Corps de l’article

L’article s’appuie sur une étude biographique qualitative en cours sur les histoires de vie de femmes et d’hommes mozambicains, anciens travailleurs contractuels en République démocratique allemande (RDA), venus dans le cadre d’accords bilatéraux entre 1979 et 1990. Il ouvre une perspective de recherche sociologique systématique à partir de parcours fortement marqués par le dispositif du travail contractuel, un thème jusqu’à présent principalement traité sous un angle historique (Burton et al. , 2021 ; Döring, 1999 ; Möring, 2015 ; Van der Heyden, 2019 ; Zwengel, 2011). Durant la chute du mur de Berlin, plus de 15 000 Mozambicaines et Mozambicains vivaient et travaillaient en RDA. Un an plus tard, plus des trois quarts d’entre eux étaient retournés au Mozambique. Une minorité d’environ 2 800 travailleurs mozambicains [1] se trouvait encore en RFA fin 1990. À partir de plusieurs études de cas issues de cette minorité, l’article interroge sur la manière que chaque individu a géré les impacts de ce dispositif du travail contractuel, en particulier dans le cadre familial.

Afin de permettre une meilleure compréhension du sujet, l’article retracera d’abord le contexte historique dans lequel s’inscrit la coopération entre la RDA et la République populaire du Mozambique, de même que les circonstances qui ont conduit à la signature de l’accord bilatéral de 1979. Il examinera les conditions générales du séjour des travailleurs mozambicains en RDA et s’intéressera aux réglementations en vigueur concernant la fondation d’une famille. Dans la deuxième partie, trois études de cas issues de la recherche en cours seront présentées.

Les travailleurs étrangers en République démocratique allemande

À la fin 1989, autour de 191 200 personnes vivaient en RDA sans passeport allemand (Van der Heyden, 2019; Berger, 2011). Cela représentait environ 1 % de la population totale du pays [2] . Parmi eux, on comptait autant des étudiants venus de pays socialistes que des exilés politiques (Poutrus, 2019), mais surtout 90 000 travailleurs étrangers qui étaient employés dans le secteur de l’industrie légère et lourde dans tout le pays sur la base d’accords bilatéraux de migration de travail conclus par l’État. Depuis le milieu des années 1960, la pénurie chronique de main-d’œuvre était un problème permanent en RDA (Van der Heyden, 2019). Pour faire face à ce problème, elle a signé entre 1967 et 1986 des accords bilatéraux avec des pays dits « frères », c’est-à-dire des pays d’orientation socialiste dans le contexte de la guerre froide, qui définissaient les modalités de la formation et de l’emploi d’une main-d’œuvre non allemande dans l’Allemagne socialiste. Au début, les partenaires contractuels étaient des pays européens du Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM). Après la reconnaissance internationale de la RDA, des accords avec des pays non européens comme l’Algérie (1974), Cuba (1978), le Mozambique (1979), le Vietnam (1980) ou l’Angola (1985) ont été établis. Officiellement, la RDA soutenait les pays partenaires sur leur « chemin vers le socialisme » en signe de solidarité internationale (Möring, 2015). En même temps, les intérêts nationaux des partenaires contractuels déterminaient de manière décisive chaque négociation. Lorsqu’au milieu des années 1980, le besoin de main-d’œuvre pour la production s’est massivement accru en RDA, le recrutement de travailleurs originaires du Vietnam et du Mozambique s’est encore intensifié (Van der Heyden, 2019 ; Döring, 1999).

Au total, jusqu’en 1989, près de 130 000 travailleurs, hommes et femmes, issus de pays non européens, sont entrés en RDA. La plupart venaient du Vietnam (69 000 contrats, entrées multiples incluses), de Cuba (25 000) et du Mozambique (22 200) (Zwengel, 2011). Avec l’effondrement rapide de l’économie est-allemande après la chute du mur, ces travailleurs contractuels ont été les premiers à être licenciés, ce qui a entraîné pour eux une insécurité juridique totale, dans la mesure où leur droit de séjour était étroitement lié à leur contrat de travail. À la fin des années 1990, 70 % des ouvriers étrangers étaient déjà retournés dans leur pays d’origine (Sextro, 1996). Une minorité a toutefois réussi à bâtir une nouvelle existence dans l’Allemagne réunifiée. Les conditions de vie et de travail en RDA seront étudiées plus en détail par la suite, avec un accent sur les travailleurs venus du Mozambique.

Travailleurs migrants de la République populaire du Mozambique en RDA (1979-1990)

Rapports entre la RDA et le Mozambique

Malgré de nombreux mouvements de décolonisation sur le continent africain, la puissance coloniale portugaise a pu se maintenir au Mozambique jusqu’à la chute définitive de la dictature au Portugal, dans les années 1970. La lutte pour l’indépendance, menée par le mouvement de libération d’orientation socialiste FRELIMO ( Frente de Libertação de Moçambique ), avait débuté en 1964.

De son côté, la RDA a pu établir des relations diplomatiques avec plusieurs États africains ou mouvements de libération anticoloniaux depuis les années 1960, notamment avec le FRELIMO, qu’elle a activement soutenu [3] . En 1975, le Mozambique a finalement obtenu son indépendance de la domination coloniale portugaise qui durait depuis plus de quatre siècles. Après l’indépendance, le gouvernement de la nouvelle République populaire du Mozambique (1975-1990), issu du FRELIMO, a approfondi ses relations avec la RDA. Les deux pays ont ainsi mis en place une « coopération complexe dans les domaines politique, économique, scientifique et technique ainsi que culturel et scientifique [4]  » (Matthes et al. , 2005 : 44), fondée sur des bénéfices mutuels. Le Mozambique se trouvait dans une situation postcoloniale précaire et politiquement instable, car le processus de transformation socialiste engagé était contrecarré depuis 1976 par des attaques armées du parti antisocialiste REMANO ( Resistência Nacional Moçambicana ). En 1977, une guerre civile a éclaté et a duré jusqu’en 1992. Le Mozambique dépendait de l’aide au développement dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de la santé et de l’agriculture, et il avait un besoin urgent de main-d’œuvre qualifiée (Rantzsch, 2021 ; Allina, 2016) [5] . La RDA, de son côté, cherchait des solutions à ses problèmes économiques (par exemple, l’approvisionnement en charbon) et à un manque durable de main-d’œuvre (Döring, 1999 ; 2019). En février 1979, un accord entre les gouvernements des deux pays portant sur l’emploi temporaire de travailleurs mozambicains dans des entreprises socialistes est-allemandes a été conclu (pour une durée de 5 ans). Des Mozambicains de 18 à 25 ans, en bonne santé et dotés d’une formation minimale de 4 ans, pouvaient bénéficier d’un emploi rémunéré adossé à une formation professionnelle initiale et continue (Van der Heyden, 2019).

