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Introduction

Dans le champ romanesque francophone aux Antilles, il est toute une génération d’écrivains qui s’est fixée pour objectif de sortir de ce qui, à un moment donné de son histoire littéraire, a été appelé « un état de prélittérature[1] », correspondant au doudouisme, et est parvenue à octroyer visibilité et reconnaissance à son discours littéraire en l’ancrant dans un monde réel animé par des voix fictives. Le rôle de ces êtres de fiction ne se réduirait pas à celui de porte-paroles, car les auteurs ont fusionné deux pactes scripturaux antinomiques : le fictionnel et le factuel – quoique le critère péritextuel (roman ou fiction) ne l’indique pas toujours. Le rapprochement entre fiction et réalité leur a permis de compiler des voix dissonantes en les amenant à dialoguer les unes avec les autres dans un climat sociopolitique tumultueux. L’oeuvre romanesque de l’écrivain martiniquais Édouard Glissant en est l’exemple le plus saillant car « à défaut de changer l’ordre du monde, Glissant bouleverse à tout le moins l’ordre du discours[2] ». La mise au clair des divers points de vue antagonistes s’accompagne d’une auctorialité prégnante, consistant à associer des éléments romanesques et des données extratextuelles – particulièrement celles qui se rapportent au parcours de l’auteur – à la conjoncture historique et à la dimension véridictionnelle des récits écrits. Toujours est-il important de rappeler que la conduite créatrice de Glissant s’avère indissociable du contexte local, antillais et mondial de l’époque, celui des mouvements anticolonialistes des années 1950 et 1960 qui ont marqué de leur sceau le contenu des discours fictionnels, en l’occurrence, le processus d’énonciation et la mise en récit de faits réels. À ce titre, le renouvellement de l’esthétique romanesque héritée du réalisme et du roman existentialiste engagé avait le vent en poupe, surtout à la suite des changements politiques consécutifs à la période des indépendances des pays colonisés en Afrique et au Maghreb. Ce bouleversement n’est pas sans conséquence sur l’écriture romanesque affectée par les préceptes du Nouveau roman qui a révolutionné la représentation narrative. Il convient ici de signaler que cet acte révolutionnaire sur le plan scripturaire est en résonnance avec les combats de libération et d’empowerment (autonomisation) collectifs dans les romans de Glissant, lesquels regorgent de rebellions et de luttes contre le déterminisme social d’alors (marrons vs esclaves), l’hégémonie (dominant vs dominé) et toute pratique rabaissante (la Traite et la conquête). Les romans de Glissant font partie des « oeuvres, qui cherchent à se dégager de tout ce qui est imposé, conventionnel et mort, pour se tourner vers ce qui est libre et vivant, [qui] seront forcément tôt ou tard des levains d’émancipation et de progrès[3] ». Bien que l’on ait parfois tendance à tirer le Nouveau roman vers le postmodernisme en raison de certains points communs tels que l’éclatement du point de vue, l’emploi du métadiscours, la récurrence des monologues intérieurs, la préférence de la mise en abyme à d’autres procédés comme c’en est le cas dans La Lézarde[4], les récits du Nouveau roman restent différents et implicitement politiques. Notons que le cycle romanesque constitué de huit romans écrits par Glissant entre 1958 et 2003, semble bien régi par l’hypertextualité[5] et la polyphonie, fort significatives dans les cinq premières oeuvres où derrière la voix des personnages s’entend une instance énonciative auctoriale qui se trouve dans une situation de double bind tout au long du récit.

