Corps de l’article

Introduction

En 2011, année du début des « Printemps arabe », Yazane a été forcé de quitter sa ville natale à l’âge de 10 ans. Sa scolarité est interrompue par les manifestations, puis il assiste, depuis son balcon, aux répressions violentes devant la mosquée. Entre 2011 et 2013, il est en primaire dans trois différentes villes syriennes, et se rappelle comment, en pleine nuit, il a dû se cacher dans une cave avec 50 personnes durant une alerte aérienne. L e lendemain matin, sa maison était en ruine. Il quitte enfin la Syrie avec sa famille, et entre au collège puis est lycéen au Liban, tout en travaillant chez un coiffeur. Il subit insultes et violences de la part des élèves libanais, mais il sera pourtant le seul élève syrien de sa classe à obtenir le baccalauréat, avant d’arriver en France à l’âge de 18 ans.

Sur les 23 millions d’habitants recensés en Syrie en 2011, 13 millions sont aujourd’hui déplacés. Selon l’UNHCR (2019), 5,6 millions de Syriens sont réfugiés à l’étranger, dont près de 5 millions enregistrés dans les pays limitrophes (Turquie, Jordanie, Liban). La France a accueilli environ 22 000 réfugiés syriens (Eurostat, 2020).

Comme le souligne l’ UNICEF (2018) , les enfants syriens risquent d’être « une génération perdue » dont les rêves et les opportunités d’avenir dans leur propre pays de naissance ont été érodés par la guerre civile. Les familles syriennes font l’expérience d’un long exil, changeant plusieurs fois de ville et de pays. De nombreuses recherches sur les situations des enfants syriens dans les pays frontaliers montrent leur situation précaire : certains enfants syriens ont eu une scolarisation discontinue, voire une déscolarisation. D’autres ont été scolarisés sous le régime répressif de l’État islamique ou dans les camps de réfugiés, où les ressources et les niveaux scolaires sont limités (Culbertson et al. , 2015 ; Coşkun et al. , 2016 ; Buckner et al. 2018). Au Liban et en Turquie, les familles mobilisent des ressources importantes pour assurer tant bien que mal une continuité scolaire. Confrontées au « retour impossible », sans espoir de naturalisation, et avec le désir de « donner un avenir meilleur » à leurs enfants, elles mettent en place un projet migratoire vers l’Europe.

Dans l’article collectif intitulé À l’école en situation migratoire , Armagnague et al. (2019b : 20) invitent à réfléchir à « la nécessité de construire une analyse centrée sur l’enfant ou le jeune, à la fois sur les questions éducatives et sur les questions migratoires ». Il s’agit ici de questionner « l’orientation majoritairement adulto-centrique (ascendants ayant connu la migration) propre à la sociologie des migrations ». Effectivement, les recherches en sciences sociales ont longtemps considéré les enfants comme « issus de l’immigration », « descendants » ou « deuxième génération », mais pas « migrants ».

En France, une sociologie des enfants d’immigrés à l’école apparaît à la fin des années 1960 et au début des années 1970, époque de mise en place de la politique de « regroupement familial ». Depuis, « l’intégration des enfants issus de l’immigration » est un sujet polémique dans les débats publics. De nombreuses recherches quantitatives démontrent que les enfants d’immigrés réussissent en général moins bien à l’école que les enfants de natifs, en termes de résultats scolaires ou d’orientation (Girard et Clerc, 1964). Dans la même période, la création de CLIN ( classes d’initiation) pour les élèves du premier degré [1] permet l’accueil des « élèves nouvellement arrivés ». Pour ceux du second degré [2] , les CLA (classes d’accueil) sont créées en 1973. Deux ans plus tard, les centres de formation et d’information sont mis en place pour la scolarisation des enfants de migrants (CEFISEM). En 2002, les CEFISEM sont restructurés et renommés « Centres académiques pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage » (CASNAV). En 2012, ces classes d’accueil ont été remplacées par l’Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPE2A ) [3] .

Par ailleurs, Armagnague et al. interrogent les formes scolaires spécifiques que sont les UPE2A et leurs effets sur ces élèves. Ils ont montré la place marginale de ces dispositifs dans l’établissement et ses outils « souvent bricolés pour faire face au vide pédagogique laissé par l’institution » (Armagnague et al. , 2019a : 168). Les classes UPE2A et l’accent mis sur l’apprentissage intensif de la langue française ne réduisent pas la difficulté d’intégration ni l’apparition d’espaces scolaires fortement ethnicisés (Clavé-Mercier et Schiff, 2018). Sur ce terrain, les difficultés scolaires des enfants syriens se comprennent à travers leurs parcours: ruptures ou interruptions scolaires, traumatismes psychologiques liés à la guerre et à la migration. Tous ces parcours sont souvent « effacés » à leur arrivée en France, et ne leur permettent pas toujours d’être évalués puis insérés comme les autres élèves.

Par rapport aux riches études qui se concentrent sur les conditions des étudiants d’origine étrangère à l’école, cette étude explore en premier lieu la situation et l’action de la famille. Elle cherche à lier la dimension institutionnelle aux dimensions familiales et individuelles à travers une approche ethnographique. Ainsi, il s’agit d’aborder les questions suivantes : de la Syrie à la France en passant par les pays de transit, quels sont les obstacles scolaires rencontrés par les enfants syriens réfugiés et leurs impacts sur leurs parcours ? À quel point les aspirations éducatives des enfants syriens se heurtent-elles à un système scolaire étranger, d’une part avec les limitations de droit – au Liban et en Turquie – et d’autre part en raison de contenus et méthodes d’évaluation dans un système standardisé – en France ?

L’enquête se fonde sur un échantillon de 10 familles réfugiées syriennes à Strasbourg, soit 20 adultes et 30 enfants, arrivées à partir de 2011, pour un suivi dans la durée (depuis 2019). L’objectif est d’observer de près la vie de ces familles aux origines sociales, parcours et conditions de départ diversifiés, ainsi que l’évolution de leur situation sur plusieurs années. Les terrains principaux d’observation sont les domiciles des familles, mais aussi les écoles, commerces, lieux de culte, associations et espaces publics qu’elles fréquentent.

Les membres étudiés ont le statut de réfugié en France [4] et cette recherche focalise sur les « enfants réfugiés syriens » qui sont passés par le processus de migration avec la famille. Il ne s'agit pas de mineurs non accompagnés (MNA).

De plus, on emploie ici l’expression « au cours de l’exil » pour décrire leur expérience en France en évoquant la dimension anthropologique du terme « exil », « de la vie sociale au loin, du sentiment de dépaysement, des contraintes sociales, économiques et politiques inhérentes à l’exil » ( Belorgey, 2005 ) .