Conditions générales du séjour des travailleurs mozambicains en RDA

Dans le cadre de cet accord, environ 22 000 travailleurs mozambicains, majoritairement des hommes (10 et 15 % de femmes selon Allina, 2016), sont entrés en RDA jusqu’en 1989. Le nombre d’arrivées variait d’une année à l’autre, en fonction des protocoles annuels : en 1983, 382 travailleurs sont entrés en RDA (nombre le plus bas, aucune entrée en 1982 et 1984), contre 6464 en 1988 (nombre le plus élevé) (Zwengel, 2011). Les premières générations suivaient avant leur départ une formation de plusieurs mois au Mozambique qui, selon les témoignages, consistait principalement en un entraînement militaire qui ne permettait ni de connaître la RDA ni d’apprendre l’allemand (Schenck, 2020 ; Selemane, 2014). À l’arrivée à l’aéroport de Schönefeld (à côté de Berlin, la capitale), les responsables de chaque lieu de travail venaient chercher les nouveaux arrivants afin de les conduire vers leur futur lieu de travail. Au sein de groupes d’au moins 50 personnes, les ouvriers mozambicains étaient affectés dans des entreprises de construction de machines agricoles et de véhicules, dans le secteur de la chimie, dans l’industrie légère (verre et céramique) ou encore dans l’agriculture, la sylviculture et l’industrie alimentaire dans tout le pays (Van der Heyden, 2019; Berger, 2005a; Döring, 1999). Concernant le poste de travail et le lieu de résidence, un principe de rotation était appliqué. Les travailleurs étaient placés sans qu’il soit tenu compte de leurs souhaits individuels de formation. Tout au long de leur séjour en RDA, limité à quatre ans, ils restaient sous le contrôle du gouvernement mozambicain. Dans chaque lieu de travail, un chef de groupe mozambicain avait pour mission de « contribuer à la coopération entre le groupe de travailleurs mozambicains et le chef d’usine, d’exercer une influence sur l’exécution des tâches de travail et le respect de la discipline de travail, et d’organiser le travail politique et culturel au sein du groupe de travailleurs mozambicains » (Van der Heyden, 2019 : 571). Ces chefs de groupe étaient désignés par le représentant du gouvernement mozambicain en RDA.

Comme stipulé dans l’accord, les usines mettaient à la disposition des travailleurs mozambicains des logements dans des foyers. Les contacts avec la population locale, au-delà de la sphère de l’entreprise, étaient possibles. Néanmoins, la population de la RDA ignorait en grande partie les conditions de séjour des travailleurs contractuels, car les contrats étaient soumis au secret (Möring 2015 ; Van der Heyden 2019). Ce manque d’informations fiables sur la situation des travailleurs étrangers a contribué à ce que de nombreuses rumeurs circulent à leur sujet, par exemple leur accès prétendument privilégié à la monnaie officielle de la République Fédérale Allemande ( D-Mark ). Le mécontentement général de beaucoup de citoyens de la RDA dans le contexte d’une économie de pénurie, ainsi que leurs manques de possibilités de voyager ont nourri cette dynamique (Mavanga 2014 ; Scherzer et al . 2011 ; Scherzer, 2005), compatible par ailleurs avec des représentations racistes occultées, mais toujours présentes (Mau, 2019 ; Ransiek 2019). Les violences racistes dont ont été victimes des travailleurs étrangers (Döring, 2019 ; Erices, 2018 ; Miguel, 2019) n’ont pu être abordées publiquement en raison de l’image antifasciste et antiraciste que la RDA voulait donner d’elle-même (Hess-Meining, 2011 ; Möring, 2015).

L’ambition d’offrir aux ouvriers une formation continue, cette pratique « du travail et de la qualification » (Schönmeier, 2011 : 205) s’est de plus en plus diluée dans les dernières années de la RDA, en raison de pénuries croissantes de main-d’œuvre (Rantzsch, 2021 ; Van der Heyden, 2019 ; Döring, 1999). L’augmentation du nombre d’ouvriers envoyés en RDA à partir du milieu des années 1980 et la prolongation du séjour des ouvriers présents sur place étaient également dans l’intérêt du Mozambique, dont l’industrialisation progressait plus lentement que prévu (Rantzsch, 2021) [6] .

Parentalité et « faire famille » dans le contexte du travail contractuel

L’article 3 de l’accord intergouvernemental stipule que « le séjour des travailleurs mozambicains en République démocratique allemande se fait sans les membres de leur famille » (Van der Heyden, 2019 : 569). Par ailleurs, l’article 5 précise les conditions d’une rupture prématurée de contrat. L’un des motifs de rupture est une absence de plus de trois mois en cas de maladie, ce qui s’applique également en cas de grossesse à partir de 1981 (Mavanga, 2014). Van der Heyden (2019) souligne que ce sont les gouvernements des pays d’envoi (en particulier le Mozambique et le Vietnam) qui se sont opposés avec véhémence au mariage et à la création d’une famille pour leurs compatriotes en RDA. Les ouvriers mozambicains envoyés dans les premières années avaient en effet une mission idéologique : ils devaient être formés pour devenir la nouvelle élite moderne qui contribuerait à la construction d’une société mozambicaine socialiste (Allina, 2016). Fonder une famille ne semblait pas compatible avec une telle mission. C’est seulement en 1989 que le gouvernement mozambicain a accordé à ses compatriotes le droit de se marier avec des partenaires de nationalité allemande en RDA, à condition que les parents au Mozambique aient donné leur accord en amont (Mavanga, 2014 ; Van der Heyden, 2019). Néanmoins, l’accord de 1979 stipulait que les travailleurs mozambicains qui étaient parents avaient droit à des allocations familiales en RDA.

Ces règles avaient des conséquences pour tous, mais elles étaient particulièrement lourdes pour les femmes : si des ouvrières mozambicaines tombaient enceintes pendant leur séjour en RDA, il ne leur était possible de mettre leur enfant au monde sur place que dans des cas exceptionnels (Schenck, 2020). En général, ces femmes devaient rentrer immédiatement, à la demande du gouvernement mozambicain. Ces rapatriements n’étaient pas des cas isolés [7] . L’ensemble des enquêtés ont spontanément rapporté que de tels rapatriements avaient eu lieu dans leur environnement direct. Ces retours étaient dramatiques à plus d’un titre pour les femmes concernées (Van der Heyden, 2019). Outre la séparation d’avec le père de l’enfant qui en résultait très souvent, « des familles ont été déchirées », selon une enquêtée, et les femmes ont perdu leur emploi en RDA. Elles n’étaient plus à même de soutenir leur famille, dont la situation s’est dégradée dans le contexte de la guerre civile. D’après Van der Heyden, les femmes enceintes non mariées « étaient soumises à un bannissement social et familial » (Van der Heyden, 2019 : 178) au Mozambique (comme au Vietnam).

Néanmoins, « des rapatriements ont pu être évités ou retardés grâce à l’engagement personnel du personnel médical ou de collègues dans les entreprises » (Van der Heyden, 2019 : 178-179). Au regard de cette situation sans issue, il n’est pas étonnant que certaines femmes aient tenté de mettre elles-mêmes fin à leur grossesse, comme l’a raconté une enquêtée. À la fin des années 1980, le gouvernement est-allemand a obtenu que les grossesses « puissent être menées à terme en RDA et que les femmes enceintes bénéficient des mêmes droits et avantages réglementés par l’État que les femmes allemandes » (Van der Heyden, 2019 : 179). À cette même époque, le gouvernement mozambicain a donné son feu vert pour accorder sous certaines conditions le droit à ses compatriotes d’interrompre une grossesse non désirée en RDA (où l’avortement était légal depuis 1972), et ce au-delà des indications médicales. Cela représentait une liberté nouvelle pour les ouvrières mozambicaines, dans la mesure où l’interruption de grossesse était punie par la loi dans leur pays (jusqu’en 2014 [8] ).

La situation était différente pour les hommes. Malgré l’interdiction de fonder une famille, beaucoup sont devenus pères d’enfants nés soit en RDA, soit au Mozambique. La paternité ne remettait pas en cause le séjour de travail. Les hommes faisaient toutefois face à de nombreuses restrictions concernant leur vie familiale comme l’interdiction des regroupements familiaux (venue de partenaires ou d’enfants vivant au Mozambique). Une fois le contrat arrivé à échéance, le fait d’avoir des enfants en RDA n’était pas non plus un motif de prolongation (Mavanga, 2014). Le nombre d’enfants issus de relations germano-mozambicaines à l’époque de la RDA est estimé entre 1000 à 5000 (Van der Heyden, 2019) [9] . En conséquence, ces pères ont dû, pour la plupart, s’accommoder de longues séparations d’avec leur partenaire et leur(s) enfant(s).

