Corps de l’article

Introduction

Qui est cartographe ? Trop peu souvent des femmes, et encore moins des femmes autochtones. Dans son article « Deconstructing the map » paru en 1989, J.B. Harley explorait les forces sociales derrière la cartographie pour identifier quelles formes de pouvoir (et leurs effets) sont à l’oeuvre dans les connaissances cartographiques (Harley 1989). Les échanges et débats qui ont suivi ont structuré le champ de la cartographie critique, permettant d’analyser les rouages de la production de l’espace par les dominants (Crampton 2010 ; Crampton and Krygier 2005 ; Dodge ; Kitchin et Perkins 2011 ; Monmonnier 1993 ; Rose-Redwood 2015a). Adoptant l’approche déconstructiviste, Harley postule que les cartes « construisent » le monde en même temps qu’elles le représentent et s’intéresse donc à leur dimension rhétorique : depuis le xviie siècle, la cartographie européenne normative repose sur un modèle scientifique où la carte est censée reproduire des objets « réels et objectifs » dont l’existence serait indépendante du cartographe et pourrait être mesurée en termes mathématiques (Harley 1989). Will C. Van den Hoonaard, dans un ouvrage plus récent sur la place des femmes en cartographie, mobilise le concept de « map world » (monde-carte) de manière à saisir « la totalité des relations, normes, pratiques et technologies qui cadrent et constituent le monde des faiseurs de cartes » (2013 : 7 ; toutes les citations en anglais ont été traduites par les auteures). Peu utilisé dans les recherches francophones, le concept gagnerait à être repris car il souligne à la fois la nature totalisante des savoirs cartographiques dominants, mais aussi la capacité des femmes et autres populations marginalisées à ouvrir des brèches dans ce discours. En documentant la place des femmes dans l’histoire de la cartographie occidentale, Van den Hoonaard constate que « toutes sortes de relations, pratiques et idées surgissent en marge du monde-carte, impliquant de puissantes formes de connaissances, luttes et tensions qui appellent l’échange et le changement » (ibid.). Les rapports de genre peuvent donc être vus comme une « marge constituante » (Derrida 1967) de la cartographie – non seulement en raison de la marginalité des femmes cartographes d’hier à aujourd’hui, mais aussi par la mise à l’écart de leur propre langage cartographique et des réalités qu’il sous-tend. Mais ce langage émerge de plus en plus, mettant de l’avant de nouvelles images du monde.

Dans cet article, nous proposons une analyse genrée du monde-carte tel qu’il s’est construit dans l’Amérique coloniale, et nous nous intéressons tout particulièrement à l’empowerment des femmes autochtones au sein de ce contexte. Les termes « capacitation », « autonomisation », « empouvoirement » sont parfois utilisés en français ; toutefois, nous retenons le terme anglophone car il rejoint mieux la dimension collective de ce processus (Chartier 2017). Les travaux sur la « contre-cartographie » (Peluso 1995) ont démontré comment les peuples autochtones s’approprient collectivement les outils de la cartographie occidentale pour contrer la dépossession de leurs territoires et de leurs ressources (Louis, Johnson and Pramono 2012). Au-delà des aspects techniques et professionnels de la cartographie, l’idée que le monde peut être construit, régi et expérimenté à travers les cartes nous amène à réfléchir sur la capacité des individus et des groupes marginalisés à concevoir un autre univers. Les femmes autochtones sont victimes de violence systémique et constituent l’un des groupes les plus marginalisés au Canada (ENFFADA 2019). Ainsi, nous posons la question : la cartographie peut-elle offrir des outils supplémentaires pour mieux représenter leurs conditions, orienter le changement social et soutenir leur empowerment ? En tant que femmes blanches et descendantes de colons (pour C. Desbiens et J. Gagnon), nous reconnaissons d’emblée l’ambivalence de notre posture, de même que les pièges d’une volonté d’innocence à travers une analyse, aussi critique soit-elle, d’une société coloniale dont nous tirons des privilèges importants (De Leeuw and Hunt 2018 ; Hunt 2014). Néanmoins, au-delà des théorisations et métaphores, notre travail en tant que géographes nous pousse à explorer les fondements « pratiques » de la décolonisation (Tuck and Yang 2012). Nous souhaitons donc réfléchir sur la production et les approches cartographiques de femmes autochtones en lien avec l’Île de la Tortue, aujourd’hui connue comme l’Amérique (Simpson 2018). Notre but principal est de jeter les bases d’une analyse réfléchie sur les particularités et l’apport spécifique de leur travail, en espérant que d’autres recherches viendront éventuellement élargir et compléter notre propos.

Figure 1

Carte de la côte est de l’Amérique du Nord (Atlas Nicolas Vallard)

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Notre analyse se décline en trois temps : nous abordons d’abord le monde colonial et l’État-nation qui se construisent, entre autres, à travers la cartographie du « Nouveau-Monde » ; nous analysons ensuite les cartes de Shanawdithit, connue comme la dernière représentante du peuple Beothuk ; pour terminer, nous évoquons comment les pratiques contemporaines de femmes autochtones cartographes contribuent à transformer le monde-carte légué par plusieurs siècles de cartographie coloniale et étatique dans ce qui est devenu l’Amérique du Nord. Transformer la carte, c’est aussi transformer le territoire et son utilisation : en conclusion, notre article vise à ouvrir de nouvelles approches décoloniales où les savoirs des femmes autochtones peuvent participer pleinement aux représentations cartographiques et, ultimement, à la reconstruction de l’espace social.

L’Amérique inventée : genre, cartographie et possession du territoire

Circulant dans un monde qui leur était inconnu, les explorateurs européens de l’Île de la Tortue projetaient sur la carte ce qu’ils « découvraient », ceci tout autant au niveau cognitif que spatial : plus qu’une simple archive de l’évolution des connaissances géographiques, leur travail témoigne de la construction d’un imaginaire ethnographique occidental (Mancall 2018). Comme nous le verrons ci-dessous, cet imaginaire est aussi genré. Les vides, imprécisions, annotations et créatures surnaturelles ornant les cartes de l’époque sont autant d’indices du discours eurocentré qui se développe à partir de rares et difficiles voyages, mais le plus souvent en colligeant des sources manuscrites à distance dans des cabinets européens (Burden 1996 ; Litalien, Palomino et Vaugeois 1999). La carte de la côte est de l’Amérique du Nord de l’Atlas Vallard (fig. 1) est un exemple parlant de cette connaissance limitée qui tente de s’élargir. Dessinée en 1547 à l’école de cartographie de Dieppe où furent réalisées un nombre important de mappemondes (Mancall 2018 : 45), elle est l’une des premières à représenter la vallée du Saint-Laurent. L’information géographique sur laquelle elle est basée, dont les nombreuses rivières sur la rive nord du fleuve, est issue des voyages de Jacques Cartier (1534, 1535-1536, 1541-1542). Comme sur les autres cartes de l’Atlas Vallard, on y retrouve des scènes de la colonisation et de la vie des peuples autochtones. Cartier y figure au milieu d’un groupe de colons armés de lances et, de chaque côté, des Autochtones les observent. D’autres apparaissent dispersés plus haut en train de chasser. Malgré la difficulté pour déterminer de manière précise le sexe des personnages autochtones représentés, on peut déduire qu’en raison de leur visage imberbe, les deux figures en bas à gauche sont des femmes. À part un autre personnage en haut à droite de la carte, elles sont les seules à être assises.

