Corps de l’article

Introduction

Entre les rives djiboutiennes et yéménites, situées à une trentaine de kilomètres les unes des autres, les circulations de biens et de personnes remontent à l’Antiquité. À l’aube du XXe siècle déjà, un grand nombre de travailleurs originaires du Yémen, pays situé au sud de la Péninsule arabique, partaient travailler sur le territoire de l’actuel Djibouti, occupé par les Français depuis 1884 (Imbert-Vier, 2008). Parmi eux, certains s’installèrent définitivement dans la région tandis que d’autres enchainèrent les allers-retours, naissant, se mariant, mourant au Yémen et, dans l’entre-deux, se succédant dans les quartiers commerçants de la jeune ville de Djibouti, qui entourent la place Rimbaud (Mahmoud Harbi) et s’étendent des quartiers 1 et 2 à l’avenue 13. Pendant ce temps, les femmes de ces commerçants restaient au pays où elles poursuivaient les activités agricoles (Myntti, 1984). Au nord comme au sud de l’actuel Yémen, les gouvernements yéménites ont longtemps prohibé l’émigration des femmes (Rouaud, 1980) ; celle-ci étant considérée comme honteuse par beaucoup de Yéménites, en ce qu’elle soustrayait les femmes au contrôle social. En restant, ces femmes favorisaient surtout la préservation du lien entre les villages d’origine et leurs émigrés et maintenait en vie des territoires qui sont fortement dépendants de ces envois de fonds (Thiollet, 2012).

Problématique

La guerre qui frappe aujourd’hui le Yémen est venue bouleverser ce schéma pourtant rodé, normalisant la migration des femmes et des enfants de commerçants à Djibouti, transformant les migrations de travail masculines en des migrations familiales pluricausales. Dans ce contexte, on constate aujourd’hui, au sein d’une même famille (élargie, voire restreinte), une grande pluralité de parcours, et une grande diversité des statuts juridiques, notamment entre les différentes générations et les genres.

Dans cet article, je retrace les parcours migratoires de familles yéménites immigrées à Djibouti pour interroger les relations que leurs membres entretiennent avec les statuts juridiques et les recompositions identitaires qu’implique la migration.

Pour ce faire, je décris les parcours migratoires de familles yéménites à Djibouti sur deux périodes. Au long du XXe siècle, les migrations de travail provisoires de plusieurs générations d’hommes originaires des mêmes villages posent la question de leur(s) statut(s) juridique(s), et par là, de leurs liens à Djibouti et au Yémen. Demander la nationalité française puis djiboutienne, après 1981, pourrait fragiliser leur appartenance yéménite, comme ce fut le cas pour d’autres immigrés du Yémen aux parcours différents. Toutefois, le seul statut de travailleurs étrangers ne leur permettait pas de bénéficier de tous les droits auxquels aspirent ceux dont l’ancrage à Djibouti est déjà ancien depuis plusieurs décennies.

Depuis 2015 et la guerre au Yémen, les migrations féminines et familiales se multiplient alors que l’horizon du retour au pays s’éloigne, engendrant une cristallisation de l’identité yéménite sur les femmes, qui doivent s’en porter garantes. Le jeu stratégique de diversification et de cumulation des statuts juridiques au sein de ces familles fait apparaître tantôt la rationalité des migrants et leur détachement à l’égard des statuts, tantôt leur attachement à leur appartenance yéménite, qu’ils souhaitent préserver, quitte à reproduire pour cela à Djibouti des schémas d’exclusion sur fondements ethniques répandus au Yémen visant particulièrement des Yéménites ayant des origines est-africaines. À travers ces modes d’exclusion, ils tentent de se distinguer de ceux dont l’identité n’est pas ou plus considérée par la majorité des Yéménites comme suffisamment pure et authentique.

Méthodologie

Menée dans le cadre d’une thèse de doctorat, cette étude socioanthropologique s’inscrit dans une perspective interdisciplinaire et mobilise un cadre spatio-temporel large en considérant tant Djibouti que le Yémen sur le temps long. J’ai réalisé une ethnographie d’un total de six mois entre 2019 et 2021 auprès de plusieurs familles yéménites vivant dans la capitale djiboutienne. J’ai fait le choix d’une approche biographique en suivant sur plusieurs années des familles de la communauté yéménite commerçante afin de retracer les parcours migratoires de leurs membres. Ces familles, rencontrées par le jeu des interconnaissances féminines, sont originaires des mêmes villages au Yémen et vivent dans les mêmes quartiers à Djibouti. Leurs membres sont toutefois arrivés à différentes périodes. Parmi ces familles, celle d’‘Ā’iša, chez qui j’ai vécu durant mes séjours et qui fait figure d’idéal type de la famille yéménite commerçante immigrée à Djibouti. À partir de l’histoire de cette famille élargie, je retracerai l’histoire des migrations de commerçants yéménites à Djibouti. En outre, l’expérience de la vie au sein d’une famille, l’accès progressif à ses membres et à leurs histoires m’a permis de décrire précisément les rapports entre les générations et les genres, qui fondent ensemble les dynamiques familiales. J’ai échangé en arabe yéménite avec une cinquantaine de femmes, aux parcours migratoires et aux statuts juridiques différents, ainsi qu’avec leurs enfants. Ce travail de terrain comprend un volet de participation observante dans le quotidien, en particulier celui des femmes, et le recueil, l’étude et la confrontation de plusieurs récits de vie (Bertaux, 2016 [1996]), dont trois récits approfondis recueillis sur trois ans. En tant que femme, et grâce aux liens que j’ai tissés avec ‘Ā’iša et sa famille, j’ai pu, par effet « boule de neige », rencontrer de nombreuses femmes de la communauté et bénéficier d’un accès privilégié à leurs espaces de sociabilité. En conformité avec les normes sociales yéménites entourant la division sexuelle des espaces, je n’ai pu fréquenter que très peu d’hommes, à l’exception de certains membres de la famille d’‘Ā’iša (ses fils et ses frères). Les parcours des autres hommes ont été retracés depuis les dires des femmes de leurs familles. Cette limite à mon travail procède d’une volonté de construire ma thèse à partir des femmes yéménites à Djibouti, qui n’ont été jusque-là le sujet d’aucune étude spécifique. À des fins de contextualisation, j’ai mené des entretiens avec trois responsables associatifs, djiboutiens et étrangers, travaillant avec les réfugiés yéménites, autour de la situation administrative et juridique, mais également économique et sociale des bénéficiaires de leurs structures. Enfin, pour sortir un peu des espaces d’entre-soi yéménites, j’ai rencontré des Djiboutiennes arabes et des Djiboutiennes somalies. L’ensemble des personnes ayant participé à l’enquête ont été informées de l’objet de mon étude et ont souhaité y contribuer. Leurs parcours ont néanmoins tous été, à leur demande, anonymisés.

Cadre théorique

Pour analyser les récits de vie recueillis, je mobilise ici le concept de parcours. Christian Lalive d’Epinay définit le parcours de vie comme :

« Le modèle ou les modèles de curriculum qui, dans une société et un temps donné, organise(nt) le déroulement de la vie des individus dans ses continuités et discontinuités. Ces modèles consistent, d’une part, en des systèmes de normes et d’allocation de ressources prenant la forme de profils de carrière et de statuts d’âge, ainsi que de transitions généralement associées à des âges typiques ; d’autre part, en un ensemble de représentations collectives et de références partagées. Ils constituent l’une des médiations centrales entre le système socioculturel et les individus. » (2005 : 201)

Marie-Thérèse Têtu-Delage (2009), en s’emparant du concept de parcours migratoire, qui possède les mêmes caractéristiques que celui de parcours de vie, mais à échelle de la migration, identifie deux écueils dans lesquels tombent fréquemment ceux qui retracent et étudient des parcours des migrants.