Effets de la chute du mur de Berlin et de la réunification allemande sur la situation des travailleurs mozambicains

La chute du mur de Berlin est arrivée de manière totalement inattendue pour les travailleurs mozambicains, qui ont également été surpris par la vitesse à laquelle l’infrastructure économique de la RDA s’est effondrée. Ces événements ont eu pour eux des conséquences lourdes, puisque 60 % d’entre eux avaient déjà été licenciés en mai 1990 : « la main-d’œuvre étrangère, autrefois bienvenue, devenait à présent un facteur de coût fâcheux, car les contrats exigeaient par exemple le financement des foyers et du vol de retour » (Berger, 2005a : 123). Certes, des négociations ont eu lieu en mai 1990 à Maputo, la capitale du Mozambique, avec le dernier gouvernement de la RDA, afin de redéfinir contractuellement la situation des travailleurs mozambicains (Berger, 2005a, 2005b, 2011 ; Sextro 1996). Cette négociation a conduit entre autres à la possibilité pour les ouvriers présents sur place de rester en Allemagne jusqu’à la fin de leur contrat de travail, même en cas de perte de leur emploi (Berger, 2005b). En revanche, tous les travailleurs n’ont pas été informés de façon complète et à temps au sujet de leurs droits [10] , et ils n’ont guère joué de rôle dans les négociations interallemandes sur la réunification de l’Allemagne. Ainsi, le traité d’unification, s’il prenait en compte les changements négociés à Maputo en mai 1990, ne définissait pas le titre de séjour de ces travailleurs et ne garantissait pas l’égalité de traitement avec les Gastarbeiter [11] en RFA comme le demandaient certains représentants politiques (Berger, 2005b ; Sextro, 1996). De surcroît, à partir du 1er janvier 1991, seuls les ouvriers qui résidaient depuis 8 ans en RDA pouvaient obtenir un permis de séjour au-delà de la durée de leur contrat de travail initial (Berger, 2005b). De nombreux anciens travailleurs arrivés à partir de 1983 (voir Pedro et Jorge, ci-dessous) n’avaient qu’un titre de séjour temporaire qui prévoyait un retour dans leur pays d’origine. Ce n’est qu’en 1997, après une longue mobilisation des acteurs du monde politique et de la société civile, que ces hommes et femmes ont enfin pu prétendre à un permis de séjour ouvrant une perspective de longue durée.

Dans les années 1990, notamment en Allemagne de l’Est, « les débordements xénophobes et les violences racistes ont atteint une ampleur sans précédent » (Poutrus, 2019 : 168). Parmi les nombreuses victimes figuraient beaucoup de travailleurs contractuels. Au vu de cette situation socialement très tendue dans le sillage de l’effondrement économique et politique de la RDA, il n’est pas étonnant que de nombreux ouvriers mozambicains – entre autres – aient volontairement décidé de rentrer dans leur pays d’origine. Les incitations financières au départ contribuaient dans certains cas à encourager le retour (Berger, 2005b). Les personnes volontaires recevaient une prime de 3000 D-Mark, qui leur enlevait toutefois toute possibilité de revenir en Allemagne pendant la durée du contrat (voir le cas de Pedro, ci-dessous). À leur arrivée à Maputo, ces travailleurs, appelés madgermanes [12] ont vécu une situation dramatique : contrairement à ce qui leur avait été promis, ils n’ont pas reçu les parts de salaire transférées les années précédentes. Ils n’ont pas pu valoriser l’expérience professionnelle acquise en RDA dans un pays déchiré par la guerre civile et les mesures de réinsertion ont totalement fait défaut (Döring, 2019). Aujourd’hui encore, ils se battent pour obtenir le paiement des salaires et des pensions qui leur ont été promis (Machava, 2021 ; Ulbrich, 2009 ; Döring, 2019 ; 1999).

Enquête biographique

Dans cet article, trois études de cas sont étudiées. Elles font partie d’une enquête biographique en cours sur des hommes et femmes venus du Mozambique comme travailleurs contractuels et vivant toujours en Allemagne. Ce type de parcours reste largement méconnu, même au sein de la société allemande. À l’occasion du trentenaire de la réunification allemande, en 2020, un premier entretien a été mené dans le but de rendre visibles les témoignages des personnes migrantes présentes en RDA lors de la chute du mur de Berlin. En effet, leur mémoire de ces événements n’avait jusqu’alors pas ou peu de place dans les discours officiels (Perinelli & Lierke, 2020). Depuis, et malgré la crise sanitaire, une dizaine d’entretiens biographiques a pu être réalisée selon l’approche développée par Rosenthal (1995), en langue allemande et dans différentes régions du pays. Tous les contacts ont été trouvés par des réseaux d’interconnaissances. Les enquêtés sont, sans surprise, principalement des hommes, largement majoritaires dans ce dispositif. Dans certains cas, l’entretien a eu lieu au domicile de l’enquêté, ce qui a permis de rencontrer des membres de sa famille et a offert des possibilités d’observation privilégiée. De façon inattendue, le fait que l’intervieweuse ait grandi en RDA a créé une forme de complicité au cours de l’entretien. La satisfaction de partager une expérience est-allemande était particulièrement manifeste lors de rencontres avec des personnes installées aujourd’hui en Allemagne de l’Ouest. Elles ont rapporté que, dans leur environnement actuel, les connaissances au sujet de la migration de travail en RDA étaient quasiment inexistantes.

Une autre observation est que, dans certains récits spontanés, les expériences au Mozambique n’ont été qu’effleurées, alors que les expériences en RDA étaient décrites en détail. Ce n’est qu’après avoir été questionnés de façon explicite sur leur enfance et leur adolescence dans leur pays d’origine que les enquêtés ont parlé de cette période. Peut-être considéraient-ils que les expériences au Mozambique ne valaient pas la peine d’être racontées à une enquêtrice allemande, comme si cette dernière ne pouvait s’intéresser qu’à la période du séjour de travail en RDA. Lors de plusieurs entretiens, l’intervieweuse a expressément affirmé aux personnes rencontrées que toutes les expériences qu’elles jugeaient importantes méritaient d’être racontées. Parfois, des indications suggèrent des expériences potentiellement traumatisantes dans le pays d’origine en rapport avec l’oppression coloniale, la pauvreté extrême, la perte précoce des parents, la guerre d’indépendance ou la guerre civile. Deux enquêtés enrôlés contre leur gré dans l’armée à l’époque de la guerre civile, ont clairement signalé qu’ils ne souhaitaient pas approfondir ces expériences et assumaient consciemment des non-dits dans leur récit (Jamoulle, 2013).

Les trois études de cas analysées ci-dessous illustrent la complexité des relations familiales dans un contexte de migration vers la RDA, dans le dispositif du travail contractuel. Dans les explications qui suivent, les cas sont étudiés sous l’angle des différentes façons de « faire famille » qui sont apparues dans les parcours. Après un bref aperçu biographique, l’observation se concentre sur le rôle de la famille dans la vie de l’enquêté et sur la manière dont il l’aborde au cours de l’entretien. Cette démarche ne prétend pas à la représentativité, mais vise à explorer les constellations familiales possibles et à en tirer de premières conclusions d’ordre général.