Figure 2

“Discovery of America. Vespucci Landing in America. 1587–89”

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Dans son analyse des rapports de genre propres à l’idéologie du paysage, Gillian Rose (1993 : 86-112) fait ressortir l’association entre les femmes, la nature et la reproduction via des codes visuels suggérant leur proximité avec la terre. Un lien peut être établi entre la posture assise des femmes de l’Atlas Vallard et celle de la figure allégorique de l’Amérique dans une gravure bien connue, dont le dessin original fut réalisé par le peintre flamand Johannes Stradanus vers 1580 et inclus dans une série d’estampes intitulée Nova Reperta ([Nouvelles découvertes c.1600] Markey 2020) [fig. 2]. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une carte, sa figuration des rapports de genre et son allusion à la toponymie sont des éléments clés pour notre propos. La scène dépeint une rencontre imaginée entre le navigateur florentin Amerigo Vespucci et une jeune femme autochtone, celle-ci symbolisant le territoire qu’il aborde. Esquissant un geste vers lui, la femme paraît avoir été tirée de son sommeil par l’arrivée du navigateur. Les deux personnages figurent en opposition : lui debout, elle assise. L’homme – qui est entièrement vêtu alors qu’elle est nue – est accompagné des symboles de l’exploration, la technique, l’État et la religion. La femme, elle, est entourée d’une nature luxuriante, peuplée d’animaux exotiques et dont la « barbarie » – selon le point de vue européen, bien sûr – est évoquée par une scène de cannibalisme en arrière-plan. Dans l’esquisse originale, l’acte de nommer illustre l’appropriation du territoire alors que le mot « America », qui semble sortir des lèvres de Vespucci, est suspendu entre les deux personnages comme un trait d’union : « Nous sommes donc témoins du moment précis où Vespucci, prononçant le mot, découvre, nomme et invente l’Amérique » (Bleichmar 2017 : 14). Posant les premiers jalons de l’entreprise coloniale en Amérique, la nature genrée de cette « invention » par la toponymie – l’explorateur masculin donne son nom à la femme/territoire autochtone – n’est pas sans conséquence :

Il lui donne son nom et par cet acte l’invente et la possède. L’idée de possession n’est pas qu’une métaphore : au dos du dessin, Alamanni, le collaborateur de Stradanus, inscrit deux vers classiques se référant au Rapt d’Europe. De cette façon, Stradanus lie l’Europe à l’Amérique ; les mythes classiques aux nouvelles découvertes ; et les idées de fertilité, fécondité et possession à la fois aux territoires et aux corps humains.

Bleichmar 2017 : 14

Bleichmar conclut ainsi que loin d’être « découverte » l’Amérique est plutôt « inventée » par les explorateurs et colons européens (2017 : 13). Au même titre que la « barbarie » représentée en arrière-plan du dessin de Stradanus, l’invention de la femme autochtone comme étant passive et offerte au désir sexuel masculin est un élément fondamental de l’imagination coloniale (Stoler 2013). À travers la série Nova Reperta, la reproduction et circulation de cette allégorie de la rencontre entre l’Europe et le « Nouveau-Monde » à partir du xviie siècle, de même que ses nombreuses déclinaisons subséquentes jusqu’à nos jours (Pratt 2008 ; Buescher et Ono 1996), contribua à figer une image essentialiste de « la » femme autochtone comme objet d’un double désir sexuel et colonial. Dénuées de subjectivité et de pouvoir dans ces codes fondateurs de l’impérialisme et du colonialisme (Lugones 2007), il est donc peu surprenant que la capacité des femmes autochtones à connaître et représenter l’espace géographique ait été occultée de la cartographie en Amérique.

De manière très contrastée, la subjectivité, l’énergie et la capacité d’action des explorateurs, coureurs de bois et cartographes de l’Amérique, sont des thèmes transversaux aux récits de découvertes. Puisque les cartes participent à l’entreprise coloniale, la forme narrative de l’épopée vient fortement teinter le discours sur l’évolution des savoirs cartographiques en Amérique du Nord : le pouvoir d’obtenir de l’information géographique pour meubler la carte repose sur une mobilité jugée exceptionnelle lorsqu’elle est incarnée par des hommes européens. Pourtant, certains des voyages qu’ils décrivent sont comparables aux itinéraires parcourus annuellement par plusieurs peuples nomades d’Amérique, notamment les peuples algonquiens dont les déplacements selon le cycle des saisons étaient effectués sur de très longues distances en groupes familiaux, ceux-ci incluant les femmes, les Aînés et les enfants (Trigger 1985 ; McDonnell 2015).

Les premières cartes européennes de l’espace qui allait devenir le Canada sont réalisées par des cartographes, et non par des explorateurs, à partir de sources hétérogènes et souvent non identifiées (Dahl et al. 2015). À la suite des voyages de Jacques Cartier, les cartes dressées avant ces expéditions font l’objet de révisions (ibid.). La cartographie « scientifique » débute au tournant du xviie siècle avec Samuel de Champlain lorsqu’il publie en 1613 la première carte dite « moderne » de l’est du Canada (ibid. ; Rugles et Heidenreich 1987). Dans le sillage du récit de découverte rattaché aux voyages de Cartier, la figure de Champlain est reprise pour tirer une ligne droite entre la cartographie, les explorations et l’expansion spatiale, d’abord de la Nouvelle-France et ensuite de l’État-nation canadien (L’Italien, Palomino et Vaugeois 1999 ; L’Italien et Vaugeois 2004 ; Shoalts 2007). À travers ces récits de « conquête » du territoire, les savoirs autochtones, lorsqu’ils sont reconnus, sont subsumés à l’autorité de celui qui cartographie ce qu’il voit, pourtant pour la première fois. Les récits de voyage de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain relatent quelques moments où des informations spatiales leur sont communiquées par des Autochtones à l’aide de cartes (Lewis 1998a : 67-68). Mais celles-ci, dressées sur le sol avec des objets environnants, sont éphémères – ce qui constitue en effet un obstacle à leurs connaissances et leurs circulations au-delà de ces utilisations ponctuelles. Néanmoins, l’histoire orale et la toponymie conservent quantité de savoirs cartographiques et des cartes autochtones anciennes ont été réalisées sur des supports permanents : le fait que ces cartes aient été traitées le plus souvent comme des artéfacts culturels et donc appropriées et disséminées dans différentes collections coloniales explique en partie la mise en marge des informations qu’elles contiennent (Steinke 2014 ; Warhus 1997). Ce qu’il faut retenir est que, de savoirs collectifs transmis par les générations, ces connaissances viennent à être associées à la figure individuelle, et magnifiée, de l’explorateur-cartographe. Par la reproduction et diffusion du monde-carte qu’il crée et projette, celui-ci parvient à généraliser son regard. Ce transfert des savoirs collectifs vers l’individu cartographe européen est essentiel à l’appropriation des terres autochtones au nom d’un pouvoir européen individué en la personne du roi et, par la suite, de l’État-nation.

