Corps de l’article

Introduction

L’adultisme est un concept issu de perspectives critiques en sciences sociales qui demeure relativement méconnu dans l’espace francophone. Pourtant, la critique du rapport social d’âge qui le sous-tend trouve certains échos auprès de nombreuses personnes qui, impliquées en recherche, en intervention ou dans des cercles militants, partagent des préoccupations communes se rapportant à la justice sociale (Bell, 2018 ; Bonnardel, 2015 ; Caron, 2018 ; Ceaser, 2014 ; Delphy, 1995 ; Espace, 2018 ; Firestone, 1972; Flasher, 1978 ; Gaudet et al., 2020 ; Hart, 1992 ; hooks, 2000; Lapierre et Côté, 2016). Dans les dernières décennies, cette critique a d’ailleurs été porteuse d’avancées relatives à l’amélioration des conditions de vie des jeunes. On peut penser à l’adoption de la Convention relative aux droits de l’enfant en 1989, et à sa ratification en 1991 au Canada et au Québec, à l’instauration de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en 1976 au Québec, ou au travail plus récent fait par la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse au Québec (en 2019-2021). Ces avancées ont bénéficié d’un appel grandissant quant à l’importance d’écouter les voix des jeunes et d’impliquer davantage ces derniers dans les processus décisionnels qui les concernent. Or, malgré ce consensus moral et l’adoption de certaines orientations allant en ce sens par certaines institutions, cet impératif est difficile à mettre en œuvre et se heurte souvent à des obstacles (Faisca, 2021). En tant qu’outil conceptuel critique, l’adultisme constitue une ressource précieuse pour envisager de nouvelles avancées. Mais en recherche, en intervention et plus largement au sein de la société, la problématisation des rapports sociaux fondés sur l’âge qu’il propose de transformer suscite une certaine perplexité et des résistances. Cette situation est rencontrée en travail social, la discipline dans laquelle s’ancrent les réflexions de l’article, dont les valeurs fondatrices (par exemple la justice sociale, l’autonomie, la dignité et l’autodétermination) offrent un contexte propice à l’intégration des préoccupations et des critiques portées par le concept d’adultisme.

Le présent article s’ajoute aux efforts déployés par d’autres chercheur.e.s, intervenant.e.s et militant.e.s qui travaillent au développement d’une société plus juste en proposant une contribution aux travaux produits dans une posture se rapportant au concept d’adultisme. Nous réfléchissons aux rapports sociaux d’âge jeunes-adultes, rapports sociaux qu’il importe de déconstruire pour promouvoir une société plus égalitaire. Pour ce faire, nous réalisons une analyse théorique critique basée sur les travaux de Collins (2000) et sur la documentation émergente au sujet de l’adultisme, afin de mettre en évidence les processus qui contribuent à former, développer et perpétuer l’adultisme en système d’oppression. Nous exemplifions par la suite comment l’adultisme peut être utilisé comme outil d’analyse critique en l’appliquant au cas de l’intervention sociojudiciaire auprès des jeunes vivant en contexte de violence conjugale (VC) dont la garde est contestée lors de la séparation des parents. Ce type d’intervention regroupe généralement des services en santé, en services sociaux et judiciaires, tels que les maisons d’hébergement pour femmes et jeunes victimes de VC, les organismes pour conjoints ayant des comportements violents, la protection de la jeunesse, le système de justice et la police (Lalande et al., 2019).

Un large éventail d’intervenant.e.s sont concerné.e.s par l’analyse proposée dans cet article, particulièrement celles et ceux qui travaillent auprès des jeunes, dont les professionnel.le.s en intervention sociale (travail social, psychologie, psychoéducation, éducation spécialisée, etc.), les avocat.e.s, les juges, la police, etc. Comme nous nous intéressons spécifiquement aux situations où la garde des jeunes est contestée en contexte de VC, l’analyse ciblera plus spécifiquement le rôle des intervenant.e.s sociojudicaires impliqué.e.s au sein du système de justice en droit familial, c’est-à-dire les juges, les avocat.e.s et les expert.e.s en matière de garde d’enfants. En ce qui concerne les expert.e.s en matière de garde d’enfants, au Québec, les intervenant.e.s en travail social ou en psychologie, après avoir procédé à une évaluation de la situation familiale, sont celles et ceux qui émettent des recommandations au tribunal, aux avocat.e.s et aux parents au sujet de la garde et des droits d’accès entre les enfants et leurs parents (Ordre des psychologues du Québec et al., 2006).

Dans notre analyse, nous montrons comment l’adultisme mine la crédibilité (injustice testimoniale) et la reconnaissance du vécu (injustice herméneutique) des jeunes concernés, les amenant par le fait même à vivre une injustice épistémique et à être objectivés dans les interventions sociojudiciaires. Selon Caron (2018), une injustice épistémique réfère à « un tort qui résulte du refus de reconnaître à une personne ou à un groupe social la légitimité et la crédibilité requises pour participer à la production des connaissances et [au] partage d’interprétations du réel » (Caron, 2018 : 56). L’objectivation des jeunes est une manifestation de l’injustice épistémique qui, dans un système adultiste, implique de conceptualiser les jeunes comme des personnes à en devenir qui n’ont pas ou peu d’agentivité épistémique (Caron, 2018). Cette situation fait concrètement en sorte que le vécu des jeunes en contexte de VC et de séparation n’est pas toujours pris en compte par les acteur.trice.s sociojudiciaires, et que leur point de vue n’est pas toujours écouté, considéré ou même sollicité par ces dernier.ère.s concernant leur garde (Bruno, 2015 ; Carson et al., 2018 ; Galántai et al., 2019 ; Holt, 2011 ; Katz, 2015 ; Lapierre, 2019 ; Macdonald, 2017). En plus d’être identifiée dans des recherches, dont plusieurs sont réalisées à l’international, cette situation a été rapportée au Québec (ex. : Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, 2021 ; Lapierre et al., 2021 ; Vincent, 2019). L’analyse critique des mécanismes et des processus sociaux responsables de ces manquements et de ces injustices envers les jeunes est un préalable obligatoire afin de nous doter d’une capacité collective à transformer durablement cette situation. Cet article procède à une démonstration illustrant la ressource précieuse que constitue le concept d’adultisme pour progresser dans cette direction.

Dans un premier temps, le contexte de la recherche et l’approche méthodologique seront présentés. Ensuite, une construction conceptuelle et théorique de l’adultisme sera proposée et déclinée en quatre dimensions. Enfin, la portée critique du concept d’adultisme sera démontrée par une application à un cas particulier : le traitement sociojudiciaire des jeunes dont la garde est contestée en contexte de VC. La conclusion reprendra quelques informations essentielles tout en suggérant l’élargissement des objets d’application de ce concept critique dans les études multidisciplinaires portant sur la jeunesse.

Contexte de recherche

Plusieurs courants théoriques et champs de recherche participent au développement des connaissances au sujet de la jeunesse. Cet article s’inscrit précisément dans le champ interdisciplinaire des critical youth studies, dont la constitution a été alimentée par le courant de la « nouvelle sociologie de l’enfance » et des new childhood studies (Best, 2007). Ensemble, ces perspectives ont favorisé un changement de paradigme en sociologie de la jeunesse : les jeunes y sont désormais perçus comme des acteur.trice.s sociaux compétents et dotés d’une agentivité individuelle, comme des sujets, non des objets forgés seulement par l’action d’autrui, les institutions, la société et la culture (Best, 2007 ; Prout et James, 2003 ; Turmel, 2013).