« Responsabilité envers mes parents » - Vulua

Aperçu biographique

Né en 1961 dans un village du nord du Mozambique, Vulua [13] est le troisième d’une famille de 15 enfants (dont sept sont morts en bas âge). Après l’incendie de l’école de son village, alors qu’il a 11 ans, ses parents décident de le placer dans la famille d’une de leurs connaissances, dans la capitale de la province. Là, il peut continuer à aller à l’école. À 18 ans, il s’inscrit auprès du ministère mozambicain du Travail pour un séjour de travail et de formation en RDA et nourrit l’espoir de pouvoir y faire des études supérieures. Après avoir réussi un examen d’entrée, il a la chance d’acquérir des connaissances de base en allemand avant son départ. Après une phase préparatoire de plusieurs mois au Mozambique, il part pour la RDA en 1980. Il y est employé comme interprète, ce qui le conduit à avoir des conditions de travail moins monotones que celles de la plupart de ses collègues mozambicains. En 1982, il est envoyé par le ministère du travail mozambicain comme interprète pour une mission d’un an sur un chantier international dans son pays d’origine. En 1983, il se rend à nouveau en RDA et travaille dans une autre entreprise. Peu après, son premier fils naît au Mozambique. En 1987, il est nommé chef de groupe dans une entreprise du sud de la RDA qui accueille plus de 200 travailleurs mozambicains. Cette nomination est le signe d’un statut privilégié et d’une reconnaissance de ses compétences par les autorités.

Après la chute du mur, il décide de rester en Allemagne avec sa nouvelle compagne mozambicaine qui, comme lui, travaille en RDA depuis 1980. En 1990, ils demandent un permis de séjour, avec succès. Après la fermeture définitive de son entreprise est-allemande, Vulua cherche d’abord du travail en Allemagne de l’Ouest. En 1991, il trouve dans une petite ville d’Allemagne de l’Est un emploi dans l’accueil et l’accompagnement des migrants. Il y vit toujours au moment de l’entretien. Il redevient père et se marie. À la fin des années 1990, parallèlement à son activité professionnelle, il suit des études de travailleur social. Aujourd’hui encore, il est en contact régulier avec sa famille restée au Mozambique.

Analyse des rapports familiaux

Une première famille fondée au Mozambique

Lors de sa mission au Mozambique, Vulua se met en couple avec une Mozambicaine. À plusieurs reprises, il se rend dans son pays natal par la suite. Deux enfants naissent de cette liaison au Mozambique, un fils (1984) et une fille (1986). En même temps, Vulua prolonge son séjour en RDA, ce qui implique également une séparation de sa compagne et leurs enfants. Ce n’est qu’après avoir été interrogé une première fois que Vulua raconte qu’il avait l’intention de les faire venir en RDA. Il était parfaitement conscient du fait que le regroupement familial n’était pas prévu, mais il pense qu’il aurait trouvé le moyen de contourner ces directives. Il justifie cela par certains atouts dont il disposait [14]  : ses très bonnes connaissances en allemand et sa fonction de chef de groupe. Ainsi, il était en contact avec les chefs au sein de l’usine, mais également avec les représentants du gouvernement mozambicain en RDA.

En fin de compte, le fait que Vulua ait réellement entamé des démarches pour faire venir sa compagne et ses enfants reste incertain. Selon lui, sa compagne n’aurait finalement pas voulu venir le rejoindre en RDA. Elle aurait assimilé sa situation à celle des nombreux travailleurs mozambicains employés dans les mines d’or en Afrique du Sud [15] . Les séparations des familles pendant des mois étaient très répandues et cette perspective de vie ne correspondait pas, selon l’enquêté, aux attentes de sa compagne. De son côté, Vulua n’est pas prêt à retourner au Mozambique, car il a toujours une perspective d’emploi avantageuse en tant que chef de groupe en RDA. Le couple se sépare, mais Vulua continue à garder le contact avec ses enfants et son ex-compagne au Mozambique. Ainsi, sa première fille a habité pendant cinq ans, entre sa onzième et sa seizième année, dans la famille de son père en Allemagne. Elle est ensuite retournée au Mozambique à sa demande : « Il lui manquait quelque chose, oui, elle avait une grande fratrie autour d’elle [au Mozambique, I.G.], et tout était si stérile ici. »

Cet épisode souligne à quel point Vulua a, de son côté, cherché des moyens d’assumer sa responsabilité paternelle malgré de grandes distances géographiques. Aujourd’hui, les enfants issus de son premier couple sont eux-mêmes devenus parents, et Vulua est grand-père de plusieurs petits enfants au Mozambique.

Mariage en Allemagne avec sa deuxième compagne et naissance d’enfants en Allemagne

À partir de 1988, Vulua a une nouvelle compagne en RDA. Comme lui, elle est une contractuelle mozambicaine, responsable des affaires féminines au sein du foyer. Leur relation reste d’abord secrète pour ne pas faire de vagues. Vulua souligne qu’il était plus facile d’avoir une relation avec une Mozambicaine qu’avec une Allemande. Un mariage est toutefois exclu pour eux, en raison des clauses de leur contrat de travail.

Après la chute du mur, cette relation a une grande influence sur l’évolution de Vulua. Dans un premier temps, il prévoit retourner au Mozambique, comme la grande majorité de ses collègues, mais sa partenaire le convainc de rester en Allemagne. Vulua finit par accepter. Cependant, il ressort clairement de l’entretien que cette décision lui a causé de nombreux tracas, notamment la perspective de se retrouver loin de sa propre famille, dans une Allemagne de l’Est en pleine transformation.

« J’étais tellement déstabilisé […] je ne savais pas, j’étais tellement… “non je veux rentrer à la maison, je ne veux pas me faire tuer quelque part ici, et loin de ma famille” et tout ça. Personne ne se sent responsable de nous pour le moment, et c’est un peu dangereux. Et quelques compatriotes plus âgés que moi dans le groupe m’ont mis en garde contre… “- Ah, Vulua, viens, rentrons à la maison tu sais, tu sais les Allemands, ils peuvent être méchants !”, voilà, c’est comme ça qu’il me l’a dit, cet homme. Il a parlé de l’histoire des camps de concentration. On a brûlé des gens ici. […] Mais tout ça ne m’a pas empêché de pouvoir rester ici. Mais ma femme a dit “- Restons ici. Et nous nous débrouillerons avec le temps”. Je lui ai dit : “OK, je reste, mais c’est toi qui es responsable. S’il m’arrive quelque chose, c’est toi, tu dois expliquer à mes parents ce qui s’est passé et pourquoi” […] »

Entrés en RDA dès 1980, Vulua et sa femme ont un accès simplifié à un permis de séjour, ce qui leur laisse entrevoir une perspective de rester en RFA, contrairement à la plupart de leurs compatriotes. En 1992, ils ont une fille ; puis un fils en 1998.

Par ailleurs, Vulua cherche activement dans sa famille, en particulier avec ses enfants qui grandissent en Allemagne, des moyens de garder vivant l’usage du portugais (en plus de l’allemand). Pendant des années, il organise des rencontres conviviales pour les familles de RFA qui comptent au moins un parent mozambicain. Ces retrouvailles deviennent de précieux lieux d’échanges bi- et multiculturels, de partage de ressources et de mise en réseau.

Le degré de détail avec lequel Vulua raconte son mariage en 1994 est particulièrement frappant dans l’entretien. L’événement semble être d’une grande importance biographique, ce qui laisse penser que l’impossibilité de se marier pendant la durée des contrats a dû représenter une vraie rupture dans ses projets de vie personnelle. Sa compagne et lui veulent se marier à l’état civil et à l’église au Mozambique, ce qui souligne le lien fort qui les unit à leur pays d’origine, mais aussi aux membres de leur famille qui vivent sur place. Ils se marient donc à l’état civil au Mozambique, mais le mariage religieux leur est refusé parce qu’ils n’ont pas payé de cotisation à l’église. Ce refus n’a pas été perçu comme anodin par Vulua, qui est un chrétien convaincu. Finalement, un couple de pasteurs allemands, qui l’avait déjà soutenu à l’époque de la RDA, leur permet de se marier à l’église en Allemagne.

Les liens forts avec ses parents au Mozambique

Le mariage au Mozambique n’est qu’un élément parmi d’autres qui prouve à quel point l’organisation de la relation avec le pays et la famille d’origine au Mozambique représente un enjeu central dans la biographie de Vulua.

