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Malgré la densité de la littérature scientifique ayant trait à la question corse, il existe peu de productions contemporaines au sujet de la relation entre le nationalisme corse et son action internationale. Pourtant, la construction du nationalisme corse peut être envisagée dans un ensemble d’interactions entre différents groupes, oscillant entre conflictualité et coopération. Si les travaux de Jean-Louis Briquet (2001) et Xavier Crettiez (1998) ont d’ores et déjà mis en exergue les interactions entre la Corse et l’État central, la problématique s’ouvre sur les relations avec des acteurs extérieurs à la question corse. Elle devient d’autant plus pertinente que la Corse connaît un moment inédit : pour la première fois de son histoire, le mouvement nationaliste dirige la Collectivité de Corse[1] (CDC) ; ayant dès lors des ressources publiques – notamment celles de la paradiplomatie – à sa disposition. Les victoires successives du parti autonomiste Femu a Corsica (FaC) aux élections territoriales, allié de 2015 à 2021 avec le Partitu di a Nazione Corsa (PNC) et avec le parti indépendantiste Corsica Libera (CL), permettent d’observer le déploiement d’une stratégie à l’international. En effet, ces partis, s’ils diffèrent peu idéologiquement et sociologiquement, se démarquent toutefois quant à la stratégie adoptée à l’égard de l’État central : la tendance autonomiste plaide pour une solution institutionnelle au sein de la France, tandis que la tendance indépendantiste appuie l’idée d’une séparation plus ou moins progressive qui mènerait à l’indépendance (Dominici 2004, 99-100). Pourtant, à l’international, les deux tendances du nationalisme corse s’accordent désormais sur des demandes identiques.

La paradiplomatie – puisqu’il s’agit d’une diplomatie « parallèle à, souvent coordonnée avec, complémentaire de, et parfois en conflit avec une “macrodiplomatie” » ([traduction libre] Duchacek 1990, 32) – n’est pas l’apanage de la Corse et la quasi-totalité des autorités locales y ont recours. Elle leur permet utilement de se positionner dans cette compétition entre les territoires qu’encouragent la mondialisation, l’européanisation et la transformation du modèle de l’État-nation (Keating 1999, 2). Néanmoins, la plupart de ces autorités locales ne mobilisent pas la paradiplomatie en vue d’accroître leur autonomie politique et/ou d’être reconnues comme des nations à part entière. En cela, l’activité de la Corse sur la scène internationale depuis la victoire du nationalisme est singulière dans le contexte français, s’assimilant à des cas de figure ayant « des aspirations nationalistes qui cherchent une reconnaissance et une légitimité plus que de simples régions » ([traduction libre] ibid., 5). La littérature regorge de cas similaires. On peut ainsi citer l’ouvrage collectif dirigé par Justin Massie et Marjolaine Lamontagne (2019) qui détaille la paradiplomatie du Pays basque, de la Catalogne, de l’Écosse, de la Flandre et du Québec. Ces cas – bien documentés – se recoupent souvent puisqu’ils ont plusieurs traits communs. Comme le démontre Stéphane Paquin (2004, 74-75), la prégnance du nationalisme au sein du champ politique, une volonté de construire la nation hors du cadre autorisé par l’État tutélaire, une stratégie internationale pour acquérir des ressources et des soutiens, mais également une évolution qui conduit ces nationalismes « autrefois à tendance protectionniste et autarcique » à devenir « libre-échangistes » et à se projeter à l’international, sont autant de facteurs qui qualifient cette paradiplomatie « d’identitaire », au sens où elle tend à affirmer et à faire reconnaître une identité. Malgré de fortes similitudes avec les exemples précédemment cités, c’est sur ce dernier aspect que la Corse diverge.

En plus de chercher une alternative à la construction européenne, le nationalisme corse se montre critique envers la mondialisation, ce qui semble contredire le mouvement emprunté par « le Québec, l’Écosse et la Catalogne [qui] ne se bornent pas à un rôle d’observateur passif de la mondialisation, [mais] ils en sont les promoteurs en appuyant le développement de blocs régionaux et la libéralisation des échanges » ([traduction libre] ibid., 75). Cet article postule que cette réticence est certes le résultat de facteurs idéologiques, mais aussi de facteurs structurels. Idéologiquement, le nationalisme corse pense l’international sur deux registres : l’insularité et la solidarité avec des nations minoritaires. Si ces mêmes registres invitent le nationalisme corse à concevoir sa place dans le monde, il est paradoxalement empêtré dans une perception de l’altérité qui oscille entre ouverture et fermeture. Cette perception est liée à une faible socialisation de la population corse à l’international, et particulièrement à l’égard de l’Europe. La question de la socialisation est la conséquence directe d’un facteur structurel puisque, comparativement à l’Alsace ou à la Bretagne desquelles émanent des demandes similaires, la paradiplomatie corse souffre d’un déficit institutionnel marqué par des décennies de sous-investissement. Débutée tardivement, la paradiplomatie corse est faiblement pourvue et sans institution porteuse. Même si les nationalistes corses affichent un volontarisme pour l’action internationale, cette forme de dépendance au sentier (path dependency) – conjuguée aux réticences idéologiques précédemment citées – les empêche de s’impliquer davantage dans les structures existantes. La stratégie internationale du nationalisme corse demeure, alors, balbutiante.

Pour cerner les facteurs idéologiques et structurels, cet article se propose en premier lieu d’observer l’institutionnalisation de la paradiplomatie corse. Puis, en second lieu, il examinera la stratégie qui s’en dégage afin de percevoir comment le nationalisme corse pense l’international. La méthode empruntée est celle de la sociologie phénoménologique, faisant ainsi la jonction entre la théorie politique qui s’intéresse aux facteurs idéologiques et la sociologie politique qui décrit les facteurs structurels.

Méthodologie et revue de littérature

Cette analyse est principalement normative[2], son matériel étant constitué de la littérature scientifique et de discours ici « perçus comme des ensembles analytiquement définissables de pratiques et d’attributions de sens » (Keller 2013, 62), c’est-à-dire de productions orales et/ou textuelles servant à véhiculer un propos (Fairclough 2003, 2-4). Sur cette définition non restrictive du discours, le corpus se compose de programmes électoraux, de propagande électorale, de littérature grise, de transcriptions publiques, d’actes légaux, de rapports et de documents officiels, d’entrevues et d’articles produits par les médias. Ce matériel est écrit, ce qui signifie que l’analyse ne porte que sur l’aspect textuel de ces productions. Le corpus a été analysé par l’approche du discours de la sociologie de la connaissance, méthode qui cherche à mettre en relief « les pratiques et les processus sociaux de construction communicative » oeuvrant à « la stabilisation et à la transformation des ordres symboliques et leurs conséquences » ([traduction libre] Keller 2013, 61). Pour ce faire, cette méthode – outre l’étude purement linguistique du discours – se propose d’étudier le cadre phénoménal qui concourt à sa production ; c’est-à-dire le référentiel en lui-même et les structures politiques qui le génèrent. Bien qu’il s’agisse d’une étude de cas, la comparaison avec l’Alsace et la Bretagne semble pertinente pour mesurer l’institutionnalisation de la paradiplomatie corse. Ces deux régions évoluent en effet dans un même contexte national, avec des champs politiques locaux ayant des similitudes quant aux revendications émises, et par la présence de partis ethnorégionalistes.