Le premier se situe dans la minimisation de l’influence des structures sociales et rapports de pouvoir, notamment des États, sur les individus et leurs choix de parcours. Samson Bezabeh, auteur d’un ouvrage sur les relations des migrants yéménites aux États et empires de la Corne de l’Afrique au long du XXe siècle, affirme d’emblée : « [c]ertainly there are diasporic networks and cultural strategies. But the story of Yemeni migration is larger than a set of strategies. Yemeni migrants have also been subject to the structures of state and imperial power » (2016 : 182).

Le second écueil se situe à l’inverse dans la négation ou la forte relativisation de la capacité d’agir des individus face aux structures. Le parcours migratoire, au sens propre comme figuré, offre à l’individu un espace d’expression de sa capacité d’agir, en mobilisant des ressources pour négocier avec les normes édictées autour du passage des frontières physiques, sociales ou symboliques.

« Indépendamment des obstacles qui s’y opposent, la circulation est une façon de se constituer comme un sujet actif. Ce qui demanderait à être discuté, négocié, reconnu, serait la capacité à agir et à choisir sa vie, la liberté et le droit de circuler et/ou de s’installer hors des frontières nationales, non seulement parce qu’on y a été contraint ou invité, mais aussi parce qu’on l’a choisi. Et, en la matière, on peut admettre que les États n’ont pas le monopole, l’exclusivité du droit de choisir. » (Têtu-Delage, 2009 : 231)

Le long des parcours migratoires, jouer avec les statuts juridiques permet aux individus de négocier, en particulier avec les États, une circulation ou une installation. Par statut ou catégorie juridique, j’entends ici l’état juridique des personnes à l’égard des États entre lesquels ils circulent, soit le Yémen et Djibouti, leur nationalité donc, mais aussi leur titre ou leur absence de titre de séjour. Plus généralement, les statuts et autres composantes de l’identité peuvent constituer un moyen d’accéder à des ressources matérielles, tout autant qu’une fin en soi, puisqu’identités et appartenance forment l’ancrage principal des individus dans le monde. Comme les parcours, les identités sont en co-construction permanente, au gré des confrontations de l’individu aux structures sociales. Floya Anthias le montre bien, déclinant les multiples facettes de l’identité : « These include […] notions of primary identity, identity as a form of categorisation we claim (e.g. linked to authenticity but also in relation to resources, both symbolic and material) or attributed by others » (2013). Dans le même article, l’autrice distingue l’identité (identity) de l’appartenance (belonging), cette dernière impliquant, outre un système de catégorisation, l’existence d’un ensemble de liens interindividuels et celle d’un collectif : « belonging ‘to’ something is always linked to belonging ‘with’ particular others who also occupy the realm of belonging to that something. » Ce domaine commun peut être celui d’une culture, d’une religion, d’une ethnie ou d’une nation, d’une génération, d’un genre ou d’une classe. Les identités et les appartenances, notamment ethniques ou nationales, bien que dénuées de fondement essentiel, sont des déterminants sociaux puissants et constituent une véritable grille de lecture du monde social, ce qui apparait de façon exacerbée lors des migrations (Sayad, 1992 : 30). Le concept de génération est polysémique. Abdelmalek Sayad distingue, d’une part, la génération au sein de la famille, d’autre part, la « génération sociale », déterminée par la période de naissance, de vie et de migration d’un individu (en contexte d’exode rural, en temps de paix ou de guerre…), et enfin, la « génération ordinale », qui dépend de la place de l’individu dans l’histoire migratoire de sa famille (dans la lignée d’une migration familiale, en pionnier ou bien en fils et petit-fils de migrants…). Il préfère néanmoins parler d’« âges » de la migration (1994). Je prends le parti de mobiliser le concept de génération qui permet de lier le parcours d’une famille à celui de toute une communauté. Sayad constate en outre que les parcours migratoires et les enjeux auxquels font face les migrants varient tout particulièrement en fonction de l’appartenance de genre et mentionne la « relation différentielle des hommes et des femmes à la condition d’immigré » (Sayad, 1992). J’utilise aussi ce concept.

Pour cette étude, je m’intéresse aux différents parcours de plusieurs générations de migrants au sein d’une famille yéménite pour ensuite interroger la diversité des statuts juridiques de leurs membres et les questions identitaires auxquelles ils sont confrontés.

Des migrations de travail masculines, inscrites dans l’histoire de la région

Figure 1

La Corne de l’Afrique et le sud-ouest de la Péninsule arabique

La Corne de l’Afrique et le sud-ouest de la Péninsule arabique

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Le recours à une perspective historique donne à voir les parcours migratoires de plusieurs générations de Yéménites vers Djibouti, dans la continuité de migrations commerçantes anciennes et déjà profondément liées aux contextes politiques yéménite et djiboutien. D’autre part, il permet de mettre en lumière les relations développées à l’égard des statuts juridiques tout au long du XXe siècle, notamment dans le cas de la nationalité djiboutienne, et des enjeux matériels et identitaires qui les sous-tendent.

Les parcours migratoires de générations de commerçants yéménites à Djibouti

Des migrations inscrites dans l’histoire de la région

Depuis l’occupation française du port d’Obock, au nord de l’actuelle ville de Djibouti, six générations d’hommes ont quitté leur Yémen natal pour Djibouti. Certains appartiennent aux mêmes familles. À la première génération, on trouve des immigrés yéménites originaires du centre du Yémen et du Hadramaout, qui s’installent comme interprètes, fonctionnaires, ou sous-traitants maritimes.

Lorsque les Français décident de construire un grand port, qui donne naissance à la ville de Djibouti, ils font appel aux négociants yéménites pour faire venir de la main-d’œuvre en bâtiment depuis le port yéménite sous occupation britannique d’Aden. Outre les ouvriers, des agriculteurs et des marins ont été recrutés dès 1880. Les populations vivant dans les alentours de la future capitale djiboutienne sont nomades et peu familières avec la construction, l’agriculture et les métiers de la mer. Ils forment la seconde génération d’immigrés.

La troisième génération est constituée à la fois des fils et petit-fils des immigrés des premières générations, mais également de nouveaux arrivants, toujours plus nombreux dans un contexte économique favorable aux colons français, qui font de Djibouti un port de commerce majeur. Les Yéménites sont alors l’une des premières et principales populations de la ville : en 1927, 45 % des habitants de Djibouti sont d’origine yéménite, et ils possèdent près de 90 % des commerces et 80 % des immeubles (Rouaud, 1980). Les différents recensements chiffrent le nombre d’Arabes (l’écrasante majorité est yéménite) à Djibouti-ville à 4083 sur 12 986 habitants de la ville en 1936, 6000 en 1951, 7067 en 1968 et environ 12 000 sur 82 500 habitants selon les estimations de la mission Magendie de 1973. Bien que le nombre de personnes catégorisées comme Arabes continue d’augmenter, leur part au sein de la population de la ville diminue alors que de nombreux Somalis et quelques Afars s’installent à Djibouti (Imber-Vier, 2011). Ils ne sont que quelques dizaines à l’extérieur de Djibouti-ville, à Dikhil, Tadjourah ou Obock.

