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Les femmes autochtones ont été – et sont encore – particulièrement touchées par les politiques coloniales. L’imposition de la religion, de l’économie de marché et d’un système politique, de même que la dépossession des terres et l’établissement des réserves et des pensionnats ont sévèrement affecté le bien-être, le mode de vie et l’identité des Autochtones, en particulier des femmes (Morantz 2002 ; O’Brien 2007 ; Van Woudenberg 2004). En effet, l’imposition d’une structure patriarcale a miné l’autonomie des femmes autochtones et les a effacées des sphères décisionnelles et des espaces publics (Basile 2017 ; Kuokkanen 2019), notamment en ce qui concerne le territoire (Kennedy Dalseg et al. 2018 ; Kuokkanen 2011). Ce système colonial, niant la relation au territoire des femmes autochtones et leurs connaissances de l’environnement, perdure aujourd’hui et est même entretenu par les communautés autochtones (Altamirano-Jiménez et Kermoal 2016 ; Barker 2008 ; Sayers et MacDonald 2001 ; Van Woudenberg 2004). Bien que l’implication des femmes autochtones dans la gouvernance territoriale soit en croissance, les structures et programmes en place tiennent peu compte de leurs réalités et les hommes accaparent encore les rôles politiques (Pictou 2020 ; Poirier 2000).

Au Québec nordique, la gouvernance territoriale est largement influencée par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) – premier traité moderne de l’histoire du Canada. Signée en 1975, la CBJNQ stipule que les Cris ont cédé leur territoire ancestral pour le développement hydro-électrique en échange de compensations financières, de droits exclusifs sur une partie du territoire et de certaines mesures d’autonomie gouvernementale (Senécal et Égré 1999). Le chapitre 30 de la CBJNQ prévoit la mise en place d’un programme visant à encourager le maintien du mode de vie traditionnel basé sur des activités liées au territoire telles que la chasse, le piégeage et la pêche (CBJNQ 1975). Le Programme de sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs cris (PSR)[1] est le premier du genre à avoir été instauré en Amérique du Nord (Collette et Larivière 2010 ; Scott et Feit 1992). Il verse des prestations à des « unités de prestataires » généralement composées du chef de l’unité[2], de sa conjointe ou de son conjoint, ainsi que de leurs enfants. La prestation est versée au chef de l’unité pour chaque journée passée sur le territoire à pratiquer des activités traditionnelles, pour un minimum de 120 jours (quatre mois) et un maximum de 240 jours (huit mois) par année. En 2019, le montant de l’allocation quotidienne était de 75,50 $ par adulte pour chaque journée passée sur le territoire (OSRCPC 2019).

La vaste majorité des chefs de famille sont masculins (1017/1402 selon les données de 2017 ; OSRCPC communication personnelle) et le PSR est principalement basé sur la réalité et des activités masculines, bien que des ajustements aient été apportés au fil du temps pour mieux tenir compte des pratiques et des besoins des femmes (ex : prestations de maternité)[3]. Les activités majoritairement pratiquées par les femmes, telles que l’artisanat, la cueillette de plantes comestibles et médicinales, la préparation du gibier et la fabrication de filets de pêche, sont considérées comme des « activités accessoires » par l’Office de sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs cris (OSRCPC), l’organisme en charge de la mise en oeuvre du PSR.

Les femmes n’ont pas spécifiquement été consultées au cours du processus ayant mené à l’élaboration du PSR ainsi que dans le cadre des modifications apportées au programme en 1988 et en 2002. Dans une lettre adressée à l’OSRCPC en février 2017, la Cree Women of Eeyou Istchee Association (CWEIA) a exprimé ses préoccupations relatives à la place des femmes dans le PSR (CWEIA 2017). De plus, dans le cadre d’une rencontre que nous avons eue avec le conseil d’administration de la CWEIA en mai 2017, des femmes iiyiyuu-iinuu[4] ont mentionné que le PSR répondait mal à leurs besoins, qu’elles y avaient peu de place et qu’il était difficile pour elles de remplir les conditions permettant d’en bénéficier. Ce projet de recherche a donc été initié à la demande de femmes iiyiyuu-iinuu afin de recueillir leurs perceptions vis-à-vis du PSR. Plus spécifiquement, le projet avait pour objectifs : 1) de documenter les pratiques et les savoirs des femmes iiyiyuu-iinuu en lien avec le territoire ; 2) de recueillir leurs perceptions concernant le PSR en général et leur capacité à remplir les conditions d’admissibilité en particulier ; et 3) d’identifier les façons dont la participation des femmes au PSR pourrait être optimisée considérant les réalités contemporaines.