Les critical youth studies présentent néanmoins une particularité importante vis-à-vis d’autres perspectives de recherche. Contrairement à certains champs de recherche et au courant développemental qui, par exemple, prédomine au Québec (Turmel, 2012), les critical youth studies adoptent un point de vue critique sur les institutions sociales adultocentrées et placent le pouvoir et l’autorité qu’ont les adultes sur les jeunes au centre de leurs préoccupations et de leurs analyses (Best, 2007 ; Qijada Cerecer et al., 2013). Plutôt que de porter le regard sur les individus et leur développement biopsychosocial, les critical youth studies mettent l’emphase sur le caractère collectif de la condition de la jeunesse et sur la nature politique des rapports sociaux qui affectent tous les aspects de la vie des jeunes.

De par les questionnements critiques qui les animent, les critical youth studies ont introduit de nouveaux thèmes et de nouveaux sujets de discussion au sein de la sociologie de la jeunesse, d’où émergent des débats, des divergences de vue et des réflexions approfondies qui contribuent à l’avancement des connaissances. Le présent article se veut une occasion pour participer au dynamisme de ces échanges et inciter d’autres auteur.trice.s et à se pencher sur les questions difficiles et parfois délicates qu’ouvrent les perspectives critiques sur les réalités et les pratiques sociales qui concernent les jeunes du Québec et d’ailleurs.

Approche méthodologique

L’écriture de cet article théorique a nécessité le recours à une stratégie documentaire afin de concevoir une théorisation de l’adultisme pouvant être utilisée avec des objets d’analyse concrets, de même que pour alimenter le processus d’analyse visant à exemplifier l’application du concept d’adultisme dans un champ spécifique de la pratique sociale. Les plateformes de recherche Social Services Abstracts, Social Work Abstracts, Sociological Abstracts, SocIndex, PsychInfo et Érudit ont été utilisées à cette fin. Les principaux mots-clés employés sont : « adultisme », « âgisme », « rapport social d’âge », « violence conjugale », « séparation », « divorce », « enfant », « adolescent », « jeune », « injustice » et « injustice épistémique ». Ces mots-clés ont été traduits afin d’y recourir dans les bases de données anglaises. Des recherches complémentaires ont également été réalisées dans des encyclopédies sociologiques, ainsi que sur la liste de références de la Freechild Institute for Youth Engagement (2018).

Dans la perspective critique adoptée dans cet article, il importe de reconnaître que la documentation savante n’est pas la seule source d’information valable sur l’adultisme, puisque plusieurs personnes militantes et organisations engagées dans la défense des droits des enfants et des jeunes ont produit des savoirs et des analyses pertinentes au domaine. Par exemple, dans des milieux militants, des personnes préoccupées par la question ont écrit des zines au sujet de l’adultisme. Il en est de même pour certain.e.s écrivain.e.s et essayistes qui ont publié des livres traitant des rapports de pouvoir inégalitaires et opprimants entre les jeunes et les adultes (ex. : Bonnardel, 2015). Il y a de cela plusieurs décennies déjà, des féministes, dont certaines travaillent ou ont travaillé dans le milieu universitaire, ont réfléchi aux discriminations basées sur l’âge qui sont vécues par les jeunes (ex. : Delphy, 1995; Firestone, 1972; hooks, 2000; Oakley, 1994). À titre d’exemple, Shulamith Firestone a dédié un chapitre entier à ce sujet dans son ouvrage publié en 1972 « La dialectique du sexe ». Selon Delphy (1995), l’adultisme n’a toutefois pas assez attiré l’attention des féministes et n’a pas été suffisamment intégré à leurs luttes, même si ce rapport de domination s’inscrit dans le système patriarcal tout autant que le sexisme. Cette dénonciation de la domination des adultes sur les jeunes n’est pas une simple tâche, car elle implique que les femmes remettent en question leur rôle dans le maintien de l’adultisme, en tant que mère (hooks, 2000), travailleuse sociale ou autre. Nous inscrivons donc la présente contribution en continuité avec ce travail et cet engagement intellectuel.

Qu’est-ce que l’adultisme ?

En 1969, Robert N. Butler publie l’article Age-ism : another form of bigotry dans lequel il introduit pour la première fois dans un texte écrit le terme « âgisme » (Bytheway, 2007). Butler (1969) y explique que l’âgisme réfère aux situations où des membres d’un groupe d’âge portent préjudice aux membres d’un autre groupe d’âge. Selon cette définition, l’âgisme est une forme de discrimination basée sur l’âge qui peut être subit par les personnes âgées, mais aussi par les jeunes. Comme gérontologue, les travaux de Butler ont principalement porté sur l’âgisme vécu par les personnes âgées. Depuis, la documentation sur l’âgisme s’est aussi particulièrement concentrée sur l’expérience de ce groupe social. Conséquemment, le terme « âgisme » est aujourd’hui surtout utilisé pour référer aux discriminations basées sur l’âge qui sont vécues par les personnes âgées, même si des auteur.trice.s adoptent également ce terme en référence aux discriminations subies par les jeunes (DeJong et Love, 2018).

« Adultisme » est un autre terme que l’on retrouve dans les écrits pour faire référence aux discriminations basées sur l’âge auxquelles les jeunes sont confrontées (Bell, 2018 ; Bettencourt, 2018 ; Caron, 2018 ; Ceaser, 2014 ; DeJong et Love, 2018 ; Flasher, 1978 ; Oakley, 1994 ; Shier et al., 2014). Selon la Freechild Institute for Youth Engagement (2018), ce mot aurait été utilisé à l’écrit dès 1896. Toutefois, c’est en 1978, dans son article intitulé Adultism, que Jack Flasher l’a utilisé pour la première fois en référence aux inégalités dans les rapports de pouvoir entre jeunes et adultes (Freechild Institute for Youth Engagement, 2018; LeFrançois, 2014). Comparé à « âgisme », le terme « adultisme » a l’avantage de distinguer les discriminations basées sur l’âge qui sont subies par les jeunes de celles qui sont vécues par les personnes âgées, expliquant qu’il soit privilégié par certain.e.s (DeJong et Love, 2018). Nos recherches nous ont aussi montré que ce terme est plus fréquent dans les écrits pour faire référence aux discriminations fondées sur l’âge qui sont exercées envers les jeunes.

L’adultisme est donc une forme d’oppression qui est utilisée par les adultes envers les jeunes (Bell, 2018 ; DeJong et Love, 2018 ; Flasher, 1978 ; Gervais et al., 2018 ; Shier et al., 2014). Ce système d’oppression s’inscrit dans un contexte social où les adultes détiennent des privilèges et du pouvoir sur les jeunes, d’un point de vue légal, social, politique et économique (Bell, 2018 ; DeJong et Love, 2018). Même si l’organisation sociale des rapports entre jeunes et adultes procure certaines protections aux premiers, il n’en demeure pas moins que ce rapport contraint les jeunes à une subordination aux adultes en position d’autorité, comme les parents, les enseignant.e.s, les tuteur.trice.s légaux et autres. À cet effet, Bell (2018) explique qu’à « [l’]exception des prisonniers et de quelques autres groupes institutionnalisés, les jeunes représentent l’un des groupes les plus contrôlés dans la société… La plupart des jeunes se faisant dire quoi manger, quoi porter, quand aller se coucher, quand elles et ils peuvent parler, […] » (Bell, 2018 : 553, traduction libre). Le pouvoir des jeunes au sein de la société est très limité, puisqu’elles et ils ont souvent peu d’occasion et de possibilités pour l’exercer et qu’en fait, ces possibilités dépendent généralement du bon vouloir des adultes en position d’autorité (Bell, 2018 ; Bettencourt, 2018 ; Ceaser, 2014 ; DeJong et Love, 2018 ; Flasher, 1978).