D’une part, il est très engagé depuis des années pour la reconnaissance des droits des madgermanes et participe ainsi à des conférences, des entretiens et des réunions avec des représentants gouvernementaux. D’autre part, il a mis en place un partenariat scolaire germano-mozambicain qui a rendu possible la construction d’une école dans sa région natale (Grau, 2020).

L’attachement à sa famille d’origine, et en particulier à ses parents, est bien visible dans son récit : pendant son enfance, Vulua a été confronté à la mort de plusieurs de ses frères et sœurs ; et jusqu’à aujourd’hui il se recueille sur la tombe d’un petit frère. En raison du décès prématuré des deux premiers enfants de ses parents, il devient l’aîné. Même si sa famille d’origine ne constitue pas le thème central de son récit de vie, Vulua y fait référence avec insistance à plusieurs reprises lors de l’entretien. À ce moment-là, ses parents, bien qu’âgés, sont toujours en vie. Par ailleurs, il réfléchit avec sa femme, qui a soigné sa propre mère quand elle était mourante au Mozambique, à la façon dont il doit accompagner les dernières étapes de la vie de ses parents.

Au-delà de ces questionnements actuels, Vulua évoque, dans son récit, ses incertitudes suite à la chute du mur. Son inquiétude vis-à-vis d’un possible malheur, de sa mort loin de ses parents, apparaît clairement. Il associe le fait de rester en Allemagne de l’Est avec un risque de disparition (voir citation ci-dessus) qui le préoccupe assez pour qu’il charge sa compagne d’en expliquer les circonstances à ses parents.

Durant l’entretien, Vulua réfléchit au sujet de sa quête personnelle : comment vivre à des milliers de kilomètres de distance une relation avec ses parents ? À un moment donné, dans ce passage, il s’adresse à eux (« vous ») directement :

« Au début, j’avais le mal du pays, à l’époque de la RDA, quand je suis arrivé dans les années 80, j’avais le mal du pays. Oui, mes parents me manquaient, mes frères et sœurs me manquaient. Et à partir d’un certain moment […] j’ai cessé de considérer cette distance, je n’ai plus affronté cette distance à travers le mal du pays, mais à travers une responsabilité envers mes parents : “Oui, quand je peux, je viens vous voir. Je vous fais parvenir quelque chose qui est, oui, de nature financière ou autre”, donc une responsabilité envers mes parents, oui. Oui, il n’y a plus de mal du pays. »

« Voilà donc ma famille » - Pedro

Aperçu biographique

Né en 1964 à Maputo, Pedro [16] est l’aîné de trois enfants. Son enfance est marquée par de nombreux déménagements suite aux changements de métier de son père (policier, enseignant, employé de banque). Cela implique des années de séparation avec des personnes de référence aussi centrales que la mère, le grand-père maternel, les frères et sœurs, mais aussi le père, avec qui Pedro entretient une relation très ambivalente. Lorsqu’il a environ sept ans, sa mère disparaît dans des circonstances inexpliquées. Cet événement marque pour Pedro le début d’une odyssée de plusieurs années à travers plusieurs foyers pour enfants dans lesquels son père le place [17] .

À l’âge de 11 ans, année de l’indépendance du Mozambique, il retrouve un peu par hasard sa famille maternelle à Maputo. Quelques années plus tard, Pedro est enrôlé contre son gré dans le cadre du service militaire. Il passe quatre ans dans l’armée pendant la guerre civile mozambicaine, une expérience qu’il occulte complètement dans ses récits. Il vit ensuite un an à la campagne avec sa mère et son grand-père, qui était déjà une personne importante pour lui dans sa petite enfance, avant de trouver du travail en ville.

Il y découvre, par l’intermédiaire d’un collègue, la possibilité d’effectuer un séjour de travail en RDA. En 1987, il y arrive avec l’espoir de trouver un emploi intéressant. Sur place, lors de son séjour il suit une formation d’ouvrier spécialisé dans le béton et fait la connaissance d’une famille catholique, un contact très précieux. De plus, Pedro rencontre une étudiante allemande avec qui il débute une relation amoureuse.

Après la chute du mur et le rapide processus de dissolution de la RDA, l’entreprise ne peut plus financer le foyer. Pedro et ses collègues sont informés qu’ils ne pourront rester que s’ils disposent de leur propre logement. Comme presque tous ses collègues mozambicains, il quitte la RDA à l’automne 1990, sans perspective de retour. Cependant, la visite de sa petite amie allemande au Mozambique change la donne. Ils décident de se marier et Pedro peut retourner en 1991 en Allemagne, où ils fondent une famille. Après une courte expérience de travail dans le bâtiment, au cours de laquelle il est confronté à des expériences de racisme, il commence à suivre des cours du soir pour obtenir son baccalauréat et une formation d’infirmier, un domaine dans lequel il travaille aujourd’hui encore. Le mariage avec son épouse allemande se brise au milieu des années 1990 et Pedro se remarie quelques années plus tard avec une Mozambicaine qui le suit en Allemagne. Deux enfants naissent de cette union, qui se termine cependant elle aussi par un divorce. Dans le quotidien actuel de Pedro, son engagement dans une paroisse internationale lusophone et auprès de personnes en situation précaire au Mozambique joue un rôle essentiel.

Analyse des rapports familiaux

Prendre des précautions dès l’arrivée en RDA

Pedro raconte que dès son arrivée à l’usine et au foyer, ses collègues mozambicains et lui ont été immédiatement informés que les « filles » enceintes devaient retourner au Mozambique [18] . Par ailleurs, les travailleurs ont été prévenus que s’ils fondaient une famille avec une partenaire allemande, ils devraient assumer des coûts supplémentaires, et verser une partie de leur salaire à titre de pension alimentaire. En résumé, les jeunes travailleurs sont encouragés assez rapidement après leur arrivée, au moins dans le cas du groupe de Pedro, à « faire attention à ce genre de choses ». L’entreprise allemande semble vouloir faire en sorte que les nouveaux arrivants s’approprient au plus vite le savoir collectif, les interdits et les lignes à ne pas franchir dans le cadre des relations amoureuses. Ce message semble avoir marqué Pedro, car il lui accorde une place importante dans son récit. Dans tous les cas, il applique ces consignes dans sa relation avec sa petite amie allemande, rencontrée à la fin 1989.

En revanche, la situation change avec son retour au Mozambique en 1990. Pedro se lance dans une nouvelle relation avec une Mozambicaine. Il apprend plus tard qu’une fille est née de cette relation. Après le décès de la mère au Mozambique, Pedro fait venir sa fille dans sa famille, en Allemagne, où elle vit toujours.

Retour en Allemagne grâce au mariage

La perspective d’un mariage entre Pedro et sa petite amie allemande venue le chercher au Mozambique change la situation. Sur la base d’un regroupement familial, il peut à nouveau se rendre en Allemagne. Le mariage a lieu peu après son retour. Deux enfants, aujourd’hui adultes, naissent rapidement de ce mariage. Lors de l’entretien, il semble important pour Pedro, sans que l’intervieweuse ait insisté à ce sujet, d’expliquer les raisons de sa séparation avec sa première femme – même si les deux parties se sont quittées en bons termes. Il l’attribue à de trop grandes différences culturelles qui lui demandaient trop d’efforts d’adaptation et à la fatigue d’avoir à se justifier en permanence en raison de pratiques répandues dans son pays d’origine.

Pedro reste cependant attaché au concept de famille. Quelques années plus tard, il décide de se remarier, cette fois avec une femme mozambicaine. Sa nouvelle épouse le suit en Allemagne, où Pedro dispose d’un permis de séjour durable qui rend possible cette opération. Il devient à nouveau père d’un fils et d’une fille. Sa femme se fait rapidement à la vie en Allemagne qui, en comparaison avec le Mozambique, offre plus de liberté aux femmes mariées – ce que Pedro, au début, soutient volontiers. Pourtant, ce mariage prend également fin, et de nouveau Pedro tient à expliquer pourquoi. Aujourd’hui, Pedro partage la garde de son fils encore mineur avec sa deuxième ex-femme, laquelle est restée en Allemagne après le divorce. Son dernier fils, à l’instar de ses demi-frères et sœurs plus âgés, fréquente une école germano-portugaise comme il n’en existe que dans certaines villes allemandes. Pedro tient beaucoup à cette formation bilingue, même si elle implique parfois de longs trajets pour se rendre à l’école.