Le parcours migratoire de la famille d’Ā’iša : la petite histoire dans la grande

Dans les années 1950, le parcours migratoire des hommes de la famille d’Ā’iša commence. Ils appartiennent à la quatrième génération d’immigrés yéménites à Djibouti. Alors que, dans les montagnes de la Huǧariyaẗ, la vie est éprouvante, de plus en plus d’agriculteurs ou d’ouvriers décident d’aller tenter leur chance en ville, à Ta’izz, puis à l’étranger, en Arabie Saoudite ou bien à Djibouti, pour y devenir commerçants. Ils souhaitent récolter de l’argent pour améliorer leurs conditions de vie, se marier, acheter des terres et y construire une maison (Colton, 1993). En effet, depuis les années 1920, des petits commerçants (tu ǧ ǧār) de la région centre, et plus particulièrement d’Al-Turbaẗ, ont investi dans le négoce de détail, dans un premier temps de manière informelle, jusqu’à devenir les acteurs majeurs des milieux commerçants djiboutiens (Rouaud, 1997). D’année en année, des chaînes migratoires vers l’Afrique de l’Est et Djibouti se solidifient depuis les villages de la région. Dès lors, pour les jeunes hommes, « l’expérience migratoire constituera un rite de passage censé forger l’identité yéménite et marquer l’entrée dans la vie adulte, en particulier parce qu’elle permet d’accumuler les ressources financières pour payer la dot » (Bonnefoy, 2017 : 212).

Muḥammad, né dans les années 1920 dans un village de la Huǧariyaẗ, part pour Djibouti dans les années 1950 et y ouvre un commerce. Son fils le rejoint quelques années plus tard, ainsi que certains de ses neveux, dont Maḥmūd, né dans les années 1940. Le père de Maḥmūd, Alī, qui appartient à la même génération que Muḥammad, immigre lui aussi à Djibouti dans les années 1960. Tandis que leurs femmes et enfants restent au pays, les hommes multiplient les allers-retours pour leur rendre visite tout en développant leurs activités à Djibouti. Ils achètent des concessions vendues par l’administration française, en particulier dans les quartiers indigènes, proches des quartiers commerçants de la ville haute (Saïd Chiré, 2015). La situation politique se détériore cependant pour les immigrés yéménites. Ceux qui prenaient part aux activités politiques se retirent peu à peu de la vie publique, dans un contexte de tension avec les Somalis issas, composante ethnique bientôt majoritaire à Djibouti, avec celle des Afars, qui vivent dans le nord du pays. Depuis les années 1930, les immigrés du Yémen et leurs descendants sont décrits par des habitants somalis de Djibouti comme illégitimes à occuper la plupart des postes offerts par les colons, notamment dans la marine, provoquant de violents heurts et la mort de trois Arabes en 1937. Ces rivalités sont encouragées par l’administration coloniale, qui a largement participé à la création et la légitimation de ces catégories ethniques (Imbert-Vier, 2011). Dans le contexte de la montée du nationalisme arabe et du nassérisme, en particulier au Yémen du Nord, où ces courants conduisent à une révolution en 1962, la France tourne peu à peu le dos aux Yéménites (Bezabeh, 2016). À Djibouti, alors que des revendications indépendantistes se font entendre, les Yéménites continuent à être considérés par le reste de la population comme alliés des Français. Pourtant, ces premiers sont loin d’être politiquement unanimes et se divisent lors des consultations sur l’indépendance de 1958 et 1967. Si certains, qui travaillent de longue date avec les colons, se prononcent en faveur du maintien dans l’Union française, d’autres soutiennent l’indépendance. Enfin, un certain nombre ne se sentent guère concernés. Effrayés par le massacre de près de 17 000 Omanais et Yéménites perpétrés après l’indépendance de Zanzibar en 1963, motivé par une prétendue complicité avec le pouvoir colonial (Valeri, 2007), nombre de Yéménites quittent Djibouti. Chez les immigrés originaires de la Huǧariyaẗ, les positions divergent. Saīf, le grand-père paternel d’Iīmān, [dont je reparlerai], est employé par l’armée française et soutient la présence coloniale. Il obtient la nationalité française dans les années 1960. Son cousin Maḥmūd, en revanche, s’engage en faveur du taḥrīr, la libération du pays. Il meurt en 1965, empoisonné lors d’un rassemblement clandestin d’indépendantistes. Djibouti obtient son indépendance en 1977. Ainsi, en dépit d’un discours sur la volonté de privilégier leur loyauté au Yémen à une implication plus poussée à Djibouti, où leur présence serait seulement provisoire et à des fins lucratives, les commerçants yéménites sont pris dans le contexte politique.

Le fils aîné de Maḥmūd, Nabīl, immigre dans les années 1980 pour travailler dans la boutique de son grand-père. Il appartient à la cinquième génération. En 1990, une fois propriétaire de la maison familiale à Djibouti, Nabīl fait un choix rare parmi les commerçants originaire de la Huǧariyaẗ, faisant venir sa femme ‘Ā’iša[1]. Cette dernière est née et a grandi dans le même village que Nabīl, son cousin. À 14 ans, elle l’épouse et accouche un an après d’un premier fils, Aḥmad[2]. Elle part vivre à Djibouti en 1989. Bašīr[3], leur second fils, y nait.

En émigrant avec ses enfants, qui appartiennent à la sixième génération, elle se place en décalage générationnel : rares sont alors les femmes de commerçants yéménites à quitter le Yémen, contrairement aux familles d’ouvriers du bâtiment, d’agriculteurs et de mari originaires de la côte ouest-yéménite, qui ont pour certaines quitté le Yémen pour Djibouti dès la première moitié du XXe siècle (Kassim Mohamed, 2012).

« Morgann Pernot : quand tu es arrivée [à Djibouti] il n’y avait pas de femmes [yéménites] ?

‘Ā’iša : Pas de femmes, oui, mais des hommes, pleins ! Pleins ! 24 h sur 24, j’étais dans la cuisine pour les nourrir.»

Pendant longtemps, les hommes de la communauté yéménite commerçante à Djibouti investissaient tout au pays : d’une part, sur le plan économique, en achetant des biens immobiliers dans la ville ou le gouvernorat de Ta‘izz, d’autre part, sur le plan social, en y laissant leurs familles.

« Bašīr : Nous laissons nos femmes et nos enfants au pays pour garder le lien avec le Yémen. »

Dans les rares cas où les épouses et les enfants des commerçants les accompagnent à Djibouti, la scolarisation en arabe constitue une condition sine qua non à la migration. Elle doit leur permettre de rentrer au Yémen pour passer le baccalauréat et entamer leurs études supérieures, l’université publique de Djibouti ne proposant pas ou peu de cursus en langue arabe, en dépit du fait qu’elle soit reconnue en tant que langue officielle du pays, au même titre que le français. La scolarisation en arabe est en outre perçue comme indispensable à la préservation du lien au Yémen et de l’identité yéménite et musulmane. ‘Ā’iša me raconte que lorsqu’en 1990, durant la guerre du Golfe, l’école irakienne de Dar El-Hanan ferme ses portes, nombre de familles préfèrent rentrer au Yémen. Par ailleurs, malgré l’existance d‘écoles dispensant un enseignement en arabe, la plupart sont publiques et réservées aux nationaux djiboutiens. D’après ‘Ā’iša, il faut attendre les années 2000 pour que les détenteurs d’une carte de séjour (muqaīmīn) y aient accès. Les commerçants yéménites se cotisent pour rouvrir l’école, devenue l’école yéménite (al-madrasaẗ al-yamaniyaẗ). Les fils d’‘Ā’iša et de Nabīl, Aḥmad et Bašīr, y ont été scolarisés, bien que leur père ait insisté pour qu’ils suivent également le cursus primaire en français. Pour ce faire, il ruse, et se joue du système afin qu’ils obtiennent la nationalité djiboutienne, alors nécessaire pour intégrer l’école publique. Dans le contexte de la communauté des années 2000, ses enfants font figure d’exceptions au sein de la communauté, et vivent mal la confrontation à un monde francophone qu’ils ne connaissent pas. Aḥmad et Bašīr arrêtent leur double scolarité avant l’entrée dans le secondaire pour ne continuer qu’en arabe. Ils finissent leur lycée et leurs études supérieures auprès de leur famille paternelle au Yémen.