Cet article s’inscrit donc dans une démarche à la croisée des chemins, entre la théorie politique, la sociologie politique et la politique comparée, similaire en bien des points à celle initiée par Michael Keating (1999) qui a interrogé la formation et la transformation des nationalismes minoritaires en fonction de leur internationalisation. On notera la contribution significative d’Anwen Elias (2008) qui a théorisé les attitudes des partis nationalistes à l’égard de l’Europe, faisant directement écho à la théorie des familles politiques des partis ethnorégionalistes développée par plusieurs universitaires, dont Lieven De Winter et Huri Türsan (1998), Peter Lynch (1998) et Margarita Gómez-Reino (2018). Ces auteurs se sont notamment interrogés sur la formation des réseaux transpartisans, mais également l’influence des partis nationalistes auprès des institutions européennes. Complémentaires à cette démarche, d’autres ont mis en perspective le développement de la paradiplomatie des régions ou des nations minoritaires dans une approche qui est celle des relations internationales, à l’instar de David Criekemans (2010) ou de Stéphane Paquin (2004). Suivant une approche comparative, ils ont apporté des exemples extraeuropéens qui permettent d’élargir le cadre de l’analyse et de renouveler la réflexion.

Si le cas corse n’est nullement absent de cette littérature avec les travaux de Claude Olivesi (1999), d’Anwen Elias (2008) et d’André Fazi (2013) à propos du phénomène insulaire, des relations méditerranéennes de l’île et de son européanisation, la plupart des écrits décrivent une situation avant l’accès au pouvoir des autonomistes et des indépendantistes en 2015. La Corse d’alors était dirigée par des partis unionistes, pouvant certes avoir une stratégie internationale conforme à celle d’un régionalisme latent, mais sans perspective de reconnaissance de la nation corse. De ce fait, la plupart de ces articles questionnent peu le nationalisme dans son rapport au monde, alors que ce travail a été entrepris pour les cas de l’Alsace (Schmitt, 2015) ou et la Bretagne (Kernalegenn et Pasquier, 2014).

L’institutionnalisation de la paradiplomatie corse

L’internationalisation de la question corse est marquée par la victoire des nationalistes aux élections territoriales en 2015. Avant cette date, la Corse tarde à entreprendre une paradiplomatie. Pourtant, lors de la même période, l’Alsace et la Bretagne étaient aussi dirigées par des partis unionistes qui assumaient – comme en Corse – une inclinaison régionaliste dans leur paradiplomatie. Faute de ce démarrage tardif et de la faible institutionnalisation de la paradiplomatie corse, une dépendance au sentier s’observe. Malgré les efforts des nationalistes pour s’en départir, ces derniers disposent de peu de ressources pour envisager une stratégie ambitieuse.

Le développement tardif de la paradiplomatie corse

La paradiplomatie d’une entité subétatique comme la Corse n’a rien d’extraordinaire ni de subversif. Noé Cornago établit en effet que la paradiplomatie des entités subétatiques est un phénomène normalisé, ce qui signifie que l’État crée un cadre, y exerce un contrôle et, le cas échéant, peut sanctionner (2010, 15). Autrement dit, la paradiplomatie dans le contexte français n’a jamais été perçue en concurrence avec la diplomatie officielle, mais pas toujours en complémentarité avec celle-ci. Si la paradiplomatie s’est généralisée dans les années 1990, elle répond aux nécessités de réinvestir le développement territorial duquel l’État s’est désengagé et de rester compétitif dans une mondialisation qui s’accélère. À cet effet d’obligation se joint un effet d’aubaine, car la paradiplomatie accentue l’autonomisation des entités subétatiques, leur permettant d’acquérir une nouvelle légitimité.

Avant les années 2015, les différents partis qui se sont succédé au pouvoir en Corse affirmaient un régionalisme certain et plaidaient déjà pour une évolution du statut de la Corse. Pourtant, la Corse a tardivement développé sa paradiplomatie. Par exemple, elle ne crée une antenne à Bruxelles pour accroître sa représentation auprès des instances européennes qu’en 1996, alors que l’Alsace se dote d’une institution similaire en 1979 et la Bretagne en 1988. Également, l’État central met en place pour la Corse les premières coopérations avec des régions européennes, dont le rapprochement avec la Sardaigne en 1989. Il en va différemment en Alsace, où les acteurs politiques locaux impulsent de leur propre chef la coopération transfrontalière dès les années 1960 (Wassenberg 2007, 90), de même qu’en Bretagne où est fondée la Conférence des régions périphériques maritimes d’Europe (CRPM) en 1973 pour renforcer la dimension européenne de la Bretagne (Pasquier 2012, 174-175).

Ce développement tardif est la conséquence d’une forme d’inertie des acteurs politiques corses quant aux questions internationales, conduisant Olivesi à qualifier la paradiplomatie insulaire d’alors de « mineure » (1999, 748) puisqu’elle n’avait que peu d’ambition et laissait l’initiative aux autres. Par exemple, afin de stimuler une coopération insulaire et méditerranéenne, l’Union européenne (UE) va encourager la création de l’association des îles de la Méditerranée occidentale (IMEDOC) en 1995. Malgré les discours, les échanges entre la Corse et les autres îles ont longtemps été peu probants (Bernabéu-Casanova 2001, 164-165). Par ailleurs, la Corse a quitté ce réseau en 2009 – devenu ArchiMED – alors qu’il obtenait le statut de Groupement européen de coopération territoriale (GECT)[3]. Fazi explique ce départ par la volonté des acteurs politiques de privilégier une adhésion à l’Eurorégion Alpes-Méditerranée, la Corse n’ayant pas suffisamment de ressources pour être membre de deux GECT (2013, 46). Si une volonté d’adhésion à l’Eurorégion Alpes-Méditerranée fut exprimée en 2006, elle n’a pourtant jamais été concrétisée.