En ce sens, les deux premières oeuvres de Glissant, intitulées La Lézarde et Le Quatrième Siècle, constituent un diptyque romanesque qui repose sur un dispositif énonciatif proposant une réflexion sur le monologue intérieur et le dialogue. La modalité intertextuelle et discursive qui sous-tend les récits de Glissant assure l’unité littéraire de son Œuvre de sorte que les personnages de ses textes dialoguent ensemble. L’auteur de ces deux romans envisage de construire une continuité énonciative en vue de remédier à la discontinuité et la diffraction de l’identité socioculturelle et historique des Antillais. Les deux romans donnent à voir le cheminement puis la métamorphose de la parole intérieure en une parole éclatée, plurielle ; en un mot polyphonique. Ce processus énonciatif est déclenché à partir de l’une des métaphores glissantiennes les plus marquantes, celle de la « langue écho-monde[6] » puisqu’elle est retentissante et comporte de multiples relais et résonances. En effet, Glissant, dans ces romans, multiplie les voix, leurs lieux d’énonciation et décloisonne l’espace fictionnel de leur retentissement (les métropoles, les villages, les montagnes, les plaines). Il fait office de médiateur des instances énonciatives et surtout de « marqueur de paroles[7] » pour se construire une identité littéraire « narrative[8] », d’après le terme de Paul Ricoeur, de passeur de paroles monologiques et dialogiques. Car selon Benveniste, le monologue est une variété du dialogue : « [C’est] un dialogue intériorisé, formulé en “langage intérieur” entre un moi locuteur et un moi écouteur[9]. » Ce rapport dialogique est établi aussi bien au niveau diégétique que discursif dans les deux romans puisqu’ils traitent tous deux de l’histoire collective des caribéens déportés de leurs terres natales africaines vers les Antilles. Et ce, dans le but d’éclaircir leur histoire passée longtemps sous silence via d’abord, une parole intérieure monologique, transformée par la suite, en parole articulée à haute voix. Il s’ensuit que le fil conducteur entre les deux oeuvres est une parole imprégnée d’inintelligibilité et d’opacité consenties car elle était étouffée et entourée de mystères : « [L]a voix grossie de mystères[10]. » Les paroles intérieures des personnages glissantiens cherchent à dire « la souffrance [qui] s’était trouvée muette[11] » et à reconstituer une parole authentique et didactique pour « établir les dates, les motifs[12] » de leur histoire commune. Étant donné que les romans de Glissant ne sauraient se concevoir en dehors de l’esthétique littéraire du Nouveau roman, (en particulier, les modalités énonciatives qui en sont les traits distinctifs) notre article se propose d’analyser les modalités énonciatives à partir de ce que Glissant nomme « le pluri-relaté[13] » en rapport avec les enjeux discursifs et mémoriels qui en découlent. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur la construction énonciative du monologue intérieur comme vecteur de la naissance de la voix antillaise (au sens individuel et collectif du terme) contre l’isolement, l’angoisse et l’oubli ressentis par les personnages. Dans un deuxième temps, nous examinerons le passage de la parole monologique à la parole dialogique agencée à rebours du mono-sonore (la même voix dominante), et orchestrée sous forme d’un « discours choral », en lien avec la question de la représentativité énonciative de personnes dont « la souffrance [est] sans voix »[14]. La polyphonie romanesque est ainsi mise au service de la sape de toute portée solitaire et monofocale ayant pour but d’engager un unique régime énonciatif et, par conséquent, un seul régime de pensées et de dires quoi que celui-ci puisse aboutir à la parcellisation des énoncés et de la vérité.

La stratégie énonciative du monologue intérieur comme corollaire de la pensée

Depuis la parution des premiers romans de Glissant, lecteurs avertis et critiques universitaires ont remarqué qu’ils s’insinuent dans le cadre d’une innovation littéraire et d’une prise de distance par rapport au conformisme normé du genre romanesque. En effet, le dépassement des formes narratives classiques est un acte innovateur qu’a concrétisé le Nouveau roman qui fut un courant littéraire avant-gardiste dont l’heuristique moderne recoupe les revendications des libertés et de l’émancipation dans les domaines social, économique et politique que la littérature a décryptés dans les années 1950.

À l’encontre de l’argument formaliste traditionnel avançant que les énoncés fictionnels sont dépourvus d’une charge éthique et non porteurs d’un bien-fondé indubitable, les énoncés glissantiens apparaissent comme faisant partie autant de la trajectoire littéraire de l’auteur que de la vision fonctionnaliste qu’il se fait du récit. La technique de la mise en abyme empruntée au Nouveau roman le prouve dans La Lézarde, puisque les amis du narrateur-personnage lui confient la tâche d’écrire un roman qui retrace l’histoire de leur parcours collectif :

  • – On te confie l’écriture. C’est ça.

    – Fais une histoire, dit Mathieu. Tu es le plus jeune, tu te rappelleras. […] Fais un livre avec la chaleur, toute la chaleur.

    – Voilà, il te l’écrit, ton livre à mots.

    – Fais-le comme un témoignage, dit Luc. Qu’on voie nos sottises. Qu’on comprenne notre chemin […]. Fais-le sec et droit au but.

    – Fais-le comme une rivière. Lent. Comme la Lézarde. Avec des bonds et des détours, des pauses, des coulées, tu ramasses la terre tout autour[15].