Enfin, le thème de l’« expérience scolaire », développé par Dubet et Martuccelli (2014), a pour objet d’analyser la manière dont les acteurs combinent diverses logiques d’action en fonction de différents niveaux scolaires : logique d’intégration, logique stratégique et logique de subjectivation. Dans cet article, nous traitons principalement des expériences scolaires des enfants syriens de l’école primaire au lycée.

Une articulation acteur/système est au cœur de cette recherche. Nous montrerons d’ailleurs la multiplicité des formes de mobilisation des familles pour la réussite scolaire de leurs enfants. Malgré les difficultés structurelles, comment les familles mobilisent-elles leurs différentes ressources ?

Pour comprendre les contextes structurels des enfants dans les différents pays par lesquels ils sont passés, la théorie de la « reproduction » et la notion de « capitaux » de Bourdieu et Passeron (2016 [1967] ; 2011 [1970]) sont indispensables, notamment dans le contexte français. En retraçant le parcours migratoire des familles, la sociologie de l’immigration/émigration proposée par Sayad (1977) permet de mettre en lumière les positions sociales des familles immigrées dans leurs sociétés d’origine afin de mieux saisir les capitaux des familles et leurs différents rapports à l’école. Enfin, « la mobilisation familiale » introduite par Zéroulou (1985), puis développée par Brinbaum et Delcroix (2016) constate la marge de manœuvre de ces « acteurs ». Ils relèvent les limites de la théorie de la reproduction en s’appuyant sur des cas de mobilisation éducative de familles immigrées d’origine maghrébine ( Brinbaum et Delcroix, 2016). Delcroix ( 2013 ) souligne la multiplicité des formes de mobilisation des familles marocaines pour la réussite scolaire de leurs enfants. La majorité des familles ne possédait aucun des trois principaux types de « capitaux » (économiques, sociaux et culturels), mais les « ressources subjectives » [5] , selon Delcroix (2009), apparaissent pertinentes et nous permettront de saisir les ressources mobilisées par les familles : il s’agit de la capacité d’action portée par des valeurs morales ou tactiques souvent transmises par l’expérience de la famille. Ces valeurs sont le goût des études, le courage dans l’effort, la conviction, la ténacité, la capacité à « se débrouiller ». Elles fonctionnent comme un gisement à la fois stratégique, moral et d’aspiration éducative une fois dans le pays de réinstallation.

Méthodologie

L’enquête de terrain mobilise les méthodes qualitatives comme « l’observation participante » et le recueil de « récits de vie » [6] . À partir de la technique « boule de neige », j’ai rencontré d’autres familles grâce à une personne-ressource, Jana, une mère syrienne active et sociable dans l’association et la communauté syrienne. Elle m’invite souvent pour les sorties et fêtes entre familles.

L’accès à un terrain intime comme le domicile exige une certaine patience pour établir la confiance nécessaire, en général plusieurs mois avant de demander un entretien formel, voir enregistré. Être l’amie des familles garantit un suivi à long terme, avec des contacts et des visites fréquentes. L’objectif de la recherche et le rôle de chercheuse sont clarifiés dès la première rencontre avec les interlocuteurs.

L’observation participante vise à s’engager dans les activités quotidiennes du foyer et à accompagner les familles lors de certaines activités à l’extérieur . La chercheuse fait aussi partie des « réseaux » et des « ressources » de ces familles. Les jeunes m’ont souvent demandé de les aider dans leurs études ; les mères, de les accompagner à l’école ou à l’hôpital pour traduire ; les parents, de les renseigner sur les procédures de voyage ou comment faire venir leur famille.

L’exploration du terrain a commencé en janvier 2019 dans le cadre de mon mémoire de master, grâce à l’échange linguistique français-arabe et l’aide aux devoirs des enfants. L’étude est ensuite élargie et approfondie à partir d’octobre 2020 étant acquise une meilleure maîtrise du dialecte syrien, ce qui permet de communiquer directement avec les parents, qui ne maitrisent souvent ni le français ni l’anglais.

La langue de l’entretien (arabe, anglais ou français) est souvent le choix de l’enquêté. Il est ainsi possible de mener la conversation avec différents membres de la famille, sans difficulté à s'exprimer. Cet article s’appuie également sur des entretiens avec deux travailleurs sociaux qui suivent ces familles, l’un rencontré à domicile, l’autre à l’association d’accueil.

Les entretiens ont été conduits selon les principes du programme Migreval [7] . L’entretien a été transcrit et anonymisé par pseudonymisation. Tous les noms ont des pseudonymes et les dates exactes sont supprimées. Cependant, d’autres informations indirectes pourraient encore théoriquement identifier la personne. Toutes les interviews ont été approuvées par les personnes interrogées, qui ont choisi leurs pseudonymes.

Pour l’analyse, la méthodologie sera celle de l’évaluation biographique des politiques publiques par les migrants eux-mêmes ( Apitzsch et al., 2008 ; Delcroix, 2013). Il s’agit d’explorer et de croiser les matériaux de terrain (notes et transcriptions) afin de décrire – mais aussi d’évaluer – ces politiques d’accueil et dispositifs dans différents pays. On cherche à identifier leurs effets sur les différentes étapes de la vie des familles étudiées, notamment ce qui concerne le droit de la scolarisation des enfants.

Profil des familles syriennes

Les membres de ces familles viennent de différentes villes : Damas, Alep, Raqqa, Al Suwayda (ville druze), al Salamiyah (ville ismaélienne) ou de villages et de zones rurales. Ils sont d´origines ethniques ou confessionnelles variées : kurde, druze, ismaélien, sunnite, chrétien, et sont issus de divers milieux sociaux : ouvriers, artisans, mais aussi ingénieurs et médecins. Ils sont arrivés par plusieurs canaux : Visa D (demandeurs d’asile), programme de réinstallation et de relocalisation (piloté par le HCR) [8] , demande d’asile depuis un département d’outre-mer (Guyane) ou immigration illégale. Les raisons d’une installation à Strasbourg sont multiples : réseaux familiaux et amicaux, ville de hasard ou ville imposée (programme de réinstallation). La diversification des profils nous permet d’observer les ressources que les familles mobilisent pour migrer, s’installer et s’intégrer. Elle nous offre une vision plurielle de la « communauté syrienne » ou des réfugiés syriens.

Aujourd’hui, toutes les familles ont obtenu un statut de protection en tant que réfugiés. À l’exception de la famille J, qui a trouvé un logement à travers son réseau, les autres familles disposent d´un HLM proposé par leur association d’accueil.