Il est certain que l’inertie politique ne saurait pas tout justifier. Des facteurs structurels, dont le manque de moyens et l’absence d’opportunités économiques (ibid.) pour des coopérations décidées depuis Paris ou Bruxelles, justifient l’attentisme. De plus, la comparaison avec l’Alsace et la Bretagne permet d’identifier une autre variable : le modèle relationnel avec l’État. En cela, l’Alsace a conçu un modèle de coopération où l’État central est associé à l’initiative contre une certaine autonomie (Schmitt 2022, 191), tandis que la Bretagne a misé sur un modèle de développement dans lequel l’Europe incite « l’État à prendre en compte les besoins économiques et sociaux spécifiques de la Bretagne » (Pasquier 2002, 164). Malgré les alternances à la tête de l’exécutif, les acteurs politiques corses ont longtemps reproduit un modèle relationnel dans lequel l’État est à la fois « l’ennemi et l’interlocuteur unique » (Dominici 2004, 108). Dès lors, la Corse a délaissé la paradiplomatie pour espérer de l’État qu’il règle l’intégralité de ses problèmes. D’où le dilemme perçu par Fazi (2013, 49), à savoir choisir l’interdépendance avec les régions européennes ou la dépendance à l’État central. Avant 2015, il semblerait que le choix se soit porté sur la dépendance à l’État central.

Le déficit institutionnel de la paradiplomatie corse

Conséquences de décennies d’inertie, la paradiplomatie corse est faiblement pourvue en matière d’institutions. Analysant les paradiplomaties de la Bavière, de la Catalogne, de l’Écosse, de la Flandre, du Québec et de la Wallonie, David Criekemans (2010, 45-46) établit sept critères de comparaison : 1) les représentations politiques à l’étranger, 2) le pouvoir de conclure des traités, 3) les accords formels, 4) les contrats d’assistance mutuelle, 5) la participation à des cadres multilatéraux (comme l’UNESCO ou l’OCDE), 6) la participation à d’autres réseaux formels ou informels, 7) une diplomatie publique. Si la comparaison est pertinente pour les cas cités, les régions françaises n’ont de compétences que pour les critères 3 et 6, et bien marginalement pour le critère 7. Mesurer l’action internationale corse nécessite donc de penser les outils en fonction du contexte ; c’est pourquoi cette partie propose d’observer ce qu’il est possible de faire en fonction du budget alloué à l’action internationale, de la coopération bilatérale, des associations de représentation et des organismes de coopération transnationale. L’analyse ne s’étendra pas à certains programmes européens, à l’exemple de l’Interreg France-Italie Maritime[4], puisqu’ils ne sont pas du ressort des acteurs politiques locaux.

Le budget alloué à l’action internationale – La Corse souffre d’un déficit structurel si l’on compare son budget alloué à l’action internationale avec ceux de l’Alsace et de la Bretagne. Si c’est là une comparaison inégale puisque la Collectivité européenne d’Alsace (CeA), la Collectivité de Corse et la Région Bretagne sont toutes trois pourvues de ressources différentes car leur statut respectif – un département à dispositions particulières, une collectivité territoriale unique à statut particulier et une région « ordinaire » – ne leur offre pas les mêmes compétences et dotations, ce sont davantage les proportions qui illustreront ici la mobilisation des moyens. Ainsi et outre la gestion des fonds européens, l’Alsace allouait en 2022 à l’action internationale 4,4 millions d’euros, la Bretagne 1,92 million d’euros, et la Corse 587 000 euros (Collectivité européenne d’Alsace, 2022 ; Conseil régional de Bretagne, 2022 ; Collectivité de Corse, 2022). Certes, la paradiplomatie n’est jamais le poste budgétaire le plus important d’une collectivité territoriale, mais la comparaison révèle que la Corse – en fonction de ses propres moyens – dépense trois fois moins que la Bretagne, six fois moins que l’Alsace (voir tableau 1), alors que son budget par habitant est largement supérieur.

Tableau 1

Ressources allouées à l’action internationale (Alsace, Bretagne, Corse)

Ressources allouées à l’action internationale (Alsace, Bretagne, Corse)
Source : Tableau réalisé d’après les budgets primitifs (Collectivité européenne d’Alsace, 2022 ; Conseil régional de Bretagne, 2022 ; Collectivité de Corse, 2022)

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Indépendamment du statut de ces collectivités, ce sont des choix stratégiques qui expliquent la faiblesse des ressources allouées à l’action internationale. Maintenant, les nationalistes corses font-ils mieux que les unionistes ? Une étude comparative des budgets de la CTC, puis de la CDC, sur les années 2012-2022 permet d’affirmer qu’il n’y a pas eu une évolution significative du budget alloué à l’action internationale avant et après 2015, mais davantage à partir de 2018 quand la Collectivité de Corse a été instituée. La fusion des directions régionales et départementales dédiées aux affaires européennes et internationales explique cette revalorisation budgétaire, laquelle donne conséquemment plus de moyens à l’action internationale de la Corse qu’elle n’en disposait avant. Si une dépendance au sentier s’observe ici, le volontarisme des nationalistes corses se déploie ailleurs que dans la création de ressources matérielles.

Les réseaux de coopération bilatérale – En 1995, la Corse met en oeuvre une coopération décentralisée avec la province du Nord-Vietnam. Elle prend la forme d’une coopération technique et scientifique, notamment en matière d’agriculture, d’ingénierie et de recherche. Mais plus que cette initiative sectorielle qui relève de l’aide au développement, c’est davantage avec la Sardaigne que la Corse commence une coopération politique. Si les relations corso-sardes se sont nouées dans les années 1980 et développées depuis, le bilan est quelque peu mitigé. Comme le souligne Emmanuel Bernabéu-Casanova (2001), malgré des réalités insulaires identiques, une proximité culturelle, géographique et linguistique, les sociétés corse et sarde diffèrent, tout comme leurs intérêts économiques divergent. La coopération bilatérale s’est donc construite sur des actions communes de lobbyisme auprès des instances européennes, lesquelles ont été rendues possibles puisque les deux îles étaient dirigées par des acteurs politiques au régionalisme modéré. Faisant l’objet d’un consensus au sein du champ politique corse, un premier accord-cadre est donc signé en 2013 avec la Sardaigne. Il est conçu comme « un moyen de prévoir des activités de coopération sur des thématiques qui intéressent particulièrement les régions insulaires » (Assemblée de Corse 2012). Si le texte de l’accord en lui-même insiste sur une coopération directe dans les secteurs comme la culture, l’éducation, le tourisme et les transports, il entend également oeuvrer à des politiques concertées à l’échelon européen. Selon Jean-Guy Talamoni (CL) – dirigeant indépendantiste qui présidait la Commission des affaires européennes au sein de l’Assemblée de Corse de 1999 à 2014 et qui a plaidé pour cet accord –, ledit accord n’aurait pas donné les effets escomptés (Mari 30 avril 2016). Cela a justifié pour les nationalistes la création d’un Conseil permanent corso-sarde (CPSC) en 2016. S’il reprend les grandes lignes de l’accord-cadre, il va un peu plus loin, car il entend créer une eurorégion réunissant les îles de la Méditerranée. Le CPSC est probablement l’unique contre-exemple d’une institutionnalisation de la paradiplomatie. Néanmoins, le CPSC n’a pas été conçu comme une institution de coopération bilatérale puisqu’il reproduit les compositions politiques existantes sans créer un espace dédié. Dès lors, l’élection régionale de 2019 en Sardaigne a conduit au pouvoir une alliance entre le Partidu Sardu indépendantiste et la formation d’extrême droite la Lega, crispant conséquemment les relations entre les deux îles.