Dans leur article, Shier et al. (2014) présentent une définition de l’adultisme qui aide à comprendre en quoi consiste ce phénomène social, traçant notamment des liens entre l’adultisme et l’objectivation des jeunes :

« […] [L’adultisme réfère à] un système de croyances qui s’appuie sur l’idée qu’une personne adulte est, dans un certain sens, supérieure ou de plus grande valeur qu’un enfant, et que l’enfant est par défaut inférieur ou de moins grande valeur. Le terme décrit aussi les structures sociales, les pratiques et les comportements basés sur ces croyances. Ces croyances sont basées sur une vision persistante de l’enfant qui est vu comme un objet plutôt que comme un détenteur de droits humains. Cette conceptualisation de l’enfant comme étant un objet peut prendre une forme traditionnelle, où l’on voit l’enfant comme la propriété de ses parents et comme une main d’œuvre bon marché ; ainsi qu’une manifestation plus moderne où l’enfant est traité comme l’objet d’interventions sociales réalisées “dans son meilleur intérêt”, au cours desquelles on ne lui donne pas la chance d’exprimer son opinion, ou où on ne prend pas en considération ses besoins spécifiques » (Shier et al., 2014 : 6, traduction libre).

L’adultisme réfère à des attitudes et des comportements discriminatoires adoptés par les adultes, de manière inconsciente ou volontaire, de même qu’à des croyances et à des structures sociales inégalitaires qui créent un rapport asymétrique entre les catégories jeunes et adultes (Bell, 2018 ; Bettencourt, 2018 ; Caron, 2018 ; Ceaser, 2014 ; DeJong et Love, 2018 ; Flasher, 1978). Il s’agit d’un système d’oppression fondé sur l’âge qui se produit et se maintient grâce à un ensemble convergent de mécanismes et de processus sociaux. La sous-section suivante va approfondir cette acception systémique en élaborant une conceptualisation de l’adultisme à partir de la pensée sociale critique de l’intellectuelle féministe Patricia Hill Collins (2000).

Conceptualisation de l’adultisme

Le travail que Patricia Hill Collins (2000) présente dans son livre Black feminism thought : knowledge, consciousness, and the politics of empowerment est très utile pour réaliser une analyse conceptuelle plus approfondie de l’adultisme. Dans cet ouvrage qui porte sur la pensée féministe noire, Collins (2000) explique que tout système d’oppression et toute intersection d’oppression sont organisés par quatre domaines de pouvoir : 1) le domaine hégémonique, 2) le domaine structurel, 3) le domaine disciplinaire et 4) le domaine interpersonnel (Collins, 2000). Les oppressions prennent forme, se développent et se perpétuent par l’entremise de ces domaines de pouvoir, et elles peuvent également être contestées, transcendées et transformées à travers eux (Collins, 2000).

Comme le montre la figure 1, les quatre domaines de pouvoir sont interreliés et s’influencent réciproquement, conduisant à l’actualisation d’oppressions envers des personnes ou des groupes de personnes. Ces domaines agissent donc de manière systémique, bien que chacun joue un rôle précis dans les expériences concrètes et quotidiennes que subissent les personnes et les groupes visés par cette discrimination. Le domaine hégémonique agit sur les trois autres domaines de pouvoir en structurant les idéologies et les conceptualisations sociales qui sont utilisées pour légitimer l’oppression (Collins, 2000). Le domaine structurel, par exemple, perpétue l’oppression par l’entremise d’institutions sociales comme les lois, les politiques, les institutions gouvernementales, etc. Le domaine disciplinaire orchestre ou dirige les rapports de pouvoir qui ont lieu au sein de ces institutions sociales en surveillant, en disciplinant et en contrôlant les personnes ou les groupes de personnes en position de subordination sociale. Quant au domaine interpersonnel, il s’actualise dans la vie courante des personnes et des groupes discriminés dans des interactions interpersonnelles et sociales quotidiennes. Ces quatre domaines de pouvoir, qui distinguent quatre dimensions d’un système d’oppression ou d’une intersection d’oppressions, agissent de manière imbriquée et dynamique dans l’enchevêtrement des échelles au niveau macrosocial et au niveau microsocial.

Figure 1

Domaines de pouvoir organisant les oppressions

Domaines de pouvoir organisant les oppressions

-> Voir la liste des figures

Les travaux de Collins (2000) ont problématisé les expériences d’oppression et d’empouvoirement des femmes noires aux États-Unis. Ces travaux sont pertinents à l’analyse de l’adultisme au moins pour deux raisons. D’abord, Collins y propose une analyse intersectionnelle qui est essentielle à une compréhension holistique du vécu des jeunes, particulièrement au regard de l’imbrication des rapports sociaux : le rapport social d’âge est indissociable des autres rapports sociaux (genre, race, classe, par ex.). Ensuite, Collins propose une analyse systémique rendant compte de l’enchevêtrement des oppressions aux niveaux microsocial et macrosocial, ce qui procure une portée plus englobante au concept d’adultisme. Ainsi, la pluralité et la complexité inhérentes aux situations, aux contextes et aux expériences vécues de la domination peuvent être exposées.

Comme cadre d’analyse, comment le concept d’adultisme peut-il être appliqué à des objets d’étude spécifiques ? Les quatre sous-sections qui suivent déclinent quatre dimensions imbriquées qui permettent d’appréhender l’adultisme en tant que phénomène social, dans une diversité de contextes.

Domaine de pouvoir hégémonique

Le domaine de pouvoir hégémonique réfère aux idéologies, à la culture et à la conceptualisation que les membres d’une société ont à l’égard d’un groupe de personnes (Collins, 2000). Ce domaine de pouvoir peut prendre forme et être alimenté dans différents lieux, dont la famille, les écoles, les religions, la culture et les médias (Bell, 2018 ; Collins, 2000). Il est souvent utilisé par le groupe dominant — les adultes — pour légitimer les comportements, les attitudes ou les structures sociales adultistes qui contribuent à maintenir les privilèges et les pouvoirs des adultes. À titre d’exemple, certaines informations mentionnées dans la définition de Shier et al. (2014) s’inscrivent dans le domaine de pouvoir hégémonique. L’une d’entre elles est importante. Il s’agit du statut d’objet qui est accordé aux jeunes dans un système de croyances adultistes. Leur attribuer un statut d’objet signifie qu’elles et ils sont conceptualisé.e.s comme des êtres inachevés et comme des personnes plutôt passives qui subissent l’influence de leur environnement ou des personnes qui les entourent (Bergonnier-Dupuy, 2005 ; Bettencourt, 2018 ; Caron, 2018 ; Faisca, 2021 ; Lansdown, 2005). Cette manière de voir l’enfance fait écho au courant développemental et contribue à essentialiser les jeunes. Selon Turmel (2012), ce courant est prédominant au Québec. Ainsi, les jeunes sont vus comme des êtres à protéger qui sont incomplets, immatures, dépendants, vulnérables, fragiles et incapables de plusieurs actions et réflexions (Caron, 2018 ; Danic, 2012 ; Faisca, 2021 ; Hamelin-Brabant et Turmel, 2012 ; Lansdown, 2005 ; Prout et James, 2003 ; Smith, 2011 ; Turmel, 2013). Elle place les adultes en position de supériorité épistémique par rapport aux jeunes. Cette conceptualisation de la jeunesse peut conduire des adultes à se percevoir comme étant les personnes les mieux placées pour détenir un pouvoir d’action au sein de la société (Bettencourt, 2018 ; Faisca, 2021), et à s’octroyer des postes stratégiques et de pouvoir dans les institutions sociales (domaine disciplinaire) — les amenant par le fait même à avoir un pouvoir d’influence central dans l’organisation de ces institutions sociales (domaine structurel) — et dans les interactions quotidiennes avec les enfants, que ce soit au sein de la famille, de l’école, de la garderie, etc. (domaine interpersonnel). Cette conceptualisation alimente les idéologies qui sont véhiculées sur la jeunesse ainsi qu’au sujet de l’agentivité épistémique des jeunes. Elle influence aussi les manières dont les trois autres domaines de pouvoir modulent les expériences vécues de l’oppression chez les jeunes.