Le tableau en annexe présente les familles : nom des membres, génération, âge, catégorie socioprofessionnelle, emploi, parcours migratoire, conditions d’entrée sur le territoire français. Ces informations aident à relier les expériences dans le pays d’origine, le ou les pays d’accueil, et le pays de réinstallation. Le parcours migratoire marque négativement la scolarité des enfants.

Retracer le parcours scolaire antérieur de la réinstallation

L’UNICEF (2018) a inscrit 1,2 million d’enfants réfugiés syriens à l’école en Turquie, au Liban et en Jordanie en 2018. En août 2019, l’agence estime que deux millions d’enfants à l’intérieur de la Syrie et 800 000 enfants réfugiés dans les pays d’accueil sont complètement déscolarisés. Les pays d’accueil ont pris des mesures généreuses pour augmenter les inscriptions, comme l’offre d’un enseignement public gratuit et l’ouverture de  second shifts dans les écoles l’après-midi pour accueillir plus d’enfants. Cependant, des obstacles tels que le travail des enfants, les conditions d’inscription, les difficultés linguistiques et le manque de moyens de transport abordables empêchent l’accès scolaire.

Presque tous les enfants réfugiés arrivent en France avec des expériences scolaires antérieures. Une grande partie des écrits sur la scolarisation des enfants réfugiés réinstallés se concentre principalement sur les pays d’accueil ( Madziva et Thondhlana, 2017 ; Crul et al. , 2019 ). Pour autant, leurs parcours scolaires pendant la migration ne sont en général pas considérés, ou bien réduits à des questions linguistiques, de confidentialité, de méconnaissances culturelles et de stéréotypes ( Taylor et Sidhu , 2012). Dryden-Peterson (2016) parle de  black box  au sujet de ces expériences, et appelle à examiner de manière plus nuancée leurs impacts sur la scolarisation suivante.

Retard et non-scolarisation pendant la migration

Les réfugiés syriens que nous avons interrogés ont non seulement partagé des expériences douloureuses de scolarisation, mais aussi des histoires difficiles de déplacement, y compris des voyages dangereux qu’ils ont dû entreprendre pour fuir vers les pays voisins.

Au Liban, environ un enfant réfugié syrien sur cinq est scolarisé. Le nombre d’enfants syriens en âge d’être scolarisés dépasse la capacité de tout le système scolaire public du Liban (UNHCR, 2015). Seul 3 % des réfugiés syriens de 15 à 18 ans sont inscrits dans le secondaire public général ; et il s’ajoute un autre 3 % dans des établissements publics d’enseignement technique et professionnel (EFTP) (UNHCR, 2018c).

Dans le cas de Khalid, fils ainé de la famille E, les changements fréquents de ville, jamais synchronisés avec la rentrée scolaire, ont constitué l’obstacle majeur à la continuité scolaire au Liban, aggravé par les maltraitances. Il a interrompu sa scolarité durant 4 ans, lorsque la famille s’est installée au Liban, la mère de Khalid explique :

« Khalid ne pouvait pas aller à l’école parce qu’il n’y avait pas de place pour les Syriens. La première année au Liban, quand on est arrivé, c’était déjà le deuxième semestre, on n’a pas pu inscrire les enfants. La 2e année, ils nous ont dit qu’on était en retard. La troisième année, on a quitté [ville libanaise A] pour déménager à [ville libanaise B]. La quatrième année, on a réussi à les inscrire, mais comme ils étaient maltraités, on a décidé d’arrêter… il est donc allé à l’école juste pendant 2 ans et ça s’est très mal passé. Les enseignants libanais, ils sont fatigués, ils devaient faire les cours le matin pour les Libanais et pour les Syriens l’après-midi. Parfois les profs ne venaient pas […] Ils faisaient de temps en temps la grève, donc Khalid était souvent en vacances. Il n’a rien appris à l’école, en même temps il devait supporter les insultes. »  (Nour, mère de famille E)

La longue liste d’attente traduit le dépassement des capacités d’accueil de l’État. Sans scolarisation pendant des années, certains enfants travaillent pour aider la famille. Comme le montrent Charles et Denman (2013), les difficultés économiques des familles syriennes exposent leurs enfants à un risque particulier d’exploitation. Au lieu d’apprendre et de préparer leur avenir, de nombreux enfants syriens enchaînent des emplois souvent dangereux et mal payés. Khalid a travaillé dans des conditions précaires au Liban :

« [j]e travaillais chez un coiffeur et aussi dans un supermarché. Je faisais des tâches simples, comme nettoyer le sol, essuyer les verres… mais je travaillais beaucoup, je travaillais 12 h par jour ! On m’a donné 1 ou 2 EUR par jour, parfois 5 EUR si j’ai de la chance. Le weekend, je travaillais pendant 16 heures. Une fois, j’ai travaillé pendant un mois, le patron ne m’a rien payé, j’ai dit à mon père et il est allé négocier avec le patron. Mais le patron nous a frappés ! Mais qu’est-ce qu’on peut faire, rien ! En plus, il est Syrien ! »  (Khalid, fils de famille E)

La pénurie scolaire, les barrières linguistiques, le manque de moyens de transport, les exigences administratives ( Watkins et Zyck, 2014), la priorité accordée à la survie, la croyance en un retour imminent en Syrie, les dépenses, les brimades et les tensions à l’école sont les principales raisons du décrochage des élèves syriens au Liban ( UNICEF , 2012). En outre, les enfants réfugiés syriens qui sont inscrits à l’école courent un risque beaucoup plus élevé d’abandonner l’école et d’avoir de mauvaises notes que leurs camarades libanais (Azar, 2014).

En Turquie, il était estimé qu’environ 400 000 enfants syriens, plus de la moitié de ceux enregistrés en âge scolaire, n’étaient inscrits dans aucune forme d’éducation, formelle ou informelle (UNHCR, 2015). Arrivée en Turquie en 2013, Asma a vécu 4 ans de rupture scolaire (2 ans en Syrie, 2 ans en Turquie) :

« On est allé en Turquie, pendant deux ans on n’a pas été à l’école parce qu’on n’avait pas le droit, et après mes sœurs, elles ont manqué 4 ans, c’est pour ça qu’elles n’ont pas de base. Pour moi, j’ai eu des difficultés parce que je n’avais pas de connaissances de base en physique et en chimie, je n’avais pas de connaissances de base en maths. C’est une nouvelle langue aussi, c’est pour ça que j’ai eu beaucoup de difficultés. Comme je n’avais jamais fait de physique et de chimie, quand je suis arrivée ici, ils m’ont donné la physique et la chimie en deuxième, je ne comprenais rien ! J’ai juste commencé la physique et la chimie à partir de la sixième en Syrie. On a appris deux choses et puis on a arrêté d’aller à l’école à cause de la guerre. »  (Asma, fille de famille B)

Après 2014, il existe deux possibilités pour les étudiants syriens dans le système éducatif turc (Tezel-McCarthy, 2018) : par les Centres d’éducation temporaires (CET) ou dans les écoles turques publiques/privées (Karakuş, 2019 ; MoNE, 2014/2015). En 2018, le HCR a calculé que le nombre d’élèves réfugiés syriens dans l’enseignement turc a dépassé les 600 000, soit plus de 60 % de tous les enfants réfugiés en âge scolaire.