Méthodologie

Grâce à l’appui de la CWEIA et à la collaboration de l’OSRCPC, les témoignages de femmes iiyiyuu-iinuu ont été recueillis au moyen d’entrevues semi-dirigées et de groupes de discussion ayant eu lieu entre juillet 2017 et septembre 2018[5]. Les participantes ont été rencontrées dans les communautés de Chisasibi, Mistissini, Waswanipi, Nemaska, Waskaganish, Washaw-Sibi et dans la ville de Senneterre. À deux occasions, des groupes de discussion ont été organisés dans le cadre de l’assemblée générale annuelle de la CWEIA, et un troisième avec la collaboration du Centre d’entraide et d’amitié autochtone de Senneterre. Ces groupes de discussion ont rassemblé respectivement treize, neuf et deux participantes. À l’exception de trois participantes, toutes les femmes rencontrées en entrevues individuelles (18) étaient prestataires du PSR. Quant aux participantes aux groupes de discussion, certaines étaient prestataires et d’autres connaissaient le programme de manière indirecte, soit parce qu’un membre de leur famille en était prestataire, soit parce qu’elles avaient tenté de devenir elles-mêmes prestataires, ou parce qu’elles l’avaient déjà été.

Tel que suggéré par Basile et al. (2018), le guide d’entrevue a été élaboré avec la collaboration de la CWEIA afin d’assurer la pertinence des thèmes y étant abordés et de permettre aux partenaires impliqués de participer à la coconstruction des outils de collecte de données. Le guide d’entrevue, de même que le formulaire de consentement ont été révisés et validés par l’OSRCPC. Plusieurs rencontres de validation ont aussi été organisées avec la CWEIA afin de faire le suivi de l’état de la recherche et de s’assurer de la pertinence de l’analyse des résultats. Les entrevues et groupes de discussion ont été codifiés afin de garantir l’anonymat des participantes. Dans cet article, les participantes seront désignées par la lettre (I) suivie d’un numéro séquentiel et, le cas échéant, de la lettre (t) pour indiquer que l’entrevue a été traduite de la langue crie.

Les questions du guide d’entrevue portaient principalement sur la relation des femmes iiyiyuu-iinuu au territoire, leurs activités et responsabilités sur le territoire, la transmission des savoirs traditionnels, leur perception du PSR − et plus précisément des avantages et inconvénients du programme −, ainsi que leur rôle dans la gestion du territoire. Les entrevues et les groupes de discussion ont été enregistrés sur support audio. Le contenu a été transcrit pour fins d’analyse thématique à l’aide du logiciel NVivo 10 (QSR International), selon les thèmes du guide d’entrevue. L’analyse thématique a permis à d’autres thèmes d’émerger : la guérison, la cohésion familiale et la préoccupation envers les Aînés.

Résultats et discussion

Lien au territoire

Plusieurs participantes ont manifesté un fort sentiment d’appartenance au territoire, qu’elles voyaient comme un élément fondamental de leur identité. Leur perception du territoire rejoint celle des femmes innues (Delisle L’Heureux 2016) et atikamekw (Basile et al. 2017) en plus de faire écho, tant aux propos de Martin et Girard (2009) suggérant que le territoire est « matrice de culture », qu’à ceux de McGregor (2008) et de Desbiens et Simard-Gagnon (2012) selon qui les femmes sont les porte-parole du territoire. Alors que certaines participantes ont vécu toute leur vie sur le territoire, d’autres ont choisi d’y retourner à leur retraite.