Travailleurs étrangers ou nationaux djiboutiens ? Les politiques des statuts juridiques face à la pluralité des parcours migratoires et d’identités chez les Yéménites à Djibouti

À Djibouti, politiques des statuts juridiques à l’endroit des immigrés du Yémen

Les parcours d’Aḥmad et Bašīr, en particulier sur les plans juridique et identitaire, reflètent les tensions qui traversent la communauté yéménite commerçante à Djibouti, à l’issue de plusieurs décennies et générations de migration. Bien que tous les deux aient grandi à Djibouti, que l’un y soit même né, ils se considèrent comme Yéménites, et donc étrangers avant tout. L’obtention de la nationalité ne semble pas avoir suscité chez eux un sentiment d’appartenance à Djibouti. En effet, leur naturalisation n’a pas découlé d’un processus d’intégration et n’a pas été obtenue de droit, malgré leurs nombreuses années de présence sur le territoire : elle résulte plutôt d’un choix stratégique. La situation des deux jeunes hommes découle d’une série de décisions politiques faites sous la colonisation, puis à l’Indépendance autour de la question récurrente du statut administratif de l’ensemble des populations d’origine yéménites vivant à Djibouti qui, au gré des contingences juridiques, économiques et politiques, ont été placées dans la position inconfortable d’« étrangers assimilés aux indigènes » (Imbert-Vier, 2011) ; tantôt autochtones, tantôt étrangers ne pouvant accéder à la nationalité, à l’inverse des Afars et des Somalis Issa (Jolly, 2020 ; Bezabeh, 2021). En outre, le départ des Français et l’arrivée de milliers de migrants originaires de pays frontaliers en conflit (Éthiopie, Somalie, Érythrée) s’installant à Djibouti-ville, fait décroitre la proportion d’immigrés d’origine yéménite à moins de 15 % de la population du pays (Rouaud, 1997). Après l’indépendance, l’accès facilité des populations somalies et afars à la nationalité au détriment des Éthiopiens et des Yéménites a perduré (Saïd Chiré, 2018). Plusieurs Yéménites rencontrés mentionnent les discriminations dont ils auraient été et seraient encore victimes, ne pouvant être naturalisés que très difficilement, même après 30 ans de vie sur le territoire et autant de renouvellements de leur titre de séjour, comme il en est le cas pour ‘Ā’iša. Les immigrés somaliens issus des clans Issa et Ishaq bénéficieraient quant à eux d’un accès facilité à la nationalité, grâce à une politique favorable du gouvernement djiboutien.

Pluralité des parcours migratoires et des positionnements identitaires chez les immigrés yéménites à Djibouti et leurs descendants

Les immigrés yéménites ont suivi une pluralité de parcours migratoires au long desquels ils ont été confrontés à des enjeux juridiques et identitaires divers. Ǧanna[4], l’une de mes interlocutrices, différencie dans l’histoire de Djibouti trois composantes de l’immigration d’origine yéménite : les Arabes installés à Djibouti fawq (la ville haute), à Ambouli (quartier situé en périphérie de la ville sur un oued cultivé par des immigrés yéménites), qui sont pour une grande partie d’entre eux restés à Djibouti avec leur famille, comme le fait la sociolinguiste djiboutienne Souad Kassim Mohamed (2012). Ǧanna y ajoute les Yéménites de Djibouti, en majorité des commerçants, qui ont enchainé les allers-retours entre le Yémen et Djibouti et dont il est ici question.

Les Arabes de Djibouti fawq sont, à l’origine, des négociants qui travaillent pour les colons et vivent dans la ville coloniale. Toujours selon Ǧanna, ils auraient perdu leur identité (hawiyaẗ) yéménite. Deux responsables associatifs, un homme et une femme, issus de la communauté arabe de Djibouti,[5] confirment : les Arabes de Djibouti fawq, vivant et travaillant aux côtés des colons et étrangers, auraient renoncé à leurs pratiques culturelles (vestimentaires, artistiques, artisanales, culinaires et linguistiques) et donc à leur identité collective ainsi qu’aux identifications tribales. Se « mélangeant avec les autres communautés », ils auraient perdu leurs valeurs religieuses et culturelles, repères, cultures et habitudes La perte de leur lien au Yémen semble ainsi avoir été le prix à payer pour une intégration plus rapide aux structures de pouvoir colonial, puis djiboutien, et à la naturalisation

Une autre partie des immigrés yéménites est originaire du littoral yéménite et plus particulièrement des ports de Al-Muẖā et Ḏubāb. Par manque de moyens, ils s’installent au début du XXe siècle en contrebas de la ville, dans l’oued d’Ambouli et sur les collines environnantes. Leur marginalisation spatiale et sociale d’alors les conduit à conserver une partie importante des pratiques culturelles et linguistiques qui étaient les leurs au Yémen, telle que celles étudiées par Souad Kassim Mohamed (2012). Aujourd’hui, ils sont également pour la grande majorité devenus Djiboutiens, et sortent de leur marginalisation, notamment en devenant propriétaires terriens ou en accédant à des postes dans la fonction publique.

Les commerçants yéménites de Djibouti sont quant à eux décrits par un responsable associatif comme « des Yéménites purs et durs » constituant « un groupe fermé », à la culture « authentique, traditionnelle », porteur de « plus de valeurs religieuses » et « adorant le travail », par opposition aux « réfugiés qui viennent pour manger et dormir », qui représente une véritable « chance pour Djibouti » ; confirmant la persistance des stéréotypes déjà recensés par Samson Bezabeh (2016). Cette description, certes stéréotypée, illustre l’image donnée par une partie importante des membres de la communauté commerçante depuis le milieu du XXe siècle et jusqu’à nos jours, cultivant un fort entre-soi et entretenant des liens solides avec le Yémen. (Pernot, 2020a). Vivant dans les quartiers dits indigènes (quartiers 1 et 2, le long de l’Avenue 13), ils logent entre hommes dans leur arrière-boutique ou dans des appartements loués et, même si quelques-uns ont pu épouser, en secondes noces bigames, une femme de la région, la plupart gardent le lien avec leur famille, restée au Yémen, en s’y rendant aussi souvent que possible. L’administration coloniale mène au départ une politique clémente envers les Yéménites, qui représentent une force de travail économiquement indispensable et n’ont pas de difficulté à entrer et sortir du pays. Bien que « le seul critère de la naissance en Côte française des Somalis a été utilisé pour créer des Français tout en leur conférant le statut d’indigène » (Imber-Vier, 2011), la plupart ne sont pas nés sur le territoire de la Côte française des Somalis, et ne peuvent pas accéder à la nationalité française. Un certain nombre d’années passées dans la marine (Jolly, 2021) ou dans l’armée (Imbert-Vier, 2011) permet néanmoins à quelques-uns d’y accéder. Sur 8000 Yéménites travaillant à Djibouti en 1960, seuls 3000 possédent la nationalité française (Rouaud, 1997). À la suite à l’engagement militaire de Saīf et Maḥmūd aux côtés des Français pour l’un et des indépendantistes djiboutiens pour l’autre, ces derniers obtiennent la nationalité, française puis djiboutienne, pour l’un, djiboutienne, pour l’autre. Leurs enfants n’ont pas cherché à en récupérer les preuves. Simon Imbert-Vier (2011 : 313) constate de même que 16 % des Arabes s’étant vus délivrer une carte d’identité française dans les années 1950 ne l’ont jamais retirée, et postule que « l’habitude des circulations entre les deux rives de la mer Rouge ne les incite peut-être pas à se préoccuper des contrôles ». Lorsqu’est promulgué le 24 octobre 1981 le Code de la nationalité djiboutienne, qui dispose : « est Djiboutien ainsi que ses enfants mineurs, l’individu majeur au 27 juin 1977 qui, par suite de sa naissance en République de Djibouti, était Français au sens des lois encore en vigueur. » (art 5), les immigrés yéménites sont peu à pouvoir accéder à la nationalité djiboutienne, en dépit de leur présence parfois ancienne sur le territoire. Il en est de même pour leurs enfants, la nationalité djiboutienne se transmettant uniquement par le sang.