En ce qui concerne cette conceptualisation de la jeunesse, notre analyse, comme toute analyse, est située dans un contexte et une époque donnée. En effet, la manière dont la jeunesse est conceptualisée varie en fonction du temps et d’autres facteurs (contexte environnemental, socio-économique, etc.). Par ailleurs, différentes conceptualisations de la jeunesse, qui jouissent d’une reconnaissance et d’une légitimité différenciées, coexistent à toute époque (Turmel, 2013 ; 2017).

Domaine de pouvoir structurel

Le domaine de pouvoir structurel réfère aux institutions sociales qui contribuent à la reproduction systémique des oppressions (Collins, 2000). Ces institutions sociales (lois, politiques, système légal, écoles, institutions gouvernementales, etc.) agissent de manière imbriquée pour exclure ou marginaliser un groupe de la population, et pour empêcher ou nuire à ses possibilités d’autonomie, d’autodétermination et d’égalité des chances.

En concordance avec la conceptualisation de la jeunesse promue dans le domaine hégémonique, différents paramètres légaux québécois qui encadrent les droits et les responsabilités des personnes peuvent entraîner et normaliser des déséquilibres dans les rapports de pouvoir jeunes-adultes et, conséquemment, provoquer une discrimination. Le Code civil du Québec, par exemple, indique que les personnes âgées de 17 ans ou moins n’ont pas de capacité juridique en droit civil et qu’elles doivent être sous l’autorité de leurs parents ou de la tutelle légale qui a pour rôle de les représenter[1] (Gouvernement du Québec, 2020a). Cette autorité parentale accorde aux parents ou à la tutelle légale un pouvoir décisionnel sur différents aspects de la vie des enfants, ces derniers étant considérés comme inaptes à agir en leur nom dans diverses circonstances. Bien qu’elle oblige les parents ou la tutelle légale à assumer certaines responsabilités qui visent la protection et le bien-être des personnes d’âge mineur (nourrir, offrir un toit, etc.), cette structure sociale institutionnalise l’autorité et le pouvoir des adultes sur les jeunes assujettis à cette infériorité juridique. Les parents ou la tutelle légale sont celles et ceux qui décident dans quelle mesure, dans quels contextes et à partir de quel âge la parole des jeunes d’âge mineur mérite et se doit d’être écoutée, considérée et respectée. Les jeunes, pour leur part, n’ont d’autre choix que de se soumettre aux décisions et aux préférences de leurs parents ou de leur tutelle légale. Cette condition donne évidemment lieu à une pluralité de situations, de vécus et d’expériences de la domination, plus ou moins ressenties comme telle selon les cas.

La manière dont les structures sociales régulent l’âge de la minorité légale au Québec limite le pouvoir d’influence et de décision des jeunes, en plus de les placer en position de subordination et de dépendance par rapport aux adultes. Elles tendent à homogénéiser leurs vécus et leurs besoins, alors que leurs capacités et leur autonomie ne demeurent pas les mêmes durant les 17 premières années de vie (Delphy, 1995). En effet, les capacités et l’autonomie de chaque personne sont appelées à évoluer à travers les expériences que leurs environnements physiques, sociaux et culturels les amènent à vivre ; une même capacité pouvant d’ailleurs être développée à des âges différents (Lansdown, 2005). L’étude ethnographique de Gaudet et al. (2020) procure un exemple éloquent, car l’observation du fonctionnement de la Commission jeunesse de Gatineau, une instance municipale dans laquelle des jeunes de 12 à 17 ans sont impliqué.e.s, a permis de constater que les jeunes commissaires y démontraient « des compétences citoyennes qui dépassent celles de la moyenne des adultes » (Gaudet et al., 2020 : 241).

Deux autres exemples d’institutions sociales qui relèvent du domaine de pouvoir structurel sont mentionnés dans la section qui illustre le domaine de pouvoir interpersonnel. Il s’agit de la Loi sur la protection de la jeunesse ainsi que du Code criminel du Canada, qui précisent comment et dans quels contextes la violence peut être utilisée ou non à l’encontre d’une personne mineure par des adultes en position d’autorité (parents et tutelle légale, ou toutes personnes qui les remplacent).

Domaine de pouvoir disciplinaire

Le domaine de pouvoir disciplinaire s’actualise au sein des institutions sociales par la régulation des personnes marginalisées et des rapports de pouvoir associés (Collins, 2000). Plus précisément, le domaine de pouvoir disciplinaire utilise une série de techniques (surveillance, discipline et contrôle) pour diriger et assurer le fonctionnement des institutions sociales. Les écoles, par exemple, usent de différentes techniques de surveillance, de discipline et de contrôle qui « […] sont imposées aux jeunes et mises en place par le personnel adulte » (Bell, 2018 : 556, traduction libre), afin d’amener les jeunes à se soumettre à l’autorité adulte et au système adultiste en place. Dans le contexte scolaire, cela peut prendre la forme de sanctions (suspensions, expulsions, retenues), d’une évaluation permanente de la performance scolaire, ou encore de techniques intrusives visant à assurer le respect du code vestimentaire. Le domaine structurel prend donc forme dans un cadre organisationnel qui définit et assigne aux jeunes et aux adultes une place et un rôle différenciés qui sont organisés dans un rapport hiérarchique que des modalités de régulation (domaine disciplinaire) ont pour fonction de maintenir.

Le même phénomène a été identifié par Ceaser (2014) dans une recherche ethnographique examinant les manières dont l’adultisme influence les relations jeunes-adultes au sein d’une communauté de pratique en agriculture prônant l’égalité sociale. Cette communauté engage des employé.e.s (adultes) et invite des jeunes et des adultes à s’impliquer bénévolement. Ceaser (2014) est l’un de ces derniers qui, en réalisant son étude, a remarqué que l’attribution des responsabilités et du pouvoir aux adultes entraînait des rapports de pouvoir inégaux fondés sur l’âge. Pourtant, l’organisme visait l’empouvoirement des jeunes et la lutte aux inégalités sociales et environnementales (domaine structurel). L’auteur s’est aperçu qu’en dépit de ses valeurs égalitaristes, le fonctionnement de l’organisme (domaine disciplinaire) favorisait la reproduction du système adultiste : les adultes avaient des privilèges auxquels les jeunes n’avaient pas accès, et les jeunes devaient se soumettre aux décisions et au fonctionnement mis en place par l’organisme, donc, par les adultes (domaine interpersonnel). Cet exemple tiré de l’étude de Ceaser (2014) appuie les propos de Collins (2000) selon lesquels lorsque les institutions sociales évoluent dans l’objectif d’enrayer les discriminations dont des groupes de personnes sont victimes (domaine structurel), cela n’empêche pas le domaine de pouvoir disciplinaire de continuer à reproduire les discriminations, car les changements liés au fonctionnement des institutions sociales sont longs à concrétiser. Ce constat est soutenu par la recension des écrits réalisée par Faisca (2021) au sujet de la participation des jeunes dans les institutions de protection de l’enfance : malgré les règles et les cadres généraux mis en place par le domaine de pouvoir structurel, les adultes sont les personnes qui, au final, leur donnent un sens, les interprètent et les appliquent (domaine disciplinaire), en étant notamment influencés par la manière dont elles et ils se représentent l’enfance et la participation des jeunes (domaine hégémonique).

