Corps de l’article

En 2019, l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) publiait un rapport accablant intitulé Lutte contre la stigmatisation, lequel documentait les nombreuses conséquences des préjugés[2] sur la prestation de soins (accès réduit aux services, traitement discriminatoire…) et réfléchissait à la façon de créer un système de santé plus inclusif autour des principes de sécurité et d’humilité culturelles. Le rapport notait bien que certains abus et iniquités en matière de santé sont directement attribuables « à la façon dont nous nous traitons les uns les autres » (ASPC 2019, 20), à la manière dont les professionnels de la santé portent attention à et écoutent – ou pas du tout – certains patients. Certains témoignages d’usagers qui ont nourri ce rapport ne pouvaient être plus explicites : « les gens ne m’entendent pas, ne m’écoutent pas » (ibid., 36). Si certains pourraient être tentés de qualifier de regrettable mais de non tragique ce manque d’écoute, on sait pourtant que celui-ci peut avoir des conséquences mortelles. Pensons au cas tristement célèbre de Brian Sinclair, un homme des Premières Nations décédé d’une infection urinaire dans un hôpital après avoir été ignoré pendant 34 heures dans la salle d’attente.

Les conclusions du rapport de l’ASPC n’étaient évidemment pas « nouvelles ». Depuis quelques décennies, nombreux sont les pays qui documentent les effets concrets des préjugés et des stigmas sur la communication entre professionnels de la santé et patients racisés, pauvres ou de sexe féminin. Pour les patients racisés, mentionnons simplement les recherches qui montrent un temps réduit passé avec ces derniers (comparativement à celui consacré aux patients blancs), une moins grande crédibilité accordée à leurs témoignages (par exemple ceux qui concernent l’expérience de douleur), une participation moins importante des patients à la discussion et à la prise de décision par rapport aux voies de traitement (Dovidio et al. 2008 ; Penner et al. 2012 ; Collège des médecins de famille du Canada 2016 ; Hoffman et al. 2016)[3]. Des constats similaires se trouvent aussi dans plusieurs recherches portant sur l’effet des préjugés liés au genre, au capacitisme, à la langue, à l’orientation sexuelle et à la classe sociale dans la prestation des soins de santé (voir, p. ex. : Wolf 1996 ; Sherwin 1998 ; Peled 2017 ; Baril et Silverman 2022).

Or, ce sont précisément des inégalités et des dysfonctions de ce genre dans le dialogue qui sont au coeur des recherches portant sur les injustices épistémiques. Situé aux croisements de l’épistémologie et de la philosophie politique, ce champ de recherche s’intéresse aux liens étroits entre inégalités sociales et différences dans la production et l’accès aux savoirs. Les chercheurs qui s’y intéressent tentent en outre de montrer comment et pourquoi les institutions et les groupes dominants accordent souvent peu de crédibilité aux savoirs ou aux « témoignages » de groupes opprimés ou plus marginalisés[4], en mettant l’accent en particulier sur l’incidence des biais et des préjugés négatifs ainsi que sur les rapports de pouvoir (Sullivan et Tuana 2007 ; Dos Santos et Godrie 2017 ; Kidd, Medina et Pohlhaus 2017 ; Dotson 2018). Bien que l’on opte parfois pour d’autres termes[5], le mot injustice est celui couramment utilisé par les chercheurs pour décrire ce dont il est question ici. En effet, plusieurs soutiennent que lorsqu’un individu n’est pas écouté adéquatement (que ce soit dans un hôpital, une école, un débat politique ou une intervention policière), ce que cette personne subit est un réel tort, une injustice sur le plan épistémique. Son agentivité en tant qu’être sachant – un être qui pourraitcontribuer au savoir d’une communauté ou d’une situation – n’est pas reconnue, ce qui peut venir renforcer l’exclusion sociopolitique et économique de cet individu. Nous voyons ici se dessiner les liens étroits entre injustices épistémiques et exclusions démocratiques (Medina 2013 ; Dotson 2018).

Dans cet article, je propose, d’abord, de recadrer légèrement les débats sur la justice épistémique en réarticulant ceux-ci à l’aune du concept d’écoute attentive. Comme on le verra à travers les travaux de Miranda Fricker (figure de proue de cette littérature), l’un des « remèdes » proposés dans ce champ de recherche pour pallier les dysfonctions évoquées ci-haut gravite autour de la notion d’« attention » ou de celles, utilisées de manière quasi interchangeable, d’« écoute attentive » ou d’« écoute vertueuse » (Fricker 2007, 170 ; 2012, 10 ; Medina 2013, 8-9, 111). Cette thèse est reprise dans plusieurs recherches sur les injustices épistémiques en milieu clinique inspirées de Fricker (Carel et Kidd 2014 ; Crichton, Carel et Kidd 2017 ; Peled 2017 ; Scrutton 2017). Nombreux sont les chercheurs qui insistent sur l’urgence de repenser la formation des professionnels de la santé, avec un soin particulier accordé à l’écoute et à l’humilité.

La deuxième visée de mon article sera de proposer quelques correctifs et compléments aux travaux de Fricker à partir de l’herméneutique gadamérienne, une source peu mobilisée dans les recherches sur les injustices épistémiques (pour deux rares exceptions, voir McClimans 2016 ; et Thomas et al. 2020). Auteur de Vérité et méthode, un ouvrage qui a inspiré les théoriciens du dialogue interculturel et les féministes du point de vue[6], Hans-Georg Gadamer [1900-2002] a souvent résumé l’entièreté de sa philosophie herméneutique comme une affaire d’écoute et d’attention à l’autre (Gadamer 2001 ; Grondin 2003, 250). Il considérait en effet l’écoute comme la pierre angulaire de la compréhension (que ce soit d’un texte, d’une culture ou d’un individu), et c’est l’écoute qui constitue à ses yeux la plus « haute manifestation » de notre humanité (Gadamer 1995, 174 ; 1998, 174). Ce n’est pas sans raison que Darren Walhof (2017, 9) résume succinctement l’herméneutique gadamérienne comme « the discipline of paying attention ».

Ainsi, après avoir brièvement présenté la perspective de Fricker, j’exposerai la conception gadamérienne de l’écoute attentive et soulignerai ses apports les plus probants à nos réflexions sur les injustices épistémiques – ces dernières pouvant être comprises comme des échecs herméneutiques, des échecs de compréhension et de dialogue. Afin d’étayer mon propos, je puiserai dans Vérité et méthode (Gadamer 1996), mais surtout dans un texte négligé de Gadamer, Philosophie de la santé (1998), qui porte largement sur les défis du dialogue en milieu clinique. Je soutiendrai que la pertinence de Gadamer pour réfléchir aux enjeux de justice épistémique réside dans sa conception de l’humilité et de l’importance de la participation du patient au dialogue, mais aussi dans sa perspective singulière sur les préjugés et la primauté qu’il accorde au contact ordinaire avec l’altérité. On trouve selon moi chez Gadamer un impératif d’écoute attentive qui pallie certaines limites de la perspective frickerienne. Par ailleurs, je noterai la pertinence de l’herméneutique gadamérienne pour les recherches sur l’humanisation de la relation médecin-patient et tout particulièrement pour celles cherchant à favoriser un meilleur dialogue et une plus grande participation du patient aux décisions qui le concernent (dépistage, traitements, soins non urgents, etc.)[7]. Comme on le verra, Philosophie de la santé rejoint plusieurs postulats des écrits prônant un modèle plus délibératif et participatif de la relation médecin-patient (Emanuel et Emanuel 1992 ; Légaré 2009), soit le modèle de « décision médicale partagée » (DMP).