Il faut pourtant souligner que certaines femmes blanches vont contribuer à étendre et solidifier le pouvoir du monde-carte colonial en Amérique, et encore davantage avec l’émergence de l’État-nation. Blunt et Rose (1994) ont analysé la posture ambigüe des femmes anglaises face à l’impérialisme britannique, oscillant entre leur privilège racial et les limites imposées à leur libre circulation au-delà de la sphère domestique : sans mobilité, comment développer leurs propres connaissances géographiques ? La réduction constante des sphères d’action féminines se joue à plusieurs niveaux. Dans son livre sur l’éducation géographique des femmes à travers des pratiques domestiques telles que la couture et le petit point, Judith Tyner (2015) note que les cartes et globes terrestres brodés ont longtemps été vus comme des artéfacts et objets décoratifs. Au même titre que pour les cartes autochtones, cette perspective contribue à leur invisibilité. Dans d’autres cas, l’apport de ces femmes blanches à la cartographie est occulté par l’histoire du fait qu’elles utilisaient seulement leurs initiales pour signer leurs cartes – Mary Ann Roque en est un exemple bien connu – ou que leur travail était approprié par des conjoints ou employeurs masculins, comme c’est le cas pour Marie Tharp (Firpi Carrión 2020 ; Hudson 1999). Parmi les femmes cartographes que nous avons répertoriées, le travail d’Emma Willard (1787-1870) soulève des questions fondamentales quant à l’empowerment féminin et aux dynamiques du monde-carte.

Historienne et cartographe aux États-Unis, Willard consacra sa vie à l’éducation des filles et à la promotion de leurs droits. Son approche éducative était basée sur le pouvoir pédagogique des représentations visuelles ; d’où son intérêt marqué pour les cartes, et en particulier pour leur capacité à représenter l’histoire américaine comme un processus de conquête territoriale. Nationaliste convaincue dans la tourmente de la guerre civile, elle mit en avant l’importance de créer une archive cartographique nationale illustrant les « découvertes » et la colonisation en tant que documents critiques pour la nation (Schulten 2007 : 547). Dans une analyse de son ouvrage, A Series of Maps to Accompany Willard’s History of the United States, Susan Schulten note à juste titre que la carte intitulée « Locations and wanderings of the aboriginal tribes » est présentée comme une « préface » à l’histoire américaine plutôt que l’un de ses chapitres, ce qui « reflète et renforce l’idée de l’époque que les Premières Nations existaient dans un espace atemporel avant les débuts de l’histoire humaine » (Schulten 2007 : 551). Soulignant la ferveur de Willard pour une « définition territoriale de l’histoire », Schulten note que son engouement pour les cartes vient de leur double fonction en tant que représentations du territoire, mais aussi symboles de la nation. Consciente du pouvoir iconographique des cartes, autrement dit de leur capacité non simplement à « refléter », mais bien à « créer » le développement historique de la nation, Willard anticipe de près d’un siècle le concept de la carte logo – « pur signe, non plus un compas pour naviguer le monde » – mis en avant par Benedict Anderson (Schulten 2007 : 564). En créant son atlas historique des États-Unis, Emma Willard dote sa nation d’un récit géographique qui stabilise et légitime son existence (Schulten 2007 : 564). Dans ce récit, les peuples autochtones ne sont qu’une préface et n’ont pas, semblerait-il, droit au chapitre.

Pour ce qui est des femmes cartographes au Canada, l’héritage de Mina Benson Hubbard est tout aussi complexe et ambivalent. Née en Ontario dans une famille modeste, elle sera la première personne non-autochtone à parcourir la rivière George de sa source à son embouchure tout en dressant sa cartographie (Bouchard et Lévesque, 2011). Ses travaux démontreront aussi que les rivières Naskaupi et Northwest étaient le même cours d’eau (CTQ 2020). Elle effectuera son voyage en 1905 à la mémoire de son mari Leonidas Hubbard, décédé deux ans plus tôt alors qu’il tentait le même trajet. Mieux préparée et accompagnée d’une équipe compétente regroupant quatre guides autochtones – Job Chapies et Joseph Iserhoff [Cris], Gilbert Blake [Inuit]) et George Elson, un Métis ayant guidé l’expédition de 1903 –, Hubbard et ses guides voyagèrent pendant neuf semaines pour arriver à George River (Kangiqsualujjuaq), le 27 août 1905 (LaFramboise, 2001 ; Buchanan, Hart et Greene 2012). Ce succès est magnifié par son contraste avec l’aventure désastreuse de son mari.

À l’instar des explorateurs-cartographes masculins, les points de vue sont multiples sur le sens des explorations de Mina Benson Hubbard. Wendy Brown et Sherril Grace soulignent toutes deux son héritage divisé dans l’histoire et l’imaginaire géographique canadiens (Brown 2005 ; Grace 2001 et 2008). Brown postule que Hubbard obéit à l’obligation conventionnelle de se représenter sous les traits d’une pionnière, débarquant la première à des endroits clés de son périple, utilisant mises en scène et photographies comme témoins et passant d’autorité des informations géographiques et ethnologiques à un public externe. Son récit de voyage suit les codes classiques d’un récit « héroïque, éducatif, scientifique, aventureux, anoblissant » (Brown 2005 citant James Clifford : 8). Qui plus est, elle nomme de manière unilatérale différents lieux sur le territoire. Bien qu’elle conserve certaines appellations naskapies et montagnaises, elle renforce les toponymes coloniaux et en ajoute d’autres de son propre cru qui figurent encore aujourd’hui sur la carte.

Et pourtant, le souvenir de son mari défunt la porte à affirmer qu’elle ne possède pas son esprit d’explorateur (Brown 2005 : 94), ouvrant ainsi la porte à une conception bien personnelle de cette figure coloniale. Pour Sherrill Grace (2001), le journal de Mina Hubbard démontre à quel point elle valorise les connaissances et aptitudes de ses compagnons de route autochtones et, lors d’un incident où ils la croyaient perdue, sait prendre la mesure de ses propres actions sur eux. Grace conclut que l’expérience du voyage et de son propre empowerment par la mobilité géographique participe moins à son individuation qu’à l’émergence d’une identité « relationnelle ». Au contraire des voyageurs masculins incarnant leurs exploits dans un sujet dominant et autonome, Mina construit son identité d’exploratrice au contact de ses guides. Dans sa recherche de reconnaissance en tant que femme exploratrice, elle performe l’identité héroïque du cartographe-explorateur par l’intermédiaire du titre de son livre – A Woman’s Way through Unknown Labrador : An Account of the Exploration of the Nascaupee and George Rivers. Et pourtant, ses propos démontrent qu’elle n’avançait pas seule. L’espace qu’elle cartographiait n’était pas inconnu, mais tout à fait intime, habité et humanisé par les guides autochtones qui traçaient la route pour elle.

Notre analyse est loin d’être exhaustive, mais, à travers ce survol, nous avons voulu faire ressortir, premièrement, la nature genrée de la production des savoirs cartographiques coloniaux, deuxièmement, la construction du cartographe-explorateur masculin en tant que figure autonome et, finalement, la posture ambiguë des rares femmes cartographes blanches dans la construction du monde-carte. Les femmes autochtones peuvent-elles sortir de cette ambiguïté et proposer d’autres formes de pratiques et productions cartographiques ? Nous tournons maintenant notre analyse vers des cartes produites par quelques-unes de ces femmes pour aborder cette question.

