessy et Chateauraynaud,

la notion de prise décrit les relations entre les hommes et les choses en les prenant dans les deux sens : dans le sens d’avoir prise sur, expression qui désigne souvent une ascendance de l’humain (actif, interactif, interrogatif) sur l’objet et son environnement (inerte, passif, construit) et dans celui de donner prise à, formule qui permet d’accorder aux corps une irréductibilité

1995, p. 239

Le souci de décrire une relation bilatérale à travers le concept de prise a des conséquences importantes. La première est de ne pas réduire les objets à un rôle passif et résistant dans la relation. La seconde tient au fait que ces « non-humains » sont également qualifiés à l’issue de la relation : ils ne sont pas a priori des figures de la naturalité ; ils peuvent le devenir ou non. En somme, ils trouvent une consistance dans la prise, tout comme les humains qui y sont engagés. L’exemple du travail d’expertise adopté par Bessy et Chateauraynaud témoigne de cette double dynamique : l’expert est révélé en tant qu’expert parce qu’il a su reconnaître un objet authentique et l’objet se trouve, de fait, authentifié par cette expertise. La consistance des deux êtres est sans cesse révélée et renouvelée[25]. Là où l’épreuve donnait aux « non-humains » l’aspect lisse et froid d’une vitre qui n’offre aucune possibilité d’être saisie, la prise présente plutôt leur rugosité, leurs cavités, déchirures et excroissances (les « plis » dans le lexique de Bessy et Chateauraynaud), qui font qu’ils ont autre chose que de la résistance à proposer.

Ainsi, dans le registre de l’épreuve, c’est plutôt ce que l’animal empêche qui occupe une grande place, alors que celui de la prise met l’accent sur ce que l’animal autorise[26] : l’expression d’une nouvelle forme de communication chez les bénéficiaires présentant des déficiences de cet ordre, d’émotions trop fortes pour être « absorbées » par d’autres humains, des comportements trop ambigus socialement pour être réalisés par les soignants (caresses et contacts corporels), etc. Enfin, le registre de la prise accorde une attention particulière à l’accomplissement de l’activité, plus qu’aux contraintes qui pèsent préalablement sur elle : la grandeur de la plus-value est moins indexée sur ce que le bénéficiaire doit surmonter pour entrer en relation avec l’animal. De fait, le registre de la prise tend à valoriser plutôt l’effectivité de la relation à l’animal que la potentialité, présente dans le registre de l’épreuve. Ainsi, ces deux registres décrivent l’interaction humain-animal à travers des temporalités différentes. S’ils s’accordent sur l’idée d’un moment précis où se joue une dynamique de révélation ontologique, l’épiphanie, le registre de l’épreuve insiste sur l’amont de l’interaction pour attribuer de la valeur à celle-ci. Le registre de la prise valorise l’interaction en elle-même, et son aval, ses effets.

À travers ces deux modalités du discours de la plus-value animale, on a accès à un point d’observation privilégié des fluctuations des frontières d’humanité et d’animalité. En effet, ces registres impliquent des visions de l’animal et de l’animalité différentes. Pour le dire simplement, le registre de l’épreuve favorise une vision naturaliste de l’animal, qui insiste sur la différence anthropozoologique, alors que celui de la prise laisse plus ouvert l’évolution ontologique des êtres, et les animaux peuvent potentiellement se distinguer des humains mais aussi s’en rapprocher. À l’issue et dans la prise, la différence peut se trouver amoindrie et les animaux peuvent être envisagés dans leurs similarités avec les humains.

C’est ce qui me fait dire que, passant d’un registre à l’autre, la question anthropologique se trouve reconfigurée : dans l’épreuve l’animal est un être déjà-là, qui influe sur le cours d’action, sans en sortir changé (alors que l’humain, lui, est transformé). Dans la prise, telle que décrite ici, l’animal est transformé par l’interaction, tout autant qu’il aide à transformer les humains. C’est notamment la dimension capacitante du registre de la prise qui conditionne cette dynamique de reconfiguration ontologique : en rendant les patients et les soignants capables d’autre chose, l’animal se voit également attribuer des capacités autres, qu’on ne lui soupçonnait pas. Dans la prise, humains et animaux se trouvent réunis sous l’angle de la capacité. Dans cette mesure, le registre de la prise est une version du discours de plus-value animale qui valorise moins la différence entre humains et animaux que leur similitude potentielle, leur appariement. Je vais expliquer maintenant pourquoi ce registre de la prise est le plus en phase avec l’évolution récente de certains repères anthropologiques dans les sociétés occidentales.