Néanmoins, si Gadamer a beaucoup à offrir sur le plan théorico-philosophique à propos de ce que constitue l’écoute attentive et de ce que celle-ci peut accomplir pour humaniser la relation médecin-patient, il est moins volubile quant aux noeuds et enjeux des différentiels de pouvoir et au sujet de « l’opérationnalisation » des prérequis organisationnels et temporels qui sous-tendent son idéal. Ainsi, dans le dernier segment de l’article, je m’inspirerai des travaux portant sur les éthiques du care pour discuter brièvement de l’un de ces prérequis trop souvent restés en filigrane dans les écrits sur la justice épistémique comme dans ceux de Gadamer. Je proposerai que toute lutte significative contre les injustices épistémiques demande un régime temporel différent et d’importants renoncements. Or, si nous ne mettons pas ces éléments à l’avant-plan de nos réflexions sur la justice épistémique, celles-ci risquent de demeurer l’apanage d’un moralisme bienveillant.

La justice épistémique comme attention, ou l’écoute « au-delà des préjugés »

[There is] a positive kind of silence that goes with the kind of loving attention to an individual that allows one to listen through the white noise of prejudice.

Fricker, 2012, « Silence and Institutional Prejudice », p. 302

Bien que les débats autour des enjeux d’injustices épistémiques ne datent pas d’hier, c’est Miranda Fricker, avec Epistemic Injustice (2007), qui a formalisé le concept en philosophie et qui en a proposé une influente typologie. Cette typologie et ses ramifications ont été amendées et critiquées à maintes reprises, mais l’ouvrage de Fricker demeure le point d’ancrage de cette littérature et du sous-champ, plus embryonnaire, qui porte sur les injustices épistémiques en milieu clinique.

Dans Epistemic Injustice, Fricker expose avec soin son analyse de deux grands types d’injustices épistémiques, soit les injustices testimoniales (ou de témoignage) et les injustices herméneutiques. Toutes deux sont intimement liées aux différentiels de pouvoir ; Fricker (2007, 1) les définit comme suit : « Testimonial injustice occurs when prejudice causes a hearer to give a deflated level of credibility to a speaker’s word; hermeneutical injustice occurs at a prior stage, when a gap in collective interpretive resources puts someone at an unfair disadvantage when it comes to making sense of their social experiences. » Ainsi, si les premières, les injustices testimoniales, sont essentiellement un problème de crédibilité (par exemple la difficulté qu’ont de nombreux jeunes hommes noirs à être pris au sérieux lorsqu’ils communiquent de l’information à des policiers), les deuxièmes, les injustices herméneutiques, sont principalement liées à un enjeu d’intelligibilité (l’exemple qu’il évoque souvent est la difficulté qu’avaient les femmes avant les années 1970 à saisir et à mettre en mots le problème du harcèlement sexuel). Dans un cas comme dans l’autre, la personne concernée par ces dysfonctions est brimée dans son agentivité et sa participation à la production, à la circulation et à la contestation des savoirs. Plusieurs conséquences découlent de ces déficits de crédibilité et d’intelligibilité, selon Fricker : diminution de la confiance en soi, discrimination lors de prestation de services publics, autoexclusion de certains milieux sociaux, problèmes de santé chroniques, difficultés lors de l’embauche, etc. Dans le présent article, je me pencherai particulièrement sur le premier type, les injustices de témoignage, mais notons que pour les deux types d’injustices, la principale « solution » proposée par Fricker dans Epistemic Injustice est en partie la même, soit la vertu de justice épistémique. Or, celle-ci est souvent décrite comme « attention » et « écoute attentive » ou vertueuse (virtuous hearing). En effet, pour les deux types d’injustices épistémiques, Fricker (ibid., 169-170) en appelle au développement d’une écoute « soucieuse » et d’un type d’autoréflexivité attentive – attentive aux préjugés ambiants et à l’influence qu’ont ceux-ci sur nos interactions.

Selon Fricker, cette autoréflexivité permettrait à la personne qui écoute (disons un policier ou un médecin) d’être plus apte à reconnaître l’effet que pourraient avoir certains de ses préjugés négatifs sur ses jugements (sur la crédibilité qu’elle accordera au témoignage de l’autre) et de faire, le cas échéant, un ajustement de crédibilité vers le haut pour compenser ce déficit. Élément important à noter ici : seuls les déficits de crédibilité sont considérés comme des injustices par Fricker et seuls ceux-ci devraient nous préoccuper en tant que chercheurs. En effet, seules les insuffisances et non pas les excès de crédibilité sont un « problème » à rectifier (ibid., 19-21). Cette thèse repose sur les présupposés suivants : les excès de crédibilité sont en général (bien que pas toujours[8]) avantageux pour les individus concernés et la crédibilité n’est pas une chose « limitée » (ibid., 19). Ci-dessous, je suggérerai que nous ne pouvons en fait considérer les déficits de crédibilité sans simultanément examiner les excès de crédibilité.

Pour le moment, regardons d’un peu plus près la façon dont Fricker décrit ce que doit faire un « auditeur attentif » ou vertueux (virtuous listener) lorsqu’il croit qu’un préjugé négatif de groupe pourrait affecter son jugement ou influencer la façon dont un individu marginalisé s’exprimera en sa présence :

[W]here there is enough time and the matter is sufficiently important, the virtuous hearer may effectively be able to help generate a more inclusive hermeneutical micro-climate through the appropriate kind of dialogue [which] […] involves a more […] socially aware kind of listening than is usually required in more straightforward communicative exchanges. This sort of listening involves listening as much to what is not said as to what is said.

Fricker 2007, 171-172 [je souligne]

Le début de ce passage mentionne rapidement que la justice épistémique tient en partie au temps dont nous disposons pour l’écoute – pour porter attention au dit et au non-dit, au langage corporel et au contexte d’énonciation. Or, ce qui est frappant dans Epistemic Justice et les textes publiés par Fricker dans sa foulée, c’est la spectaculaire absence de toute discussion substantielle au sujet de ce prérequis temporel – un prérequis qui est pourtant, je le soutiendrai ci-dessous, crucial.

Dans « Silence and Institutional Prejudice » (2012), Fricker nous en dit un peu plus sur ce qu’est la vertu de justice épistémique. Cet article vise à évaluer s’il est juste d’affirmer que certaines institutions (juridiques, policières, etc.) peuvent réellement posséder des vertus telles que la justice épistémique et, le cas échéant, comment réformer une culture organisationnelle raciste ou sexiste. Le cas sous-tendant l’analyse de Fricker est celui de Duwayne Brooks, un homme noir britannique témoin du meurtre de son ami et dont le témoignage au moment des faits avait été ignoré. En effet, lors de son arrivée sur la scène du meurtre, la police a laissé des préjugés raciaux compromettre son jugement : alors que Brooks tentait de transmettre de l’information sur les attaquants et les événements, les policiers n’entendaient rien, étant convaincus que Brooks était une personne impliquée dans le crime plutôt qu’un informateur (cette histoire mena à une commission d’enquête qui détermina que la police était « institutionnellement raciste »).

Dans cet article, Fricker fait appel aux écrits de Simone Weil (dont la philosophie politique entière gravite autour de la notion d’attention) afin de décrire ce qu’est la justice épistémique (ce dont la police a spectaculairement manqué à l’endroit de Brooks). Fricker la décrit explicitement en termes d’attention :

[T]he overcoming of the prejudice is a matter of readjusting one’s perception of the speaker sufficiently to restore the proper level of credibility […] This capacity of attention—the ability to see through prejudice to real human individuals—is indispensable in ethical life […] If just one effective police officer present at the scene after Stephen Lawrence’s murder had had any such capacity for this kind of attention, then Duwayne Brooks would have been listened to; he would not have suffered the epistemic injustice he did.