Domaine de pouvoir interpersonnel

Le domaine de pouvoir interpersonnel porte sur des manifestations plus concrètes de l’adultisme, puisqu’elles réfèrent à des expériences vécues par les jeunes dans leur quotidien. Certaines de ces manifestations sont plus faciles à identifier, car elles sont tangibles ou parce qu’un consensus social existe à l’effet qu’elles sont à proscrire dans les relations jeunes-adultes ; par exemple, quand les jeunes sont victimes de violences exercées par les adultes et que lesdites violences ne respectent pas les limites permises par les lois. La Loi sur la protection de la jeunesse au Québec présente une série de comportements violents qui sont adoptés par des adultes à l’endroit de jeunes âgés de moins de 18 ans et qui sont socialement et légalement proscrits, tels que les violences physiques, sexuelles, psychologiques (dont vivre en contexte de VC) et la négligence, lorsque ces comportements affectent la sécurité ou le développement des jeunes concernés. Dans d’autres cas, les manifestations de l’adultisme sont plus difficiles à identifier ou même à admettre, parce qu’elles sont ancrées, normalisées ou considérées comme souhaitables au sein de la société (Bell, 2018 ; DeJong et Love, 2018 ; hooks, 2000), et ce, particulièrement quand les adultes prennent le contrôle sur les jeunes suivant le principe du « meilleur intérêt de l’enfant » (Shier et al., 2014). Un exemple concret de ce type de situation, et qui est aussi lié à l’exercice de violences envers les jeunes, réfère aux situations où :

« [t]out instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances. » (Ministère de la Justice du Canada, 2020 : article 43)

Les parents (ou toute personne les remplaçant légalement) exerçant leur autorité envers des enfants en utilisant la force sont légalement protégés s’ils respectent les limites prescrites par cette loi. Or, le Code criminel ne prévoit pas que les mêmes comportements puissent être légalement adoptés envers un adulte, sauf si la personne use de force pour se protéger ou pour protéger quelqu’un d’autre, ou si elle a l’obligation ou l’autorisation légale pour les adopter (par exemple, la police). Cette situation est foncièrement adultiste, puisqu’elle normalise l’adoption de comportements à l’encontre de personnes d’âge mineur qui sont proscrits vis-à-vis des adultes. Au Québec, la violence physique exercée dans ces circonstances n’entraînera pas d’intervention de l’État si la protection de la jeunesse évalue que la sécurité ou le développement des jeunes de moins de 18 ans n’a pas été compromis (Gouvernement du Québec, 2020b).

Plusieurs ont critiqué cet article 43 du Code criminel, qui a d’ailleurs suscité des mobilisations pour son retrait de la législation (Barnett, 2016 ; Cour suprême du Canada, 2004). En 2004, par exemple, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law a remis en question la validité constitutionnelle de cet article. Même si la Cour suprême du Canada a finalement maintenu la constitutionnalité de cet article, trois des neuf juges ont manifesté leur dissidence (Barnett, 2016 ; Cour suprême du Canada, 2004). À cet effet, la juge Marie Deschamps a expliqué :

« [e]n justifiant ce qui autrement équivaudrait à des voies de fait criminelles, l’art. 43 encourage l’opinion selon laquelle les enfants ne méritent pas la même protection et le même respect de leur intégrité physique que les autres personnes, opinion qui est fondée sur l’idée désuète que les enfants sont des personnes de statut inférieur. » (Cour suprême du Canada, 2004 : paragraphe 232)

En 2015, un projet de loi visant à abroger l’article 43 du Code criminel a aussi été déposé, mais les travaux au Sénat sont toujours en cours (Parlement du Canada, 2021).

Les personnes ayant réalisé des recherches ou écrits sur l’adultisme ont répertorié plusieurs autres manifestations qui sont souvent normalisées et acceptées au sein de la société et qui s’inscrivent dans une dynamique de rapports de pouvoir asymétriques entre les adultes et les jeunes. Il peut s’agir de ne pas inclure les jeunes, ou pas suffisamment, dans les processus décisionnels qui les concernent, de parler à leur place, de les policer, de les protéger indûment ou excessivement, de les soumettre à l’obligation de demander la permission d’aller aux toilettes (y compris à un âge où les jeunes ont légalement le droit de conduire ou de travailler) (Bell, 2018 ; Ceaser, 2014 ; DeJong et Love, 2018 ; Flasher, 1978). L’adultisme se manifeste de différentes façons et passe souvent inaperçu parce que les manières de l’instaurer et de le perpétuer sont présentées comme « normales », « naturelles », voire « nécessaires » au bon développement des jeunes (Bell, 2018 ; DeJong et Love, 2018).

Les jeunes peuvent réagir de plusieurs manières à cette oppression. Par exemple, Ceaser (2014) a remarqué que les jeunes bénévoles de la communauté dans laquelle il a réalisé sa recherche avaient recours à des stratégies de résistance pour faire face à l’adultisme : éviter les interactions avec les adultes, agir collectivement pour tenter de renverser la dynamique de pouvoir adulte-enfant ou manipuler les adultes. Bell (2018) remarque que lorsqu’elles et ils vivent de l’adultisme, les jeunes peuvent adopter des comportements extériorisés (se rebeller, utiliser la violence, etc.) ou intériorisés (automutilation, suicide, s’isoler, etc.), et même vivre des conséquences négatives (faible estime de soi, colère, sentiment de perte de pouvoir, etc.). Ainsi, il est possible de penser que dans certains contextes, ces comportements des jeunes qui sont qualifiés de problématiques (parfois même à un niveau clinique), réfèrent à des réactions et à des comportements de résistance face à l’oppression. À l’instar des autres membres de la société, les jeunes peuvent intérioriser l’adultisme, et donc, intérioriser la conceptualisation des jeunes et la structure sociale associée, et en venir à normaliser leur propre oppression ou à la reproduire envers des jeunes moins âgés (DeJong et Love, 2018).

L’adultisme dans l’intervention sociojudiciaire auprès des jeunes vivant en contexte de VC

Dans cette section, on parle d’une manifestation « moderne » de l’adultisme, car les exemples présentés illustrent des situations où les jeunes qui vivent en contexte de VC sont traités en objets d’intervention. Ainsi, les jeunes ne sont pas perçus comme étant suffisamment compétents ou capables de prendre des décisions dans leur meilleur intérêt, et en ce sens, des adultes (qui se considèrent habiletés à le faire) sont cautionnés de prendre les décisions à leur place, sans nécessairement tenir compte ou reconnaître leurs opinions et leurs besoins. Dans le cadre de notre analyse, ces manifestations de l’adultisme prennent forme dans un cadre bien précis, soit celui de la VC en contexte de séparation parentale, lorsque les modalités de garde des enfants et les contacts père-enfant doivent être déterminés. Étant donné que des services judiciaires, des services sociaux et en santé sont à la fois sollicités dans ce contexte d’intervention au Québec, nous nous intéressons plus spécifiquement aux interventions dites sociojudicaires, telles que qualifiées par Lalande et al. (2019). Plus précisément, nous nous centrerons sur le rôle joué par les juges, les avocat.e.s et les expert.e.s en matière de garde d’enfants qui travaillent en droit familial et qui, dans les prochaines sections, seront appelé.e.s « acteur.trice.s sociojudicaires ».