Dans ce dialogue, Glissant dévoile le mode scripturaire sur lequel il allait entretenir l’écriture de son roman fondé sur la collecte des voix et des « témoignages » qui nécessite une « politique de l’écoute[16] » de tous les énonciateurs, pour en faire ensuite une parole littéraire agissante. Le témoignage rappelle ce que lui-même a écrit au début du roman : « Je fus le témoin, et l’objet[17] » du récit qui s’écrivait. S’auto-désigner comme étant « celui qui voit et qui subit, qu’on appelle et qu’on façonne[18] » pose d’emblée une lecture qui problématise le roman sur le plan énonciatif et actantiel.

En fait, dans La Lézarde et Le Quatrième Siècle, il y a une métaphore filée de la parole liée à une réflexion sur « la parole chaotique, brûlante[19] » qui hante les personnages glissantiens divisés entre « la langue d’ici[20] », « la langue natale[21] » et « les langues africaines[22] » depuis leur diaspora. À cette métaphore, s’ajoute une isotopie relative à la parole intérieure et à la langue, jalonnant les deux romans qui se font écho. Dans l’ouvrage collectif intitulé Éloge de la créolité, la parole est considérée, en l’absence de documents écrits et d’archives, comme une source cognitive : « Nous sommes parole sous l’écriture[23] », écrit Raphaël Confiant. Cette idée rejoint celle de Glissant en introduisant l’expression « voix souterraine »[24], qui fait référence à une voix intérieure, à peine entendue, mais transcrite moyennant une écriture qui se lit comme énonciation de la voix créole pour des fins communicatives et épistémiques. À regarder de plus près dans les deux romans, la parole intérieure s’avère inhérente à la prise de parole d’un moi tiraillé entre deux langues et deux pays, voire deux continents, et dont le recours au monologue intérieur s’oppose au long silence qu’ont subi les Antillais après avoir quitté la « vieille lande solitaire[25] », l’Afrique.

L’isochronie de la parole intérieure

Les ressentiments des personnages et leurs rapports interpersonnels sont parmi les caractéristiques discursives qui distinguent les récits du Nouveau roman, ils transparaissent dans la conversation et le monologue. C’est pourquoi la dominante structurelle dans La Lézarde est le ressenti d’une conscience marquée par l’incertitude, « l’opacité[26] », le repli sur soi et les questions existentielles auxquelles les personnages ne trouvent pas de solution, si ce n’est la pensée monologique. Tant de réflexions, d’émotions et de communications enfouies rendent compte de la consternation des personnages pris dans la tenaille de « l’immense silence[27] » et de la solitude. L’isochronie de leurs monologues intérieurs est constamment ponctuée par « la chose innommable[28] » et « les vérités éteintes ou interdites[29] » qui les taraudent. La parole à soi-même soulage par les « sans-voix », et permet de baptiser un langage articulé même intérieurement. Les personnages veulent récupérer leur parole et s’emparer de leurs voix. En ce sens, La Lézarde serait un roman de la médiatisation des idées par la parole comme antidote au mutisme. Ainsi parole et conscience s’avèrent-elles une réalité immanente au récit qui se développe au rythme de la prise de conscience des personnages issus de différentes ethnies (africaines, amérindiennes, latino-américaines, etc.). De ce fait, l’histoire de la société antillaise métissée que représente Glissant dans son oeuvre se veut être régie par ce que Bakhtine appelle « le principe dialogique[30] ». Bien que la parole soit, au demeurant, monologique, elle permet aux personnages de s’autodéterminer, d’affirmer leur présence au monde, de se reconnaître et de connaître l’autre en dépassant le silence qui les accable. D’ailleurs, les champs lexicaux du silence et de la parole s’enchevêtrent dans les deux romans : « la parole lourde », le « poids du silence » et « la voix morte », « le silence anémié »[31]. Le franchissement de ce silence s’opère à travers une forme inédite de la parole qui libère les personnages du joug de la solitude et permet d’accéder directement au tréfonds de leurs pensées et remous, à leurs « interminables palabres pour dire justement des histoires interminables[32] ». Leurs paroles intérieures se prêtent ainsi à une réflexion autoscopique où le monologue interne révèle l’inavouable d’un moi aux prises avec les aléas de son histoire mystérieuse. Aussi, le monologue est-il un acte illocutoire salutaire, un remède contre le clivage identitaire que les personnages glissantiens ressentent entre le pays d’avant et le pays d’après : l’Afrique et la Caraïbe. Leur vacillement entre ces deux espaces confère une portée thérapeutique à leur parole intérieure métissée et accouplée, rappelant deux moments inconciliables de leur lancinante trajectoire. Cette parole expressive et authentique, quoique intérieure, vaut mieux que le silence, synonyme de « carence et [d’] incompétence[33] » verbales, car elle pave le chemin vers une parole prononcée « à haute voix[34] ». D’ailleurs, dès l’incipit de Quatrième Siècle, l’auteur introduit le lecteur dans la pensée de l’un des protagonistes dépositaires de « la vraie parole d’antan[35] », celle de papa Longoué :