Les associations de représentation – Les problématiques liées à l’insularité forment la plupart des demandes qui émanent de la Corse depuis les années 1970. Pendant des décennies, celles-ci se sont affirmées à l’endroit de l’État central pour qu’il mène une politique de développement visant à pallier les contraintes géographiques et infrastructurelles. La France a reconnu ces difficultés depuis longtemps, notamment en faisant bénéficier la Corse du principe de continuité territoriale[5] dès 1976 et en dotant l’île d’un statut fiscal dérogatoire depuis 1994. Olivesi (1999, 750) constate d’ailleurs un changement concernant la paradiplomatie dans les années qui précèdent immédiatement l’obtention du statut dérogatoire. En effet, la Corse déplace progressivement les revendications liées à l’insularité sur la scène européenne. Elle rompt ainsi avec une certaine inertie pour adhérer à la CPRM – association dont la raison d’être est de mener des actions de lobbyisme auprès des institutions européennes et des États membres de l’UE – et assume l’initiative sur les questions insulaires. Le comportement des partis unionistes est ici motivé par le besoin d’infléchir les positions prises à Bruxelles et par la nécessité de substituer l’UE à l’État, du fait que ce dernier a abandonné le terrain du développement territorial. À la suite de leur victoire en 2015, les nationalistes font de l’insularité une pièce maîtresse de leur stratégie internationale. Par conséquent, ils investissent la CRPM et plus spécifiquement sa Commission des îles. En 2017, Gilles Simeoni – président de l’exécutif de la CDC depuis 2015 – est élu à sa tête. Par cette position, il défend activement la prise en compte d’une « clause d’insularité » sur la base de l’article 174 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Toutefois, la clause d’insularité de Simeoni dépasse quelque peu celle du TFUE. En analysant les nombreuses déclarations de Simeoni y faisant référence, on constate que celui-ci propose que les politiques européennes et nationales s’adaptent aux particularités insulaires et comblent le handicap naturel par des mesures compensatoires. Également, il insiste sur la sauvegarde des cultures et des langues insulaires, de même que sur l’autonomie politique des îles. Ce point – plus polémique – n’apparaît pas dans le Rapport sur les îles et la politique de cohésion : situation actuelle et défis à venir (Parlement européen, 2021), dont l’eurodéputé François Alfonsi (FaC) est l’un des auteurs. Quoi qu’il en soit, la stratégie du nationalisme corse transparaît nettement dans le rapport, notamment les dimensions culturelle et linguistique de l’insularité qui y sont explicites. L’adoption du rapport par le Parlement européen en 2022, débouchant sur un « un pacte des îles », est une réussite pour la paradiplomatie corse.

Les bureaux de liaison et d’information – Si l’on compare avec la Bavière, la Catalogne et l’Écosse qui ont des délégations permanentes dans de nombreux pays, aucune région française n’a établi de délégation semblable, pas même à Bruxelles. Les représentations permanentes des collectivités territoriales françaises à Bruxelles agissent plus comme des bureaux de liaison auprès des institutions européennes, informant les acteurs politiques locaux et menant des actions de lobbyisme. C’est pourquoi la CDC a une antenne à Bruxelles depuis 1996. Elle comptait un seul permanent en 2016, tandis que celle de l’Alsace en comptait six et celle de la Bretagne neuf, ce qui reste très éloigné de la moyenne française de quatre permanents[6] par bureau. Il faut toutefois relativiser la situation corse à l’échelle de l’Europe, car la plupart des régions ne maintiennent pas un nombre élevé de personnels (Tatham et Thau 2014, 259). Si l’on considère exclusivement les régions françaises – à l’exception notable de l’Alsace et de la Bretagne –, les bureaux à Bruxelles sont peu actifs, leur existence étant avant tout symbolique (John 2001, 86-87). L’Alsace échappe à ce constat puisque sa forte identité régionale coïncide avec une prospérité économique et un champ de compétences élargi aux affaires européennes, comme ce peut être le cas de la Bavière, de la Catalogne et de l’Écosse (Keating et Hooghe 2005, 267-268). Quant à la Bretagne, l’action européenne est comprise plus largement dans une stratégie de développement territorial qui fait l’objet d’un consensus et réunit une pluralité d’acteurs issus d’autres secteurs (Pasquier 2012, 181). Sans pouvoir s’appuyer sur d’autres secteurs et avec une économie qui ne leur permet pas de jouer dans la même catégorie, les nationalistes corses ont privilégié l’action auprès du Comité européen des régions (CdR). Bien que consultatif, le CdR a toujours été une occasion pour les nationalismes minoritaires (Lynch 2004, 201) d’être représentés dans les instances européennes et de se constituer un réseau. C’est ainsi qu’en 2016 Gilles Simeoni a associé les Baléares et la Sardaigne par une Déclaration commune afin de créer au sein du CdR un groupe interrégional des régions insulaires. En 2017, Marie-Antoinette Maupertuis – alors conseillère exécutive de la CDC – s’est appuyée sur le CdR pour demander l’intégration de la clause d’insularité dans la politique de cohésion de l’UE.

Les organismes de coopération – Depuis que la Corse s’est retirée d’ArchiMED en 2009, plusieurs projets d’organismes de coopération sont en gestation. Pourtant, aucun jalon n’a été posé. Une fois de plus, la comparaison avec l’Alsace et la Bretagne permet de mettre en perspective les écarts. La CeA est membre de la Région métropolitaine trinationale du Rhin supérieur et de l’association trinationale de coopération politique Regio TriRhena. En outre, les municipalités alsaciennes ont créé pas moins de quatre eurodistricts, dont deux ont le statut de GECT. Quant à la Bretagne, elle n’a pas de frontières terrestres avec d’autres pays européens et donc aucun organisme de la sorte. Pour ce qui est de la Corse, la dimension insulaire expliquerait également cette absence si elle n’était pas séparée de seize kilomètres de la Sardaigne et que les nationalistes ne plaidaient pas, eux-mêmes, pour la création d’une eurorégion.