Shanawdithit : cartographier la violence coloniale

Née vers 1800 et décédée à Saint-Jean de Terre-Neuve le 6 juin 1829, la vie de Shanawdithit n’est pas exceptionnelle en ce sens que, comme d’innombrables personnes autochtones au Canada, elle subit les assauts du colonialisme, que ce soit sous la forme d’entraves à la mobilité de sa nation, de la perte d’accès à des ressources essentielles à leur survie, de famines, épidémies, confrontations violentes avec les colons et, ultimement, de la désintégration de son peuple, les Béothuks. Ce qui est cependant unique dans son parcours est l’archive qu’elle a pu laisser de ces traumatismes par le biais de cartes et dessins réalisés pendant l’hiver 1829, quelques mois avant sa mort. Au printemps 1823, Shanawdithit, sa soeur et sa mère furent capturées à Badger Bay par le traiteur de fourrures William Cull. Tentant de les sauver, son père périt en tombant à travers la glace. Cull les emmena alors chez John Peyton, magistrat de Exploits, un établissement de pêche au nord-est de Terre-Neuve. Après une tentative infructueuse de ramener les femmes à leur communauté vers l’intérieur des terres, Shanawdithit, sa soeur et sa mère revinrent vers la côte. À la suite du décès de ces dernières, Shanawdithit intégra le domicile de Peyton à Exploits où elle résida pendant cinq ans avant d’arriver à Saint-Jean de Terre-Neuve en 1828 (Pastore et Story 1987). Au total, Shanawdithit produira dix dessins, dont cinq cartes représentant des événements survenus en 1811, 1819 et 1820 à Red Indian Lake, un important campement béothuk. Ces documents sont réalisés à l’initiative de William Eppes Cormack chez qui elle résida pendant les derniers mois de sa vie. Descendant de marchands écossais installés à Saint-Jean de Terre-Neuve, Cormack effectua deux voyages dans l’arrière-pays terre-neuvien ; le premier en 1822 et le second en 1827. C’est lors de ce deuxième voyage qu’il se rendit à Red Indian Lake, désormais déserté par les Béothuks (Story 2003a). Au retour, il fonda « l’Institut Boeothick » dont l’objectif était d’entrer en contact avec les membres restants de la nation béothuk, de faire état de leur condition et de documenter leur langue et culture. Shanawdithit fut la seule de sa nation à participer directement à ces travaux.

Les cartes de Shanawdithit constituent l’un des rares documents cartographiques de première main produits par des femmes autochtones et parvenus jusqu’à nous. Au Chapitre 4 de The History of Cartography (Woodward et Lewis 1998 [Volume 2, Tome 3]), G. Malcom Lewis dresse un portrait de la cartographie, des cartes et de leur utilisation par les peuples autochtones de l’Amérique du Nord, mais ne recense qu’un seul exemple réalisé par une femme : il s’agit d’un panache d’orignal sculpté et percé sur son pourtour attribué à Shoshone Sacagawea. Celle-ci aurait participé à l’expédition de Lewis et Clark vers 1805 et documenté son voyage de cette façon (Lewis 1998a : 115). D’autres expressions cartographiques – mordillages d’écorce répertoriés chez les Innus (Montagnais) par Frank Speck ou encore, certains motifs intégrés à des tapis et autres artéfacts commercialisés sont attribués à des femmes autochtones (Lewis 1998a : 142 et 111). Lewis souligne la difficulté de saisir les ontologies spatiales qui nourrissent ces processus cartographiques, questionnant l’équivalence du concept de « carte » dans les langues autochtones (Lewis 1998a : 52-53). L’expression d’une cosmographie autochtone devient plus difficile à saisir avec le contact européen puisque la volonté de passer l’information géographique d’un contexte à l’autre (Belyea 1992), la transculturation et le métissage (Turgeon, Delâge et Ouellet 1996) deviennent parties prenantes du choix de la structure, du support et du langage des cartes. Il faut donc bien distinguer les cartes réalisées par et pour les Autochtones de celles réalisées par des Autochtones, mais pour des Européens (Lewis 1998a : 71).

Tous ces enjeux compliquent l’analyse des perspectives et intentions de Shanawdithit sur les événements dont elle a été témoin et qu’elle représente pour son interlocuteur européen W. E. Cormack. Qui plus est, ses cartes figurent au milieu des récits de colons et documents variés sur les Béothuks du xixe siècle qui ont été colligés par le géologue et arpenteur James Patrick Howley dans un livre paru en 1915 et réédité depuis (Howley 1915 ; Story 2003b). Plusieurs voix et récits s’entremêlent sur les dessins produits par la femme béothuk : si les multiples inscriptions de Cormack peuvent servir de clés d’interprétation, leurs retranscriptions et commentaires par J. P. Howley ajoutent encore un niveau d’exégèse. Par conséquent, qui parle dans les cartes de Shanawdithit ? La réponse à cette question est loin d’être simple, d’autant plus que toutes les voix qui s’entremêlent à celle de Shanawdithit proviennent d’hommes européens.

Pour peu qu’on puisse les reconstruire avec exactitude à partir de l’ouvrage de Howley, les évènements représentés sur les cartes se seraient déroulés comme suit – nous les décrivons de manière succincte car il est impossible d’exposer ici toute la complexité des agissements et motivations des Béothuks et des colons, ou d’en faire une critique aboutie. Les cartes I et II sont les plus connues. La première, « Captain Buchan’s visit to the Red Indians in 1810-1811 when the two marines were killed », dépeint les événements liés à la rencontre entre David Buchan, officier de la marine royale et administrateur colonial, et les Béothuks (Howley 1915 : 238-240). Chargé par le gouverneur John Thomas Duckworth de contacter les Béothuks afin de les « protéger » des attaques des colons, celui-ci était à la tête d’une vingtaine d’hommes à bord de la goélette l’Adonis. Le bateau remontait la rivière Exploits en direction ouest et, après une première rencontre pacifique, l’incompréhension des intentions de part et d’autre se solda par le meurtre de deux membres de l’équipage de Buchan par les Béothuks (Kirwin 1988). La Carte II représente deux scènes et temporalités différentes : le bas de la carte reprend la visite de Buchan en 1810-1811 alors que la partie haute décrit le kidnapping en 1819 de Mary March (nom donné à Demasduit par les Européens) sur la rive nord du lac Red Indian (Howley 1915 : 240-241). Dans une tentative de récupérer du matériel de pêche ayant été cambriolé par des Béothuks, les Peyton, père et fils, reçurent la permission du gouverneur de se rendre en territoire béothuk et aussi de ramener un représentant dans l’espoir de développer des relations diplomatiques. Ils firent irruption dans un campement béothuk au début de mars 1819 en compagnie de huit hommes armés. Plusieurs personnes prirent la fuite, dont la tante de Shanawdithit, Demasduit, qui fut rattrapée par le groupe. Alors qu’il tentait de négocier sa liberté, son mari Nonosbawsut fut abattu et leur nouveau-né mourut quelques jours après l’enlèvement de sa mère. La captive fut emmenée à Twillingate et ensuite à Saint-Jean de Terre-Neuve où il fut décidé qu’elle devrait retourner parmi les siens. C’est le Capitaine Buchan qui fut chargé de la ramener dans la région de Red Indian Lake à l’automne 1819, mais celle-ci succomba à la tuberculose en janvier 1820. Tentant de sauver ce qu’il pouvait de la situation, Buchan entreprit tout de même de ramener la dépouille de Demasduit à sa famille (Pastore et Story 1987).