Les interruptions, voire la non-scolarisation, posent des défis majeurs pour une insertion scolaire en France, selon  Clotilde, travailleuse sociale accompagnant une dizaine de familles syriennes :

« [o]n a des gamins qui ont 10 ou 12 ans qui ne sont jamais allés à l’école, donc là en ce moment, ils ne sont pas encore évalués en quoi que ce soit. C’est déjà un problème d’avoir un rythme, d’aller à l’école, de s’asseoir, d’avoir un lien avec la communauté dans un cadre précis. » (Clotilde, travailleuse sociale)

Même si le Liban et la Turquie ont mis en place des politiques permettant aux réfugiés syriens d’avoir accès à l’éducation publique, le taux de scolarisation reste faible et celui de la fréquentation réelle inconnu. Ce défaut d’éducation risque de créer une génération d’enfants syriens n´ayant pas les compétences nécessaires pour choisir leur avenir, avec un impact direct sur l’insertion dans un pays d’accueil comme la France.

Les traumas

De nombreuses familles fuyant la guerre ont subi des traumatismes et des pertes ; certaines ont été prises entre deux feux. Les enfants qui sont exposés à la guerre et à la violence courent un risque élevé de troubles mentaux ( Khamis, 2015 ; Ehntholt et Yule, 2006 ). Les recherches sur les enfants réfugiés montrent que le trouble de stress post-traumatique (TSPT) est le problème le plus courant, suivi de la dépression ( Thabet et al. 2004 ). Les enfants réfugiés ont tendance à présenter des niveaux plus élevés de problèmes comportementaux ou émotionnels, y compris l’agressivité et d’autres troubles affectifs (Henley et Robinson, 2011).

Dans l´étude de Bahçeşehir qui cherche à documenter les traumatismes chez les enfants réfugiés syriens dans un camp turc, 79 % des enfants ont vécu le décès d’un membre de leur famille. Plus de 60 % ont vécu un événement stressant au cours duquel ils ont pensé que quelqu’un était en grand danger. 30 % ont déclaré avoir été frappés, touchés par des coups de feu et avoir été blessés. 44 % des enfants ont vécu cinq ou plus de ces événements ( Özer et al. , 2016 ).

Durant cette enquête, j’ai rencontré des enfants qui ont dû travailler très jeunes, qui ont assisté à la mort de parents ou de frères et sœurs, à la perte de leur famille, qui vivent directement le déclassement social et l’hostilité contre les réfugiés dans différentes sociétés. Tous ces événements ont laissé des traces importantes.

Pendant un entretien, Laura, travailleuse sociale dans un Centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), a pointé l’importance de la prise en compte des effets psychologiques liés aux obstacles au cours des parcours d’exil avant de préparer la « réinsertion » scolaire en France :

« [j]e pense que c’est le problème du parcours d’arrivée au pays d’accueil. Souvent les gens arrivent, ils ont un parcours de combattant, traversé la mer, connu la rue, des souffrances, des traumatismes, parfois, on ne les connaît pas, en fait, les enfants sont confrontés à tout ça. […] On a fait une demande pour inscrire un enfant. Du coup, l’école nous a dit qu’il est très agité, mais je pense que la difficulté ne vient pas de l’école, mais de tout ce qu’ils ont vécu. C’est une famille qui a changé plusieurs fois de ville ou de pays, après, l’enfant, tout ça, tous ces changements, c’est une famille qui a traversé la Méditerranée, qu’est-ce que tu veux, comment cet enfant peut réagir normalement comme les autres enfants ? » (Laura, travailleuse sociale)

Durant mon observation participante dans la famille J, Walid était au début très vigilant face à moi. Il empêchait souvent sa mère de me raconter trop de détails, notamment lorsqu’on évoquait l’État islamique, la maltraitance à l’école ou au travail et les discriminations subies. À chaque visite, il s’enfermait dans sa chambre sauf pour me poser des questions sur ses devoirs. Il mangeait rarement avec nous. Quand j’ai demandé à sa mère s’il avait des amis à l’école, Nadia m’a expliqué :

« [c]’est difficile d’avoir une vie normale pour lui, Walid, il a vécu des choses difficiles, on a vécu sous Daesh… si tu le connais… je ne veux pas trop raconter… il ne fait pas confiance aux autres, mais crois-moi, il est un bon garçon. » (Nadia, mère de famille J)

Un autre adolescent, Ayoub (famille I), ne parle pas beaucoup et il évite de me regarder dans les yeux. Sa mère Yasmine m’a dit : « [a]vant, il riait beaucoup, la guerre l’a tout changé. » (Note du journal de terrain). Avec le temps, j’ai appris qu’il a été rançonné par les chabbiha [9] et reste souvent méfiant avec les étrangers. Sa mère raconte qu’il rentre directement à la maison après l’école, et qu’il n’a presque pas d’amis. Étant donné ces traumatismes, l’idéal aurait été que ces enfants reçoivent un soutien psychologique à l’école ; ce qui n’a pas toujours été le cas dans les enfants suivis dans cette enquête.

Difficulté d’insertion scolaire en France

Question d’un âge normal

En France, la scolarisation est obligatoire jusqu’au 16 ans. Cet âge constitue un seuil pour ces enfants en exil : passé 16 ans, une insertion ne peut pas être garantie. D’après l’expérience de Clothilde, la procédure est plus rapide pour les plus jeunes. Pour les plus de 16 ans, elle dure plus longtemps en raison de places limitées :

« [e]n tout cas, pour les maternelles et élémentaires, ça marche plutôt bien, le collège aussi, mais quand on arrive à 16 ans, surtout quand on a des jeunes qui n’ont pas été à l’école, qui ont un niveau vraiment très très bas par rapport à la classe d’âge et ce qu’on attend de la classe d’âge en France à 15 ans et 16 ans, c’est très difficile […] On a des jeunes qui arrivent où il n’y a pas de place en fait, il a quand même 15 ans et demi ou 16 ans, on n’arrive pas à lui trouver de place, 15 ans il trouve quand même une place, mais à partir de 16 ans, c’est très très difficile d’avoir une place […] La raison, il y a beaucoup de filières qui sont saturées, et là, en plus, c’est des besoins particuliers pour des jeunes qui ne parlent pas français, qui n’ont pas été scolarisés ici antérieurement. » (Clothilde, travailleuse sociale)

Dans les familles suivies, les enfants de moins de 16 ans ont attendu 2 à 5 mois avant d’aller à l’école contre 6 mois à un an pour les plus de 16 ans. Youssef et Yazane (famille G), arrivés en France à l’âge de 18 ans et 17 ans ont exprimé le sentiment de « rater une année » (note du journal de terrain) par rapport à leurs frères et sœurs, cousins et cousines qui ont rapidement été inscrits.