Les « affinités électives » extrafamiliales dans la vie de Pedro : communauté chrétienne et engagement associatif

Un élément frappant dans le récit de Pedro est l’importance qu’il accorde à une famille catholique rencontrée dans sa ville d’accueil en RDA, et avec laquelle il est toujours en contact. Chrétien convaincu, il se met en quête d’une paroisse peu après son arrivée, qui coïncide avec la période de Noël. Le besoin de célébrer Noël au sein d’une communauté chrétienne l’emporte sur le risque d’éventuelles sanctions [19] . Dans le cadre d’une rencontre catholique au cours de l’été 1988, il fait la connaissance de la famille en question qui, avec quatre enfants, est considérée comme nombreuse en RDA. À partir de ce moment, il passe beaucoup de temps avec cette famille, bien plus qu’avec ses compatriotes mozambicains - il se décrit d’ailleurs lui-même comme son cinquième enfant. Rétrospectivement, il la perçoit comme son lieu personnel de socialisation dans la société est-allemande, malgré la place marginale des chrétiens catholiques en RDA. En outre, cette famille est synonyme d’une certaine continuité avec ce qu’il connaissait au Mozambique où son grand-père maternel l’avait initié à la pratique de la foi chrétienne : « [j]’étais à nouveau chez moi ».

Durant l’entretien, Pedro décrit d’autres domaines, très importants pour lui aujourd’hui, qui peuvent aussi être interprétés au sens large comme des liens quasi familiaux. D’une part, il s’investit depuis des années avec beaucoup d’engagements dans une paroisse chrétienne internationale de langue portugaise. D’autre part, il est depuis peu le parrain de la fille aînée d’une femme mozambicaine abandonnée par son mari et par son propre père suite à la naissance de jumeaux dont l’un souffre d’une malformation importante. Bien que Pedro ne soit pas retourné au Mozambique depuis de nombreuses années, sa mère étant décédée, il suit avec beaucoup d’intérêt l’évolution de son pays d’origine. Le cas de l’enfant handicapé de sa « famille de parrainage » symbolise pour lui les faiblesses structurelles du système de santé mozambicain, mais aussi le possible rejet social des enfants en situation de handicap et de leurs mères.

L’importance que Pedro donne à la paroisse de son lieu de résidence ainsi que son engagement pour une famille qu’il ne connaît pas au Mozambique ressortent clairement de son récit. Il accorde beaucoup de place à ces deux thèmes dans l’entretien et en parle avec une forte implication émotionnelle. Il s’agit d’éléments centraux de sa vie actuelle qui lui permettent de vivre la « famille » sous une autre forme : « [o]ui, dans cette communauté, cette communauté portugaise, je peux dire que quand je suis seul, là j’ai ma famille (rires). C’est donc là que se trouve ma famille. »

« Mes enfants parlent même le bavarois » - Jorge

Aperçu biographique

Jorge [20] est né en 1965 dans une province de l’intérieur du Mozambique. Il y grandit avec son père après la séparation de ses parents, son jeune frère restant avec sa mère. Lorsque son père meurt au milieu des années 1980, Jorge ne peut pas continuer à aller à l’école et il suit une formation de mécanicien. Au cours de ces années, il fait la connaissance de son jeune frère, qui part peu après à Cuba pour ses études. Jorge désire aussi partir à l’étranger afin d’échapper au service militaire et à la guerre civile où de nombreux camarades ont perdu la vie, mais il souhaite également obtenir un travail correct, une formation et un meilleur salaire. Après un an d’attente, il arrive en RDA en 1987 et y travaille dans une entreprise de béton où il suit une formation professionnelle. Avec sa petite amie allemande, il découvre le pays au-delà du réseau des travailleurs contractuels et s’immerge rapidement dans la vie étudiante est-allemande. En 1990, tous les membres de son collectif rentrent au Mozambique. Il est le seul à décider de rester. Néanmoins, il se rend dans son pays natal en 1990 le temps d’une première visite depuis son départ. Après de nombreuses années de séparation, il revoit sa mère avec laquelle il entretient désormais un lien chaleureux et amical. De retour en Allemagne, il trouve rapidement du travail dans le bâtiment, mais son séjour n’est que toléré. Il obtient un premier permis de séjour temporaire à la fin 1993. Au milieu des années 1990, Jorge suit sa compagne allemande de l’époque et s’installe en Allemagne de l’Ouest. Il y vit encore aujourd’hui avec son épouse mozambicaine et ses trois enfants, et il s’engage depuis des années dans une association africaine locale.

Analyse des rapports familiaux

Vivre avec une Allemande, malgré l’interdit

À son arrivée en RDA et en accord avec ce que stipulent les contrats, Jorge loge avec ses collègues mozambicains dans des hébergements collectifs. Pourtant, cette situation change rapidement, car Jorge tombe amoureux de l’animatrice responsable des ouvriers et il s’installe chez elle, malgré l’interdiction en vigueur de ne pas passer la nuit en dehors du foyer :

« [e]t je dois dire que ce n’était pas facile, je n’avais pas le droit de vivre en dehors du foyer, seulement dans le foyer. Mais pour moi, tout allait bien, tout était en ordre. Ma performance au travail était bonne. La façon dont je me comportais avec mes collègues était super, aussi avec tout mon groupe, tous mes camarades, j’avais de bons rapports. Et c’était comme ça, ils ont fermé les yeux, les étages supérieurs, ils ont dit à mon chef de groupe, non, laisse-le tranquille. Il fait tout, il va au travail, il va à l’école. Il est l’un des meilleurs à l’école, il est le meilleur au travail. On ne peut pas se plaindre comme ça, ce n’est pas possible. Et là, il n’a eu aucune chance, il a dû accepter que je sois à l’extérieur (rires). Mais il n’était pas permis que nous passions la nuit quelque part. »

Pour Jorge, il est assez vite clair qu’il veut rester en Allemagne avec son amie, même après la chute du mur. Il est le seul d’un groupe d’une cinquantaine d’ouvriers mozambicains à avoir fait ce choix, bien que ses compatriotes aient tenté de le convaincre de partir avec eux. À plusieurs reprises au cours de l’entretien, Jorge fait remarquer qu’il n’a pas profité de la prime de retour de 3000 DM. Enfin, il n’est pas certain qu’il serait resté en Allemagne sans sa compagne.

Séjour toléré en Allemagne au-delà de la durée de son contrat initial

À la fin 1990, Jorge se rend au Mozambique, ce qui lui est possible pour la première fois depuis 1987. Le séjour dure plus longtemps que prévu, car il doit demander un nouveau passeport à la suite d’une mésaventure. Son ancien passeport, qui n’est plus valable, garantissait son séjour en Allemagne jusqu’en 1991 (dans le cadre du contrat). Jorge a maintenant besoin d’un justificatif de domicile et de travail du côté allemand pour pouvoir repartir. Sa compagne atteste de son domicile et lui fait une promesse de mariage, et son employeur lui remet les autres documents nécessaires. Au bout de deux mois, Jorge peut à nouveau se rendre en Allemagne de l’Est. Entretemps, son amie a rencontré un autre partenaire. Quant à lui, il retrouve très vite du travail, notamment grâce au soutien de son ancienne entreprise. Il garde un souvenir particulièrement positif de cette expérience de travail marquée par de nombreuses missions en Allemagne de l’Est et des relations très amicales avec ses collègues.