La Carte III (fig. 3) dépeint le second voyage de David Buchan, en compagnie de John Peyton fils et une cinquantaine d’hommes, pour rapatrier le corps de Demasduit à la fin de janvier 1820. Ne trouvant personne sur les lieux, ils recouvrirent le cercueil, le hissèrent à six pieds au-dessus du sol hors de portée des animaux et laissèrent divers objets pour sa famille. C’est dans cet état que Shanawdithit et les siens trouvèrent le campement quelques jours plus tard. Au printemps, ils transférèrent la dépouille de Demasduit pour la placer à côté de celle de son mari dans un cimetière aménagé à proximité. Comme l’indique la carte, leur nombre à cette date était réduit à quelque vingt-sept personnes (Howley 1915 : 124). Alors que les trois premières cartes contiennent des informations visant surtout à reconstituer les événements de 1810-1811 et 1819-1820, la Carte IV présente des informations géographiques et démographiques très précises concernant une partie de la rivière Exploits dans la région de Badger Bay – celle où Shanawdithit, sa soeur et sa mère furent capturées par William Cull. Il apparait évident que, à travers ces échanges cartographiques, W. E. Cormack cherche à documenter le nombre d’individus ayant occupé les camps saisonniers le long de la rivière. De tous les documents, la Carte V est quant à elle beaucoup moins détaillée, mais tout aussi parlante : elle illustre un autre épisode de violence dans l’arrière-pays béothuk, soit le meurtre d’une femme par des colons terre-neuviens. Si les protagonistes sont ici inconnus, la thématique de la violence coloniale est tout aussi présente comme l’indiquent les paroles de Shanawdithit rapportées par écrit de la main de Cormack sur le dessin : « Démontrant que leur meurtre se poursuivait en 1816 » (Howley 1915 : 245).

Figure 3

“Sketch No. III”

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Initiées par Cormack comme une entreprise de sauvetage ethnographique, ces cartes incarnent un dialogue entre celle qui est vue comme la dernière représentante de sa culture et des colons terre-neuviens qui, ironiquement, ont eux-mêmes contribué à déstabiliser cette culture, le plus souvent en toute impunité. Non seulement les hommes responsables de la mort du mari de Demasduit, Nonosbawsut, et de leur enfant furent innocentés, mais Shanawdithit fut intégrée pendant cinq ans comme servante dans la maison de John Peyton père, leader du groupe. Si les cartes sont avant tout « narratives » (Caquard et Cartwright 2014), cet aspect et plusieurs autres de son propre vécu n’y figurent pas : Cormack cherche d’abord à comprendre la trajectoire des Béothuks dans leur confrontation avec les colons et leur déclin démographique en des lieux précis. Le tracé du lac et de ses tributaires, l’emplacement des camps familiaux, les diverses routes empruntées par les colons et les Béothuks, tous ces éléments ont pour but de placer les rencontres dont Shanawdithit a été témoin et d’en retracer le déroulement.

Dans sa description des cartes de Shanawdithit, James Patrick Howley souligne à maintes reprises la précision des détails. Il note en particulier que, sur la Carte III (voir fig. 3), le tracé de la rivière Exploits est extrêmement minutieux, de même que les étapes de progression de Buchan en goélette le long de la rivière jusqu’au campement Béothuk de Red Indian Lake. Il attribue cette acuité non seulement à Shanawdithit, mais à son groupe : « Ce dessin démontre clairement à quel point ces Indiens sont observateurs, rien ne semble leur échapper. Après que Buchan ait regagné son bateau, ils visitèrent sans doute chacun de ses sites de campement pour dénicher les menus objets qu’il aurait pu laisser par hasard. Autrement, je ne vois pas comment Shanawdithit aurait pu détailler ces sites avec tant d’exactitude » (Howley 1915 : 243). De manière implicite, Howley reprend ici l’idée que les Béothuks étaient à la recherche d’objets à s’approprier comme ils l’auraient fait dans le camp de pêche de John Peyton. Dans un autre passage, Howley, qui fit lui-même le voyage à Red Indian Lake, souligne la précision du travail de Shanawdithit : « Tout ce qui est représenté [sur la Carte II] à propos de la capture de Mary March correspond exactement au récit qui m’a été relaté par M. Peyton lui-même et les détails topographiques sont reproduits sur la page si clairement que je n’ai eu aucune difficulté à reconnaître les différents sites, lors de ma dernière visite à Red Indian Lake il y a quelques années » (Howley 1915 : 241). Malgré la finesse du travail cartographique, le sens que la femme béothuk donne elle-même à ces rencontres demeure difficile à saisir car, comme nous l’avons souligné, les données qu’elle transmet passent par de multiples filtres.

Mais comment expliquer que Shanawdithit répertorie et reproduise les informations géographiques avec tant d’acuité ? Assurément, elle aurait acquis une connaissance fine du territoire pour y avoir grandi et circulé depuis sa naissance. Mais encore, les lieux cartographiés sont le théâtre d’événements marquants pour son peuple : loin d’être une spectatrice détachée, Shanawdithit assiste de manière impuissante à la mort de personnes qui lui sont proches. Pendant les quelques mois où elle produit ses dessins, elle est orpheline, fort probablement traumatisée et très affaiblie par sa maladie pulmonaire. À part les « faits » qu’elle reproduit sur la carte, quelle lecture aurait-elle de ces rencontres fatidiques ? Bien que ses cartes et dessins fournissent la seule perspective émique, féminine et autochtone dans l’archive sur les Béothuks, cette perspective est contrainte par le cadre colonial et masculin où elle est intégrée. Cormack, en plus d’initier le travail cartographique, agit comme passeur des propos de Shanawdithit : il est donc impossible d’extraire sa propre mise en récit de l’analyse des cartes. Qui plus est, le travail de collecte et exégèse des sources complémentaires qui est réalisé par Howley ajoute un point de vue supplémentaire à ce qui est déjà une conversation touffue où la subjectivité de la femme béothuk s’exprime rarement de manière autonome. En conséquence, certains détails et événements dont elle seule détient la clé demeurent énigmatiques. Entre autres, pourquoi les membres de sa nation ont-ils assassiné les deux marins en 1811 et, à la suite de ce meurtre, décapité les corps et « hissé leurs têtes sur des piquets » autour desquels ils auraient « chanté et dansé » en deux endroits, tel que noté par Cormack sur la Carte I ? L’absence de commentaires émiques sur le pourquoi de ces agissements fait qu’ils sont trop facilement classés sous la rubrique coloniale de « barbarisme », offrant une justification de plus à la disparition des Béothuks. Bref, les multiples filtres coloniaux à travers lesquels le travail de Shanawdithit a été produit et s’est rendu jusqu’à nous embrouillent le langage, et donc le message de la cartographe. Il faut lire entre les données textuelles, géographiques et démographiques des cartes pour tracer les contours de ses affects et émotions face aux événements traumatiques que, pourtant, elle a dû revivre pendant ces séances de documentation avec Cormack. S’il s’agit ici d’une rencontre cartographique (Lewis 1998b), celle-ci a lieu entre une seule femme autochtone et plusieurs passeurs et interprètes coloniaux avec pour conséquence que leurs motivations et interprétations sont enchevêtrées au trait narratif de Shanawdithit.