Fricker 2012, 295-296 [je souligne]

La notion d’attention est ici utilisée de façon quasi interchangeable avec l’écoute et tout particulièrement avec cette habileté à voir et à écouter « au-delà des préjugés ». Notons cependant que si Fricker met surtout l’accent sur une habileté éthique dont les policiers ont manqué, elle ne soutient pas que changer une culture institutionnelle raciste pourrait reposer uniquement sur une vertu. Elle propose aussi des mesures de responsabilisation, des incitatifs (financiers) pour les employés et des règles visant à augmenter l’impartialité – dont certaines sont en tension selon moi avec la notion frickerienne de justice épistémique. En effet, la vertu de justice épistémique requiert d’un fonctionnaire ou d’un policier qu’il porte attention au cas particulier (au contexte et au positionnement de chacun), alors que les autres mesures que Fricker propose, axées sur l’impartialité ou l’anonymisation (par exemple l’anonymisation des dossiers lors des embauches pour dissimuler l’origine ethnoculturelle ou le genre), mettent de l’avant des solutions « universalisantes » et anonymisantes qui visent à effacerles particularismes afin de minimiser la discrimination, d’où la tension.

Cela dit, dans l’article qui nous concerne ici (et dans Epistemic Injustice), Fricker nous invite surtout à miser sur la faculté d’attention, qu’elle décrit – avec Weil – comme réceptivité désintéressée et silence[9]. En effet, Fricker explique qu’il existe plusieurs types de silence. Un, foncièrement négatif, peut être la conséquence de préjugés négatifs et de marginalisation, mais il existe aussi un type de silence positif pour nos échanges éthico-politiques : « In the positive aspect, there is the active, attentive silence of those who are listening, perhaps trying to make out a voice that is seldom heard. This kind of silence belongs with a moral attitude of attention to others—an openness to who they are and what they have to say. » (Fricker 2012, 287) Ce que Fricker trouve de fort probant chez Weil est sa conception de l’attention comme écoute, mais aussi sa réflexion sur le caractère nécessairement situé de nos savoirs – incluant nos connaissances de l’oppression – et de notre ignorance. Cette invitation à mieux reconnaître le caractère situé de nos savoirs et de notre ignorance, nous le verrons, est aussi au coeur de l’éthique gadamérienne.

Avant de me tourner vers celle-ci, j’aimerais brièvement souligner que cette idée de justice épistémique comme écoute attentive se trouve aussi chez José Medina, qui, dans Epistemology of Resistance (2013), reprend l’analyse de Fricker tout en offrant certains correctifs à son portrait de l’agentivité et de la responsabilité. Medina conçoit en effet l’injustice épistémique comme une « insensibilité herméneutique », qu’il définit largement comme inhabileté à écouter et inattention aux savoirs et expériences des autres. À ses yeux, une démocratie digne de ce terme passera par une plus fine écoute et une « attention aux silences » (Medina 2011, 17 ; 2013, 290), soit une attention aux voix et aux savoirs marginalisés.

Les recherches de Fricker ont aussi inspiré de nombreuses recherches en philosophie de la santé (dont plusieurs poursuivent en fait des réflexions déjà bien amorcées depuis de nombreuses années en bioéthique féministe [Sherwin 1992 ; 1998 ; Wolf 1996 ; Scully, Baldwin-Ragaven et Fitzpatrick 2010]). Par exemple, s’inspirant de Fricker, Sara Cohen Shabot (2021) analyse avec soin les injustices de témoignage graves vécues par plusieurs femmes lors de l’accouchement. En outre, Havi Carel et Ian Kidd (2014) ainsi qu’Anastasia Scrutton (2017) montrent bien comment les individus souffrant de maladies mentales ou chroniques sont à plus haut risque de faire l’objet d’injustices épistémiques (particulièrement les enfants et les aînés) et insistent, comme Fricker, sur l’importance de développer chez les médecins une écoute plus fine et autoréflexive. De même, pour Paul Crichton et ses collègues (qui s’appuient aussi sur la grille d’analyse de Fricker), un remède clé contre les injustices épistémiques en psychiatrie est la transformation de la façon dont les spécialistes sont formés : « psychiatrists [need] to be trained to listen carefully to what patients are telling them and to engage with them in collaborative decision-making » (Crichton, Carel et Kidd 2017, 70). Ces auteurs soulignent également l’importance de repenser la distribution des ressources et d’améliorer le portrait médiatique de la santé mentale, mais ils insistent sur la nécessité du développement de meilleures habiletés communicationnelles telles que l’écoute (voir Carel et Györffy 2014, P1257). D’autres chercheurs offrent néanmoins des perspectives plus critiques sur Fricker, dont Alistair Wardrope (2015), qui nous invite à aller au-delà de la vertu de justice épistémique et à accorder beaucoup plus d’importance à l’humilité des professionnels de la santé. Or, c’est en grande partie ici, autour de l’humilité, que l’herméneutique de Gadamer est fort pertinente. Car si Fricker a bien souligné l’importance de l’écoute pour la prestation de services, elle a dit trop peu sur celle-ci (et ses prérequis temporels) et n’a guère considéré les liens étroits entre attention, humilité et renoncements. Dans ce qui suit, je me tournerai vers l’herméneutique gadamérienne afin de pallier ces insuffisances théoriques.

Écoute, participation et humilité épistémique chez Gadamer

Dans Vérité et méthode (ci-après VM), la grande ambition de Gadamer (1996) est de réfléchir au « problème herméneutique » – c’est-à-dire à comment nous comprenons et interprétons ce avec quoi nous sommes en contact dans le monde, ce qui nous « parle » (êtres humains, oeuvres d’art, textes, etc.). Son but ici n’est pas d’offrir des règles ou des procédures pouvant guider notre travail de compréhension, mais plus modestement de décrire le phénomène qu’est la compréhension. Pour résumer schématiquement, Gadamer décrit la compréhension comme étant historiquement située, ancrée dans la pratique et la participation, et comme radicalement dialogique. Il insistera en effet tout au long de sa vie sur le fait qu’au coeur de l’expérience herméneutique se trouve le dialogue. Or, il entend le dialogue dans un sens très large et y inclut les échanges entre concitoyens, entre cultures, entre lecteurs et textes, entre médecins et patients, etc. Dans un essai autobiographique, il écrit : « la philosophie “herméneutique” ne se comprend pas comme une position absolue, mais comme un chemin voué à l’expérience. Elle insiste pour dire qu’il n’y a pas de plus haut principe que celui qui consiste à rester ouvert au dialogue. » (Gadamer 2001, 57)

Si l’idée que l’herméneutique est intimement liée au dialogue peut sembler évidente, soulignons ici le trait distinctif de la conception gadamérienne du dialogue, soit que la pierre d’assise de celui-ci n’est pas tant la parole que l’écoute. Voilà la grande leçon qu’a tirée Gadamer de ses longues années d’enseignement : l’herméneutique passe d’abord par une oreille sensible, et « la disposition générale au dialogue, c’est de pouvoir écouter » (1995, 172). Cette thèse va à contre-courant du portrait du dialogue ou de la délibération typiquement proposé par les théoriciens habermasiens de la démocratie délibérative. Jusqu’à tout récemment du moins, ceux-ci n’ont accordé qu’une faible importance à l’écoute – ce qui a d’ailleurs mené à de nombreuses critiques. Même si, dans ce qui suit, je mettrai surtout l’accent sur le dialogue clinique, les réflexions gadamériennes proposées peuvent en partie (bien qu’imparfaitement) être transposées à d’autres milieux. Si une telle transposition ne se fait pas toujours sans difficulté à mon avis[10], il reste que c’est bien ce à quoi nous convie Gadamer (1991 ; 1996 ; 2001) dans ses écrits.