Le lien au territoire des femmes iiyiyuu-iinuu est intime et complexe. C’est par exemple sur le territoire qu’elles acquièrent et transmettent les connaissances liées au mode de vie traditionnel. Ainsi, le maintien ou la réappropriation du lien au territoire est un enjeu de premier ordre :

On peut communiquer avec l’environnement. C’est ce qu’on doit réapprendre. [...] C’est pourquoi il est si important de transmettre ce savoir traditionnel aux jeunes. Pour qu’ils fassent l’expérience de l’eau et du territoire. [...] Et le mode de vie qui nous a été donné, la culture, c’est notre médecine.

I12

Pour certaines des femmes rencontrées qui en étaient prestataires, le PSR était un moyen de maintenir la présence sur le territoire et, par conséquent, le mode de vie et la transmission des connaissances aux enfants et petits-enfants : « Les jeunes ont besoin d’apprendre. [...] Parce qu’après mon départ, le savoir aura disparu » (I16).

La fluidité des rôles est un aspect de la transmission des savoirs traditionnels qui a été évoqué à quelques reprises. L’une des participantes a raconté comment son mari lui a appris les savoirs nécessaires à la vie sur le territoire. Son mari avait, quant à lui, appris par l’entremise de sa mère. Cet extrait montre que les savoirs souvent associés aux hommes, par exemple la chasse, peuvent être enseignés par les femmes : « Il n’avait que sa mère pour tout lui apprendre. Donc, j’ai beaucoup appris de lui, surtout la cuisine. [...] Sa mère lui a même appris à chasser » (I11).

Bien que le lien au territoire de chacune des femmes rencontrées se rapporte à des expériences différentes, la majorité a affirmé préférer de loin la vie en forêt plutôt que celle dans la communauté : « Je ne vais pratiquement pas dans la communauté. C’est ici (en forêt) qu’est ma place » (I8). Les sentiments de paix et de calme qui habitent les femmes iiyiyuu-iinuu lorsqu’elles sont sur le territoire sont plus difficiles à ressentir dans une communauté toujours en mouvement. Certaines femmes ont affirmé que l’absence d’alcool et de différentes formes de violence sur le territoire contribue à l’état de sérénité qui caractérise leur expérience sur le territoire. Plusieurs recherches ont d’ailleurs montré que le lien au territoire et la pratique d’activités culturelles figurent parmi les déterminants de la santé et du bien-être des communautés autochtones au Canada (Fuentes et al. 2020 ; Halseth 2013 ; Landry et al. 2019 ; Richmond et Ross 2009). Selon les participantes, le territoire est l’endroit idéal pour se ressourcer :

Il y a plus de paix et de tranquillité là-bas [sur le territoire], donc tu peux réfléchir davantage. Alors, j’ai commencé à retourner faire des choses que je faisais avant : chasser... seule.

I10

La raison pour laquelle j’ai adhéré [au PSR], ce n’est pas pour l’argent, c’est pour [fuir] les effets de ce qui se passe dans la communauté. Je sentais que j’avais besoin de plus de paix et de tranquillité.

I3, groupe 2

Bien que la notion de guérison ne faisait pas partie du guide d’entrevue, elle a émergé à maintes reprises. La guérison est un processus à la fois collectif et individuel (Adelson 2001 ; Radu et al. 2014 ; Waldram 2014) et ceci s’est reflété dans le discours des participantes. D’une part, plusieurs ont mentionné que la fréquentation du territoire favorisait la guérison de leurs communautés et de leur Nation par la revitalisation des traditions et des savoirs, dans un objectif de réappropriation culturelle et de réaffirmation identitaire (Adelson 2001 ; Gone 2013 ; Kirmayer 2004 ; Radu et al. 2014). D’autre part, les femmes iiyiyuu-iinuu ont raconté que le temps passé sur le territoire avait favorisé leur démarche personnelle de guérison, que ce soit pour surmonter les traumatismes laissés par le passage dans les pensionnats ou la perte d’un être cher :

Même quand je suis allée au pensionnat, personne ne pouvait me blesser. Connectée. Peu importe ce qu’ils me faisaient, ils ne pouvaient pas me déconnecter. [...] Et quand j’ai perdu mon petit-fils, je suis allée en forêt. C’est ma guérison. Je suis allée en forêt et j’ai pleuré, et j’ai pleuré.