Asma a également trois sœurs et un frère. Après 4 ans de rupture scolaire avant d’arriver en France à 15 ans, elle a redoublé son année de Terminale [10] à Strasbourg, obtenu son baccalauréat scientifique, et elle est aujourd’hui inscrite en licence.

Alors au début avec ma sœur, ils nous ont dit « Oui, à cause de la langue, on va baisser ton niveau », on s’est mises à pleurer. Deux ans, c’est beaucoup. Quand j’étais en dernière année, j’avais 19 ans, mes amis avaient 16, 17 ans, donc c’était, comment dire, difficile. Honnêtement, je pensais que j’allais redoubler une année parce que le bac était très, très difficile, et puis j’ai eu dix piles, mais ce n’est pas grave […] en fait, ici, ils voient que je ne parle pas très bien français, on nous dit que "ouais, tu vas faire un bac pro". C’est toujours comme ça : quand j’étais en deuxième année, ils m’ont trop forcée à faire un bac pro, par exemple, je voulais devenir infirmière, ils m’ont dit que "tu fais un bac pro, donc tu peux devenir aide-soignant, de toute façon, tu n’as pas de niveau". Les gens qui étaient avec moi en UPE2A, ils ont fait tous les bacs pros, tout, sauf moi. (Asma, fille de famille B)

Selon le rapport de la DEPP, parmi les élèves allophones scolarisés au lycée, 43 % sont inscrits dans une formation professionnelle du second degré, majoritairement en 1re année de CAP ou en seconde professionnelle (contre 29 % pour l’ensemble des lycéens) [11] . Sayad s’interroge sur la « méthode d’évaluation » de l’école concernant les enfants d’immigrés : « les structures éducatives sont pour le moins inadéquates au développement intellectuel et social des enfants français et étrangers qui ne remplissent pas, au départ, les conditions sociales et culturelles postulées pour la réussite scolaire, ces enfants sont déclarés “inadaptés”, voire “débiles” au regard de l’école ». (Sayad, 2014 : 44)

Armagnague et al. (2019a : 166) parlent aussi d’une « faible ambition dans les transitions  » concernant les orientations des élèves d’UPE2A-NSA. Nombre d’entre eux restent dans le dispositif au-delà des deux années prévues, puis ils intègreront directement un lycée professionnel pour une formation courte. Cette orientation est souvent établie par « l’insuffisance du français » pour suivre le lycée général.

Alia avait déjà fait un an de lycée en Turquie, mais elle a été orientée vers une classe de MOAF [12] après un an d’attente :

« [d]’abord, on m’a dit qu’il n’y a pas une place parce que j’avais déjà 17 ans, c’était compliqué pour moi parce qu’ici, le lycée en France, c’est pour les 16 ans. Je dépasse déjà 16 ans, je ne peux pas rentrer directement au lycée comme ça. Puis on m’a trouvé une place pour apprendre le français dans MOAF. Après le prof m’a dit que le lycée général sera trop difficile pour moi, je peux faire un bac pro, comme commerce, après on m’a dit que je peux même juste faire une formation pour pouvoir travailler rapidement. » (Alia, fille de famille C)

Il faut noter que Alia a perdu trois frères et sœurs et sa mère a perdu une jambe pendant la guerre. À l’âge de 60 ans, son père peine à retrouver un travail, malgré plusieurs tentatives. Aujourd’hui, Alia est caissière dans un commerce turc de la ville.

Youssef a attendu un an pour une place dans un UPE2A. Après un an d’étude, il s’est retrouvé confronté à la procédure de l’orientation. Mécontent du conseil d’orientation, il m’a proposé de rencontrer le conseiller d’orientation avec sa mère. Pendant l’entretien, il a demandé :

« [j]e connais un Syrien, il rentre directement au lycée professionnel, il n’a même pas appris le français. Moi j’ai quand même appris un an de français, j’ai des bonnes notes, je dépasse la moyenne, même plus, pourquoi vous m’avez conseillé d’aller au lycée professionnel ? » (Youssef, fils de famille G, note du journal de terrain, 2019)

Réponse du conseiller d’orientation :

« [q]uand on évalue un étudiant qui ne peut pas suivre un lycée général, ne le prenez pas comme quelque chose de négatif, car on prend en compte la compétence de chacun. Même si on le fait passer en général, il aura plein de difficultés et peut-être il n’arrive même pas à réussir son Bac. La plus grande difficulté, c’est la langue. Dans le lycée général, il faut rédiger beaucoup de choses, ça demande vraiment un bon niveau de français. » (Le conseiller d’orientation, Note du journal de terrain)

Youssef est rentré dans un lycée général après l’évaluation finale. Arrivés en France passé 16 ans, Asma, Alia et Youssef ont « perdu des années » pendant l’exil, puis un an d’attente suivi d’un an d’apprentissage de la langue, et ils sont finalement évalués comme « insuffisant en français » [13] et orientés vers la voie professionnelle.

Dans sa réflexion, Sayad propose de repenser l’« âge normal » lorsqu’on parle des enfants des immigrés :

« une plus grande tolérance aux "retards" dus aux différences dans les langues et dans les cultures, le choix de "perdre" quelques années nécessaires à la maitrise des schèmes conceptuels et des instruments linguistiques, l’aménagement d’une scolarité qui, au lieu d’être normalement réparti pour tous sur dix ans (à ne considérer que la scolarité obligatoire), pourrait être prolongée de quelques années (classes supplémentaires) […] Tout cela éviterait, sans remettre en cause fondamentalement l’organisation scolaire actuelle, la formation de ces classes difficiles regroupant des enfants de niveaux différents amalgamés sous le seul critère de l’âge, et conduisant vers les cycles courts que l’on sait être des impasses. » (Sayad, 2014 : 66-67)

Les inégalités culturelles

Dans cette enquête de terrain, nous exposons les difficultés que sont l’acquisition de la langue et de la culture. Dans le langage de Sayad (2014), il s’agit de « la double référence qui est constamment faite à deux mondes culturels différents ».