La sous-section suivante débute avec une présentation de manifestations d’adultisme vécues par des jeunes durant ces interventions sociojudicaires, puis s’ensuit une explication plus détaillée des mécanismes sous-jacents qui aident à comprendre comment ces manifestations d’adultisme s’actualisent. Tout au long de cette analyse, des liens sont faits avec la précédente section, afin d’illustrer comment les quatre domaines de pouvoir se manifestent dans la vie de ces jeunes. Nous expliquons aussi en quoi l’adultisme, qui agit de manière systémique dans leur vie, peut amener les jeunes concernés à vivre une injustice épistémique et à être objectivés dans ce contexte. Pour conclure, un schéma qui synthétise notre analyse est illustré en figure 2.

Adultisme, injustice épistémique et objectivation des jeunes vivant en contexte de VC

Nous devons d’abord mentionner que la documentation répertoriée dans cette sous-section porte sur des études dont plusieurs sont réalisées à l’international. Nous avons recensé peu d’études québécoises qui s’intéressent à la place accordée aux jeunes dans un processus d’intervention sociojudicaire où leur garde est contestée en contexte de VC. Plusieurs des écrits sur lesquels s’appuie l’analyse s’inscrivent dans des contextes sociaux et judiciaires différents du Québec, soit l’Angleterre, l’Australie, l’Irlande, la Suède et la Hongrie. Le contenu de ces textes demeure toutefois pertinent et important, parce qu’il met en lumière un problème qui mérite d’être davantage étudié au Québec et qui exemplifie comment l’adultisme peut se manifester dans la vie des jeunes qui vivent en contexte de VC. Des tendances générales ressortent des résultats de ces études menées au Québec et ailleurs, montrant plusieurs points de ralliement concernant les manières dont les jeunes sont traités et conceptualisés dans les systèmes de justice. Par exemple, la recherche en cours Sains et saufs, réalisée par Lapierre et al. (2021) au Québec, présente déjà des résultats qui vont dans le même sens que les constatations décrites dans les prochains paragraphes, et qui sont documentés à l’international.

L’une des tendances rapportée à la fois au Québec et à l’international concerne les décisions prises en matière de garde d’enfants et au sujet des contacts père-enfant : au Québec comme ailleurs, les recherches consultées montrent que les décisions judiciaires en contexte de VC et en matière de garde d’enfants ont tendance à favoriser les contacts entre le père qui a des comportements violents et ses enfants (Bernier et Gagnon, 2019 ; Carson et al., 2018 ; Galántai et al., 2019 ; Macdonald, 2017 ; Vincent, 2019). Ces décisions sous-tendent un ensemble de manifestations d’adultisme qui ont un impact sur le quotidien des jeunes en contact avec le système de justice (domaine de pouvoir interpersonnel), décisions qui sont prises par des adultes dans le domaine de pouvoir disciplinaire, et qui sont influencées par les domaines de pouvoir structurel et hégémonique. Parmi les manifestations reliées au domaine de pouvoir interpersonnel, on remarque que ces décisions de favoriser les contacts entre le père qui a des comportements violents et ses enfants s’actualisent dans un contexte où les jeunes ne sont pas toujours consultés pour exprimer leurs souhaits (Holt, 2011 ; Katz, 2015 ; Lapierre, 2019 ; Macdonald, 2017), ou dans un contexte où leur opinion n’est pas toujours prise en compte (Bruno, 2015 ; Carson et al., 2018 ; Galántai et al., 2019 ; Holt, 2011 ; Lapierre, 2019 ; Macdonald, 2017). En effet, il arrive que des jeunes s’opposent aux contacts avec leur père qui a des comportements violents, mais que la Cour les y oblige quand même (Carson et al., 2018 ; Galántai et al., 2019 ; Lapierre, 2019 ; Macdonald, 2017).

Macdonald (2017) a examiné 70 rapports judiciaires du droit de la famille en Angleterre qui impliquent des allégations de VC dans les décisions de garde d’enfants âgés de 8 ans et plus. Ses analyses montrent que la disparité entre les souhaits des enfants et les décisions judiciaires est plus fréquente lorsque ces enfants s’opposent aux contacts avec leur père, même lorsqu’elles et ils expriment avoir peur de lui. À l’opposé, les acteur.trice.s sociojudiciares ont plus souvent tendance à respecter les points de vue des jeunes quand elles et ils sont en faveur des contacts avec leur père qui a des comportements violents (Macdonald, 2017). On peut ainsi se demander : qu’est-ce qui, dans ce cas, influence les décisions en la matière ?

Pour répondre à cette question, il est utile de mieux comprendre comment le domaine de pouvoir hégémonique oriente les décisions prises dans le domaine de pouvoir disciplinaire. Des recherches montrent que les caractéristiques des jeunes ainsi que celles de leurs parents influencent les décisions judiciaires prises en matière de garde d’enfant lorsqu’il y a des allégations de VC (Bruno, 2015 ; Carson et al., 2018 ; Macdonald, 2016 ; 2017). L’une de ces caractéristiques réfère à l’âge des jeunes (Bruno, 2015 ; Carson et al., 2018 ; Lapierre, 2019 ; Macdonald, 2016 ; 2017). À cause de leur âge, les jeunes qui vivent en contexte de VC peuvent être conceptualisés comme étant immatures et incompétents, et les adultes peuvent conséquemment être amenés à ne pas solliciter les points de vue des jeunes, ou encore à ne pas écouter ces points de vue quand les jeunes s’expriment (Bruno, 2015 ; Carson et al., 2018 ; Erikson et al., 2013 ; Lapierre, 2019 ; Macdonald, 2017). Des recherches rapportent aussi que plus les jeunes sont âgés, plus elles et ils sont évalué.e.s comme étant compétent.e.s et capables de faire preuve d’agentivité, et que, dès lors, plus leurs points de vue ont tendance à être considérés et intégré dans les recommandations émises par les tribunaux en regard de leur garde (Bruno, 2015 ; Macdonald, 2016 ; 2017). La situation est toutefois inverse pour celles et ceux moins âgé.e.s.

D’un autre côté, Bruno (2015) a remarqué que lorsque les jeunes ont une position différente des acteur.trice.s du système de justice, elles et ils ont tendance à être conceptualisé.e.s comme étant immatures, et ce, indépendamment de leur âge. Elle a fait cette constatation après avoir fait une analyse qualitative de 196 rapports judiciaires impliquant des situations de VC ou de maltraitance des jeunes en Suède, où des décisions ont été prises en 2010 et en 2011 concernant la garde des enfants. Elle a plus précisément constaté que des décisions allant à l’encontre des volontés des jeunes peuvent être réalisées dans leur « meilleur intérêt », et que les tribunaux arguent alors que les jeunes comprendront ce choix judiciaire en vieillissant (Bruno, 2015). Dans cette même étude, Bruno (2015) a observé que le genre des jeunes et l’origine ethnique du père ayant des comportements violents peuvent influencer les décisions judiciaires en matière de garde d’enfants. Bien qu’exploratoires, les résultats de sa recherche montrent que l’importance accordée aux points de vue des jeunes varie à l’intersection de l’âge, du genre et de l’origine ethnique du père ayant des comportements violents. Les contacts pères-enfants, par exemple, ont quatre fois plus de chance d’être restreints lorsque le père est d’une origine ethnique minoritaire, même si leurs enfants ont exprimé souhaiter le maintien des contacts avec lui. De plus, Bruno (2015) explique que dans des situations de gravité de violences comparables où les enfants disent vouloir interrompre le contact avec le père, il arrive que le tribunal ordonne le maintien des contacts père-fils et l’interruption des contacts père-fille. Ces observations montrent donc qu’une analyse intersectionnelle du vécu des jeunes est importante à réaliser (Etherington et Baker, 2018) pour mieux comprendre les expériences d’adultisme et les injustices épistémiques qui en découlent.