I16

Selon certaines participantes, le temps passé sur le territoire favorise la cohésion familiale. Elles ont affirmé qu’elles sont moins inquiètes pour la sécurité de leurs enfants sur le territoire que dans la communauté.

Les femmes rencontrées pratiquent une multitude d’activités sur le territoire, suivant le cycle des saisons, en concordance avec les résultats d’études précédentes réalisées avec des femmes métis et anicinapek (Hodgson-Smith et Kermoal, 2016 ; LaRiviere et Crawford, 2013). La responsabilité des tâches liées à l’alimentation revient en grande partie aux femmes (Hodgson-Smith et Kermoal 2016 ; Jarvenpa 2013). Considérant la place fondamentale de l’alimentation traditionnelle dans diverses sphères de la vie des peuples autochtones (Earle 2010 ; Godmaire et al. 2003), il importe de reconnaître, de valoriser et d’assurer la transmission des savoirs des femmes (Todd 2016 ; Turner et Turner 2008).

Parmi les activités auxquelles prennent part les femmes figure la chasse printanière à l’outarde, durant laquelle elles ont la responsabilité de nettoyer les prises. En été, la pêche, la cueillette de petits fruits, de bois de chauffage, de produits pour préparer la médecine et la réparation du camp sont les principales activités. À l’automne, au temps de la chasse à l’orignal, les femmes sont responsables de la préparation de la viande et du tannage de la peau. La plupart des participantes chassent et trappent le petit gibier à l’automne et à l’hiver (ex : lièvre, perdrix, martre, castor). La pêche blanche fait aussi partie des activités hivernales de certaines femmes iiyiyuu-iinuu. La majorité des femmes rencontrées pratique une forme ou une autre d’artisanat (ex : confection de vêtements, fabrication de tipis).

Puisque les femmes et les hommes entretiennent une relation différente avec le territoire, leurs savoirs sont différents − mais complémentaires − et leur transmission se fait la plupart du temps selon le genre (Feit 1991 ; Lévesque et al. 2016 ; McGregor 2008 ; Wilson 2003). Les participantes ont souvent mentionné la complémentarité des rôles et l’importance du travail d’équipe entre les femmes et les hommes pour le bon fonctionnement de la vie sur le territoire. La responsabilité des soins apportés aux enfants et de l’entretien du camp revient en grande partie aux femmes, ainsi que la préparation des repas. Plusieurs participantes ont également précisé qu’elles étaient les principales responsables de l’approvisionnement en eau et en bois de chauffage pour le camp. Une participante a illustré de façon éloquente le rôle des femmes sur le territoire :

Quand ils [les membres d’une famille] vont sur le territoire et que quelque chose arrive, ils disent : “OK. Voici ce dont on a besoin.” Et 90 % du temps, ils se tournent vers les femmes. Ça, c’est de la valeur !

I13

Les activités pratiquées généralement par les femmes, telles que l’artisanat, la préparation du gibier, la cueillette de plantes et la fabrication de filets de pêche sont considérées comme « activités accessoires » par l’OSRCPC (2019). Cette appellation dénote en soi la moindre importance accordée aux activités des femmes. Par exemple, la cueillette et la préparation des petits fruits réalisées par les femmes sont souvent considérées comme complémentaires à l’alimentation principale, mais représentent en réalité un élément essentiel de la culture et de la santé des Cris (Whyte 2014) et de plusieurs autres peuples autochtones au Canada (Basile 2017 ; Boulanger-Lapointe et al. 2019 ; Desbiens et Simard-Gagnon 2012 ; Parlee et Berkes 2005).

L’art et l’artisanat jouent un rôle central dans la transmission de la culture et plusieurs activités en lien avec ces savoir-faire sont spécifiques aux femmes iiyiyuu-iinuu ou réalisées par elles, comme c’est le cas chez d’autres peuples autochtones (Goyon 2011 ; Preston 2016 ; Schneider 1983 ; Woodward 1999). Or, certaines participantes ont affirmé que les revenus tirés des activités d’artisanat pouvaient entraîner une diminution des prestations du PSR, ce qui semble en contradiction avec l’objectif du programme qui est de perpétuer la culture. Dans le même ordre d’idées, certaines prestataires hésitent à participer aux activités culturelles et de transmission des savoirs organisées dans les communautés, pour lesquelles elles reçoivent un revenu, parce que les jours consacrés à ces activités ne sont pas reconnus par le PSR et que les sommes reçues sont, par la suite, déduites de leurs prestations. Si le but du PSR est d’encourager le maintien du mode de vie traditionnel, la participation aux activités culturelles devrait être encouragée.