Depuis le début, on tente de démontrer les limites des dispositifs UPE2A qui se concentrent sur la langue. À travers une comparaison entre les enfants de migrants roms bulgares et de réfugiés syriens, Clavé-Mercier et Schiff (2018 : 195) conclut que « la multiplication des dispositifs et ressources spécifiques dédiés aux allophones ne conduit pas nécessairement à l’inclusion ». En assistant aux devoirs des enfants à domicile, on comprend à quel point la maîtrise de la langue ne semble pas suffisante pour une inclusion.

Lorsque je demande aux enfants enquêtés leur matière préférée, les réponses sont variées : « les maths », « le français », « SVT » (sciences de la vie et de la Terre), ou « l’anglais » pour les enfants qui ont été scolarisés au Liban où la moitié des cours sont en anglais. Quant aux matières les moins appréciées, la réponse est toujours la même, soit « l’histoire-géo » :

« [m]oi, j’aime la mathématique, le SVT et l’anglais, car je suis forte dans ces matières. Je n’aime pas l’histoire-géo, je ne sais pas, je ne comprends rien. Je n’ai pas beaucoup de connaissance, c’est sur l’histoire française, je n’ai jamais appris. Au Liban, j’étais forte en histoire. » (Amina, fille de famille F)

Pendant que j’assistais aux devoirs des trois filles de la famille F, Hana m’a montré son livre d’histoire-géographie et m’a demandé de lui expliquer un chapitre sur les dieux grecs et un autre sur l’histoire de la fondation de Rome. « On doit faire un résumé, mais c’est qui Héra, et Romulus et Rémus ? Le prof nous a expliqué dans le cours, mais il y a trop de prénoms, je me suis confondue  » (Note du journal de terrain).

Un autre jour, Amina avait besoin d´aide pour lire une anthologie des essais de Poe et Maupassant. Elle devait lire  La nuit et préparer le contrôle. Sur la première page, j’ai vu quelques notes et traductions en arabe : « [j]’ai traduit mot par mot, j’ai lu et relu plusieurs fois, mais je n’ai rien compris. » (Note du journal de terrain). Pour mieux expliquer à cette jeune syrienne la balade nocturne de Maupassant à Paris, notamment les lieux tels que le Bois de Boulogne, la Bastille, le faubourg Montmartre, j’ai montré des images et essayé de lui traduire l’ambiance. Après m’avoir lancé un regard perplexe, Amina a pris des notes attentivement en disant : « le monsieur marche dans la rue, il a vu des gens… d’accord… mais Paris, je suis allée une fois, je ne connais pas très bien » (Note du journal de terrain).

Selon Geertz (1973), la culture est un système de significations communément partagées par les membres d’une collectivité sociale, qui en font usage dans leurs interactions. Les cultures ne sont pas figées ; elles se transforment au gré des pratiques sociales et sont à la fois porteuses de logiques d’inclusion et d’exclusion.

À travers ses contenus d’enseignement, l’institution scolaire est une matrice de la culture. Elle peut se définir comme un ensemble de dispositions sociales : une manière d’être, de penser et de se comporter. Pour Bourdieu et Passeron (2011 [1970]), la culture ne fait référence qu’à l’existence d’une culture dominante et légitimée , antagonique à une culture dominée dont les valeurs ne sont pas reconnues.

La mobilisation des familles pour l’éducation des enfants

Cette recherche montre les conditions structurelles et les contraintes scolaires dans différents pays qui touchent les enfants de réfugiés syriens. On considère l’enfant et ses parents comme des acteurs qui agissent face aux situations difficiles, et on se demande « ce qu’ils font de ce qu’on leur fait ? » (Montandon, 1997). Ils disposent ainsi d’une certaine marge de manœuvre. Leurs récits de vie permettent de restituer les logiques d’action selon lesquelles les membres de la famille orientent et réorientent leur vie dans des contextes changeants.

La migration comme mobilisation

Dans son analyse sur la mobilisation familiale pour la réussite scolaire des enfants immigrés, Zéroulou (1985) souligne la place et le rôle des enfants dans les projets migratoires de famille. Étant donné la situation au Liban et en Turquie, les familles syriennes considèrent plusieurs aspects pour leurs enfants : assurer leur sécurité, éviter le service militaire syrien à la majorité, régulariser les papiers et prendre une autre nationalité. Dans ce cas-là, les stratégies des familles sont au centre de l’observation.

Au début des premiers six mois d’installation au Liban, l’UNHCR a contacté Mohamed pour lui proposer une réinstallation au Canada. Il a refusé, car il pensait pouvoir retourner rapidement en Syrie. L’aggravation de la situation de guerre au cours des années et les conditions de vie précaires au Liban l’ont amené à réfléchir à un autre projet pour la famille, notamment pour un meilleur avenir pour ses enfants :

« [o]n voulait juste partir du Liban, n’importe quel pays. Les papiers, surtout les papiers pour les enfants, étaient un grand problème. Mes enfants, ils n’avaient pas d’identité au Liban et ils ne l’auront jamais. Yazane, il ne pouvait même pas s’inscrire à l’université. Les bonnes universités ici coûtent très très cher, ce sont pour les enfants de famille riche. Même s’il peut finir ses études, c’est très difficile de trouver du travail ici, avec le chômage, c’est déjà très difficile pour les Libanais, pour les Syriens, il n’y a pas de travail. » (Mohamed, père de famille G)

En 2017, Mohamed a expliqué à l’UNHCR leur situation et leur recherche pour s’installer dans un autre pays. Après trois séries d’entretiens pendant deux ans, ils sont acceptés en France.

Ce projet de « meilleur futur » n’avait pas le même sens au début de leur migration, nous invitant à nous interroger sur la catégorisation officielle des immigrés en fonction de leur motif : « réfugié » ou « migrant pour raison économique ». Selon Agier et Madeira (2017 : 16), « on ne peut jamais vraiment faire la part entre ce qu’il y a de réfugié ou de migrant économique dans une personne qui se déplace […] Prenons par exemple les réfugiés syriens […] Ils ont tous un projet économique : ils veulent pouvoir vivre quelque part, trouver un emploi, une résidence, une scolarisation pour leurs enfants, c’est pratiquement un projet migratoire familial ».