Toutefois, en ce qui concerne son droit au séjour, Jorge se trouve dans un entre-deux. Une fois passée la date de la fin de son contrat de travail (fin 1991), il est seulement toléré sur le territoire allemand avec le risque d’être expulsé au Mozambique ( Duldung ). Certes, il a de nouveau une petite amie allemande à ce moment-là, mais ils n’envisagent pas de se marier, ce qui lui aurait garanti son séjour à long terme en RFA. Jorge suit sa petite amie en Allemagne de l’Ouest, où il reste même après leur séparation. Durant ces années, il travaille dans différentes entreprises de construction, ce qui lui permet de gagner sa vie et de ne pas dépendre de l’aide sociale. Cette condition est importante pour que son autorisation de séjour soit transformée à la fin 1993 en un permis de séjour renouvelable et valable deux ans.

Jorge se marie et fonde une famille en Allemagne avec son épouse mozambicaine

En 1997, il est en mesure de transformer ce permis limité dans le temps en un permis de séjour permanent, condition préalable à un regroupement familial légal. Or, Jorge veut fonder une famille. Au tournant de l’année 2000, il fait la connaissance de sa future femme au Mozambique, grâce à un réseau d’amis. Ils se marient en 2001 et sa femme le suit en Allemagne. Lors de l’entretien, Jorge ne cache pas que les débuts sont difficiles pour elle, qui n’a aucune maitrise de l’allemand. Petit à petit, elle s’approprie la langue en communiquant avec son entourage, sans jamais suivre de cours. La naissance de trois fils entre 2002 et 2012 change également la donne. Grâce à sa fréquentation des crèches et des écoles, la femme de Jorge peut se constituer dans la petite localité un réseau solide dont elle témoigne volontiers lors de la rencontre. Elle connaît désormais tous les habitants, même leur nom de famille, constate Jorge, presque un peu jaloux, lui dont les contacts se résument surtout au cercle de ses collègues et aux membres de son association. Loin d’autres familles mozambicaines, le couple tient à transmettre à leurs trois fils leur héritage culturel mozambicain (linguistique, culinaire, usage du portugais, etc.) ainsi que le parcours de migration de leur père et son attachement aux régions est-allemandes où il a longtemps vécu et travaillé. Il est important que ses fils considèrent l’Allemagne comme leur pays d’origine et dont les deux plus jeunes ont la nationalité allemande (suite au changement de loi en 2000, Apitzsch et al. 2014). Ainsi, le benjamin, curieux, se joint ponctuellement à notre échange qui se poursuit lors du dîner.

« Donc […] je ne peux pas dire que mes enfants sont mozambicains, ils sont plus allemands. Je me sens aussi allemand, mais ils sont plus allemands que moi (rires), surtout à cause de la langue et ils parlent même le bavarois et tout, oui, les amis. Et donc je dois vraiment dire que nous sommes bien ici, parce qu’il y a même mes enfants qui dorment chez leurs amis et ce n’est pas un problème, tout est facile, oui, oui, rien de négatif à signaler. Donc Dieu merci, je n’ai rien de négatif jusqu’à présent. »

L’impact du travail contractuel en RDA sur les liens familiaux

L’analyse suivante se base sur la définition de la famille de Segalen, selon laquelle une famille est constituée d’individus liés par alliance, par filiation, ou par l’adoption et dont les liens sont régis par cette institution, la famille. Cette dernière peut prendre des formes différentes dans le temps et dans l’espace et « les familles inscrites entre deux ou plusieurs pays sont qualifiées de “transnationales” » (Segalen et Martial, 2019 : 40).

Liens avec les membres de la famille restés au Mozambique

On peut constater de façon générale que les jeunes Mozambicains envoyés en RDA n’expérimentaient pas seulement le monde du travail dans les usines est-allemandes, mais aussi la vie quotidienne dans un pays presque inconnu, à des milliers de kilomètres de leurs proches (parfois de leurs propres enfants).

Malgré les distances géographiques et des possibilités de communiquer limitées à cette époque, le cas de Vulua illustre bien le fait qu’un lien avec la famille au Mozambique existait. Le soutien matériel apporté par les travailleurs contractuels à leurs proches – favorisé par des avantages douaniers prévus dans les accords – témoigne de ce phénomène. Au-delà de ce soutien matériel, Vulua pratique lors de sa période de travail contractuel un « pendularisme » entre la RDA et le Mozambique qui se prolonge, voire s’intensifie jusqu’à présent, face aux besoins de ses parents âgés. En ce qui concerne ses enfants et ses petits-enfants, issus de son premier couple, ce pendularisme est reproduit par sa première fille, venue vivre temporairement dans la famille de son père en Allemagne. Elle contribue, à sa manière, à faire vivre sa famille dans un espace transnational. On retrouve ce cas de figure dans le cas de la première fille de Pedro qui l’a rejoint en Allemagne, où elle vit toujours.

On voit que ces liens familiaux offrent des opportunités de mobilités transnationales intergénérationnelles dont la direction n’est pas déterminée à l’avance. Les enfants de Pedro, Jorge et Vulua, nés en Allemagne, s’approprient eux aussi ce réseau familial transnational lors de voyages au Mozambique ou tout simplement par une communication avec des membres de leur famille en Afrique, facilitée par les messageries instantanées.

En somme, ces cas démontrent la plasticité des pratiques de relativizing (Bryceson & Vuorela, 2002) dans des familles transnationales, c’est-à-dire des façons individuelles et collectives de faire des liens, de les maintenir, de les dissoudre au sein d’une famille, dans le temps, dans l’espace et en fonction d’un cadre technique qui a, dans le contexte de la numérisation, changé de manière révolutionnaire depuis une vingtaine d’années.

Se mettre en couple malgré l’interdit et l’impact de ces liens affectifs sur les parcours biographiques

Malgré l’idée qu’un séjour en RDA soit dédié uniquement au travail, tous les trois se sont mis en couple (binational chez Pedro et Jorge ou monational chez Vulua) pendant leur contrat et hors mariage, ce qui est loin d’être inhabituel. Dans le cas de Pedro et de Jorge, les ouvriers masculins sont même encouragés par leurs responsables en RDA à prendre des précautions afin d’éviter de possibles grossesses, ce qui témoigne d’une démarche de responsabilisation des hommes dans la dissociation entre sexualité et reproduction . Contrairement à Vulua, devenu père d’enfants nés hors mariage au Mozambique, aucun enfant ne naît des unions binationales que connaissent Pedro et Jorge à l’époque de la RDA.

Dans les trois cas, la situation de couple et les liens affectifs ont joué un rôle important dans le parcours ultérieur à la chute du mur. Ainsi, la deuxième compagne de Vulua le persuade de rester. Pour Jorge, la vie commune avec sa petite amie est un critère déterminant pour se projeter dans un avenir en Allemagne, dans un contexte qui incite fortement au retour au Mozambique. Pedro, quant à lui, peut revenir uniquement grâce au mariage avec son amie allemande.

Le dispositif du mariage devenu crucial pour certains afin de pouvoir rester en Allemagne au-delà du contrat

Il est frappant de constater à quel point l’année d’entrée en RDA a influencé de manière décisive la perspective d’un droit de séjour en Allemagne après 1990 pour les travailleurs contractuels. Ces conditions de départ inégales se reflètent aussi concrètement dans les projets familiaux (voir 4.4). En résumé, seuls les travailleurs arrivés avant 1982 (comme Vulua et sa compagne) avaient la possibilité, en 1990, de demander un permis de séjour sous certaines conditions. Pour tous les autres, la durée du contrat de travail était déterminante et le retour au Mozambique quasiment inévitable. Seul le mariage avec une partenaire allemande – la constellation dominante étant de fait la liaison entre un homme mozambicain et une femme allemande [21] (une configuration de genre comparable peut être observée dans le cas de la migration camerounaise vers l’Allemagne, voir Fleischer, 2011) – offrait une issue légale. Ce principe s’appliquait également après le retour au Mozambique à la suite de la résiliation des accords, comme l’a démontré le cas de Pedro. Il est intéressant de voir comment la signification du mariage a diamétralement changé en très peu de temps pour les travailleurs mozambicains : ces derniers étaient exclus de facto dans les accords binationaux, ce qui favorisait la formation de nombreux couples hors mariage (mozambicains ou mixtes). Il est devenu pour certains, au début des années 1990, le seul moyen de rester légalement en Allemagne au-delà de la durée du contrat initial.