Gadamer a principalement proposé une réflexion théorico-philosophique sur la compréhension dans Vérité et méthode, mais ailleurs il s’est aussi penché sur des situations herméneutiques particulières. L’un de ces ouvrages est Philosophie de la santé (1998 ; ci-après PS), qui réunit des essais tardifs qu’il a écrits sur une période de près de trente ans. Les visées de ce livre sont multiples. Il s’agit d’abord de s’interroger sur ce que constitue la santé, puis de réfléchir aux enjeux soulevés par les avancées technologiques ainsi que par une institutionnalisation et une bureaucratisation accrues des soins de santé. Gadamer offre une mise en garde contre les écueils d’une approche des soins de santé excessivement quantitative, impersonnelle et axée sur un ethos d’efficacité, de rapidité et de contrôle. Si le ton de l’ouvrage est parfois nostalgique et si certains y verront une connaissance limitée de la réalité du milieu clinique (ce que l’auteur reconnaît d’emblée), Philosophie de la santé offre néanmoins d’intéressantes réflexions sur les regrettables conséquences du fait de traiter les patients comme des numéros ou des « objets de recherche » (ce sont là des réflexions qui rejoignent évidemment celles des théoriciens de l’approche des soins axés sur le patient).

Une autre visée de l’ouvrage est de jeter un regard philosophique sur ce qu’est la médecine. Plus près de l’art que de la technè, la médecine est comprise en outre comme un dialogue entre médecin et patient : un dialogue voué à obtenir une (in)certaine compréhension de la maladie (je reviendrai sur l’humilité sous-tendant la conception gadamérienne du savoir médical) et qui doit être ancré dans la participation du patient. Je relèverai ci-dessous quelques éléments[11] du dialogue gadamérien tels que décrits dans Philosophie de la santé afin d’indiquer comment ceux-ci peuvent offrir d’importants correctifs aux travaux de Fricker.

Dialogue, participation du patient et préjugés

Selon Gadamer, l’un des plus importants prérequis à un véritable dialogue en milieu clinique consiste à considérer celui-ci comme partie intrinsèque du soin. Cette idée pourrait à première vue sembler banale, pourtant, elle ne va pas de soi. Comme le note le philosophe, l’interaction médecin-patient est souvent comprise comme un moyen orienté vers une fin : un moment de collecte d’informations sur la base desquelles un spécialiste proposera un diagnostic et un traitement. Or, pour Gadamer, ce dialogue n’est pas que cela, il est en fait une partie intrinsèque du traitement (PS, 145). S’interrogeant sur les approches biomédicales de la santé, Gadamer insiste sur le fait qu’un dialogue clinique adéquat accomplit bien plus qu’un historique médical et une préparation au traitement, et que le patient n’est pas un objet de recherche qui livre « passivement » certaines informations. Au contraire, un dialogue décent devrait permettre au patient de réellement participer, par l’entremise d’un échange mutuel de questions et de réponses et par un type particulier d’attention (de souci) qu’on lui accorde (PS, 136). Selon Gadamer, c’est par ce va-et-vient que nous pouvons parfois humaniser et équilibrer la relation (au fond inégale) entre le médecin et le patient, et poser un diagnostic plus adéquat. La qualité de ce diagnostic et celle du lien créé requièrent toutes deux une considération substantielle accordée à l’expérience vécue du patient dans le jugement médical : une « oreille fine » et de la crédibilité doivent être accordées aux récits et aux valeurs des patients (PS, 110)[12]. Selon le philosophe, les bénéfices de l’écoute se situent tant sur le plan éthique (respect du patient, « relationalité ») que sur le plan épistémique (diagnostic plus adéquat et meilleure pratique clinique).

C’est ici que les réflexions de Gadamer rejoignent en partie celles des défenseurs du modèle de « décision médicale partagée » (DMP). Selon plusieurs, l’adoption de ce modèle – lorsqu’il est possible ou pertinent de l’adopter[13] – permet en outre de : répondre au désir croissant des usagers d’être impliqués dans les décisions qui les concernent ; d’humaniser les rapports médecin-patient ; de prendre de meilleures décisions ; et de mieux respecter l’autonomie[14] des patients (Légaré 2009 ; Elwyn et al. 2010 ; Trabut et Salmona 2018)[15]. Contrairement au modèle « paternaliste » (où le médecin prend seul les décisions) ou à celui de « décision informée » (où c’est le patient qui décide), la DMP accorde une place significative à la participation et aux savoirs, valeurs et préférences du patient sans toutefois mettre de côté l’expertise, les valeurs et la participation du médecin (ce que prône aussi Gadamer). Bref, la prise de décision est, comme le nom du modèle l’indique bien, partagée. Or, il ne peut évidemment y avoir de véritable dialogue ou échange d’informations – il ne peut y avoir de partage – en situation d’injustices épistémiques (par exemple, si peu ou aucune crédibilité n’est accordée par un médecin au vécu, aux opinions ou questions de certains patients – ou encore, si trop peu de temps est voué à présenter les voies de traitement possibles au patient à cause de préjugés). Une étude récente menée auprès de la population canadienne révèle que la prévalence d’une participation active des patients aux prises de décision est bien moindre lorsque ces patients sont âgés, racisés ou proviennent de milieux ruraux (Haesebaert et al. 2019). C’est la raison pour laquelle il importe de travailler simultanément à diminuer les inégalités épistémiques et à promouvoir l’usage de la DMP (ce que l’herméneutique nous invite à faire, comme l’ont bien observé Thomas et al. 2020).

Notons que, pour Gadamer, l’attention doit être portée non seulement à ce qui est dit par le patient, mais aussi aux non-dits, aux silences et au langage corporel. En effet, la « linguisticité » de la compréhension inclut plusieurs expériences « extralinguistiques […] les mutismes [et] certains silences, où s’exprime immédiatement une épreuve du monde » (2001, 46). Bien qu’il s’agisse selon lui d’une chose difficilement réalisable en milieu clinique bureaucratisé et soumis à des impératifs de vitesse et d’efficacité (PS, 136-137), Gadamer croit qu’à son meilleur, un dialogue devrait produire « ce que le médecin recherche en réalité, à savoir que le patient oublie qu’il est un patient » (PS, 145). Mais si Gadamer invite les médecins à être réceptifs aux récits et au vécu des patients, il ne nie pas pour autant l’importance pour un médecin de guider l’échange ni la nécessité de mettre de côté certaines informations si elles sont, au final, jugées non pertinentes. Comme le note bien Leah McClimans (2016), ne pas s’interroger sur les récits de maladie – les accepter inconditionnellement – serait selon Gadamer manquer de respect au patient en tant qu’être « sachant ».