Contrecarrer les déficiences : une stratégie en réseau

La présidente de l’Assemblée de Corse Marie-Antoinette Maupertuis affirmait dans un discours prononcé lors d’une session extraordinaire consacrée aux questions internationales :

Tout au long de ce mois de mai, on m’a demandé à plusieurs reprises si la Corse faisait ses premiers pas dans la paradiplomatie. Je ne sais pas si le terme est adéquat. Je réponds invariablement que la Corse a toujours été ouverte au monde, mais qu’elle doit institutionnaliser son activité diplomatique tout en accroissant ses compétences techniques en matière de coopération territoriale européenne.

Assemblée de Corse, 2022

Élue à ses fonctions en 2021, Maupertuis s’était impliquée dans les dossiers internationaux pour être responsable des affaires européennes et internationales de 2018 à 2021 auprès de la CDC. Elle n’est donc pas novice et son intervention témoigne d’une volonté politique quant à l’institutionnalisation de la paradiplomatie corse. Comme cette partie tend à le démontrer, cette institutionnalisation a déjà eu quelques résultats, dont la création du CPCS. Ainsi, les nationalistes parviennent à s’extirper partiellement de leur dépendance au sentier. Malgré cela, la stratégie demeure balbutiante.

Deux causes peuvent être ici invoquées. En premier lieu, l’action internationale de la Corse se réduit bien souvent à son seul aspect symbolique. Il ne s’agit pas là d’inertie. Les nationalistes sont volontaristes, ainsi que pouvaient l’être leurs prédécesseurs pour le thème de l’insularité. Pourtant, les déclarations ne sont pas toujours suivies des faits et se limitent bien souvent aux symboles. Sur ce point, la théorie d’André Fazi voulant que les acteurs manquent de moyens pour concrétiser leurs ambitions reste pertinente. Il faut également considérer que l’action internationale légitime très peu les acteurs politiques sur le plan local, notamment parce que le modèle relationnel avec l’État ne les y encourage pas. Le symbole se suffit donc souvent à lui-même. En second lieu, la paradiplomatie corse est principalement menée par des acteurs politiques et se pratique en réseau. Le cheminement de la clause d’insularité en témoigne : revendiquée à l’aide du lobbyisme de la Commission des îles de la CRPM, appuyée par les actions concertées avec la Sardaigne et Les Baléares, énoncée auprès du CdR et rendue possible grâce à l’action de l’eurodéputé François Alfonsi, elle n’a que peu intéressé les acteurs et les secteurs extérieurs au champ politique. Si la réussite est à souligner, ces réseaux sont loin d’être structurés, rendant une fois de plus la stratégie internationale balbutiante.

Puisque cette stratégie en réseau repose sur les acteurs politiques, il faut s’interroger sur les relations transpartisanes. Dès les années 1980, les nationalistes corses nouent des relations à l’extérieur. Le parti Corsica Libera a inauguré en 1981 les « Journées internationales de Corte » qui, annuellement, rassemblent plusieurs délégations de partis indépendantistes. C’est un autre parti, l’Union du peuple corse (UPC) – ancêtre du PNC et du FaC –, qui va fonder avec cinq autres l’Alliance libre européenne (ALE) en 1981. Margarita Gómez-Reino précise que l’ALE est une formation hétérogène de partis qui s’accordent sur un « nationalisme progressiste basé sur le principe du plus petit dénominateur commun » ([traduction libre] 2018, 120) ; son interprétation du nationalisme donc varie, de même que l’attitude des partis à l’égard de la construction européenne. Sur ces points, Gómez-Reino estime que « [l’]évolution [de l’ALE] relève des difficultés dans le processus de liens transnationaux » ([traduction libre] ibid., 121), mettant en perspective que plusieurs députés n’adhèrent pas au groupe Verts/ALE au sein du Parlement européen. Toutefois, et comme Peter Lynch le démontre pour l’ensemble des partis membres (1998, 191-192), l’ALE produit un effet d’aubaine car elle dispose de ressources appréciables qui peuvent – au sein du Parlement européen – combler les déficiences observées pour les nationalistes corses. C’est pourquoi ces derniers ont vivement milité pour être en position éligible lors des différents scrutins européens (Kernalegenn et Pasquier 2014, 43-47).

L’exemple de l’ALE illustre parfaitement cette stratégie en réseau, laquelle fonctionne dans un cadre institutionnel faible. Or, cette stratégie présente les faiblesses de ses qualités puisque les relations transpartisanes sont mues par des proximités idéologiques.

La stratégie internationale à l’épreuve du nationalisme corse

Si des décennies de sous-investissement expliquent en partie une faible institutionnalisation de la paradiplomatie corse, l’idéologie nationaliste corse est elle-même porteuse d’une conception du monde qui circonscrit sa stratégie internationale. Basée sur l’insularité et la solidarité avec les nations minoritaires, elle affiche une position ambivalente sur la mondialisation et sur l’Europe. Aussi, le volontarisme remarqué des nationalistes corses se heurte à un dilemme : se rapprocher des nationalismes catalan ou écossais acquis à la mondialisation, ou faire de la Corse une île dans un plus large archipel méditerranéen. Ce dilemme idéologique se conjugue aux déficiences structurelles précédemment décrites, accroissant conséquemment les hésitations stratégiques.

Les composantes de la stratégie du nationalisme corse au regard de l’action internationale

Selon Stéphane Paquin, une paradiplomatie identitaire – au sens où elle promeut une identité locale – est l’oeuvre d’« entrepreneurs identitaires » qui en élaborent la stratégie, ayant pour objectif final la reconnaissance de leur nation (2004, 77). Dans le cas de la Corse, cette reconnaissance passe par celle de la culture, de la langue, du terroir – donc de l’identité corse –, mais également de critères autres comme la défense de l’environnement et l’aspiration à l’autonomie (Fazi 2020, 114). L’insularité concentre tous ces aspects. Elle est l’axe principal de l’action internationale puisqu’elle aide à formuler la plupart des revendications, occupe l’essentiel de l’activité de lobbyisme de la Corse auprès des institutions européennes et s’énonce dans tous les discours. Plus épisodique, la solidarité avec les nations minoritaires participe aussi à cette stratégie.

L’insularité – La stratégie internationale du nationalisme corse a été clairement énoncée : les nationalistes désirent « renforcer le positionnement de la Collectivité de Corse au sein des instances européennes pour une prise en compte légitime et adaptée de l’insularité dans l’ensemble des politiques de l’Union européenne » (Collectivité de Corse 2018, 2). À l’inverse des partis unionistes qui perçoivent l’insularité par ses marqueurs géographiques et fonctionnels, les nationalistes la décrivent comme une singularité sociétale qui justifierait à elle seule une autonomie politique accrue (Meistersheim 1991, 47). Sur ce point, voici un exemple parmi tant d’autres faisant intervenir Gilles Simeoni devant les médias alors que la Corse accueillait la 38e assemblée générale de la CRPM à Bastia : « tout le monde est très surpris que la demande d’autonomie de plein droit et de plein exercice, qui a été portée par la Corse et validée par le suffrage universel, soit traitée avec un tel mépris, une telle distance, un refus de principe par l’État » (cité dans Mari juillet 2018).