Quant à la famille d’Asma, elle est venue en France avec une demande d’asile (Visa D) grâce aux efforts de sa tante, avocate à Paris depuis 30 ans. L’éducation des enfants était la raison centrale de leur projet migratoire :

« [à] cette époque, on habitait proche de la frontière syrienne. Mon père pensait toujours qu’on allait rentrer en Syrie […] Quand ma tante est venue nous rendre visite en Turquie, elle nous a dit que ce n’était pas possible que les enfants ne soient pas scolarisés. “Tout ça, ok, vous êtes pauvres… ce n’est pas très grave, je peux vous aider, mais ce qui est grave, c’est que les enfants ne vont pas à l’école. Ils ne peuvent pas perdre des années comme ça !” Alors elle a dit, “je te promets que quand je rentrerai en France, j’essaierai de vous faire des papiers.” » (Asma, fille de famille B)

Dans le cas de la famille D, la mère Nadia parle couramment le turc après 4 ans de séjour, et m’a exprimé plusieurs fois sa solitude en France. Elle m’a expliqué sa décision de venir en Europe pour une meilleure éducation de son enfant.

« En Turquie, j’ai beaucoup d’amis et de famille. Ils ont trop pleuré lorsque j’ai décidé de partir. Nous étions très tristes. Mais en Turquie, la situation n’était pas bonne pour les Syriens, les Turcs ne nous aiment pas normalement. Quand je pense qu’Abdullah va grandir dans ce genre d’environnement, je ne le souhaite pas. Il n’aura pas d’avenir là-bas. » (Nadia, mère de famille D)

Selon Nour, la vie sociale au Liban était plus facile malgré des situations précaires. La décision de quitter le Liban avait pour objectif d’offrir un meilleur futur à ses enfants, mais pour elle, cela signifiait qu’elle était obligée d´abandonner ses anciens réseaux de sociabilité.

« Quand on est arrivés à cet appartement à Strasbourg, le travailleur social est parti, la porte était fermée. Toute la famille a pleuré. Pas parce qu’on était arrivé en France. Mais on a compris qu’on avait laissé la famille derrière […] Ici, les enfants ont plus de liens avec le monde, ils vont à l’école. Les gens ici pensent que vous n’êtes personne, on n’a pas d’identité, pas de pays. Nous avions perdu notre avenir. Nous sommes dans un nouveau pays, nous n’avions pas d’avenir ici, pas de place ici pour nous. Nous n’allons jamais devenir français. Nous ne pouvons que compter sur nos enfants, c’est le seul espoir que nous avons. » (Nour, mère de famille E)

Zéroulou (1985) remarque les mêmes discours dans les familles d’origine algérienne, selon lesquels «  le vécu migratoire de ces familles est pénible non seulement pour les parents, mais aussi pour les enfants, surtout lorsqu’on leur rappelle sans cesse : « c’est pour vous qu’on est venu ici », « c’est pour vous que l’on reste ». Ces discours des parents qui « mettent l’accent sur les sacrifices, les humiliations et les préjudices subis en émigrant au nom des enfants » (1985 : 112) ne sont pas négligeables pour comprendre la transmission du passé migratoire de la famille.

Mobiliser les ressources pour une continuation scolaire

La sociologie de l’immigration/émigration de Sayad (1977) aide à relever les caractéristiques prémigratoires des familles. En même temps, les stratégies éducatives des familles en cours de migration constituent des formes de mobilisation adaptative.

La famille G faisait partie des commerçants aisés, capable de garantir un certain confort matériel en exil, et de financer des cours particuliers aux enfants pour compenser le déficit scolaire au Liban. L’ainé Yazane raconte son expérience au moment de passer le bac, ce qui semblait presque impossible pour un enfant de réfugié syrien, mais ses parents ont mobilisé toutes les ressources disponibles. Yazane était cette année-là le seul Syrien bachelier dans son lycée. D´après son père Mohamed :

« Yazane, quand il voulait s’inscrire pour passer le Baccalauréat au Liban, on l’a refusé parce qu’il n’avait pas de papier valide. […] J’ai un ami, il vient de [ville d’origine] aussi, il est professeur de mathématiques dans un lycée. Il m’a dit que la seule possibilité est d’aller chercher le directeur à Beyrouth pour obtenir un accord particulier. Si on peut avoir un accord signé par le directeur, Yazane peut passer son bac. »

« Je suis allé avec ma femme. On a attendu le directeur et ont lui a montré le bulletin de Yazane “Monsieur, mon fils aime bien les études, voyez ses résultats, il a besoin de passer le bac.” Au début, le monsieur a répondu, “Les Syriens, pas de papiers, pas possibles !” On a insisté, on est allés une dizaine de fois, ma femme pleurait, pour supplier le directeur… finalement il était d’accord. Après deux mois, Yazane a passé son Bac. » (Mohamed, père de famille G)

Les « capitaux sociaux », autrement dit les « relations utiles » comme l’ami professeur de Mohamed, jouent un rôle important pour obtenir des informations indispensables permettant de construire une stratégie. Du côté de Yazane, cette expérience a renforcé sa conviction.

« C’était un moment difficile, à cette époque-là, je ne savais même pas si je pouvais passer le Bac, j’étudiais tout le temps à la maison pour préparer. Mais chaque fois quand j’ai vu mes parents rentrer à la maison sans réponse, j’étais triste, je ne savais pas comment faire […] Oui, je suis content de mes résultats. J’aime beaucoup les études. On a vécu beaucoup de moments difficiles, les études sont le seul moyen qui peut prouver mon existence. » (Yazane, fils de famille D)

Les « ressources subjectives » telles que le goût des études et le courage sont ainsi mobilisées et renforcées. La manière dont Yazane a traversé cette épreuve illustre le rôle majeur joué par ce jeune garçon pour ces proches : il est l’intermédiaire entre la famille et l’association, il s’occupe de toutes les procédures administratives de deux familles, il surveille et aide ses frères et sœurs, cousins et cousines dans leurs études.