Précisons ici que Gadamer ne met pas de côté l’expertise médico-scientifique et qu’il reconnaît la différence entre les savoirs possédés par un patient (expérience vécue, valeurs) et les savoirs d’un médecin (connaissances cliniques, expérience pratique, valeurs) – ces types variés de savoirs qui sont aussi mis à l’honneur dans plusieurs travaux sur la DMP (Emanuel et Emanuel 1992 ; Légaré 2009). Cela dit, Gadamer insiste sur le fait que le travail d’un médecin se comprend principalement comme l’exercice d’une raison pratique (phronesis). Celle-ci est décrite dans Philosophie de la santé comme attention au particulier, à l’être singulier placé dans un contexte socioculturel spécifique et pas juste à un corps (PS, 147) : le médecin « doit voir, par-delà le “cas” qu’il traite, la personne telle qu’elle est, replacée à l’intérieur de l’ensemble de son contexte » (PS, 52), incluant un contexte de relations et de référents historiques. Or, contrairement à certains savoirs scientifiques acquis au fil d’études en médecine, la phronesis ne peut être apprise dans un manuel scolaire selon Gadamer. Elle s’acquiert plutôt par la pratique répétée et l’habitude, ainsi que par une exposition à une panoplie d’expériences diverses au fil du temps. L’expérience pratique est en effet « irremplaçable et incontournable » (PS, 32). Je reviendrai sur certaines implications de ce constat, mais pour le moment, soulignons qu’il s’agit aussi d’un constat logé au sein des écrits sur la DMP : celle-ci doit, dans l’éducation des médecins, être « intégrée dans la pratique [et] être une part intrinsèque à tout enseignement » (Thériault et al. 2019, e322 [je souligne])[16].

Nous avons vu jusqu’à présent que les deux visées du dialogue thérapeutique sont de travailler à de meilleurs diagnostics et traitements et d’humaniser un rapport médical (inégal), notamment en créant une relation. Notons que ces brins de « relationalité » ne sont pas nécessairement synonymes d’harmonie ni de consensus ; même dans la mécompréhension et le désaccord, il peut y avoir relation. En fait, pour Gadamer (1995, 174), c’est l’inaptitude au dialogue et à l’écoute qui est la norme plutôt que l’exception – et cette « normalité » des échecs herméneutiques s’applique à son avis tant à la sphère clinique qu’aux sphères pédagogique et sociopolitique. Or, la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure est-il possible d’offrir une attention « fabricatrice de relation » lorsque nous entretenons des préjugés ou des biais implicites à l’égard de certains individus, et que nous ne reconnaissons guère les savoirs de ces derniers comme valables ou pertinents ? La réponse offerte par le philosophe à cette question est singulière. Rappelons que l’une des visées de Vérité et méthode est de montrer le caractère inévitablement situé de nos expériences herméneutiques : il propose une réhabilitation des préjugés et de l’importance de notre appartenance à un horizon (culturel, historique) de signification. Étant donné cette réhabilitation des préjugés, certains pourraient douter de la pertinence de Gadamer pour réfléchir à la justice épistémique.

Deux éléments de clarification peuvent être offerts ici (qui seront cruciaux pour mon analyse de l’humilité). Premièrement, précisons ce qu’entend Gadamer par le mot préjugé, car il l’utilise dans un sens distinct de celui péjoratif et courant accordé à ce terme en français. En effet, Gadamer entend le mot préjugé de façon neutre[17] comme tout « jugement porté avant l’examen définitif de tous les éléments déterminants » (VM, 291) ; ce sont ces anticipations (intimement liées à notre contexte historico-culturel et à nos expériences de vie) qui viennent informer nos rencontres avec l’altérité. Loin d’être toujours obstacles à la compréhension, nos préjugés sont des « conditions de la compréhension » (VM, 298) : un texte ou une conversation avec un patient peuvent (parfois) nous interpeller exactement parce que nous écoutons à partir d’un certain horizon de signification. Il est ainsi futile et indésirable de penser que l’individu est capable de se décentrer de façon si radicale que la plupart de ses « préjugements » pourraient être mis de côté. Une telle supposition nous rend en fait moins aptes à reconnaître nos préjugés illégitimes dans nos rapports interpersonnels et témoigne aussi d’un profond manque de respect pour l’autre. En effet, Gadamer conteste l’idée que nous puissions être en mesure de saisir pleinement ce que vit notre interlocuteur ; il ne peut y avoir « réciprocité symétrique » dans une conversation, car « c’est précisément en se mettant soi-même à la place de l’autre que l’on prend conscience de son altérité » (VM, 327). Lorsqu’un interlocuteur (même le mieux intentionné) présuppose son habileté à se mettre dans les souliers de l’autre en laissant derrière lui ses anticipations, il compromet par le fait même la possibilité d’apprendre quelque chose de cet autre : « la prétention de comprendre autrui par avance sert en vérité à tenir à distance l’exigence de l’autre » (VM, 383).

Deuxièmement, si certains préjugés sont des conditions de la compréhension, d’autres – des « préjugés innombrables » (VM, 317) – sont un frein à la compréhension selon Gadamer, et c’est pourquoi il en appelle à un travail quotidien d’autocritique pour faire un tri entre préjugés illégitimes et légitimes. Ce travail requiert plus qu’une prise de conscience de nos préjugés ; il s’agit aussi de suspendretemporairement leur validité (VM, 321) – une « mise en jeu » qui a comme structure celle de la question, soit l’ouverture à la possibilité que la réponse soit A ou B, que l’on ait tort ou raison, etc. Or, cet impératif d’autocritique s’applique également – voire singulièrement – aux individus dans une position d’autorité, tels les médecins : ceux-ci ont une responsabilité particulièrement grande d’être conscients des préjugés illégitimes qui pourraient compromettre leur écoute et les inciter à abuser de leur pouvoir – chose courante selon Gadamer, qui comprend la « condition générale de l’homme [comme] celle de l’homme tenté d’abuser de l’autorité dont il dispose » (PS, 134). Philosophie de la santé invite donc les médecins à mieux reconnaître qu’ils ne sont pas des êtres désincarnés et sans préjugés, et aussi à bien saisir qu’étant donné leur expertise, leur pouvoir et leur place privilégiée au sein de l’économie de l’estime sociale, ils doivent impérativement être engagés dans ce difficile et permanent travail d’autocritique (PS, 53).

L’apport gadamérien : humilité, travail épistémique et renoncements

Jusqu’ici, le portrait gadamérien des préjugés semble similaire à celui de Fricker : les anticipations et les préjugés sont en partie inévitables, et une écoute décente requiert des « ajustements » de crédibilité. En effet, rappelons que Gadamer comprend l’herméneutique comme « la capacité d’écouter l’autre en présupposant que celui-ci a raison » (Grondin 2003, 250). Or, cette habileté herméneutique doit « renforcer » (VM, 313) le témoignage de l’autre et « reconnaître tout son poids à la parole de l’autre » (VM, 384). Cela semble donc reprendre la thèse frickerienne à l’endroit des ajustements de crédibilité. Mais l’on notera ici une différence importante : si Fricker insiste surtout sur la nécessité de ces ajustements de crédibilité dans des situations où un auditeur craint une influence des préjugés illégitimes sur son jugement, Gadamer considère ces ajustements comme nécessaires au quotidien, dans toutes les situations herméneutiques.