Comment sortir de cet enchevêtrement (Dussart et Poirier 2017) et imaginer ce que la cartographe autochtone aurait raconté, et de quelle manière, si les rapports de pouvoir avaient été différents ? La violence et la mort traversent les cartes de Shanawdithit, mais le colonialisme génocidaire qui donne lieu à cette rencontre cartographique n’est jamais pleinement énoncé. Au cours des dernières décennies, l’intérêt grandissant pour celle qui fut désignée comme « la dernière des Indiens rouges » (Berton 1976) soulève la nécessité d’élargir la portée de son héritage au-delà du fantasme occidental de la disparition des Premiers Peuples qui, selon cette perspective, doivent faire place à la nation moderne. Comme dans l’atlas d’Emma Willard, la cartographie des aires autochtones participe à la naissance de la nation, mais est exclue de son développement car les cartes de Shanawdithit symbolisent la disparition. Matthew Sparke (1998 : 308) aborde cette question lorsqu’il avance que Shanawdithit :

a été hissée au panthéon des figures célèbres du Canada moderne, un panthéon qui inclut aussi les explorateurs, traiteurs de fourrures, politiciens et bâtisseurs de chemins de fer dont le devoir discursif dans la mort est celui d’agir en tant que héros et héroïnes d’une vision romantique des processus qui, ultimement, sont responsables de la suppression et du génocide des Premiers Peuples, dont les Béothuks.

Sparke 1998 : 308

Selon Sparke, la volonté d’intégrer Shanawdithit et d’autres héros autochtones dans un Canada « multiculturel » permet de se détourner collectivement de l’historique de la violence coloniale qui donne naissance à l’État-nation : telle inclusion est aussi une forme d’assimilation, de cooptation et de contrôle (Sparke 1998 : 325). Malgré l’enchevêtrement des subjectivités qui participent à leur création et interprétation, les cartes de Shanawdithit confrontent la volonté d’abstraction du colonialisme et de l’État-nation en représentant un espace habité et incarné par des sujets actifs. Malgré les contraintes qui pèsent sur Shanawdithit, sa cartographie des corps dans l’espace réussit à perturber la volonté coloniale de subsumer les Autochtones dans l’Histoire (Sparke 1998 : 321). Alors que l’archive coloniale et le récit de l’État-nation parlent de « disparition » de manière abstraite (Goeman 2013), les cartes de Shanawdithit font état de morts concrètes, individuées et localisées dans l’espace : « Ici l’enfant de Mary March est mort deux jours après l’enlèvement de sa mère » (Carte III, Howley 1915 : 243). Cette cartographie qui passe par le corps est sans doute l’une des caractéristiques les plus marquantes de la reconstruction du monde-carte colonial sur l’Île de la Tortue et de l’empowerment des femmes autochtones par la cartographie. Nous abordons quelques exemples de cette cartographie dans la prochaine section avant de formuler des conclusions.

L’Amérique incarnée : cartographie des expériences, absences et relations

Les pratiques et perspectives des femmes autochtones qui oeuvrent aujourd’hui dans le domaine de la cartographie sont extrêmement diversifiées : d’entrée de jeu, nous reconnaissons le danger de réification inhérent à la création d’une catégorie raciale et genrée pour fins d’analyse alors que les trajectoires, identités, motivations et approches de ces femmes sont, en bout de ligne, irréductibles. Cette diversité se reflète aussi dans les thématiques qui sont abordées dans leurs travaux. Renee Pualani Louis, entre autres, a beaucoup contribué à autochtoniser les approches de cartographie critique et communautaire (Johnson, Louis et Pramono 2006 ; Louis, Johnson and Pramono 2012) en plus de développer la cartographie sensible (Pearce et Louis 2008), notamment dans un livre présentant les dimensions symboliques, sensorielles et performatives des pratiques cartographiques de sa culture kanaka hawai’i (Louis 2017). Dans le contexte canadien, Stephanie Pyne (Anishinabe) a consacré ses travaux à la création d’un atlas sur les traités du lac Huron dans le cadre du « Living Cybercartographic Atlas of Indigenous Perspectives and Knowledge » qui documente la géographie historique du sud de l’Ontario (Caquard, Pyne et al. 2009 ; Pyne 2013) ; elle s’est également intéressée à la cartographie des écoles résidentielles (Pyne et Taylor 2015). Rachel Olson (Première Nation Tr’ondek Hwech’in), pour sa part, a analysé l’intersection entre données spatiales et savoirs autochtones, en particulier dans les études sur l’utilisation et l’occupation des territoires ancestraux (Olson, Hackett et DeRoy 2016). Cette liste est loin d’être exhaustive et l’apport de chacune de ces cartographes à la transformation du monde-carte mériterait une analyse approfondie. Afin de maintenir le cadre de notre analyse, nous limiterons notre discussion aux contributions de Margaret Pearce et Anita Lucchesi : nous avons choisi leurs travaux car ils permettent à la fois de jeter un regard critique sur la figure de l’explorateur-cartographe, et de réincarner la carte pour représenter la violence coloniale.

Membre de la Nation Citizen Potawatomi, Margaret Pearce détient une longue expérience d’enseignement, de recherche et de pratique du design cartographique. S’appuyant largement sur la cartographie critique, ses explorations tentent de revitaliser le langage des cartes afin de développer l’empowerment des individus et des communautés. Au coeur de sa démarche se trouve la question de l’expérience des lieux – « place » – qu’elle définit en ces termes : « Par ‘place’, je veux dire ‘l’espace vécu’, ce qui se crée par l’identité et les relations intimes, de même que ce qui crée ces identités et relations » (Pearce 2008 : 17). Pearce ne rejette pas les technologies géospatiales occidentales : elle postule que, loin d’être fixes, ces technologies peuvent être mobilisées différemment pour repousser leurs limites. Les stratégies sont nombreuses pour contrer l’espace homogène de la cartographie moderne et rendre compte de l’espace vécu, dont l’utilisation de la couleur pour exprimer l’émotion, de perspectives obliques pour rendre le point de vue, de couches supplémentaires incluant des sons, du texte ou des dessins pour approfondir l’information cartographique (Pearce 2008 : 20). Sans quitter le champ de la cartographie digitale, Pearce tente d’élargir le langage cartographique à travers, notamment, de nouvelles techniques narratives combinant la grammaire visuelle et la symbologie : « Si les romanciers peuvent exprimer le sens des lieux à travers la seule utilisation de symboles – soit des lettres sur une page – les cartographes devraient pouvoir exprimer les lieux aussi avec des symboles cartographiques » (Pearce 2008 : 20).