Le registre de l’insularité rejoint donc celui de l’autonomie, mais également celui de la Méditerranée. En effet, la Corse n’a que peu de relations avec d’autres îles qui connaissent pourtant des situations similaires à la sienne comme les îles Åland (Finlande), voire avec la Guadeloupe ou la Martinique qui évoluent pourtant dans le contexte français. L’insularité est donc perçue dans une réalité méditerranéenne. Cette corrélation est observée par Marina Casula (2010, 119), qui remarque une évolution de l’identité corse se projetant de plus en plus dans cet espace transnational qu’est la Méditerranée. Se construit dès lors une forme d’insularisme méditerranéen encouragé par cette stratégie internationale, soit l’adhésion à une communauté insulaire réunissant les îles de cet espace géographique ayant des expériences et des revendications d’autonomie similaires (Martinetti 1991, 41).

La solidarité avec les nations minoritaires – Dans la partie précédente, nous relevions que le changement de majorité en Sardaigne avait grippé le CPCS. À vrai dire, si la solidarité avec les nations minoritaires est souvent mise de l’avant dans la stratégie internationale, le nationalisme corse a plus d’affinités avec certains partis qu’avec d’autres. Autonomistes et indépendantistes corses appartiennent à la famille des partis ethnorégionalistes. Mais, comme le rappelle fort bien Gómez-Reino (2018, 5), ces partis diffèrent idéologiquement : certains sont de gauche et d’autres de droite, certains européistes et d’autres eurosceptiques, certains sont rationnels et d’autres populistes. C’est précisément sur ces clivages que s’opère la distinction entre autonomistes et indépendantistes (figure 1), clivages auxquels il faut ajouter celui opposant la modération et la radicalité à l’égard du conflit armé qui a opposé le FLNC et l’État français.

Figure 1

Clivages structurants de l’idéologie nationaliste corse

Clivages structurants de l’idéologie nationaliste corse
Conception : Etienne Schmitt

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Ainsi les autonomistes – qui formaient la force hégémonique de l’alliance au pouvoir entre 2015 et 2021, pour être totalement majoritaires en 2021 – ont préféré se rapprocher de partis centristes et européistes qui ne versent pas dans le populisme et n’ont pas de passif avec la violence politique. C’est le cas du Euzko Alderdi Jeltzalea – Partido Nacionalista Vasco (EAJ-PNV) au Pays basque, avec lequel le FAC entretient de très bons rapports. Un mémorandum de coopération entre la CDC et la communauté autonome du Pays basque a même été signé en 2021. Toutefois, cette relation privilégiée ne fait pas l’unanimité dans les rangs nationalistes ; Paul-Felix Benedetti du parti indépendantiste Core in Fronte (CIF) a souligné une forme d’hypocrisie de l’EAJ-PNV, accusant ce parti de préférer Madrid aux prisonniers politiques basques (Peraut 2022). Mais la modération ne suffit pas puisque les autonomistes corses n’ont que peu de relations avec des partis nationalistes comme le Scottish National Party (SNP) ou le Parti québécois (PQ). L’éloignement y concourt. Un éloignement d’abord physique, car les tropismes insulaire et méditerranéen de la Corse ne s’appliquent pas à ces territoires, et donc rien ne justifie le rapprochement. Ensuite un éloignement structurel, car l’Écosse et le Québec jouissent d’une large autonomie politique et d’une puissance économique qui les écartent des réalités que la Corse endure.

Le nationalisme corse, entre ouverture et fermeture

Le référentiel international a lentement évolué au sein du nationalisme corse, connaissant des disparités entre autonomistes et indépendantistes. Pourtant, une forme de consensus idéologique entre les deux tendances s’est formée autour des enjeux relatifs à l’européanisation et à la mondialisation. Le déficit structurel observé dans la première partie conditionne grandement les représentations qui s’en dégagent, et donc le référentiel sur lequel s’appuient les nationalistes corses pour mettre en oeuvre leur stratégie.

Évolution du référentiel international – Le nationalisme corse a évolué depuis les années 2000 vers ce que Michael Keating appelle un « nouveau nationalisme », c’est-à-dire un nationalisme « moins lié à la construction de l’État au sens classique, et plus préoccupé par la construction d’une action collective, au sein du gouvernement et de la société civile, face au marché mondial » ([traduction libre] 1999, 2). De prime abord, et selon Jean-Louis Briquet (cité dans Crettiez 1998, 74), le contexte corse se prête peu à l’affirmation d’une quelconque idéologie puisque traditionnellement la population percevait ce genre de posture comme une forme de mystification. Devant cette situation, le nationalisme corse a toujours été partagé entre l’affirmation d’un discours identitaire pauvre politiquement et la tentation de développer une idéologie forte afin de légitimer ledit discours. Il en résulte que le régionalisme qui apparaît dans les années 1960-1970 va se scinder en deux. D’une part, le Front régionaliste corse (FRC) qui en émane en 1966 va développer les thèses du colonialisme intérieur, faisant un lien encore timide entre émancipation nationale et socialisme. Dans son sillage, l’Action régionaliste corse (ARC) se crée en 1967 et se veut plus pragmatique puisque son idéologie se base sur la notion de corsitude, revendiquant une autonomie politique qui n’engage à aucun positionnement de gauche comme de droite. C’est seulement avec la création du Front de libération nationale corse (FLNC) en 1975 qu’un discours que l’on peut vraiment qualifier d’« idéologique » s’établit durablement. La formation clandestine propose alors un projet de société qui rompt avec l’État-nation, dénonçant la domination coloniale de la France, s’affirmant comme tiers-mondiste et promouvant un « socialisme originel » pour la Corse. Même sur ce point, Xavier Crettiez reste circonspect quant à l’« idéologie du FLNC », puisque le développement du socialisme originel débute bien après les premières actions du groupe armé. Dès lors, Crettiez observe que le FLNC déploie « une rhétorique nationaliste fortement limitée par le cadre symbolique de la nation française qui régit les conditions de sa contestation » (1998, 187). Cette France, à la fois antagoniste et omniprésente dans l’idéologie nationaliste, devient le référent principal, voire unique, de l’altérité. Briquet remarque sur ce point que les écrits nationalistes se sont exclusivement concentrés sur une dénonciation du colonialisme français (2001, 106). Cette rhétorique anticoloniale s’est accrue entre les années 1980 et 2000 avec l’interventionnisme de l’État pour lutter contre l’action du FLNC. Dès lors, les considérations internationales sont longtemps restées marginales pour le nationalisme corse. Une première évolution se fait dans les années 2000 avec le processus de Matignon, correspondant aux tractations entre l’État central et les partis nationalistes qui se désolidarisent du FLNC. Ces échanges officiels ont favorisé une normalisation politique de ces formations, lesquelles revendiquent alors un statut particulier en prenant d’autres îles pour exemple (Casula 2010, 115). Les comparaisons aident le nationalisme à faire évoluer son référentiel, passant ainsi de la dénonciation du colonialisme intérieur à l’affirmation d’une insularité qui légitime le droit à l’autonomie, voire à l’autodétermination. Ce changement de registre s’accompagne également d’un changement de perspective, puisque l’horizon ne se réduit plus à la France, mais comprend aussi les îles, l’espace méditerranéen en son ensemble et, plus largement, l’UE. C’est ainsi que le nationalisme corse va suivre la Catalogne et l’Écosse en investissant la question européenne.