Dans un contexte de vie familiale transnationale, « l’acquisition d’un statut de résident voire de la nationalité – est en réalité un passeport de circulation plus qu’un outil d’intégration » (Razy et al., 2011 : 17). La circulation des Yéménites commerçants étant tout aussi aisée avec le statut de travailleur étranger, ni les considérations matérielles ni les considérations identitaires ne les incitaient à franchir le pas de la naturalisation. Entamer des démarches en vue de l’obtention d’une autre nationalité, bien que cela n’impose en rien le renoncement à la nationalité yéménite, représente une trahison symbolique envers le Yémen ainsi qu’une remise en cause de la nature de leur migration, que les Yéménites rencontrés décrivent majoritairement comme professionnelle et provisoire (Pernot, 2020a), pouvant menacer leur projet de retour ; c’est aussi ce que montrent Bezabeh (2016) ou Peutz (2019). D’après ‘Ā’iša, celui qui la demandait fut longtemps décrit par les autres membres de la communauté comme un ahbal (imbécile), « faisant honte », voire « trahissant » le groupe : « mā ništīhaš  [“on ne la veut pas”], [nous, la nationalité djiboutienne], nabol ‘aliha ! [“on pisse dessus !”] », manifestant ainsi une forme de résistance aux injonctions à l’intégration qui frappent les migrants et leur loyauté exclusive envers Yémen, avec lesquels ils maintiennent le lien malgré la distance. Aujourd’hui encore, Bašīr, dont le parcours migratoire s’est poursuivi aux États-Unis, puis en Europe, hésite à raconter aux Yéménites qu’il est né et a grandi à Djibouti, par peur d’être aussitôt catégorisé comme un Arabe djiboutien, moins yéménite que les autres.

Nous avons pu voir apparaitre les liens intrinsèques entre histoire politique, économique et sociale, parcours migratoires et enjeux identitaires, en filigrane de la relation des migrants aux statuts juridiques et en particulier au statut d’étranger (yéménite) ou de national djiboutien. Bientôt, les ruptures causées par les contingences politiques au Yémen bouleversent les parcours migratoires des Yéménites, leurs relations avec Djibouti et ses statuts juridiques, sur des modes tantôt stratégiques, tantôt identitaires.

Des migrations féminines et familiales que la guerre provoque et prolonge

Après la révolution yéménite de 2011, la vacance du pouvoir a conduit à un conflit armé qui oppose les Houthis, organisation politique soutenue par l’Iran, à une coalition d’États arabes sunnites, menée par l’Arabie Saoudite en soutien au gouvernement internationalement reconnu. Pour les civils, les conséquences de la guerre sont lourdes : la partie la plus peuplée du pays est assiégée, les combats au sol sont permanents et les zones sous le contrôle des rebelles ont été ravagées par les bombardements saoudiens. Les prix des biens de première nécessité et le chômage ont explosé et la plupart des infrastructures alimentaires et sanitaires sont en ruines. De nombreux Yéménites, hommes mais également femmes et enfants font le choix du départ, essentiellement vers des pays d’immigration historique où ils possèdent un ancrage familial plus ou moins proche, dont Djibouti. En 2016, 6766 réfugiés yéménites y sont recensés par le HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU) (UNHCR, 2016).

La guerre a conduit à une hybridation des parcours migratoires depuis le centre du Yémen vers Djibouti. Auparavant majoritairement professionnelles, masculines, volontaires et provisoires (Myntti, 1984 ; Colton, 1993 ; Thiollet, 2012), les migrations des nouvelles générations originaires de la région de Huǧariyaẗ sont aussi féminines et familiales, de guerre, forcées, et tendent à se prolonger (Peutz, 2019 ; Pernot, 2020a). Les Yéménites déploient des stratégies migratoires, diversifiant leur utilisation des statuts juridiques existants dans le droit djiboutien pour faire face aux enjeux matériels, ce qui engendre des recompositions de l’identité yéménite, cristallisée autour des femmes et exclusive à l’égard de ceux dont l’identité ne répond pas à certains critères de pureté et d’authenticité.

Au sein des nouvelles générations, des parcours migratoires de femmes qui conduisent à une cristallisation identitaire

Face à la migration des femmes, restructurations familiales

Les données récoltées montrent que la guerre, normalisant la migration des femmes et des enfants, a conduit à un bouleversement des structures familiales, tout du moins à Djibouti. Une rupture s’opère en effet sur le plan intergénérationnel, les personnes les plus âgées faisant souvent le choix de rester au Yémen tandis que les plus jeunes décident de quitter le pays. Pour la majorité des femmes rencontrées, le temps de la migration coïncide avec l’entrée dans la nuptialité ou dans la parentalité. Dans un contexte de guerre et de crise économique majeure, de plus en plus d’hommes yéménites qui travaillaient déjà à Djibouti font venir leur famille. Aḥmad, le fils aîné d’‘Ā’iša, après avoir étudié à l’étranger, épouse sa cousine Iīmān.[6] Le couple s’installe à Ta‘izz. Cependant, après le début de la guerre, l’assassinat de son père et la perte de leur maison de Ta‘izz, située sur la ligne de front, Aḥmad rentre à Djibouti. Il est rejoint quelques années plus tard par sa mère, sa femme et leurs deux enfants. Ils financent la restauration de la maison héritée de Nabīl et s’y installent. D’autres hommes immigrent à Djibouti à la recherche d’un emploi qui leur permettra ensuite de fonder une famille. Une fois mariés, ou après la naissance des enfants, ils font venir leur famille à Djibouti, tel en est le cas pour ‘Ināya,[7] Fāhima,[8] Hana’a,[9] H̱adīǧa,[10] et plusieurs dizaines d’autres femmes rencontrées. Toutes ont entre 20 et 30 ans, présentent des profils socio-économiques plutôt similaires, ont épousé un homme de leur entourage qui travaille au sein de la communauté commerçante à Djibouti et l’on rejoint dans les jours, semaines ou mois qui ont suivi leur union. Si la plupart de ces hommes ont un ancrage familial plus ancien à Djibouti, certaines de ces femmes, qui sont originaires des mêmes villages du fait des mariages préférentiels endogames, ont des grands-pères, pères, oncles, cousins, voire frères qui exercent ou ont exercé à Djibouti.