Pour sa part, Jorge ne se marie pas avec sa partenaire allemande et se retrouve pendant plusieurs années dans une situation très fragile, puisqu’il est toléré jusqu’en 1993.

Dans le cas de Vulua et de sa compagne, la volonté de se marier reste complètement indépendante des questions législatives, notamment du titre de séjour.

Au début des années 2000, le dispositif de mariage devient de nouveau significatif, cette fois-ci avec des rôles de genre inversés par rapport aux années 1990, afin de permettre aux épouses mozambicaines de Pedro et de Jorge de les rejoindre en Allemagne. Il s’agit là d’une configuration qui revient dans d’autres études de cas (Mavanga, 2014).

Créer un microcosme familial transnational et permettre des transmissions intergénérationnelles

Les analyses de cas ont permis de montrer que l’interdiction n’a pas fait obstacle au désir de fonder une famille. Toutefois, il est apparu que, pour tous, la fondation d’une famille en Allemagne dans une perspective de procréation a été reportée à une période ultérieure au travail contractuel. Après avoir eu des enfants au Mozambique, Vulua et Pedro refondent une famille en Allemagne dans les années 1990. Jorge se rattrape dix ans plus tard, au moment de son deuxième mariage. Le travail contractuel de Pedro et Jorge entraîne, avec un décalage dans le temps, une dynamique de regroupement familial. Les épouses mozambicaines ne partagent pas l’expérience de migration de leurs maris, mais les suivent dans leur pays de résidence sans le connaître.

Ces couples mariés, mono- ou binationaux, et les enfants qui en sont issus deviennent des microcosmes familiaux transnationaux dont l’objectif est d’assumer les différentes fonctions d’une famille (Segalen et Martial, 2019) dans une configuration de famille nucléaire, loin des réseaux de parenté au Mozambique, et dont le choix du lieu de résidence est, en règle générale, déterminé par le travail des parents.

Il est particulièrement intéressant d’observer que Vulua a organisé des rencontres régulières entre familles mozambicaines ou mixtes destinées à s’entraider, à se ressourcer et à partager plusieurs langues et cultures qui ne sont pas enseignées à l’école en Allemagne et qui sont largement inconnues au sein de la société. Cet espace culturel hybride symbolise la volonté de ces couples d’échanger et de co-créer des pratiques familiales adaptées à leur contexte transnational en permettant d’aborder à la fois les origines mozambicaines, les parcours de migration et les conditions de vie actuelles en Allemagne. Ces réseaux peuvent fournir un soutien mutuel et se situent à la fois dans une sphère familiale et extrafamiliale.

Création individuelle et collective de réseaux extrafamiliaux transnationaux

Les trois témoignages illustrent bien la façon dont Pedro, Jorge et Vulua créent et maintiennent de multiples liens tant en Allemagne qu’au Mozambique. Ces liens dépassent largement le contexte familial et se transforment au cours de leur vie. Tous les trois font preuve d’une grande capacité d’agir pour trouver leur place dans des espaces transnationaux nouveaux qu’ils construisent activement.

Bryceson et Vuorela (2002) appellent ces réseaux extrafamiliaux des frontier networks et distinguent quatre catégories principales en fonction de leur localisation et de leur organisation. Les réflexions à suivre se structurent principalement autour des deux premières catégories, soit l’ Original Home Area Networking et le Neighbourhood Networking .

Toutes les pratiques d’interaction que les personnes migrantes ainsi que les familles transnationales mettent en place pour garder un lien avec leur village et leur région d’origine entrent dans la catégorie de l’ Original Home Area Networking . Différentes pratiques de ce type émergent dans les trois témoignages, notamment : l’engagement de Pedro comme parrain d’une adolescente au Mozambique, la mise en place d’une coopération scolaire entre une école dans sa région natale et une école de son lieu de vie par Vulua, les activités de l’association africaine locale de Jorge pour une amélioration de la situation économique et scolaire au Mozambique, etc. L’impact crucial des initiatives d’immigrés qui s’impliquent dans leur pays d’origine en faveur de leur développement a déjà été souligné par Blion (2002).

Le Neighbourhood Networking recouvre toutes les pratiques d’interaction et de sociabilité que les personnes mettent en place dans leur lieu d’habitation, leur lieu de travail et dans leur voisinage, ce qui inclut aussi le degré auquel les personnes migrantes interagissent avec les membres de la société d’accueil ainsi qu’avec leur groupe ethnique. En ce qui concerne le séjour en RDA, tous les Mozambicains étaient systématiquement membres d’un collectif de travail germano-mozambicain, dans lequel ils devaient jouer un rôle. En même temps, les accords qui prescrivaient une organisation en groupes et des hébergements collectifs ont favorisé la mise en réseaux des travailleurs entre eux. D’un côté, se retrouver dans des foyers, que les ouvriers l’aient souhaité ou non, représenter une ressource dans le sens où il permettait de communiquer dans des langues mozambicaines, de mettre en œuvre des pratiques quotidiennes du pays d’origine (cuisine, fêtes), d’avoir accès à des informations privilégiées et de rencontrer de futurs partenaires (voir Vulua). D’un autre côté, le fait de rester replié au sein des foyers pouvait constituer un frein à l’appropriation de la langue et de la culture allemandes. Dans tous les cas, il ressort clairement des témoignages que les comportements individuels n’étaient pas entièrement déterminés par les règles des accords, en dépit des risques de sanctions. Dans les récits de Pedro et de Jorge, on remarque une orientation rapide vers des réseaux amicaux ou religieux allemands, donc hors du foyer, malgré des connaissances linguistiques très limitées.

Conclusion : « Faire famille » dans un contexte migratoire de travail contractuel

L’article s’est focalisé sur un contexte migratoire spécifique, celui des accords binationaux conclus entre RDA et Mozambique en 1979. Il a étudié l’impact de ces macrostructures sociales sur les biographies de trois Mozambicains arrivés dans les années 1980 et vivant toujours en Allemagne avec leurs familles. Malgré les réglementations en vigueur lors de ce séjour uniquement dédié au travail et à la formation, des entorses aux dispositions de l’accord étaient envisageables et ont été faites. L’impossibilité de se marier et de fonder une famille lors du séjour n’a pas empêché les travailleurs de former des couples en RDA ainsi qu’au Mozambique. Toutefois, la fondation d’une famille en Allemagne a été reportée à une période ultérieure au travail contractuel, lequel a pris fin pour tous de manière inattendue en raison de la chute du mur. Pour certains, après la fin de validité des accords bilatéraux, le mariage est devenu un argument juridique décisif dans la question du séjour en RFA. En somme, le cadre politique et juridique se révèle déterminant dans les parcours de vie et particulièrement dans les projets familiaux des travailleurs contractuels. Chacun, en fonction du moment et des modalités de son arrivée en RDA, construit une structure familiale qui s’ancre dans les deux pays. Au-delà de l’adaptation permanente de leur réseau familial, tous les trois s’impliquent dans différents réseaux extrafamiliaux afin de créer leur place dans des espaces transnationaux nouveaux.

Il reste à savoir comment leurs enfants intégreront ces héritages germano-mozambicains dans leur propre parcours de vie.