Margaret Pearce a produit deux cartes sur le Canada : « On ne m’y emmènerait pas » (Pearce et Hermann 2008) et « Coming home to Indigenous Place Names » (Pearce 2017). Co-réalisée avec Michael J. Hermann, la première porte sur les voyages de Samuel de Champlain (1603-1616) et fut réalisée dans le cadre du 400e anniversaire de la « fondation » de Québec en 2008. À l’instar de nombreux événements marquant la colonisation européenne de l’Amérique, les célébrations soulignèrent à quel point les perspectives autochtones et allochtones divergent sur le sens de la présence, des voyages et des actions de Champlain. La carte de Pearce et Hermann permet d’ouvrir une brèche dans les récits populaires concernant la venue des colons français en situant Champlain dans un réseau de relations. Se basant sur ses écrits de voyage, les cartographes ont tenté de mieux représenter ses relations avec les personnes et les lieux : « Notre but était de re-cartographier Champlain avec plus de profondeur émotive, de faire sentir au lecteur l’intensité de ses expériences de même que le contexte social et historique où ces expériences ont eu lieu » (Pearce et Hermann 2010 : 36). L’émotion, l’expérience de la distance géographique, les liens de Champlain avec les Autochtones de même que la fragilité de sa situation sont exprimés, entre autres, dans la description de la retraite suivant la bataille d’octobre 1615 en territoire huron :

Je les ai priés de me ramener à notre habitation… il m’a fallu trouver un canot, ce qui a été impossible puisque chacun des sauvages avait besoin du sien et puisqu’il n’en restait plus… cela m’a beaucoup troublé… puisqu’ils m’avaient promis de me ramener et de me conduire à notre habitation après leur guerre. En plus de cela, j’étais mal équipé pour passer l’hiver avec eux car autrement je ne m’en serais pas soucié. Ne pouvant rien y faire, je me suis résolu à patienter.

Champlain, cité dans Pearce et Hermann 2008

L’idée de cartographier à travers le récit ne se limite pas aux paroles de Champlain, loin de là. D’autres ressorts de la carte, dont le tracé des itinéraires, l’épaisseur du trait et l’organisation de l’information visuelle ont pour but d’établir des liens narratifs. En outre, l’utilisation des couleurs permet d’identifier visuellement les différentes subjectivités qui participent au récit : la voix des cartographes est en noir, celle de Champlain apparait en bleu alors que les voix imaginées des Autochtones sont en vert. Le projet se donnait la responsabilité « de révéler les voix multiples à travers lesquelles l’histoire personnelle de Champlain est tissée, avec une attention particulière aux voix autochtones qui sont habituellement passées sous silence dans les cartographies des explorateurs » (Pearce et Hermann 2010 : 37). Pearce et Hermann se sont référés aux traditions orales et à différents ouvrages d’ethnohistoire pour rédiger ces propos. Ainsi, à l’angoisse de Champlain de ne pas être ramené à son habitation après la bataille de 1615, les cartographes imaginent la réplique des alliés autochtones en ces termes :

On aurait bien pu conduire Champlain à kebec, mais nos ennemis voyagent dans la route que l’on aurait suivie, ce qui aurait été dangereux. Et s’il avait rencontré nos ennemis, n’aurait-il pas établi un commerce avec eux ? Il ne comprenait pas que l’on préférait le garder près de nous.

Pearce et Hermann 2008

Ces quelques lignes, et nombre d’autres en ce sens, redonnent aux acteurs autochtones une part de subjectivité dans la cartographie historique des voyages de Champlain. Alors que de nombreux travaux sur Champlain se concentrent sur les lieux et dates de ses allées et venues, la plupart demeurent silencieux à propos des connaissances sur lesquelles il devait s’appuyer pour voyager et réaliser ses cartes. Dans ce récit à plusieurs voix, la toponymie – qui reprend le même code de couleurs – joue également un rôle fondamental pour affirmer le territoire humanisé dans lequel Champlain circule. Par exemple, on lira en vert « Ontario un lac magnifique », « Le lac des Onondagas » (bleu) et « Lake Ontario » (noir) sur un même plan d’eau, « Gespe’g / la fin de la terre / Gaspésie », et ainsi de suite. Cette approche remet en question l’idée que le pouvoir de nommer, de connaître, découle naturellement de l’explorateur européen, tel qu’illustré dans la gravure de Johannes Stradanus. Vu à travers la carte « On ne m’y emmènerait pas », Champlain émerge non plus comme un acteur indépendant, produisant son savoir de manière autonome, mais comme l’un des maillons d’un réseau de relations qui le précèdent, le traversent et se poursuivent après lui. Au lieu de subsumer les voix autochtones à celle du cartographe-explorateur, Pearce et Hermann les mettent en relation dans une nouvelle cartographie narrative de ses voyages. Ce faisant, ils ouvrent de nouvelles possibilités d’interprétation et de décolonisation de la géographie et de l’histoire du Canada.

L’approche de Pearce nous permet d’envisager des façons d’amplifier la voix de Shanawdithit en imaginant et inscrivant sur de nouvelles cartes le récit qu’elle se ferait à elle-même sur la violence coloniale. La nécessité de cartographier cette violence à partir des points de vue et expériences des femmes autochtones anime le travail d’Annita Lucchesi. De descendance cheyenne, Lucchesi a débuté sa « cartographie du génocide » lors de ses recherches de maîtrise (Lucchesi 2016) et poursuit ses travaux dans son projet de doctorat sur la violence envers les femmes autochtones. Activiste autant que chercheure, elle a développé une banque de données sur les femmes et les filles autochtones assassinées et disparues répertoriant les cas au Canada, aux États-Unis et, depuis 2019, ailleurs dans le monde (Deerchild 2019 ; https://www.sovereign-bodies.org/mmiw-database). Tout comme Pearce, elle s’appuie sur la cartographie critique et narrative et considère que, même si la cartographie a longtemps été un outil colonial, ses techniques et son langage peuvent faire partie des processus de visibilisation, réappropriation et justice réparatrice. À titre d’exemple, sa carte du parcours de Siasi Tullaugaq et Sharon Barron – deux femmes inuit retrouvées mortes à Montréal en 2017 – combine l’analyse de leurs trajectoires de vie aux approches cartographiques afin de tisser des liens entre les parcours individuels de ces femmes et les facteurs systémiques qui ont influencé leur capacité d’agir (Lucchesi 2019 : 10). Lucchesi reprend ici certaines des approches créatives développées dans ses travaux précédents, notamment l’utilisation d’une mosaïque de visages comme fond de carte à laquelle différentes lignes de contours géographiques sont ajoutées (Lucchesi 2016 : 55, 59 et 65). Les couches se superposent à la manière d’un collage artistique, mais ce collage devient un palimpseste où apparaissent, sous forme de carte, les visages de femmes disparues. Alors qu’elles avaient été classées sous la rubrique « suicide » et donc abandonnées à l’oubli par la police montréalaise, Lucchesi resitue dans l’espace canadien Siasi, Sharon, et d’innombrables femmes autochtones victimes de violence. Comme pour Shanawdithit, Pearce et d’autres cartographes des Premiers Peuples, le monde-carte qui émerge du travail de Lucchesi vise à contrer les absences et suppressions coloniales en construisant la carte à partir de vies et subjectivités reniées. Même si elle n’inclut pas les visages de Sharon et Siasi au fond de carte, elle incarne leur point de vue en renversant l’orientation géographique : « Ces cartes ont été dessinées faisant face au sud afin d’honorer la perspective de Siasi et Sharon sur le Québec à partir de leur patrie d’origine [homeland], soit regardant vers le sud depuis le Nunavik » (Lucchesi 2019 : 10).