Qui plus est, en regardant d’un peu plus près ce qu’implique l’humilité épistémique selon Gadamer, on voit se dessiner une autre distinction entre le portrait frickerien et celui gadamérien des « ajustements de crédibilité ». L’humilité gadamérienne requiert selon moi deux « mouvements » clés dans une conversation plutôt qu’un seul. D’abord, comme je viens de le souligner, l’humilité selon Gadamer implique de faire un ajustement de crédibilité vers le haut, de « renforcer » la position de l’autre (VM, 313). Mais voici le défi particulier lancé par l’herméneutique – un défi énorme, malgré son apparente simplicité : « La philosophie herméneutique […] insiste pour dire qu’il n’y a pas de plus haut principe que […] reconnaître au préalable la légitimité possible, voire la supériorité, de son interlocuteur » ([je souligne] Gadamer 2001, 57). Je souligne, car cela permet de relever un élément crucial de l’herméneutique, soit que l’augmentation de la crédibilité offerte à l’autre (ce mouvement vers le haut) requiert aussi et simultanément un mouvement vers le bas chez l’individu ou le groupe qui écoute – un mouvement qui importe peu pour Fricker. Rappelons que chez cette dernière, seuls les déficits de crédibilité sont problématiques et que les excès de crédibilité (offerts, disons, à des médecins ou à des experts) n’entrent pas réellement en considération dans ses réflexions sur la justice épistémique. Gadamer vient complexifier les choses ici : selon lui, l’augmentation de la crédibilité accordée aux savoirs de l’autre ou d’un groupe implique aussi – temporairement du moins – une diminution de la crédibilité consentie à nos propres savoirs ou à ceux de notre groupe ou profession (comme l’a aussi noté Medina 2011). Et c’est ici que je vois un deuxième « mouvement » dans l’humilité gadamérienne (PS, 93). Dans Philosophie de la santé, Gadamer soutient que l’humilité d’un médecin doit se manifester dans ses attentes modestes par rapport à sa capacité à se « transposer » réellement dans les souliers de l’autre, mais aussi dans l’estime comparative qu’il accorde à son savoir médico-scientifique (comparativement à l’estime accordée au vécu et aux valeurs du patient) dans sa compréhension de la maladie. Il est intéressant de noter que pour France Légaré (2009), c’est partiellement en raison de l’incertitude liée à plusieurs traitements – donc en raison des limites des savoirs médicaux, qui en appellent à l’humilité – que les médecins devraient impliquer les patients dans certaines décisions les concernant (voir aussi Stacey et al. 2017).

Bref, offrir une crédibilité au savoir de l’autre implique un certain renoncement dans l’économie générale de la crédibilité et de l’attention dans laquelle nous sommes situés – une diminution, souvent temporaire, du statut que nous accordons à nos propres savoirs. Je précise temporaire parce que, comme noté ci-dessus, l’expertise du médecin n’est pas mise de côté pour toujours dans le dialogue, mais aussi pour une autre raison qui sera abordée ci-après. En effet, il faut faire valoir la parole de l’autre, la hausser dans sa crédibilité, même si celle-ci semble être « contre la nôtre » (selon Gadamer, l’élargissement de notre horizon de signification sera en fait plus probable lorsqu’il y aura friction épistémique – soit un contact avec une perspective différente ou expérience non familière). Si Gadamer n’a pas insisté sur cette dimension de la renonciation ou du sacrifice dans ses réflexions sur le milieu clinique, il l’a fait dans d’autres écrits sur le dialogue interculturel et interpersonnel. Dans un essai tardif, par exemple, il explique que courage et humilité sont nécessaires pour le dialogue, car « apprendre “à donner raison à l’autre” » peut souvent impliquer d’« avoir tort contre soi-même et contre ses propres intérêts » (VM, 23, cité dans Karmis 2015, 217 [je souligne]). Voilà un important correctif que Gadamer apporte à l’analyse de Fricker : hausser la crédibilité de certains savoirs requiert un type de décentrement qui pourrait être vécu par certains individus ou groupes comme une perte ou un renoncement (selon moi, Fricker considère trop peu ce que les privilégiés ont à « perdre », à court terme, d’une responsabilisation épistémique). Cet apport de Gadamer tient en partie à sa compréhension de l’écoute comme reposant sur une humilité relationnelle – relationnelle, car elle implique en outre une diminution de l’importance d’un individu comparativement à un autre, du moins au début de la conversation. J’aimerais ainsi proposer que l’humilité épistémique gadamérienne est ancrée dans l’idée que nous opérons au sein d’une économie d’estime, d’attention et de crédibilité qui est « finie », circonscrite.

Si j’ai ci-haut souligné le mot temporaire à plusieurs reprises, il importe toutefois de reconnaître que l’idéal gadamérien nous incite, sur les plans interpersonnel et sociopolitique, à travailler au dialogue non seulement afin d’obtenir une plus grande diversité de savoirs et d’expériences dans nos diverses institutions, mais, par le fait même, à gagner en solidarité sociale, en confiance et en participation démocratique. Certes, Gadamer nous invite à reconnaître qu’à court terme, un véritable dialogue participatif pourrait impliquer ce qui sera parfois perçu par certains comme une perte (en statut, reconnaissance ou niveau de confort). Mais il nous convie surtout à apprécier ce qu’une communauté sociopolitique et ses institutions (y compris les milieux cliniques) pourraient à long terme gagner d’une baisse des dialogues manqués, d’une diminution de la marginalisation épistémique et des conséquences de celle-ci (méfiance, tensions interculturelles, stress chronique, iniquités en santé, etc.). Si la distinction entre « perte » à court terme et gains collectifs éthico-politiques, économiques ou médicaux à long terme peut sembler relativement claire sur les plans analytique et théorique, elle est certes moins évidente sur les plans de la pratique et du vécu, et peu d’entre nous seraient aptes à la saisir. Les intervenants qui offrent des formations en sécurité culturelle en milieu institutionnel sont par ailleurs parfois témoins de l’inconfort, de la résistance et du ressentiment de certains participants lorsque ces derniers se retrouvent face à des données montrant les liens étroits entre rapports de pouvoir, racisme, sexisme, privilèges et institutions (Browne et al. 2021, 1).

Avant de conclure, j’aimerais considérer brièvement une autre facette singulière de l’humilité gadamérienne, soit ses liens étroits avec le questionnement et le désir. Comme noté plus haut, « mettre en jeu » nos préjugés requiert un travail de questionnement ; notre dialogue est gage de réel intérêt envers autrui si nous sommes en mesure de poser de bonnes questions (plutôt que des questions non sincères ou « bancales » [VM, 387]). Comme l’exemple de Socrate l’indique, selon Gadamer, « il est plus difficile de questionner que de répondre » (VM, 386), car questionner nécessite la reconnaissance du fait que l’on ne sait pas et nécessite un « vouloir savoir » (ibid.). Pour questionner et dialoguer, il faut ainsi un engagement affectivo-cognitif, un souci. Bien que Gadamer ait bien saisi les liens entre écoute, humilité et désir, il a insuffisamment considéré le fait que ce « vouloir savoir » fait souvent défaut chez les dominants – il a en effet peu considéré les liens entre le désir de savoir et les privilèges socioéconomiques. Or, le coeur de l’injustice épistémique est en partie ici : l’ignorance des privilégiés – le peu d’attention qu’ils accordent aux savoirs plus marginalisés – tient souvent au fait qu’ils n’ont pas besoin de savoir ou ne veulent pas savoir (surtout si les savoirs en question pourraient ébranler les arrangements socioéconomiques existants).

L’enjeu est donc de taille : comment convaincre des individus qui n’ont pas intérêt à le faire de développer un minimum de vouloirsavoir, une volonté d’entrer en dialogue ? Bien qu’il ne se soit pas longuement interrogé sur le vouloir savoir en lien avec le privilège, Gadamer peut tout de même offrir un bref (bien qu’insatisfaisant) élément de réponse à cette question : nous pouvons cultiver ce désir par des rencontres fréquentes et ordinaires avec l’altérité, avec le non-familier. Si Gadamer affirme à plusieurs reprises que les êtres humains ne peuvent avoir d’expérience sans avoir de questionnement (VM, 385), je crois que ce questionnement n’est pas toujours « premier » chez lui, qu’il n’est pas toujours le moteur de l’expérience. J’aimerais suggérer que chez Gadamer, le simple contact avec le non-familier – une expérience – peut aussi mettre en branle le questionnement, la « mise en jeu » de nos préjugés : « tout effort du vouloir comprendre commence par la rencontre de quelque chose qui surgit en face de nous, étrange, provocant, désorientant » ([je souligne] Gadamer 1995, 148). Ainsi, Gadamer reconnaît qu’un simple contact avec une pratique, un langage ou un texte non familier peut parfois mener à des questions, et ce, même pour des individus qui manqueraient au départ d’empathie, de curiosité ou d’autoréflexivité.