Les enjeux liés à l’européanisation – Les autonomistes et les indépendantistes corses divergeaient légèrement au sujet de la construction européenne dans les années 1980-1990. Les autonomistes affichaient un européisme certain, voulant contribuer à l’« Europe des peuples » plutôt qu’à une Europe des nations. Néanmoins, Anwen Elias remarque que cette perspective « n’envisageait pas une rupture du lien de la Corse avec l’État français. À cet égard, la vision de l’UPC d’une Europe régionale différait sensiblement de […] la rhétorique européiste post-souverainiste » ([traduction libre] 2008, 121). En effet, les autonomistes corses voyaient dans la construction européenne un instrument pour réaliser l’autonomie de la Corse (Bernabéu-Casanova 2003, 46), comme beaucoup de nationalismes minoritaires pour qui l’UE est un espace moins hostile à leurs revendications que l’État central (Keating 2001, 76). Inversement, les indépendantistes se situaient entre une indifférence et une légère aversion envers l’UE. À la différence des autonomistes, ils redoutaient que l’UE empêche l’autodétermination de la Corse au nom de la cohésion et préféraient dès lors une coopération avec les îles de la Méditerranée qui nourrissent les mêmes velléités d’indépendance. Selon Elias (2008, 136), il s’agissait plus d’un « eurorejectionnisme » que d’un euroscepticisme. À la fin des années 1990, les autonomistes et les indépendantistes finissent par converger. Grâce à son expérience au sein de la Commission des affaires européennes au sein de l’Assemblée de Corse, l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni va apporter une contribution substantielle pour redéfinir le référentiel international. Dans son livre La Corse que nous voulons publié en 2016, il fait évoluer la position indépendantiste sur la nécessité de porter la question corse sur l’arène internationale, et ce, en s’appuyant sur la légitimité européenne (Talamoni 2016, 187). Puisque le nationalisme corse est réconcilié avec la question européenne, l’autonomiste Gilles Simeoni (2019) presse, quant à lui, la construction de la Méditerranée comme espace politique au sein de l’UE, jugeant que c’est là le seul moyen de prendre en compte les particularités régionales. Cet espoir d’obtenir par l’Europe une légitimité dans un cadre méditerranéen en adéquation et en complémentarité avec l’identité corse peut être interprété comme une réponse à l’euroscepticisme important au sein de la population corse. En effet, et si l’on s’en tient aux référendums sur le traité de Maastricht de 1992 et le référendum sur la Constitution européenne de 2005, la Corse est l’une des régions où le « oui » a été le plus faible, atteignant 43,3 % des voix pour le premier et 42,3 % pour le second référendum. La comparaison avec les résultats de l’Alsace (65,9 % pour 1992 et 53,4 % pour 2015) et de la Bretagne (59,8 % pour 1992 et 50,9 % pour 2015) soulève des questions. Pour Joseph Martinetti, il y a un paradoxe qui s’exprime entre des élites corses européistes tandis que les masses seraient eurosceptiques (2009, 168). L’observation qu’il fait de la situation, fondée sur les résultats et le taux d’abstention aux différentes élections européennes, indique tout au mieux que les Corses – comme finalement la plupart des électeurs – ne votent pas de la même façon selon les enjeux. De même, déduire un sentiment par des résultats électoraux renforce le paradoxe analysé, mais ne le résout pas. Par exemple, l’Alsace a voté massivement pour l’extrême droite eurosceptique lors de l’élection présidentielle en 2017[7], pourtant l’européisme y est palpable au nombre des institutions, des associations, des événements, des mobilisations, des symboles, des discours et de l’adhésion populaire. Maintenant, lorsque les Corses sont questionnés sur leur sentiment d’appartenance à l’Europe, il est vrai que les chiffres sont en deçà de la moyenne nationale. Toutefois, il est important de les relativiser puisque l’écart est assez faible : 57 % des Corses voient l’Europe positivement (Paroles de Corses 2018), contre 59 % pour l’ensemble des Français (Commission européenne 2018). À 2 %, le comparatisme des opinions s’égare dans les marges d’erreur des enquêtes statistiques.