Les entrevues ont par ailleurs révélé que certaines pratiques associées aux hommes (par exemple la chasse au gros gibier) sont aussi acquises, maîtrisées et transmises par les femmes. Inversement, certaines participantes avaient reçu des savoirs par l’entremise de membres masculins de leur famille. Cette fluidité des rôles et des savoirs a aussi été documentée chez les femmes naskapi qui pratiquent la chasse (Lévesque et al. 2016), ainsi qu’aux Territoires du Nord-Ouest, où les femmes Inuvialuit, Gwich’in et Sahtú pratiquent la chasse au caribou (Parlee et Wray 2016). Le mythe de l’homme chasseur qui s’est longtemps perpétué dans la littérature portant sur les peuples autochtones ne reflète donc pas la réalité (Altamirano-Jiménez et Kermoal 2016 ; Criado Perez 2019 ; Desbiens 2006 ; Jarvenpa et Brumbach 2006).

Non seulement les activités pratiquées par les femmes iiyiyuu-iinuu sont essentielles, et donc loin d’être « accessoires », mais plusieurs d’entre elles pratiquent aussi des activités habituellement considérées comme relevant du domaine des hommes. Elles estiment, par conséquent, que les règles du PSR devraient s’appliquer de la même façon aux femmes et aux hommes, ce qui n’est pas toujours le cas.

Perceptions du PSR

La raison principale qui motivait les femmes iiyiyuu-iinuu à s’inscrire au PSR était leur attachement au territoire. Certaines ont d’ailleurs mentionné que même sans ce programme, elles auraient choisi un mode de vie traditionnel, bien qu’elles reconnaissent que les allocations aident à combler les frais liés à la vie sur le territoire. Ce résultat concorde avec une étude précédente réalisée auprès de prestataires (femmes et hommes) du PSR, selon laquelle il s’agirait, pour eux, d’un moyen de maintenir leur mode de vie traditionnel sur le territoire (Collette et Larivière 2010). Le programme semble donc atteindre son objectif de maintien du mode de vie traditionnel. Or, certaines participantes ont exprimé le fait qu’elles en avaient une appréciation mitigée, qu’elles en comprenaient mal le fonctionnement ou les critères d’admissibilité :

Je ne sais pas comment cela fonctionne. Ils m’ont juste dit que je suis dans le programme parce que mon mari est dans le programme. [...] Je n’avais pas le choix. Mais si j’avais le choix, je le choisirais quand même.

I11

Alors que certaines participantes étaient entièrement satisfaites du programme (« J’adore ce programme. J’aime être dans le bois. J’aime la chasse. C’est ce que je fais » (I10)), d’autres ont émis des critiques relatives aux critères d’admissibilité, à la structure et aux objectifs du PSR. Par exemple, plusieurs regrettaient que le PSR soit principalement axé sur les activités des hommes. À leurs yeux, la place des femmes iiyiyuu-iinuu au sein du PSR est limitée, leurs besoins et leurs réalités ne sont pas suffisamment pris en compte et les activités féminines ne sont pas toujours comptabilisées. En somme, « c’est un programme dominé par les hommes » (Groupe 1). La plupart des participantes ont émis des réserves quant au fait que l’homme soit systématiquement considéré comme étant le « chef de famille », le « pourvoyeur » :

L’une des choses qu’elle n’aime pas dans le programme de sécurité du revenu, c’est que les femmes ne peuvent pas jouer le rôle que les hommes jouent. [...] Elle dit qu’en général, c’est l’homme qui est le patron. [...] Cela devrait être plus égalitaire.