Voir les animaux comme des personnes capables ?

J’ai décrit ailleurs (Michalon, 2014) à la fois l’histoire et les réseaux qui promeuvent les pratiques de soin par le contact animalier, et j’ai pu montrer que l’évolution de ces pratiques pointait dans une direction : la défense d’un mode de relation particulier à l’animal dans lequel ce dernier est considéré comme un « vivant-personne » (Micoud, 2010), un individu irremplaçable, et non simplement un exemplaire de son espèce[27]. J’ai analysé cette dynamique comme un processus d’anthropisation des animaux, visant à inclure ceux-ci dans l’humanité comme communauté (Boltanski, 2004). Cette « montée en personnalité » (Michalon, 2015, 2020) des animaux fait grandement écho aux évolutions récentes du monde de la prise en charge médico-sociale, qui place au centre de ses pratiques et de ses discours le vocabulaire de la personne humaine, le respect non seulement de son intégrité psychique et physique, mais aussi de son parcours biographique (Astier et Duvoux, 2006 ; Astier, 2007 ; Ion, 2005 ; Maurin, 2017), de sa singularité (Namian, 2011) ; de sa persona en somme (Mauss, 2013 [1950]). Le monde social du soin par le contact animalier, parce qu’il est porté par des praticiens issus de ces univers sensibles à ces évolutions, accorde de l’importance au développement de liens intersubjectifs entre l’animal et l’humain, appréhendés tous deux comme des personnes. La subjectivité des animaux est alors prise en considération par les acteurs puisque ceux-ci sont dans des univers où l’expression de la subjectivité importe. Ainsi, si le documentaire analysé ici donne accès à deux types de discours, valorisant chacun deux types de grandeur, je pense que celui de la prise est plus en phase avec l’horizon normatif du soin par le contact animalier (promouvoir le traitement en personne des animaux, sur un mode bienveillant) et avec les conceptions actuelles de la prise en charge médico-sociale.

En effet, outre la notion de « personne », le discours de la capacitation (empowerment) connaît un succès grandissant depuis les années 1970, depuis les mouvements civiques et communautaires nord-américains, jusqu’à devenir une notion clé dans toute pratique d’accompagnement. Il s’agit de donner les ressources et les moyens aux individus de s’émanciper par eux-mêmes, et donc de passer d’une conception assistancielle de l’accompagnement à une conception capacitante, valorisant le « faire faire » plutôt que le « faire à la place de » (Laforgue, 2009 ; Calvès, 2009 ; Eyraud, 2006 ; Vidal-Naquet, 2009). J. L. Génard et F. Cantelli (2008) ont souligné d’une manière très éclairante les enjeux anthropologiques de la diffusion de cette notion de capacitation. Son succès signerait en effet l’avènement d’une « anthropologie capacitaire conjonctive ».

Dans l’histoire des politiques sociales, la question des compétences et des incapacités des humains s’est en effet posée en deux termes. Dans la configuration disjonctive, prévalant au XIXe siècle, les humains étaient considérés comme étant soit capables soit incapables, de manière irrémédiable. Dans la configuration conjonctive, qui prend forme à partir des années 1970, les individus sont, en potentialité, à la fois capables et incapables. Sous l’effet des circonstances, ils basculent dans un état de capacité ou dans un état d’incapacité, toujours remédiables. Ce passage d’une vision disjonctive des individus à une vision conjonctive marque un tournant anthropologique important dans les sociétés occidentales. Dans de nombreux secteurs (le management, le travail social, l’éducation, la santé), «  les termes compétences, capacités, mais aussi potentialités, ressources… occupent une position centrale » (Génard et Cantelli, 2008, p. 6). Comme évoqué plus haut, le soin par le contact animalier ne fait pas exception, et s’inscrit dans cette anthropologie capacitaire, en l’élargissant aux animaux, eux aussi conçus comme des êtres capables et vecteurs de capacité chez les humains (voire capables parce que vecteurs de capacité).