Une injustice épistémique, rappelons-le, a pour conséquence d’objectiver des personnes ou un groupe de personnes qui, à cause de certaines caractéristiques – telles que le jeune âge – ou positions sociales, sont discréditées et voient limitées leurs possibilités de partager leur vécu et d’être crues ou prises au sérieux (Caron, 2018). Fricker (2007) identifie d’ailleurs deux types d’injustices épistémiques : les injustices testimoniales et les injustices herméneutiques. Les injustices testimoniales surviennent lorsqu’on porte préjudice à une personne ou à un groupe de personne en leur accordant moins de crédibilité, vu certaines de leurs caractéristiques. Pour les jeunes vivant en contexte de VC qui sont victimes d’adultisme, leur crédibilité est notamment mise en doute à cause de caractéristiques qui leur sont propres et qui sont conceptualisées dans le domaine de pouvoir hégémonique, soit leur jeune âge, mais aussi leur genre et l’origine ethnique (Bruno, 2015 ; Carson et al., 2018 ; Macdonald, 2016 ; 2017). En ce qui concerne le jeune âge, des jeunes qui ont participé à l’étude de Carson et al. (2018) montrent qu’elles et ils sont bien au fait des préjugés que les acteur.trice.s judiciaires ont à leur endroit à cet effet. Carson et al. (2018) ont rencontré des jeunes australiens qui ont été en contact avec le système judiciaire pour décider de leur garde, et plusieurs (60 %) d’entre elles et eux vivaient la séparation de leurs parents en contexte de VC. Ces jeunes ont dit qu’étant donné leur jeune âge, elles et ils ont dû exagérer leurs propos pour faire en sorte d’être écouté.e.s, et certain.e.s ont rapporté avoir senti que leurs points de vue étaient respectés uniquement lorsqu’elles et ils avaient une réaction émotive importante pour appuyer leur position (par exemple, en pleurant). Les injustices herméneutiques, pour leur part, réfèrent aux désavantages qui sont causés à une personne ou à un groupe de personnes à cause du manque de ressources interprétatives qu’ont les membres d’une société pour comprendre l’expérience des premiers (Fricker, 2007). À ce sujet, des écrits montrent que le vécu relatif à la VC tend à être banalisé ou à être évacué de l’analyse du système judiciaire (Côté, 2012 ; Macdonald, 2016 ; Vincent, 2019) en raison d’un manque de connaissances et de prise en compte de l’expérience des jeunes vivant dans ce contexte.

L’adoption d’une vision idéalisée de la famille nucléaire hétéronormative par les tribunaux, ainsi que le manque de compréhension de ce à quoi réfère une dynamique de VC (Côté, 2012 ; Côté et Gaborean, 2015 ; Macdonald, 2016 ; Naughton et al., 2015 ; Vincent, 2019) participe activement à la reproduction des injustices herméneutiques. L’adoption d’une vision idéalisée de la famille nucléaire hétéronormative par les tribunaux touche à la fois aux domaines de pouvoir hégémonique, disciplinaire et interpersonnel. Des chercheur.e.s expliquent que les tribunaux érigent en idéal le modèle de la famille nucléaire hétéronormative, ce qui les amène à présumer que les jeunes doivent avoir des contacts avec leurs deux parents (domaine hégémonique) (Côté et Gaborean, 2015 ; Naughton et al., 2015). Qu’il y ait présence ou non de VC, cette analyse prévaut au sein de systèmes de justice, incluant au Québec (Côté, 2012 ; Côté et Gaborean, 2015 ; Vincent, 2019). Cette représentation idéalisée semble teinter l’interprétation que les acteur.trice.s du système judiciaire font d’un principe important en matière de garde des enfants, soit celui du « meilleur intérêt de l’enfant » (domaine disciplinaire). Des recherches montrent effectivement que pour respecter ce principe, des tribunaux du Québec et d’ailleurs expriment la désirabilité, voire l’obligation, des contacts père-enfant, même lorsque ce dernier a des comportements violents (domaine interpersonnel) (Bernier et Gagnon, 2019 ; Holt, 2011 ; Macdonald, 2017 ; Vincent, 2019).

Cette vision hétéronormative de la famille peut s’avérer dangereuse et conduit à un autre aspect de l’injustice herméneutique : il y a un décalage entre le vécu des jeunes et les ressources interprétatives des acteur.trice.s sociojudiciaires concernant ce à quoi réfère une dynamique de VC. En effet, cette conceptualisation hégémonique de la famille peut amener à décontextualiser la situation dans laquelle la séparation a lieu, soit la VC, et à occulter les conséquences qui sont vécues dans ce contexte par les jeunes et leur mère victime (Côté, 2012 ; Macdonald, 2017 ; Naughton et al., 2015 ; Vincent, 2019). Concrètement, ce manque de compréhension peut même conduire les acteur.trice.s sociojudiciares qui œuvrent dans le domaine disciplinaire à évacuer la situation de VC de leur analyse. Par exemple, dans ses recherches, Macdonald (2016 ; 2017) a remarqué que l’expérience des jeunes en contexte de VC tend à être éludée de deux principales manières dans les décisions des tribunaux en matière de garde d’enfants, soit en ne questionnant pas les jeunes sur leur vécu lié à la VC, ou en faisant fi des propos qui portent sur la VC et qui ont été rapportés par les jeunes. Au Québec, Vincent (2019) fait un constat similaire dans son analyse critique du discours de quinze rapports d’expertise en matière de garde d’enfants rédigés entre 2010 et 2018. Selon l’autrice, cette décontextualisation amène des acteur.trice.s sociojudiciaires à ne pas tenir compte des comportements violents des pères lors de l’évaluation des capacités parentales de ces derniers. L’étude en cours Sains et saufs de Lapierre et al. (2021) va dans le même sens, mais les auteur.trice.s font aussi des liens entre le concept d’aliénation parentale dont des mères victimes de VC sont accusées à tort en intervention sociojudiciaire, et l’occultation du vécu des jeunes en contexte de VC. L’aliénation parentale est un concept controversé dont l’utilisation en contexte de VC est critiquée étant donné, notamment, qu’il montre un manque de compréhension de ce qu’est la VC (Feresin, 2020 ; Lapierre et al., 2020). Le concept d’aliénation parentale réfère à l’idée qu’un parent manipule ses enfants de manière à limiter ou à détériorer la relation des enfants avec l’autre parent. Or, en contexte de VC, les craintes et les réticences qu’un jeune et sa mère victime de VC peuvent exprimer envers les contacts père-enfant étant donné la peur et les dangers réels associés sont avérés et non le produit d’une manipulation (Lapierre et al., 2021).