I7t

Une participante s’est fait refuser l’accès au PSR parce qu’elle n’était pas la pourvoyeuse :

J’ai fait une demande pendant deux ans et [...] ils m’ont dit : “Vous n’êtes pas le pourvoyeur. Votre mari l’est”. Alors cette année, je n’ai même pas pris la peine d’appliquer.

I14, groupe 1

Les femmes iiyiyuu-iinuu souhaiteraient avoir plus de place dans le programme[6]. Toutefois, bien que les conditions d’admissibilité au PSR et l’application des règles du programme semblent différer d’une communauté à l’autre, les participantes ont indiqué que les femmes reçoivent souvent un traitement différent de celui des hommes, et ce, de façon apparemment arbitraire. Par exemple, si dans une unité familiale l’homme occupe un emploi salarié, la femme ne peut être prestataire du PSR car son conjoint est considéré comme le pourvoyeur principal. Toutefois, si c’est la femme qui travaille, son salaire n’est pas considéré comme le revenu principal, et ce, même s’il est pris en compte dans le calcul des prestations versées à son conjoint. C’est le conjoint qui aura accès au PSR :

La femme peut travailler et l’homme bénéficie du programme. Bien entendu, ses revenus [à elle] sont pris en compte. [...] Mais l’homme peut toujours être payé. Il peut continuer à faire ses journées [sur le territoire] et elles sont payables.

I3

Selon certaines participantes, le PSR les contraint donc à choisir entre leurs propres intérêts et ceux de leur conjoint. Certaines souhaiteraient occuper un emploi salarié, mais au vu du fait que cela réduirait les prestations de leur conjoint et qu’elles ne veulent pas le pénaliser, elles décident de ne pas travailler ou de cesser de travailler.

Un autre aspect discriminatoire de la structure du PSR envers les femmes iiyiyuu-iinuu est qu’étant donné que l’homme est considéré comme le pourvoyeur principal, il est possible pour une conjointe crie d’être prestataire. Or, si une femme iiyiyuu-iinuu a un conjoint non-cri, elle ne peut, quant à elle, accéder au PSR puisque son conjoint est considéré comme le pourvoyeur principal. Ainsi, des femmes allochtones sont admises dans le PSR alors que des femmes iiyiyuu-iinuu y sont refusées. L’ambiguïté entourant les critères d’admissibilité et les règles du PSR avait déjà été soulevée par Scott et Feit (1992). Le fait que la situation demeure inchangée près de 30 ans plus tard souligne le besoin de mettre en place des outils communicationnels plus efficients pour que l’information au sujet du PSR percole jusqu’au niveau des utilisatrices (et utilisateurs) du territoire.

Certaines femmes conjointes d’un prestataire du PSR ne touchent pas l’argent du programme même si elles vivent sur le territoire : « Il y a des personnes que je connais, leur mari ne donne pas l’argent à sa femme. C’est ce que j’ai entendu » (I9). Bien que certaines mesures puissent être prises pour qu’une unité familiale reçoive des paiements séparés, certaines femmes semblaient ne pas en être au courant.

L’un des aspects positifs du PSR – qui est par ailleurs le but visé par le programme – est qu’il permet de maintenir le mode de vie traditionnel et le lien au territoire, à savoir le lieu par excellence de guérison, de transmission des savoirs et de cohésion familiale. Toutefois, tel que révélé précédemment par Collette et Larivière (2010), certaines participantes ont mentionné que les prestations ne suffisent parfois pas à couvrir tous les coûts liés à la vie sur le territoire :

J’aimerais en avoir plus. Je trouve que ce n’est pas beaucoup. Pas assez d’argent. Il devrait être un peu plus élevé, parce que les [prix des] choses sont de plus en plus élevées maintenant.

I17

Une autre préoccupation était que les femmes ayant accès au programme doivent attendre longtemps, parfois jusqu’à un an, avant de recevoir leur premier versement. De plus, si des prestataires sont rémunérés lors d’activités de transmission de savoirs traditionnels ou pour la vente de produits issus de l’artisanat, leurs prestations s’en voient déduites, ce qui les décourage de participer à ces activités culturelles : « Quand tu aimes coudre ou faire de l’artisanat, ça ne devrait pas affecter [tes prestations]. C’est comme ça qu’ils découragent les gens de faire de l’artisanat » (I16).