Voilà un autre apport de l’herméneutique pour les débats sur la justice épistémique : l’importance accordée au contact, au face-à-face quotidien avec l’altérité. Mais je tiens à le préciser : ce contact avec la différence doit être significatif, récurrent et impliquer un engagement significatif dans le temps. En harmonie avec l’idée que la phronesis est une question de pratique, l’acquisition d’une plus grande ouverture et d’habiletés comme l’écoute attentive ne peut se faire en quelques jours par une exposition superficielle à la diversité (ou par une formation en « compétence culturelle » de dix heures – j’y reviendrai). En ce sens, Gadamer saurait répondre à la critique des féministes postcoloniales comme María Lugones (2011) et Mariana Ortega (2006), qui déplorent le fait que pour plusieurs, de brèves rencontres avec la diversité ethnoculturelle ou intellectuelle semblent suffisantes pour pallier la marginalisation. En effet, dans leur conception de l’expérience de « voyage » et de rencontre interculturelle (world-travelling) se retrouve cette idée – simple mais cruciale – qu’un contact ordinaire et fréquent est impératif, au même titre qu’un grand investissement de temps. Le world-travelling n’a rien à voir avec le tourisme. « World-travelling has to do with actual experience; it requires a tremendous commitment to practice: to actually engage in activities where one will experience what others experience; to deal with flesh and blood people […] to learn people’s language. » (Ortega 2006, 69) Or, je crois que l’impératif d’interaction épistémique gadamérien rejoint cette idée de « voyage du monde » et l’insistant rappel d’Ortega sur l’importance d’un investissement de temps. Et c’est précisément sur cet enjeu que j’aimerais revenir dans la section qui suit, avant de conclure.

Écoute attentive et temps : travail quotidien, contact ordinaire et formation

Dans les pages précédentes, j’ai tenté d’indiquer la pertinence de Gadamer pour les recherches sur les injustices épistémiques en milieu clinique. Si j’ai mis l’accent sur des habiletés telles que l’humilité et l’écoute, mon intention n’était absolument pas de minimiser l’importance des mesures de redistribution, des mécanismes de responsabilisation et d’imputabilité, ou encore des changements radicaux dans nos pratiques d’embauche et d’admission dans les facultés de médecine. En effet, souligner l’importance de travailler sur nos dispositions éthiques ne nous dédouane absolument pas de l’obligation de réfléchir simultanément aux mesures structurelles, institutionnelles et distributives qui doivent impérativement les accompagner[18]. Discuter de mesures matérielles et structurelles de façon adéquate requerrait un autre type de travail que celui, plus modeste et ancré en philosophie politique, que j’ai proposé ici. J’aimerais néanmoins considérer maintenant l’une de ces mesures structurelles que j’estime cruciale, soit la mesure temporelle, car celle-ci me permettra de revenir sur l’apport gadamérien à la justice épistémique et de mettre brièvement Gadamer en conversation avec les éthiques féministes du care (comme nous le verrons, il existe d’importantes résonances entre l’herméneutique gadamérienne et ces éthiques).

Plusieurs éthicien·nes du care ont bien montré à quel point nous ne pouvons penser les pratiques adéquates de soin sans mettre à l’avant-plan de nos réflexions la question du temps. Joan Tronto, Julie White, Alain Loute et bien d’autres soutiennent que prendre soin des autres – faire attention aux autres – est une question de disposition et de pratique concrète, et que ces deux éléments ne peuvent être dissociés de nos conditions temporelles. Plusieurs en appellent ainsi à une transformation radicale de l’économie politique et à une augmentation du temps alloué aux tâches de soin (tant dans la sphère publique que privée). Or, rien n’est plus intempestif que de suggérer que ce dont les professionnels de la santé – ou tout employé débordé – ont besoin est de plus de temps. Cela va évidemment à l’encontre des impératifs de productivité, d’efficacité et de vitesse du capitalisme avancé. Comme l’a bien noté Tronto (2013, 121), il y a une tension entre vitesse, efficacité et prestation de soins adéquats, car on ne peut accélérer le souci et le care : « no greater time efficiencies can be achieved […] where spending time itself is a part of the activity […] An important aspect of care is simply spending time with another, listening to stories, observing care receivers. » Selon White (2020, 167), il faut ainsi reconnaître le caractère particulier de l’attention : « caring attention is exactly the space of attending rather than producing, of being rather than doing ». La valeur de l’attention ne peut certes s’estimer en termes comptables et ne peut être appréciée selon une logique néolibérale (Bourgault 2016). Or, pour recentrer la question du temps sur l’enjeu qui nous intéresse ici, j’aimerais proposer que l’importance du temps pour la justice épistémique dans la prestation des soins de santé se situe sur au moins deux plans : d’abord, dans l’exercice des tâches en milieu clinique au quotidien ; ensuite, dans la formation des professionnels de la santé et dans l’importance des contacts ordinaires et répétés qu’ont ceux-ci avec la diversité (avant, pendant et après leurs études).

Débutons avec la question du rythme temporel dans les établissements de soins. Comme noté antérieurement, plusieurs travaux sur les injustices épistémiques reconnaissent l’importance du temps, mais le font très rapidement et sans intégrer la reconnaissance de cet élément dans l’élaboration de solutions concrètes. Par exemple, Ian Kidd et Havi Carel (2017, 176) notent que la pression du temps est l’un des traits structurels de notre système de santé responsables des injustices épistémiques (voir aussi Carel et Györffy 2014, 1257). Pourtant, lorsqu’ils proposent des mesures correctives à adopter, quasiment rien ne concerne des changements au régime temporel. Or, comme l’a bien noté Loute (2019, 43), l’attention « ne dépend pas seulement des compétences et de la volonté des professionnels de la santé. Cette attention est également gérée, disciplinée et captée par l’environnement organisationnel et institutionnel de l’hôpital. »

Plusieurs recherches empiriques sur les préjugés des médecins indiquent pourtant l’importance de prendre davantage en considération le rythme temporel en milieu clinique. Par exemple, les travaux d’Irena Stepanikova (2012) montrent que lorsque les médecins sont pressés, ils sont plus enclins à céder aux biais racistes et aux préjugés dans leur diagnostic et leur choix de traitement[19]. Les travaux sur la DMP suggèrent aussi que le manque de temps est le principal obstacle identifié par les médecins à l’adoption d’une approche plus dialogique et participative aux décisions médicales (Légaré et al. 2008). Sans être une panacée, une augmentation du temps passé par les médecins avec leurs patients (même une simple hausse de quatre ou cinq minutes par entretien)[20] est une mesure qui pourrait – conjointement avec d’autres – contribuer à diminuer certaines injustices épistémiques et à favoriser un meilleur dialogue, spécialement en situations dites « interculturelles » (Ells et Caniano 2002, 529)[21]. Certains rétorqueront qu’il s’agit d’une mesure coûteuse ; certes, ma proposition soulève de complexes questions d’économie politique et de choix de société. Mais comme je le noterai ci-dessous, il y aurait peut-être d’importantes questions à se poser quant à la véritable ampleur du défi ou du coût de ces mesures.