Comme Génard et Cantelli le notent, les caractéristiques de cette anthropologie capacitaire conjonctive correspondent presque termes à termes à la vision de l’humain défendue par la SP, basée sur le postulat de la capacité des acteurs, et de l’actualisation de ces capacités potentielles au travers d’épreuves répétées. J’aimerais ici reprendre à mon compte cette piste et la prolonger. Si je souscris pleinement au fait que la SP dans son ensemble s’ancre dans une anthropologie plus en phase avec les conceptions sociales de ce qu’est l’humain, l’analyse qui précède m’a aidé à identifier en son sein des variations importantes concernant ces repères anthropologiques. 

Telles qu’elles apparaissent au prisme de l’analyse présentée ici, l’épreuve et la prise ne relèvent pas en effet des mêmes implicites ontologiques et des mêmes enjeux anthropologiques : chacune des deux notions contient des visions légèrement différentes du « propre de l’homme » et du « propre de l’animal » ; la première offrant une version mutuellement exclusive des deux termes (le propre de l’homme ne se définit que par contraste par rapport au propre de l’animal) ; la seconde privilégiant une version plus souple, où humains et animaux peuvent potentiellement être appariés, sous l’angle de la capacité. Le registre de la prise insiste en effet sur cette intrication entre capacités des humains et capacités des animaux, se révélant mutuellement. Parce qu’il place humains et animaux sous l’égide d’une même anthropologie capacitaire, parce qu’il n’entérine pas a priori une différenciation entre eux, ce registre semble en adéquation avec certaines évolutions récentes des conceptions du « propre de l’homme ».

Si l’on applique la logique de Génard et Cantelli au prisme de l’analyse du discours de la plus-value animale, l’épreuve s’inscrirait en effet dans des repères anthropologiques en perte de vitesse, quoique encore prégnants, alors que la prise serait en phase avec une anthropologie en train de prendre de l’ampleur : celle qui n’exclut pas a priori les animaux du périmètre de l’humanité comme communauté, et qui les conçoit comme porteurs eux aussi de capacités inédites, insoupçonnées jusqu’alors. L’épreuve et la prise deviennent alors des modes de catégorisation anthropologique n’appartenant plus seulement au sociologue mais également à ces professionnels de l’accompagnement, qui selon leur parcours, la philosophie de leur pratique, leur expérience, utiliseront plutôt l’un que l’autre.

Cette forte adéquation entre le discours de la plus-value animale et les outils conceptuels utilisés pour l’analyser est à mon sens un argument qui plaide pour la SP comme cadre adapté à l’étude des frontières d’humanité. Parce que les outils forgés par la SP peuvent s’accorder avec les implicites anthropologiques à l’oeuvre dans le discours des acteurs étudiés, il y a plus de chance qu’ils le traduisent fidèlement, et qu’ils se montrent à cet égard plus fructueux que des concepts qui se situeraient trop radicalement en rupture avec ce discours ; au risque de passer à côté de ce qui fait sens pour ces acteurs. Il en va ainsi de l’ambition de rendre compte des subjectivités « autres qu’humaines » qui, à mon sens, ne peut se concrétiser qu’en prenant en compte les repères anthropologiques (ou anthropozoologiques) qui ont cours dans les univers où ces subjectivités s’énoncent.

Pour autant, on pourrait objecter que les concepts d’épreuve et de prise, précisément parce qu’ils sont lestés d’implicites anthropologiques, perdent en intérêt descriptif lorsqu’il s’agit de saisir les évolutions du périmètre de l’humanité comme communauté – de la « commune humanité » (Boltanski et Thévenot, 1991). Si de nouveaux repères anthropologiques apparaissent, l’épreuve et la prise seront-elles toujours des concepts opératoires pour en rendre compte ?

Si l’on souhaite multiplier les travaux prenant pour objet les frontières d’humanité et d’animalité, leurs différentes formes sur les plans synchronique et diachronique, tout en ayant le souci de laisser ouvertes les possibilités ontologiques, il me semble important d’opérer un léger déplacement dans la manière de qualifier la SP. Pour conclure cette note, je vais expliquer en quoi consiste ce déplacement.