Cristallisation d’une identité yéménite autour des femmes

Si, avec Arjun Appadurai, nous décidons de considérer l’imaginaire migratoire comme une donnée cruciale des stratégies élaborées lors des parcours migratoires (Appadurai, 1996), il nous apparaît d’emblée que l’imaginaire des femmes yéménites rencontrées est remarquablement clivé : tandis que Djibouti est quasi unanimement rejetée, par métonymie d’une migration subie, le Yémen est idéalisé.

« ‘Ā’iša : À Djibouti, je n’aime rien, au Yémen, j’aime tout. »

Cette idéalisation du Yémen manifeste une volonté féroce de préservation de leur appartenance au groupe des Yéménites et de compensation de la perte de l’ancrage territorial. Au Yémen, comme dans la plupart des sociétés contemporaines, la production et la reproduction de l’identité ethnique et nationale sont dévolues aux femmes : « Ce sont les femmes – et pas (seulement ?) la bureaucratie et l’intelligentsia – qui reproduisent la nation – biologiquement, culturellement, symboliquement. » (Yuval-Davis et al., 1994 : 89 et 93)

La reproduction biologique passe par l’enfantement. Lorsqu’elles le peuvent, les femmes rencontrées préfèrent rentrer au Yémen pour enfanter entourées de leur famille, comme l’a fait Iīmān pour sa seconde grossesse. La situation du Yémen et le prix élevé des billets d’avion (lorsque le contexte sécuritaire permet le fonctionnement de l’aéroport d’Aden) conduisent de plus en plus de femmes à renoncer aux voyages. Huda me raconte ne pas avoir revu sa famille depuis son départ, il y a 6 ans. Les primipares, comme Fāhima ou Hana’a, doivent apprendre à devenir mères sans le soutien de mères, grand-mères, tantes, sœurs ou cousines pour transmettre le savoir et les épauler dans le post-partum. La disparition de l’entraide intergénérationnelle explique très certainement que, parmi les femmes rencontrées, la plupart n’aspirent pas à avoir plus de deux ou trois enfants.

« Morgann Pernot : mais alors, pourquoi toi, tu n’as pas eu plus d’enfants ? Pourquoi n’en as-tu eu que deux ?

‘Ā’iša : Sans famille, quand on veut plein d’enfants, il faut plein d’argent, aussi. Et Nabil ne voulait pas. Il ne voulait pas que nos enfants soient mal élevés [‘iāl al-sūq] [mots à mots enfants du marché, enfants des rues]. Il disait, je veux que mes enfants deviennent des gens bien, respectés… Pas 10 sans intérêt [bilā fa’idaẗ]. »

Les applications d’appel en visioconférence permettent tout de même de maintenir les liens au sein des familles transnationales et de poursuivre ainsi le kin work (Alicea, 1997), dont les femmes sont également responsables (Le Gall, 2007). Le maintien des liens avec la famille élargie est précieux pour permettre la reproduction culturelle et la transmission d’une identité considérée comme authentique. L’entraide intragénérationnelle dans les espaces d’entre soi dans lesquels vivent les femmes de la communauté yéménite à Djibouti pallie partiellement la disparition de la coéducation à échelle intergénérationnelle.

Selon Malathi de Alwis, les femmes incarnent, en migration, le lien symbolique au pays d’origine : « [l]a femme réfugiée devient un code secret protégeant tout ce qui a été (temporairement) perdu ainsi que ce qui doit être préservé pour l’avenir ; la pureté du déplacement a été imbriquée dans sa pureté morale » (2004 : 222). Le respect de la morale sexuelle traditionnelle et religieuse par les femmes yéménites, qui vivent entre femmes et suivent scrupuleusement la ligne de conduite islamique demeure une garantie de la pureté du sang de leurs progénitures, et de l’authenticité de leur identité (Pernot, 2020a). L’honneur de l’homme, qui travaille, et l’honneur de la femme, pure et authentique, se contrebalancent afin de légitimer une migration qui ne cesse de se prolonger, tout en rassurant sur le maintien du lien au pays et la préservation d’une identité yéménite figée.

La diversification stratégique des statuts juridiques et ses implications identitaires

Une diversité de statuts au sein d’une même famille

Face à la situation du Yémen, qui empire d’année en année, un nombre croissant parmi les familles rencontrées décide de s’installer plus durablement à Djibouti. Iīmān, arrivée au tout début de la guerre, fait également ce constat dans son entourage. Pour Abdelmalek Sayad, la migration provisoire est une illusion : lorsque retour il y a, il est plus tardif qu’imaginé lors de l’émigration. La question du statut juridique se pose alors : peut-on s’installer vraiment lorsque le droit nous confine au provisoire ?

« Parce qu’elle ne peut pas mettre toujours en conformité le droit et le fait, l’immigration se condamne à engendrer une situation qui semble la vouer à une double contradiction : on ne sait plus s’il s’agit d’un état provisoire, mais qu’on se plait à prolonger indéfiniment ou, au contraire, s’il s’agit d’un état plus durable, mais qu’on se plait à vivre avec un intense sentiment du provisoire. » (1992 : 31)

La prolongation de la migration entraine la mise en œuvre de stratégies de diversification et de cumulation des statuts juridiques. J’ai identifié quatre catégories juridiques auxquelles peuvent appartenir les Yéménites à Djibouti : détenteurs de titre de séjour, souvent pour motif professionnel (muqaīmīn), nationaux djiboutiens (muwāṭinīn), sans-papiers, qu’ils soient entrés illégalement sur le territoire ou qu’ils soient détenteurs d’un visa expiré et, depuis 2015, réfugiés statutaires (lāj’iīn). Il est difficile de chiffrer les personnes vivant sous chaque statut juridique : les recensements djiboutiens sont datés et parfois peu crédibles et l’ONARS (Office National d’Assistance aux Réfugiés et Sinistré) et l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) ne semblent pas avoir de données concernant les Yéménites, par manque conjugué de moyens et de volonté. Pour ce qui est des nationaux, les statistiques ethniques sont interdites à Djibouti. Il reste donc les chiffres du HCR qui n’englobent cependant que les réfugiés statutaires. Je constate par ailleurs la possibilité (non pas en droit, mais en fait) d’appartenir à plusieurs de ces catégories dans le temps, voire dans un même temps, et celle de n’appartenir à aucune, c’est-à-dire de vivre à Djibouti en étrangère ou étranger sans-papier.

Au sein de la famille d’‘Ā’iša, chaque membre (ou presque) possède un statut différent, voire plusieurs. ‘Ā’iša détient une carte de séjour en tant que mère de nationaux djiboutiens, et depuis 2019, le statut de réfugiée, tout comme son fils aîné et sa femme ainsi que leurs enfants. Iīmān détient une carte de séjour, étant épouse de Djiboutien et, avec ‘Ā’iša, a déposé en 2020 une première demande de naturalisation. Āṭef,[11] le frère aîné d’‘Ā’iša, commerçant depuis 30 ans à Djibouti, est encore un « travailleur étranger ». Son fils Walīd, âgé d’une trentaine d’années, travaille à Djibouti dans les boutiques de son père depuis dix ans. Il est parvenu à « acheter » la nationalité djiboutienne, afin de faciliter sa circulation entre Djibouti et le pays du Golfe dans le cadre de ses activités. Il continue néanmoins d’utiliser sa carte de séjour au quotidien. Enfin, son épouse, ‘Ināya, qui n’étudiait ni ne travaillait durant ses trois années passées à Djibouti (de 2018 à 2020), n’avait aucun titre de séjour et estimait ne pas en avoir besoin : depuis plusieurs années, les contrôles ciblent peu les Yéménites et encore moins les femmes.