La situation des prestataires aînés est apparue inquiétante pour plusieurs participantes. Elles ont déploré le fait qu’il n’y a pas de garantie de revenu lorsque les Aînés deviennent dès lors incapables de passer le minimum du temps requis sur le territoire. Les Aînés sont les porteurs de savoirs traditionnels précieux (Ray 2015 ; Simpson 2002 ; Viscogliosi et al. 2020) et plusieurs femmes s’inquiètent de voir disparaître ces connaissances en lien avec le territoire.

Optimiser la participation des femmes au PSR

Plusieurs pistes d’amélioration du PSR ont été identifiées par les participantes. À la demande de la CWEIA, ces suggestions sont ici présentées sous la forme de huit recommandations.

Recommandation 1 : Que les critères d’admissibilité au PSR et les modalités de gestion soient révisés pour assurer que le programme réponde à son objectif d’encourager et de soutenir toutes les pratiques traditionnelles. Plus spécifiquement, que le statut marital et le statut professionnel des femmes iiyiyuu-iinuu ne puissent plus être interprétés à leur désavantage et que les activités qu’elles pratiquent ne soient plus considérées comme étant accessoires en comparaison à celles des hommes.

Recommandation 2 : Que soient incluses au PSR des mesures pour soutenir les jeunes qui désirent entreprendre un processus de guérison sur le territoire ou adopter le mode de vie traditionnel. Pour que les femmes iiyiyuu-iinuu puissent jouer leur rôle de transmission des savoirs et de la culture, les jeunes doivent avoir accès au territoire.

Recommandation 3 : Que des mesures incitatives soient incluses au PSR pour encourager les jeunes à accompagner les Aînés sur le territoire[7]. Cela répondrait au double objectif d’aider les Aînés à poursuivre leurs activités sur le territoire le plus longtemps possible et de donner aux jeunes l’occasion d’acquérir des savoirs traditionnels.

Recommandation 4 : Qu’au moins une femme iiyiyuu-iinuu et une personne représentant les jeunes (afin de tenir compte du point de vue des générations futures) siège au conseil d’administration du PSR[8].

Recommandation 5 : Que les femmes soient systématiquement consultées sur les questions de gouvernance et de gestion du territoire, incluant le fonctionnement du PSR, afin de prendre en considération leurs intérêts et leurs réalités.

Recommandation 6 : Que le délai d’un an précédant le versement des premières allocations soit réduit afin de permettre l’accès au territoire à toutes les prestataires, incluant celles qui ont peu d’autres sources de revenus.

Recommandation 7 : Que les activités de transmission des savoirs et de la culture se déroulant dans les communautés soient reconnues comme faisant partie du mode de vie traditionnel et soient éligibles aux prestations du PSR. De même, que les revenus pouvant être engendrés par ces activités n’entraînent pas de réduction des allocations.

Recommandation 8 : Que des campagnes d’information sur le PSR soient organisées pour l’ensemble des prestataires, femmes et hommes, en langues crie, anglaise et française. De la même façon, des formations plus complètes devraient être offertes aux administrateurs locaux pour uniformiser l’application des règles du PSR dans toutes les communautés.

Conclusion

Les femmes iiyiyuu-iinuu jouent un rôle essentiel dans le mode de vie traditionnel. Les activités qu’elles pratiquent sur le territoire, loin d’être accessoires, se font en complémentarité de celles généralement réalisées par les hommes. Les femmes sont notamment actives dans la transmission des savoirs et de la culture, piliers de l’identité crie. Alors que le PSR a été mis en place pour maintenir le mode de vie traditionnel, les femmes iiyiyuu-iinuu ont soulevé plusieurs critiques, notamment en ce qui concerne les critères d’admissibilité, les règles de gestion et le niveau des prestations. Elles souhaitent que le programme continue d’exister, tout en répondant mieux à leurs besoins et en tenant compte de leurs réalités. Elles ont fait des recommandations pour améliorer le programme afin que leur rôle soit reconnu à sa juste valeur et qu’elles puissent reprendre la place qui leur revient sur le territoire.