Conclusion : vers une sociologie des épiphanies ?

Dans un article visant à doter la SP d’un « mode d’emploi », Barthe et al. (2013) assument l’utilisation du terme « sociologie des épreuves » pour parler du courant dans son ensemble. À juste titre, ils rappellent la place centrale occupée par la notion dans l’appareillage théorique de la SP, et son rôle de passerelle entre les travaux du GSPM (Groupe de Sociologie Politique et Morale) et ceux du CSI (Centre de Sociologie de l’Innovation). Au-delà du fait qu’au sein du courant pragmatique, l’acception du concept d’épreuve puisse varier grandement d’un auteur à un autre (Joseph, 1997 ; Lemieux, 2012), et qu’il soit mobilisé dans d’autres courants (Martucelli, 2015), cette assimilation entre SP et sociologie des épreuves pourrait être discutée. D’une part, peut-être ne fait-elle pas assez cas d’autres concepts, comme celui de « prise » qui a contribué de manière substantielle aux réflexions de la SP. D’autre part, cette assimilation n’explore pas suffisamment certains implicites du concept d’épreuve[28]. Enfin, elle mésestime les résonances entre ces implicites anthropologiques et ontologiques et ceux des acteurs ; et donc le caractère évolutif des « repères anthropologiques » sur lesquels se fonde la SP et qui ont conditionné sa pertinence sociale. Cette assimilation entre SP et épreuve semble lester d’un socle anthropologique fixiste une approche dont l’originalité tenait précisément à son pluralisme et à sa flexibilité anthropologique. Dès lors, comment qualifier plus justement l’approche pragmatique, en préservant cette originalité ?

Comme le notent les tenants d’une sociologie des épreuves, la question des dynamiques de qualification est au coeur de la SP. Néanmoins l’épreuve n’est qu’un élément de ces dynamiques, une étape, un moment particulier. L’analyse du discours de la plus-value animale a en effet permis de montrer que, sur un cours d’action, l’épreuve se plaçait plutôt du côté des conditions de félicité, de la potentialité et de l’amont de l’interaction. Contrairement à la prise, qui valorisait l’interaction en elle-même, son effectivité et sa félicité. Il ne s’agit pas dès lors de remplacer « sociologie des épreuves » par « sociologie des prises », mais d’accorder de l’importance à ce que ces deux concepts peuvent avoir de commun : l’épiphanie.

En effet, l’épiphanie englobe ces deux moments que sont l’épreuve et la prise. En tant que narration de séquences où la consistance des êtres apparaît clairement aux yeux des acteurs, l’épiphanie est une porte d’entrée pertinente pour aborder les processus sociaux de qualification, sans s’embarrasser des implicites des notions d’épreuve et de prise. Parler de « sociologie des épiphanies » me paraît ainsi approprié pour désigner ce que l’ensemble de la SP a en commun : l’intérêt pour les dynamiques de qualification. Cet intérêt est ce qui a permis à des travaux très différents de se rencontrer et de discuter, qu’il s’agisse de la sociologie du goût (Hennion, 2007), de l’expertise (Bessy et Chateauraynaud, 1995), des sciences (Callon, 1986 ; Latour et Woolgar, 1979 ; Latour, 1989), du jugement (Chateauraynaud, 1991 ; Dodier, 1993 ; Boltanski et Thévenot, 1991), de la quantification (Desrosières, 2008), des catégories administratives (Desrosières et Thévenot, 1988), des controverses (Chateauraynaud, 2011 ; de Blic et Lemieux, 2005). Le concept me semble particulièrement heuristique pour une SP prenant pour objet l’évolution des frontières d’humanité. Il permet d’attirer l’attention du sociologue tout à la fois sur les enjeux, les contraintes, les conventions qui pèsent sur l’interaction, mais également sur l’interaction en elle-même et sur ses conséquences, ses effets.