L’écrasante majorité des Yéménites vivant à Djibouti possède encore une carte de séjour de « travailleur étranger », à renouvellement annuel et fort coûteux (35 000 FDJ pour les Yéménites, soit environ 170 euros), souvent payé par l’employeur, comme le fait ‘Āṭef. Ce statut juridique a l’avantage de permettre aux Yéménites de s’inscrire dans une continuité générationnelle, celle des commerçants (tuǧǧār). La solidité de l’ancrage de leurs familles à Djibouti influe sur la situation des générations suivantes. Par les logiques de migrations en chaîne, l’ancrage djiboutien offre une plus grande facilité à trouver du travail au sein de la communauté commerçante et donc à accéder au statut de travailleur étranger, mais aussi, par l’accès à de l’information et à l’entraide familiale et communautaire, à obtenir de meilleures conditions de vie matérielles (logement, droit social…).

« ‘Ā’iša : Quand on émigre, les gens nous suivent. Je ne suis jamais restée seule ! Ma famille, sa famille [celle de Nabil], ils étaient pleins ! […] On ne trouvait même pas de place pour dormir ! »

Les épouses des commerçants peuvent quant à elles prétendre à une carte de séjour « famille de travailleur étranger ». Celle-ci accentue la dépendance des femmes envers les hommes de leur famille, tant sur le plan économique que social et juridique. Ne pouvant justifier professionnellement leur migration, elles restent prisonnières de la ġurbaẗ (l’exil). ‘Ināya, alors tout juste arrivée à Djibouti, se confiait sur sa souffrance :

« ‘Ināya : Je sens que ma vie s’est arrêtée ici. Je veux étudier, ou travailler, ou n’importe quoi… Mais dans ce pays, je ne peux pas. »

À Djibouti, l’accès au monde du travail leur est difficile, et ce, même pour les plus diplômées d’entre elles. Salmà,[12] mère de famille trentenaire qui a rejoint son mari il y a 6 ans, identifie plusieurs raisons aux difficultés auxquelles ses pairs et elles sont confrontées dans leur accès à l’emploi : la méconnaissance de la langue française ou somalie, le manque de capital social, une nationalité étrangère, le refus de travailler avec des hommes, de découvrir son visage ou d’exercer des métiers considérés comme humiliants, la discrimination, sans compter les refus de certains conjoints… Parmi les femmes rencontrées qui ont une activité professionnelle, se trouvent Āḥlām, Amal,[13] institutrices et Ǧanna et Sanā[14], professeures de langue arabe. Elles doivent cependant leur succès professionnel à leur parcours migratoire, bien différent de celui des femmes ayant quitté le Yémen en guerre à l’âge adulte : elles sont arrivées à Djibouti enfants, dans les années 1980 ou 1990 et ont pu acquérir la nationalité djiboutienne, que ce soit par la voie légale ou détournée.

Au sein de la communauté commerçante, de nombreux membres de la nouvelle génération sont en voie de nuancer leur position sur l’acquisition de la nationalité djiboutienne, pour eux et pour leurs enfants. Les descendants de ceux qui ont refusé la nationalité sont prêts, pour certains, à débourser entre 15 000 et 20 000 euros pour l’obtenir par la voie clandestine. « L’illégalité peut aussi être vue comme une voie pour parvenir autrement à des fins jugées légitimes, rendues inaccessibles par la voie légale. » (Têtu-Delage, 2009 : 231), écrit Marie-Thérèse Têtu-Delage. L’obtention de la nationalité djiboutienne après des années de séjour dans le pays, pour Walīd, Aḥmad et Bašīr, constitue l’une de ces fins légitimes. Bien qu’aujourd’hui, l’accès au système scolaire national ait été étendu à tous les enfants yéménites, dont, depuis 2017, les enfants réfugiés (lāj’īīn) (Peutz, 2019), Aḥmad et Iīmān réalisent des démarches auprès de la Direction de la Population et du tribunal civil afin d’obtenir les actes de naissance djiboutiens d’Āmīr et Marīam qui sont nés, mais dont le père possède également la nationalité djiboutienne. Grâce à ce statut, ils auront par exemple accès à une couverture maladie et plus tard, pourront trouver plus facilement un emploi. Amīr, 7 ans, qui est né au Yémen et grandit à Djibouti a, comme nombre d’enfants de la nouvelle génération, entamé une double et difficile scolarité, en arabe et en français. De même, les femmes et les hommes rencontrés affirment de plus en plus volontiers vouloir se donner et donner à leurs enfants les moyens de vivre et travailler convenablement à Djibouti.

Pour ces membres de la communauté qui prennent la décision de s’installer à Djibouti, l’assimilation à la catégorie des Arabes djiboutiens paraît préférable à l’assimilation à la catégorie de réfugiés. En 2019, alors que je voyage avec la famille d’‘Ā’iša et que nous souhaitons prendre le bateau à Obock pour rentrer à Djibouti-ville, nous nous faisons contrôler sur le port par l’armée. Les réfugiés yéménites vivant dans le camp de réfugiés de Markazī, construit pour eux à Obock et ne possédant ni emploi, ni logement, ni garant (Lauret, 2020), ni aucun lien antérieur à Djibouti, ne peuvent accéder à la capitale et sont supposés rester dans le camp. Le caractère précieux des réseaux yéménites est manifeste lorsque l’on compare leur situation à celle des primo-arrivants originaires des villages d’émigration historique vers Djibouti, et en particulier de membres de la famille d’‘Ā’iša nouvellement arrivés à Djibouti. Se sentant humiliée par ce contrôle qui l’assimile aux « Yéménites du camp », ‘Ā’iša rétorque aux soldats djiboutiens qu’elle vit depuis 30 ans à Djibouti-ville, qu’elle y est propriétaire et que ses fils ont même la nationalité djiboutienne, puis force le passage. Dans le cas présent, elle rend saillante (Poutignat et al., 1995 : 182) une identité djiboutienne qu’elle n’hésite pas à renier au quotidien et qu’elle ne possède pas vraiment, puisqu’elle n’a jamais véritablement déposé de dossier de naturalisation jusqu’à l’an dernier.

La possibilité, ouverte largement depuis 2015, d’accéder au statut de réfugié conteste l’identité des Yéménites de Djibouti à plusieurs endroits (Pernot, 2020b). En 2019, sur les 4916 réfugiés yéménites qui avaient demandé et obtenu leur enregistrement par le bureau de l’UNHCR à Djibouti, 2264 vivaient dans le camp de Markazī, l’autre moitié, dans la capitale. Les derniers chiffres de 2022 mentionnent 6397 personnes, mais ne précisent plus leur répartition géographique entre Djibouti-ville et Obock. Les critères permettant l’obtention du statut de réfugié délivré par le HCR étaient au départ très souples : toute personne pouvant prouver qu’elle est de nationalité yéménite y avait accès. En 2019, la travailleuse sociale d’une association venant en aide aux personnes migrantes m’expliquait que, devant le nombre important de demandes émanant de personnes installées depuis longtemps à Djibouti, un second critère a été ajouté depuis : celui d’une arrivée après 2015. Néanmoins, les allers-retours au Yémen étant fréquents, nombre de Yéménites de Djibouti, détenant déjà un titre de séjour, voire la nationalité djiboutienne, ont également pu être reconnus réfugiés. Cette possibilité de facto de cumuler, sous une même identité, les statuts juridiques, bien que ne semblant pas l’être de jure, est manifestement connue des autorités djiboutiennes. Même si la migration de beaucoup de familles yéménites de communauté commerçante se prolonge, de plus en plus de femmes demandent ce statut avantageux sur le plan matériel bien que menaçant sur le plan identitaire. L’obtention du statut de réfugié donne droit à des aides associatives : bons alimentaires et produits de première nécessité, droit à des formations professionnelles et des cours réservés aux femmes, à des microcrédits, voire à des aides financières plus ponctuelles. En outre, l’obtention d’un tel statut n’entrave pas les circulations avec le Yémen. Légalement, il est possible de signer une décharge volontaire et de renoncer à la protection djiboutienne avant de voyager, puis de réobtenir aisément le statut de réfugié de retour à Djibouti. Toutefois, la majorité des personnes ne se soumettent pas à ces formalités administratives, et voyagent en se présentant sous un autre statut juridique lorsqu’elles en possèdent plusieurs, ou en se soustrayant aux contrôles aux frontières en empruntant la voie maritime (Al-Hadheri, 2020). L’obtention du statut ne conduit que rarement les membres de la communauté yéménite commerçante à faire évoluer leur discours sur leur parcours migratoire. Lorsqu’il m’est arrivé de, maladroitement, demander à Aḥmad si sa famille et lui étaient des réfugiés, il s’offusque :