En parallèle à sa cartographie du génocide, Lucchesi mène également des recherches sur les traditions cartographiques autochtones, démontrant que la cartographie est un aspect fondamental de l’héritage culturel des Premiers Peuples. Grâce à des ateliers pratiques, elle entend revitaliser ces traditions afin que d’autres personnes puissent représenter leur expérience du colonialisme et, ce faisant, cheminer vers la guérison : les approches d’auto-réflexion sont donc partie intégrante de la démarche cartographique proposée par Lucchesi. Cette démarche se veut profondément incarnée, non seulement pour ce qui est de cartographier les corps dans l’espace, mais aussi de reconnaître la subjectivité de la cartographe. À terme, la réappropriation et le développement de ces pratiques devraient permettre de dépasser l’horizon colonial. Nous sommes loin ici de la volonté « d’insérer » les approches autochtones dans une tradition qui, en bout de ligne, demeurerait coloniale. En réponse à la périodisation coloniale (pré-contact, contact, post-contact) de G. Malcolm Lewis, Lucchesi propose un autre cadre pour la cartographie autochtone la présentant comme ancestrale, anticoloniale et décoloniale :

La première catégorie, soit ancestrale, comprend toute pratique cartographique développée par des ancêtres autochtones qui n’étaient pas explicitement liés au colonialisme dans leur cartographie. Ceci pourrait inclure des cartographes traditionnellement enfermés dans la catégorie du « pré-contact », mais inclut aussi des ancêtres plus récents qui choisissent d’élargir ou de continuer leurs pratiques cartographiques comme un moyen de développer leur culture ou de contribuer à leur communauté. Bref, ce sont les moyens cartographiques légués par les ancêtres pour continuer de développer notre relation à la terre.

Lucchesi 2018 : 13

Si, à la base, les cartes représentent des phénomènes dont la configuration spatiale donne sens à la réalité, le monde-carte que proposent les pratiques des femmes recensées brièvement ici vise à saisir ce sens à partir de points de vue autochtones multiples, incarnés et renouvelés. Au final, s’il faut cartographier le colonialisme, ses abus et sa violence, il faut également le dépasser (Lucchesi 2019 p. 22).

Conclusion

À travers le prisme du monde-carte, nous avons voulu dans cet article démontrer les contraintes qui pèsent sur les femmes autochtones, mais aussi les outils qui s’offrent à elles pour construire un autre univers. Imaginées comme objets passifs d’un désir de conquête dans un monde-carte où la vision blanche et masculine de l’explorateur construit l’image du monde, les femmes autochtones démontrent leur subjectivité et leur capacité d’action à la fois sur et par la carte. Loin de rejeter les techniques spatiales occidentales, elles les revitalisent pour développer une cartographie sensible des lieux, des liens et des rapports de pouvoir. Il demeure que, lorsque leurs cartes délaissent le cadre occidental masculin pour nous amener ailleurs, la subordination de ces expressions cartographiques à des critères externes de précision et de scientificité continue d’en diminuer la portée. Pour sortir du continuum évolutionniste qui hiérarchise différentes pratiques cartographiques (Louis et al. 2012), le travail des femmes cartographes autochtones appelle plutôt à une approche comparative (Lucchesi 2018 : 12) où leur univers de référence est considéré comme valide, autonome et nécessaire.

D’un bout à l’autre, l’espace des Amériques est marqué par les absences, violences et appropriations coloniales. Au Canada, la Commission royale sur les peuples autochtones (1991-1996), la Commission de vérité et réconciliation (2007-2015), l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2016-2019) ont tenté de prendre la mesure de ce sombre héritage, de le mettre à jour, et de proposer des voies de réparation et réconciliation. Quel est le rôle des cartes dans ce processus ? Surtout, quel est le rôle des cartes produites par des femmes autochtones qui, on le sait, subissent les impacts du colonialisme de façon démesurée ? Nous avons répertorié ici le travail de quelques femmes : notre échantillon est trop petit pour répondre pleinement à cette question, mais il est assez grand pour entrevoir ce que pourrait être une cartographie autochtone et féminine décolonisée. Cartographiant la profondeur autochtone des lieux (« Indigenous depth of place », Pearce et Louis 2008), Margaret Pearce replace la figure de l’explorateur européen dans un monde de relations qui le précèdent et dont il dépend. Alors que l’histoire nationale le hisse généralement au-dessus de tout et de tous, elle présente Champlain comme un acteur sensible et à échelle humaine. On pourrait dire que Lucchesi, pour sa part, effectue un travail contraire : elle sort de l’oubli des milliers de femmes autochtones assassinées et disparues. Pour rendre concret ce travail de mémoire, la dimension cartographique de son entreprise est fondamentale : alors que le trajet d’un seul homme dans l’espace peut avoir des retombées historiques à ce point marquantes pour l’histoire mondiale, les itinéraires interrompus de milliers de femmes devraient pouvoir influencer l’évolution d’une seule nation.

En conclusion, nous revenons vers Shanawdithit car elle marque le début d’un processus qui se poursuit aujourd’hui au Canada, et ailleurs sur l’Île de la Tortue. Malgré les conditions pénibles de leur production, ses cartes sont une rare archive féminine sur la production de l’espace canadien par la violence. Comme nous l’avons souligné, le récit cartographique de Shanawdithit est contraint par les pressions et les volontés qui s’exercent sur elle. Néanmoins, c’est l’attestation qu’elle nous laisse qui constitue un vecteur d’empowerment pour les femmes autochtones. Pour qui regarde attentivement ce témoignage visuel, il devient impossible par la suite de ne plus voir les corps qui s’affrontent dans l’espace, la figure prostrée de Demasduit, son cercueil porté par les colons, la silhouette qui indique l’endroit de la mort de son mari, l’inscription qui marque celle de son bébé. Sur ces cartes, la précision du géo-référencement est secondaire, mais il fallait quand même cartographier pour saisir de manière directe, par le récit et par l’image, l’émotion et le sens de ces événements qui participent au génocide. C’est bien parce que ce témoignage est inséré au coeur d’une archive créée par des hommes blancs que, comme du sable dans l’engrenage, il grince contre toute justification qui pourrait être donnée à la violence perpétrée. La cartographe distingue clairement les protagonistes par son choix de couleurs : les Béothuks sont représentés avec un crayon rouge alors que les colons et les éléments environnants sont tracés à l’aide d’un crayon noir. Howley n’indique pas si l’utilisation lui avait été suggérée par Cormack, mais son livre relate l’intérêt marqué de Shanawdithit pour les matériaux qui lui sont offerts pour réaliser ses dessins. Peu importe, la couleur rouge – pour « Red Indians » en raison de l’ocre dont les Béothuks peignaient leurs corps – agit comme une signature indélébile sur la carte. Le rouge des cartes de Shanawdithit s’impose comme la couleur de la rencontre coloniale, traçant une ligne jusqu’à la violence perpétrée encore aujourd’hui contre les femmes autochtones à la grandeur de l’Amérique. Cartographe et historienne, la femme béothuk inscrit ses relations sur la carte au moment même où elle ressent cruellement leur absence : « Elle ne pouvait pas relater ces événements sans pleurer » (Howley : 228). Loin d’être relégué au passé, ce chapitre douloureux se poursuit, route des larmes à la fois géographiques et historiques par laquelle arrive le Canada. En transformant le monde, le langage et l’espace de la carte, les femmes autochtones nous donnent des outils pour cheminer par d’autres sentiers.