Dans ces différents exemples, l’évacuation du vécu de VC de l’analyse judiciaire soulève d’importants questionnements concernant les connaissances des acteur.trice.s sociojudiciaires en matière de VC. En effet, tenir compte de la VC et des particularités de la dynamique associée pour orienter les décisions en matière de garde d’enfants est reconnu comme un incontournable si l’on souhaite assurer la sécurité des victimes, qu’il s’agisse des jeunes ou de leur mère (Côté, 2012 ; Jaffe et al., 2009 ; Macdonald, 2016 ; 2017 ; Naughton et al., 2015). Il arrive toutefois que la VC pré ou postséparation soit mal comprise ou qu’elle soit banalisée par les tribunaux et les acteur.trice.s sociojudiciares impliqué.e.s (Côté, 2012 ; Macdonald, 2016 ; Vincent, 2019 ; Walker, 2020). La VC peut être conceptualisée à tort comme un conflit ou une difficulté relationnelle entre les parents, et certains comportements de VC peuvent passer inaperçus lorsqu’ils ne sont pas dépistés ainsi, sans compter que des acteur.trice.s du système de justice peuvent penser, erronément, que les jeunes cessent d’être affectés par la VC quand les parents se séparent (Côté, 2012 ; Macdonald, 2016, 2017 ; Vincent, 2019 ; Walker, 2020).

Ces décalages qui mènent à des injustices herméneutiques sont dénoncés depuis plusieurs années, si bien que des changements liés au domaine de pouvoir structurel ont été annoncés et seront mis en place au Québec prochainement. Jusqu’à très récemment, la VC en contexte de séparation était un problème social qui n’existait pas à proprement parlé en droit (Alvarez-Lizotte et al., 2016), indiquant que le vécu associé pour les jeunes concernés n’y est que très peu reconnu. Certaines branches du droit (ex. : droit criminel) ne permettent toujours pas de reconnaître entièrement ce problème social, mais des changements à la Loi sur le divorce (droit familial) ont été réalisés il y a peu de temps (mars 2021) pour tenter d’ajuster cette situation. Cette loi obligera maintenant les acteur.trice.s judiciaires à tenir compte de la situation de VC pour prendre des décisions qui sont dans le « meilleur intérêt » des enfants en matière de garde, et une liste de facteurs reliés à la VC qui doivent être considérée pour évaluer ce « meilleur intérêt » figurent dans la nouvelle loi.

Ces changements dans le domaine de pouvoir structurel représentent d’intéressantes avancées pour le futur, qui sont toutefois à nuancer. Comme le souligne Collins (2000), pour être effectifs, les changements dans le domaine de pouvoir structurel doivent être concrétisés dans les pratiques du domaine de pouvoir disciplinaire. Il faudra, par exemple, que les acteur.trice.s judicaires soient formé.e.s pour mieux comprendre en quoi consiste la VC (ce qui les aidera à comprendre le vécu des victimes en contexte de VC et à dépister plus efficacement la VC, etc.), et qu’elles et ils adaptent leur pratique en conséquence. L’annonce faite en septembre 2021 par le Cabinet du ministre de la Justice et procureur général du Québec semble augurer un changement à cet égard. Des fonds seront débloqués entre octobre 2021 et mars 2024 afin de développer une formation continue en matière de violence sexuelle et de VC, qui sera accessible aux avocat.e.s, aux notaires et aux professionnel.le.s intéressé.e.s, sans pour autant être obligatoire. Contrer l’adultisme et les injustices épistémiques vécues par les jeunes dont la garde est contestée en contexte de VC demeure donc inachevé.

Afin de synthétiser l’analyse qui a été présentée dans cette sous-section, un schéma qui résume les idées essentielles de notre argumentaire est illustré dans la figure 2.

Figure 2

Oppressions vécues par les jeunes dont la garde est contestée en contexte de VC et de séparation

Oppressions vécues par les jeunes dont la garde est contestée en contexte de VC et de séparation

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Conclusion

Cet article théorique, qui s’inscrit dans le courant des critical youth studies, a montré que les rapports sociaux fondés sur l’âge sont marqués par une asymétrie du pouvoir qui place les jeunes en position de subordination sociale vis-à-vis des adultes, des institutions et de la société en général. À partir de la situation des jeunes vivant en contexte de VC, l’analyse présentée dans cet article a permis d’appliquer le concept d’adultisme à un domaine de la pratique sociale où il est particulièrement pertinent de révéler son fonctionnement concret et son impact sur les jeunes. Conceptualisant l’adultisme à l’aide de la théorie de la matrice de la domination de Patricia Hill Collins (2000), l’analyse a décliné le mode opératoire du système d’oppression fondé sur l’âge en quatre dimensions intégrées : le domaine hégémonique, le domaine structurel, le domaine disciplinaire et le domaine interpersonnel.

Ainsi théorisé, le concept d’adultisme appliqué à l’intervention sociojudiciaire auprès des jeunes vivant en contexte de VC a exemplifié l’intérêt et la portée d’une analyse critique des rapports sociaux fondés sur l’âge au regard des efforts concertés que déploient plusieurs chercheur.e.s, professionnel.le.s et militant.e.s. L’intrication des quatre domaines de pouvoir impliqués dans la reproduction de l’oppression épistémique des jeunes révèle la difficulté cognitive et systémique à laquelle peuvent se heurter les meilleures intentions des adultes vis-à-vis des jeunes. Des interactions interpersonnelles aux traitements institutionnalisés, en passant par les croyances et les représentations collectives, c’est toute l’organisation sociale qui concourt à faire croire et à légitimer la position hiérarchique et l’autorité des adultes sur les jeunes. L’impératif de protection des personnes d’âge mineur, en particulier, camoufle le rapport de domination entre les jeunes et les adultes qui structure certaines facettes de la vie sociale. Reconnaître l’agentivité des jeunes, prévoir certains mécanismes de consultation et faire preuve d’écoute à l’égard des jeunes ne fait pas disparaître le rapport social fondé sur l’âge, qui est constitutif de la vie sociale. Ce rapport de domination, qui s’imbrique à d’autres rapports sociaux, donne lieu à une diversité de situations et de vécus ; il peut d’ailleurs être ressenti ou non comme une oppression selon les personnes, les situations et les contextes. Il n’entraîne pas automatiquement des violences et des abus aux conséquences néfastes. Cependant, il place tous les jeunes, en tant que groupe social, dans une position d’infériorité épistémique et de subordination sociale qui est entérinée par les lois qui les désignent comme des mineurs soumis à la volonté et à l’autorité d’adultes (parents, éducateur.trice.s, tuteur.trice.s, etc.).

En travail social et plus particulièrement dans le contexte de l’intervention auprès des jeunes, l’adultisme peut servir d’outil d’analyse critique afin d’augmenter la sensibilité envers l’impératif d’une prise en compte plus effective de la voix, des désirs et des volontés des jeunes dans les contextes où des décisions importantes concernant leur vie doivent être prises. Tel que l’indiquent Gaudet et al. (2020), bien des adultes et des intervenant.e.s adoptent, souvent à leur insu, des « discours valorisant l’agentivité des jeunes, tout en ayant des pratiques qui la contraignent » (Gaudet et al., 2020 : 222). Ainsi, l’adultisme pourrait conduire à des analyses de pratiques professionnelles institutionnalisées où il serait possible de mettre le doigt sur les mécanismes et les processus participant à la perpétuation des rapports de domination fondés sur l’âge. Au-delà du cas spécifique analysé dans cet article, il importe surtout d’explorer comment, dans une diversité de contextes et de champs d’études, l’adultisme peut être mobilisé à des fins de changement social.