« Morgann Pernot : mais toi, tu considères que vous êtes des réfugiés ?

Aḥmad : Ah, non ! Nous ne sommes pas des réfugiés ! [Naḥna muš lāj’iīn !] Nous ne sommes pas pauvres, comme les gens du camp… Et nous ne sommes pas nouveaux à Djibouti. On vivait déjà ici avant la guerre. »

Le terme « réfugié » semble renvoyer à ses yeux une image si pathétique qu’il en deviendrait presque injurieux. Plus que la pauvreté, la situation de dépendance parait incompatible avec la préservation d’un honneur ethnique, celui de l’homme yéménite fort et indépendant, qui pourvoit aux besoins de sa famille et « ne tends pas la main ».

Jeu d’inclusion et d’exclusion autour des identités yéménites

La volonté de distinction d’une partie des Yéménites de la communauté commerçante à l’égard des réfugiés yéménites du camp, si elle est liée à des considérations sociales, se construit également sur une catégorisation identitaire à fondement ethnique, importée du Yémen. La famille auprès de laquelle je vivais à Djibouti-ville avait cru bon de m’avertir : les réfugiés accueillis dans le camp ne seraient pas de véritables Yéménites, mais des migrants originaires de la Corne de l’Afrique. J’interrogeais alors plusieurs chercheurs et travailleurs humanitaires qui me confirmaient la nationalité yéménite de la majorité des personnes réfugiées vivant au camp. Leurs origines ethniques supposées les empêchent pourtant d’être considérés comme d’authentiques Yéménites, étant pour beaucoup muwalladīn, littéralement « étrangers élevés parmi les Arabes », nés d’une mère noire, originaire de la Corne de l’Afrique et d’un père yéménite (Pandya, 2014). Pour Nathalie Peutz, le rejet dont sont victimes ces membres de la population yéménite a encouragé leur départ dans le contexte de la guerre (2019). Bien que les habitants du camp ne soient pas tous des muwalladīn ou pauvres, que la plupart ne mendient pas et travaillent en tant que vendeurs, chauffeurs de taxis, ou autres, les Yéménites de la communauté commerçante refusent de reconnaître les liens qui les unissent à ce groupe de concitoyens. J’interprète ce refus de reconnaissance d’une appartenance commune comme découlant d’une peur que leur propre identité yéménite puisse en être affectée et remise en cause, ce qui les condamnerait à partager leur sort et vivre et mourir étrangers, tel que l’écrit Mohammed Abd Al-Wali (1971) à propos des muwalladīn.

Entre relation stratégique aux statuts juridiques et considérations identitaires, les membres de la communauté yéménite commerçante réalisent au quotidien un numéro d’équilibriste. Ils espèrent parvenir à adoucir leur vie en migration et, par une cristallisation identitaire autour des femmes ainsi qu’une tentative de distinction à l’égard des Djiboutiens et des réfugiés, conserver leur appartenance au groupe des Yéménites, dans l’espoir d’un prochain retour au pays.

Conclusions

Résultats

« The romantic figure of the Yemeni traveler does not exist », affirme Samson Bezabeh (2016 : 183). Les Yéménites sont confrontés, dans leurs parcours migratoires, aux systèmes de catégorisation juridique imposés par les États. Les familles rencontrées déploient toute leur capacité d’agir pour faire des statuts juridiques un usage stratégique face aux enjeux matériels et identitaires rencontrés sur leur parcours, qui varient notamment selon la période, le genre et la position au sein de la famille. Dans une sorte de mouvement de résistance au pouvoir étatique, les hommes qui immigraient provisoirement dans le cadre d’une activité commerciale durant le XXe siècle ne voyaient que peu d’utilité à obtenir la nationalité djiboutienne et revendiquaient leur loyauté et leur appartenance au seul Yémen. Les immigrés de seconde génération paraissent se sentir plus légitimes à obtenir leur naturalisation, en particulier ceux qui arrivent dans un contexte de conflit au Yémen. La prolongation de leur migration, qui devient également familiale, impliquant femmes et enfants, les incite à adopter une stratégie de diversification des statuts juridiques pour des raisons avant tout matérielles. Si beaucoup demandent le statut de réfugié, ils ne renoncent pas pour autant à celui de travailleur étranger, qui prouve une forme de continuité dans leur migration, dans la lignée de celle des générations de commerçants yéménites à Djibouti. Les enjeux identitaires et le besoin de maintenir le lien avec l’identité yéménite, qui conditionne le retour au pays, conduisent toutefois les personnes rencontrées à figer l’identité yéménite et à faire des femmes les garantes de sa pureté et de son authenticité. Ils initient un jeu d’inclusion et d’exclusion autour de l’identité et de la nationalité yéménite sur des fondements ethniques. Il apparait pourtant que les individus demeurent inextricablement liés entre eux par des identités collectives auxquelles ils donnent de la valeur, comme ici l’appartenance à la nation yéménite, relativisant le caractère seulement instrumental de leurs relations aux statuts juridiques.

Discussion

Cet article est l’un des premiers à traiter des migrations de femmes et de familles yéménites vers Djibouti en contexte de guerre. Je me suis cependant gardée de considérer ces migrations comme s’inscrivant en rupture totale avec les migrations historiques des commerçants. Kamel Doraï parle à cet égard d’une « limite ténue entre asile, migration économique et logiques familiales » (2008 : 14), qu’avait déjà soulignée Seteney Shami (1993), en s’intéressant aux limites des dualités « migration volontaire/involontaire » et « migration individuelle/collective ». Mon étude décrit bien le caractère décisif des logiques collectives et notamment de l’ancrage générationnel dans la construction des nouveaux parcours migratoires. La cumulation des statuts de travailleur étranger, de réfugié et de national djiboutien permet justement de refléter ces divers pans du parcours migratoire de l’individu et du groupe et de répondre aux enjeux identitaires qu’ils sous-tendent. À cet égard, mes données confirment le phénomène de cristallisation de l’identité autour des femmes réfugiées, déjà démontrées par Liisa Malkki (1995) ou Malathi de Alwis (2004), et celui, connexe, d’exclusion. J’ai pour cela abordé l’exclusion sur fondement ethnique de franges entières de migrants juridiquement yéménites à Djibouti, dans une logique de distinction à de fins de préservation identitaire, étudiée plus en profondeur par Nathalie Peutz (2019).