Le déficit de socialisation à l’Europe et à l’international – Le problème n’est pas idéologique puisque les indépendantistes n’étaient pas virulemment et ne sont plus eurosceptiques, de même que l’autonomisme en position d’hégémonie a toujours affiché un enthousiasme pour la construction européenne. Également, les partis unionistes qui ont dirigé la Corse jusqu’en 2015 y étaient largement favorables. Le paradoxe corse provient davantage d’un manque de socialisation à l’Europe, conséquence à la fois du déficit institutionnel précédemment constaté et d’une idéologie nationaliste qui répond à l’euroscepticisme en proposant une alternative à la construction européenne. En effet, les institutions participent à la connaissance et à l’identification des citoyens à l’Europe (Bruter 2005). Les entités subétatiques jouent un rôle crucial dans cette européanisation puisqu’elles créent des institutions et recrutent du personnel qui acquiert un capital culturel européen. Au sein de ces institutions se crée une activité politique et donc des enjeux qui seront suivis et débattus dans la sphère publique locale. De même, elles initient des politiques publiques qui concrétisent l’Europe dans la vie de tous les jours. Autrement dit, la population expérimente l’Europe de la proximité. Pourtant, la paradiplomatie corse n’a créé aucune institution qui faciliterait cette européanisation. Comparativement, l’Alsace a formé plusieurs institutions, dont les GECT précédemment mentionnés, mais aussi une panoplie d’agences locales comme l’Enterprise Europe Network qui conseille les entreprises locales sur les questions européennes. Évidemment, l’Alsace est le siège de plusieurs institutions européennes qui ne sont pas de son fait. Mais plutôt que laisser ces institutions hors de la vie locale, l’Alsace s’est arrimée à elles. Encouragés par les collectivités territoriales, l’ensemble des secteurs contribuent à cette institutionnalisation sur le plan local, notamment par la présence de médias locaux consacrés à l’Europe, une vie universitaire dirigée vers l’Europe, une politique culturelle délibérément ouverte sur le continent, une vie associative qui promeut l’Europe, et un secteur économique qui accompagne la création d’entreprises transfrontalières. Par la labellisation des centres de pouvoir avec une mention européenne (comme la Collectivité européenne d’Alsace ou l’Eurométropole de Strasbourg), il y a une intention que l’Europe rejaillisse sur les acteurs politiques locaux. Certes, il existe des manifestations européennes en Corse dans le cadre du « Joli mois de l’Europe », mais celles-ci demeurent épisodiques, désincarnées puisque déliées de toute institution, de tout groupe social. Les secteurs médiatique, culturel et économique ne suivent pas, tandis que le secteur universitaire a lui misé sur des partenariats réduits à l’Italie. Quant au secteur associatif, la seule Maison de l’Europe en Corse – destinée à informer le public et à faire des activités dans les écoles – n’aura été créée qu’en 2001 pour fermer en 2017. Signe d’un changement, une subvention de 100 000 euros a été allouée par la CDC pour soutenir la candidature de Bastia comme capitale européenne de la culture en 2028. Mais en général, l’Europe est quelque peu hors-sol, lointaine. En effet, et selon Julian Mischi et Julien Weisbein (2004, 84), « l’institutionnalisation de l’Europe n’opère pas dans le vide social, mais s’implante localement en fonction d’enjeux et de grammaires propres à certains territoires ». En Corse, la paradiplomatie n’a pas été mise à profit pour participer à cet enracinement, ne permettant pas à la population de l’expérimenter ni aux élites de se légitimer à l’aide des symboles européens. Le paradoxe relevé par Martinetti entre une élite européiste et les masses eurosceptiques ne tient plus depuis que les nationalistes sont au pouvoir, puisque les deux catégories sont perdantes tant que ne se concrétisera pas l’alternative proposée : un insularisme méditerranéen au sein de l’UE.

La mondialisation et l’altérité – Constatant que la construction européenne est dans l’impasse et que l’Europe des peuples est un mirage, Talamoni a émis des critiques acerbes envers une UE qu’il juge néolibérale (cité dans Mari 28 juin 2018). Cette critique du néolibéralisme mondialisé, dont l’UE serait un agent, trouve son inspiration dans la théorie du socialisme originel du FLNC et persiste à certains égards dans l’idéologie nationaliste contemporaine. La rhétorique anticapitaliste, anticolonialiste et environnementaliste qui en est issue indexe le néolibéralisme et fait de lui le responsable de tout ce qui est extraterritorial, désincarné, présentant un risque pour la culture corse. L’autonomiste Gilles Simeoni (2019) arrive à un constat similaire : « Je reste persuadé que le modèle économique dominant sur lequel s’est construit l’Europe est un modèle qui conduit à l’impasse, y compris [sur le] plan de la déstructuration culturelle et sociétale. »

À l’ancienne perception d’une culture menacée par le colonialisme français se greffe la représentation d’une mondialisation comme un nouveau péril pour la Corse. Notons que les entrepreneurs identitaires corses se prononcent très peu sur la mondialisation comme démultiplication des marchés culturels, la défense de la culture et de la langue corses se faisant principalement envers l’hégémonie culturelle française (Colonna 2013, 29) ; c’est pourquoi l’importation de la culture nord-américaine ne les préoccupe guère. Ce sont davantage les mouvements migratoires et leurs conséquences sur l’identité locale qui sont associés à cette déstructuration engagée par la mondialisation, de même que le tourisme de masse (Martinetti 2007). Si les formations nationalistes se gardent bien de tout repli identitaire, parlant d’une culture corse ouverte sur la diversité et sur le monde, il faut toutefois nuancer le discours à l’épreuve des faits. Marie Peretti-Ndiaye (2008) a démontré que l’on ne peut pas imputer les manifestations de racisme en Corse au nationalisme ; son idéologie conçoit le peuple corse comme une communauté de destin. Liza Terrazzoni (2019, 115) observe que les discours sont plus ambivalents que cela. Les autonomistes et les nationalistes transigent souvent avec leur propre idéologie, allant jusqu’à ériger l’immigration et la diversité culturelle comme des menaces. Et c’est justement cette perception d’une mondialisation inquiétante – tant du point de vue économique que culturel – qui crée une différence notable entre la Corse et les cas catalan, écossais ou québécois : promoteurs de la mondialisation, en faveur de l’immigration et de l’interculturalisme (Conversi et Jeram 2017 ; Lamy et Mathieu 2020). Conscients que dans l’UE la Corse demeure faible car excentrée et périphérique, les nationalistes réfléchissent à une autre stratégie pour accéder à l’autonomie. Comme le dit l’eurodéputé François Alfonsi, « dans le projet de macro-région de la Méditerranée occidentale, la Corse est au centre » (cité dans Casanova et Bernard-Leoni 2013, 184). C’est pourquoi les acteurs politiques insistent sur l’insularisme méditerranéen dans l’optique de le substituer à cette Europe des peuples qui tarde à venir et cette mondialisation qui menace l’identité corse. Pour reprendre le dilemme exposé par André Fazi (2013,  49), les nationalistes corses choisissent alors l’interdépendance avec les régions européennes, mais dans la forme d’un archipel des autonomies.

Conclusion

Si une analyse plus poussée des secteurs universitaire, culturel et économique, mais également de la diaspora corse, favorisait une meilleure connaissance de l’internationalisation de la question corse, la description des facteurs idéologiques et structurels aura mis en lumière que la stratégie des nationalistes corses à l’international est encore balbutiante. Faute d’un sous-investissement dans la paradiplomatie, mais également d’une idéologie ayant des réticences envers l’Europe et la mondialisation, rien ne conduit les acteurs à investir davantage les structures existantes. Plus encore, le nationalisme corse propose un insularisme méditerranéen qui est à la fois son extension et son dépassement, puisqu’il n’a pas réalisé sa mue pour être en phase avec la mondialisation comme l’ont fait les nationalismes catalans, écossais ou québécois. La comparaison avec l’Alsace est en cela pertinente, car un phénomène équivalent s’observe par l’humanisme rhénan (Schmitt 2015, 74). Puisque la comparaison de la Corse avec les îles Åland en Finlande a déjà été faite (Daftary 2001), il y a un terreau fertile pour de futures comparaisons entre ces nationalismes qui se réinventent face à un État tutélaire hostile ou du moins fermé aux revendications nationalistes, mais également en fonction d’un contexte international qui les oblige à transcender les modèles existants.