Mohamed, ancien commerçant aisé de 50 ans devenu ouvrier en intérim, reste le seul salaire de la famille. Malgré le déclassement social et le travail de nuit, il insiste pour que ses quatre enfants puissent choisir leurs parcours, et poursuivre des études longues, comme l’espoir d’une revanche sociale à travers la génération suivante :

« [o]n a plusieurs ingénieurs et médecins dans la famille, les enfants veulent aussi devenir comme leurs oncles et tantes […] Je sais qu’ici c’est difficile, ils doivent concurrencer les Français, et les concours, j’ai entendu dire que ce n’était pas facile. Mais comparé à ce que nous avons vécu au Liban, au moins il y a une opportunité de réussite ici, c’est difficile, mais ce n’est pas impossible. » (Mohamed, père de famille G)

Au contraire, le parcours scolaire d’ Asma dont le père est ouvrier témoigne d’une autre aspiration à l’éducation en France :

« [o]n vient de Damas, en fait, du village à côté. Si maintenant j’étais encore en Syrie, je serais déjà mariée avec des enfants comme mes cousines. Maintenant, je fais des études à l’Université, je veux devenir traductrice, je n’ai jamais osé l’imaginer. » (Asma, fille de famille B)

Nous avons mentionné précédemment son redoublement pour obtenir un baccalauréat scientifique. Le parcours d’Asma montre comment un système scolaire d’évaluation et de sélection peut être présenté comme le premier obstacle d’accès aux diplômes, dont les plus valorisés constituent un préalable à l’insertion professionnelle. Les ressources mobilisées par les familles nourrissent des stratégies de résistance à ce système, ces ressources sont notamment « subjectives » liées à une aspiration à « l’ascension sociale » dans un nouveau pays. Le père a insisté pour que tous ses enfants – cinq frères et sœurs – saisissent l’opportunité de poursuivre des études supérieures en France, quitte à redoubler une année pour ne pas intégrer la filière professionnelle. Asma raconte :

« [m]on père, il veut que ses enfants soient meilleurs et qu’ils étudient tous à l’université. J’ai eu des problèmes avec lui, parce que je voulais faire un BTS, un bac scientifique était trop difficile pour moi. Mais il ne voulait pas, il voulait que je fasse des études supérieures […] Lui, il n’a pas pu faire d’études supérieures, en fait mon père était très très très intelligent en troisième année au lycée, il était le premier, il avait le meilleur certificat de la région. Sauf qu’en dernière année il avait des amis, ils étaient mauvais amis. Alors il a commencé à fumer, à jouer aux cartes avec eux, et il a échoué au baccalauréat. Il regrette de ne pas avoir étudié, c’est quelqu’un qui peut devenir médecin, tout ce qu’il veut. » (Asma, fille de famille B)

Nous avons montré que l’obstacle éducatif pour les enfants de plus de 16 ans est l’insertion rapide dans le système scolaire, qui conduit souvent à une longue période d’attente pour apprendre le français dans un système officiel. Certains enfants mobilisent d’autres ressources pendant cette période d’attente. Yazane et Youssef (famille G) ont cherché d’autres moyens : cours sur Internet, via différentes associations ou en bibliothèque, bénévolat dans une association syrienne pour rencontrer des francophones, activités sportives. Cette approche de l’apprentissage du français était à la fois bricolée et intensive. D’après Yazane, jouer le rôle d’intermédiaire entre les associations, l’administration et la famille lui a aussi donné plus d’occasions de pratiquer le français. Après un an d’autonomie, l’association lui a obtenu une place dans un programme annuel de FLE à l’Université de Strasbourg, gratuit pour les jeunes réfugiés [14] .

Lilia (famille J) a trouvé le programme de la Mission Locale [15] pour apprendre le français de manière intensive, grâce aux propositions d’un ami de son père, un Syrien qui vit en France depuis 20 ans. Ce partage d’informations à travers la communauté syrienne au sujet des cours de français est souvent relevé par les familles.

Au début de cette enquête, durant les deux premières années des familles en France, on observe une forte aspiration à l’éducation des enfants, à comparer à leur expérience précaire dans les pays de transit. Les familles ont toutes exprimé le sentiment de « recommencer leur vie » pour permettre aux enfants de « réaliser leurs rêves » et « choisir leur avenir » (Note de journal de terrain). Après trois ans et demi de suivi, cette aspiration a été transformée par les contraintes scolaires accumulées. Si les élèves syriens ayant de bons résultats en UPE2A sont motivés et rêvent de devenir médecins, les difficultés des contenus dans les classes ordinaires les « remettent en face de la réalité » (Note de journal de terrain). Les trois filles de la famille F et Nada de la famille G ont finalement changé leur ambition, de pharmacien ou médecin vers un bac pro. Yazane (famille G), le garçon le plus assidu de tous les récits, s’est inscrit à la faculté de médecine et a échoué en première année. L’avenir de ces enfants reste aujourd’hui indécis.

Conclusion

La dispersion géographique des réfugiés syriens est marquée par l’irréversibilité et le déracinement. Said (2008 : 241) dit à ce propos : « [ce] qui est accompli en exil est sans cesse amoindri par le sentiment d’avoir perdu quelque chose , laissé derrière pour toujours ». Pour les familles, c’est une rupture radicale de sa place dans la société (Bolzman, 2014). La majorité des familles étudiées, notamment celles issues de la classe moyenne, ont connu le déclassement social, puis une perte de ressources (économiques, sociales, culturelles).

Reconnaître les parcours d’exil des enfants syriens est une manière de mettre en contexte leur intégration dans les pays de réinstallation, en particulier au moment de leur arrivée, lorsque les ruptures tout au long de la migration les placent en situation de retard scolaire. L’évaluation par les institutions scolaires renvoie à un critère d’âge, qui catégorise les élèves en oubliant leurs parcours. Les obstacles liés au retard accumulé, à la langue et à la culture, mis en lumière dans cette enquête, conduisent parfois à des impasses. Les vécus traumatisants affecteront probablement leur développement ; les enfants et leurs familles ont également besoin d’un sentiment de sécurité, d’appartenance et de la possibilité d’un avenir meilleur.

Les efforts des familles pour « lutter contre » les ruptures scolaires sont des récits de résistance aux contraintes en tant qu’acteur ( Delcroix , 2016 ). Ces mobilisations familiales sont vécues directement par les enfants, qui y participent. Le transfert de ressources subjectives semble s’opérer à ce moment-là : on y retrouve l’origine du succès scolaire, du goût des études, de la persévérance, de la résistance face aux situations difficiles. Ces ressources persistent dans l’espace-temps de l’ensemble du parcours malgré un déclassement social dans la société d’accueil. Certaines formes de mobilisations familiales en Syrie, ou dans un pays de transit, se retrouvent dans le processus d’intégration en France.

Schnapper (1991) souligne le rôle central de l’école comme outil de participation sociale pour les enfants de migrants. Pourtant, l’école est « indifférente aux différences » (Bourdieu et Passeron, 2011 [1970]) et suppose que les élèves possèdent le même capital culturel. Non seulement l’école participe à la reproduction des inégalités sociales, mais elle les légitime. Si l’on ne parle que de la situation en France, pays de démocratisation scolaire, les dispositifs tel que UPE2A ne semblent pas réduire les difficultés.

Pour conclure, l’ensemble de ces témoignages nous amène à nous poser la question suivante : quelles règles faudrait-il envisager pour assurer une égalité de traitement entre des enfants ayant des parcours différents ?

Annexe

Tableau

Profil des familles

Profil des familles

-> Voir la liste des tableaux