Les considérations temporelles sont aussi cruciales dans les programmes de formation en compétence et sécurité culturelles proposés à travers le pays, par exemple les formations virtuelles San’yas (Browne et al. 2021 ; voir aussi AFMC 2020). Les éthiques féministes du care sont ici encore pertinentes parce qu’elles invitent à reconnaître les limites des formations virtuelles ou « théoriques » brèves, sans échange concret avec des êtres humains et sans un contact quotidien « au sol raboteux de l’ordinaire » (Laugier 2009). Ces éthiques viennent en effet rejoindre une leçon importante de Gadamer, soit que l’écoute (pierre angulaire du dialogue interculturel et clinique) est une question de pratique et d’expériences dans le temps. Un professionnel de la santé (tout comme un policier, un enseignant) a besoin d’une formation de plus que quelques heures ou jours pour acquérir les outils et les habiletés qui l’aideront à contrer le risque que ses biais implicites aient un effet sur son écoute ou son jugement (Shepherd 2019)[22]. Mon intention n’est pas de remettre en question le besoin de formations, mais bien de souligner l’importance de considérer celles-ci comme inséparables de la pratique et comme le travail d’une vie entière. Certains témoignages de professionnels de la santé présentés dans le rapport Lutte contre la stigmatisation vont dans ce sens : « Vous avez besoin d’éducation tout au long de votre carrière ; une journée sur la sensibilisation culturelle […] ne suffit pas » (ASPC 2019, 32 ; voir aussi les constats concernant la psychiatrie transculturelle dans Guzder et Rousseau 2013 ; et Ogrizek et al. 2022).

Avec Gadamer et les éthiques du care, j’aimerais ainsi clore le présent article en soulignant l’importance du face-à-face, du contact ordinaire et répété avec l’altérité – une thèse qui rejoint plusieurs recherches sur les théories du contact, qui montrent que, souvent (mais pas toujours), le contact avec la diversité peut réduire les préjugés (Pettitgrew et Tropp 2008 ; Hewstone et Swart 2011). En utilisant le terme ordinaire, je souhaite insister sur le fait que pour avoir une valeur significative, ce contact doit être fréquent ou s’inscrire dans une certaine durée[23] et se faire dans des situations autres que celles de crise (le cas typique des interventions policières). Dans la foulée du décès de Joyce Echaquan (un horrible cas de maltraitance et d’injustice épistémique), une médecin qui travaille avec la communauté atikamekw de Manawan a publié une lettre ouverte qui illustre bien mon propos. Pascale Breault (2020) écrit ainsi :

Je suis médecin. J’ai grandi sans jamais côtoyer dans mon quotidien une seule personne autochtone. Je n’ai pas vu leurs arts, j’ai rarement entendu leur musique et leur langue, je n’ai pas joué avec leurs enfants […] Les stéréotypes tuent […] et se perpétuent dans l’isolement et l’ignorance qu’on peut avoir des Premiers Peuples […] de leur humour, de leurs savoirs. Et disons que la manufacture à soignants reste encore aujourd’hui un lieu de socialisation avec l’altérité bien limitée. La formation des différents professionnels de la santé reste essentiellement hospitalo-centrée […] pour beaucoup de professionnels (en formation ou certifiés), le milieu de soins sera leur seul point de contact avec les Premières Nations, les Métis et les Inuits. Ce n’est pas normal.

Évidemment, ce contact « ordinaire » que j’appelle de mes voeux n’est pas géographiquement possible pour tous et n’est pas une panacée (tant dépend des circonstances économiques et sociohistoriques des individus). De plus, certains groupes marginalisés peuvent avoir d’excellentes raisons de préférer la non-mixité au contact – comme l’a bien noté Medina (2013). Enfin, il faut reconnaître que l’accès à des formations telles que celles de l’Université McGill en psychiatrie transculturelle demeure pour le moment assez limité[24]. Malgré cette complexité, l’invitation lancée par Breault de repenser nos « lieux de socialisation à l’altérité » mérite d’être réitérée.

Conclusion

La visée principale de mon article était de montrer la pertinence de la pensée de Gadamer pour les recherches portant sur les injustices épistémiques, et tout particulièrement celle de son ouvrage rarement discuté, Philosophie de la santé. Au-delà de souligner l’intérêt de ce que l’herméneutique gadamérienne peut offrir comme importants correctifs aux écrits de Fricker (référence phare dans les débats qui nous concernent ici), je souhaitais aussi montrer comment la perspective gadamérienne sur l’importance de l’écoute attentive, l’humilité et la participation du patient résonne avec les écrits sur la prise de décision médicale partagée.

Avec Gadamer et les éthiques du care, j’ai aussi voulu insister sur l’importance du temps pour la pratique clinique et la formation des professionnels. En ce qui concerne la première, j’ai souligné le rôle crucial que pourrait jouer le temps pour augmenter la participation du patient, pour améliorer la qualité de cette participation et pour minimiser l’impact des préjugés. Encore une fois, certains diront qu’augmenter le temps alloué au dialogue clinique est une mesure que l’on ne peut se permettre, que les coûts engendrés seraient trop élevés. Pourtant, comme l’ont noté France Légaré, Stéphane Ratté, Karine Gravel et Ian D. Gravel (2008), il faudrait peut-être remettre en question l’idée qu’une augmentation radicale du nombre de minutes passées avec un patient est absolument nécessaire afin d’avoir un meilleur dialogue ou afin de mettre en pratique la DMP. Si nombreux sont les médecins qui perçoivent le manque de temps comme le principal obstacle à l’adoption de la DMP, Dawn Stacey, France Légaré, Krystina Lewis et leurs collègues (2017) remarquent que le recours aux outils d’aide à la décision partagée n’augmente en fait la durée des échanges cliniques que d’environ trois minutes. De plus, on peut suggérer qu’une augmentation de cinq minutes de certains[25] dialogues médecin-patient pourrait en fait mener à des économies plutôt qu’à des dépenses accrues – en prévenant certains problèmes de santé complexes à long terme, mais aussi parce que le recours à la DMP semble diminuer le nombre d’interventions chirurgicales (Elwyn et al. 2010).

Enfin, j’ai aussi soutenu que l’importance du temps entre aussi en ligne de compte dans la formation – dans l’acquisition de solides habiletés d’écoute attentive, de réceptivité et de cette sagesse pratique que Gadamer estime si cruciale pour une rencontre positive (plutôt que discriminatoire) avec la diversité. En soulignant les limites des programmes (trop) brefs de sensibilisation ou de sécurité culturelles, mon intention n’était pas, encore une fois, de nier leur valeur, mais bien d’insister sur l’urgence de penser des façons d’outiller les professionnels de la santé tout au long de leur carrière et, même, de travailler en amont. Par exemple, l’Association des facultés de médecine du Canada (2020) recommande que ses facultés à travers le pays prennent davantage en compte, dans leur processus de sélection, les expériences de vie de tous les candidats et l’étendue de leurs connaissances pré-universitaires sur les communautés ethnoculturelles et autochtones. Elle recommande aussi que des efforts bien plus grands soient déployés pour recruter des étudiants et des professeurs provenant des communautés autochtones, et que les formations en matière de sécurité et d’humilité culturelles soient plus substantielles et ne prennent pas fin avec l’obtention du diplôme. Si les facultés de médecine à travers le pays et nos gouvernements offrent en 2022 un nombre de formations beaucoup plus élevé qu’il y a vingt ans, il reste encore – comme le reconnaît d’emblée l’AFMC – beaucoup de travail à accomplir pour que nous arrivions à créer de meilleures « manufactures à soignants ».