L’épiphanie permet d’aborder les processus de qualification dans leur ensemble, et non plus par touches. De plus, l’épiphanie ne préjuge pas de l’issue des processus de qualification : le concept me paraît moins chargé en implicites anthropologiques que l’épreuve ou la prise. Le seul postulat de l’épiphanie est celui du changement d’état : il y a épiphanie quand on découvre le monde autrement. Ce postulat limite sans doute la portée de l’épiphanie à des recherches cherchant à comprendre le changement social, ce qui est clairement le cas pour la question des frontières d’humanité, et pour la SP dans son ensemble (Lemieux, 2018). Enfin, d’un point de vue méthodologique, l’épiphanie, par sa nature discursive, est aisément documentable par le sociologue, par le biais de données de première (entretiens) ou de seconde main (archives, sources audiovisuelles).

Cette dimension discursive peut, en revanche, plaider en défaveur de l’inscription du concept dans l’approche pragmatique. En effet, l’entrée par les pratiques est privilégiée par la SP, au détriment d’une approche focalisée exclusivement sur les dires. Et c’est d’autant plus vrai à propos de la question des relations humains-animaux. Catherine Rémy (2009, 2016) a rappelé à plusieurs reprises que, sur cette thématique, l’apport de l’approche pragmatique avait précisément été de se démarquer d’une perspective mentaliste, attachée aux représentations et à l’imaginaire des acteurs. Dans cette perspective, qui a longtemps été dominante à la fois en anthropologie et en sociologie (Michalon, Doré et Mondémé, 2016), les animaux n’ont d’autre existence que symbolique, et servent de support de projection des imaginaires, des valeurs sociales des acteurs (Dalla-Bernardina, 2006).

Les animaux sont des révélateurs de logiques sociales qui les dépassent complètement, dans lesquelles ils n’ont qu’un rôle instrumental, qui pourrait être aisément occupé par n’importe quel « non-humain ». Pourtant, lorsqu’on observe les interactions humains-animaux, on ne peut que constater, à l’instar de C. Rémy (2016), que l’agir des animaux est bel et bien présent, au même titre que celui de l’humain. Pour les acteurs qui les côtoient, les animaux sont parfois autre chose que des supports de représentations, des symboles. Il importe pour la SP de « prendre au sérieux » les actions de l’animal à la fois parce qu’elles sont prises au sérieux par les acteurs mais également parce qu’elles peuvent difficilement être occultées par l’observateur. Pour cette raison, une approche descriptive des pratiques, sur le mode ethnographique, est promue par C. Rémy comme moyen privilégié d’étudier les relations humains-animaux, et au-delà les frontières d’humanité.

Avec le concept d’épiphanie, je propose de renouer avec l’analyse des discours des acteurs, sans pour autant revenir à une approche en termes de représentations sociales. Comme l’analyse présentée ici en atteste, l’épiphanie est un discours qui renvoie à des situations précises, des circonstances, des événements, à une expérience vécue et surtout à un ensemble d’actions. De fait, l’attachement à la dimension pratique de la vie sociale, même si elle n’est pas documentée directement par l’observateur et subit de ce fait un travail de sélection par les acteurs, s’en trouve en partie respecté. En somme, l’épiphanie intègre la part nécessaire d’indexicalité à laquelle tient la SP, du fait de son cousinage avec l’ethnométhodologie, et qui fait précisément défaut à une approche en termes de représentations sociales. Ainsi, le concept d’épiphanie me semble à la fois opportun pour affirmer l’unité de la SP en mettant l’accent sur ce qui a permis la rencontre entre ses différentes versions (à savoir l’intérêt pour les dynamiques de qualification), et également très appropriée pour poursuivre l’exploration des frontières d’humanité et d’animalité ; et plus globalement, suivre les évolutions sociales des repères anthropologiques, et leurs résonances avec les théories savantes qui cherchent à en rendre compte.

Comme le rappellent Génard et Cantelli (2008), les concepts forgés par la sociologie circulent dans des univers sociaux variés, et viennent façonner l’expérience vécue des acteurs, et leur manière d’en rendre compte. Fidèle au principe de réflexivité cher à la SP (Lemieux, 2018), j’ai essayé de montrer que, dans cette circulation, ces concepts ne perdent rien de leur pertinence à décrire et à analyser la réalité sociale, et qu’ils gagnent à être réévalués en retour au regard de leur réappropriation par les acteurs.