Et on ne peut pas dire, pensait-il encore (accroupi devant l’enfant), on ne peut pas dire qu’il n’y a pas une obligation dans la vie, quand même que je suis là un vieux corps sans appui pour remuer les histoires, oui oui moi là pour avoir cet enfant devant moi, […] “la vérité a passé comme l’éclair”, tu es un vieux corps Longoué, il ne reste que la mémoire, alors hein ! Il vaut mieux tirer ta pipe, ne va pas plus loin, sinon pourquoi vieux satan pourquoi ?[36]

De prime abord, cet incipit problématise la parole intérieure qui travaille tous les personnages glissantiens. Ils pensent tous, tout bas, ce qu’ils ne peuvent pas émettre tout haut. Outre la récurrence des verbes réflexifs (penser et se dire) et de certaines tournures de type oral dans son discours monologique comme « oui oui moi », il y a aussi l’emploi des modalisateurs de discours et la répétition des mêmes syntagmes suivis d’un commentaire de l’auteur lui-même. Et cela se fait dans une sorte de métaréflexion sur l’écriture du monologue de papa Longoué et de son interlocuteur fictif, Mathieu Béluse. En voici un exemple :

[S]uspendre la pesante méditation, pour se reposer ainsi du dialogue silencieux qui était leur partage, et peut-être aussi pour différer le moment où l’un d’eux devrait « penser à haute voix » un mot, une phrase, une parole qui marqueraient […] ; pour retarder en somme la nécessité d’aborder une autre confidence : car la parole appelle la parole[37].

Les propos de papa Longoué ont un effet de miroitement comme s’il se regardait dans une glace pour entendre les échos de ses paroles, il pose des questions et y répond, affirme et réfute ses propres dires, cherchant ainsi à se rappeler « les vérités révolues[38] ». Cette double voix intérieure de papa Longoué n’est, en fait, qu’une seule voix pour dire le malaise qui le ronge. Il est opportun de signaler que les monologues intérieurs sont beaucoup plus fréquents dans La Lézarde que dans Le Quatrième Siècle où l’on trouve l’abondance de deux types de discours : le discours direct et le discours indirect libre afin de percer « l’épaisseur du monde[39] » grâce à la parole. Le discours des monologues intérieurs a une forte valeur délibérative et une fonction introspective. Il y a deux moments autour desquels se cristallise le monologue intérieur dans La Lézarde. Le premier moment correspond à l’union d’un groupe de jeunes fougueux, en l’occurrence, Mathieu, Thaël et Mycéa, tous déterminés à sauver leur ville natale de la perte par le biais du suffrage universel : « [L]es habitants [de Lambrianne] étaient fiers de leur nouveau représentant […] ; et la jeunesse ne jurait que par lui[40]. » Le second moment est celui de l’organisation de la campagne électorale durant laquelle les pensées intérieures de Mathieu, le héros du roman, sont rapportées indirectement par le truchement d’une modalité confidentielle intégrée au récit. Ces deux moments de la diégèse révèlent l’intercommunication, voire la communion des consciences de ces protagonistes dont les paroles intérieures consternées s’inscrivent dans une perspective rebelle et reconstructive d’un moi brimé et réduit au silence. Glissant fait de ces personnages des outils pour incarner la conscience auctoriale et exprimer ses partis pris. Il convient de souligner que ces deux moments cruciaux dans le roman sont puisés dans la réalité de la Martinique, puisque la parution de LaLézarde, treize ans après les élections législatives de 1945, reflète une période charnière dans l’histoire de la Martinique, celle d’un moment de croyance au changement : « Aujourd’hui, on peut dire que le temps nous a rattrapés. Voilà, nous somme en septembre 1945, le 14, un peuple neuf et attentif. Voyons nos blessures, voyons nos maladies[41] ». Mais ce vif élan et cette « commune ardeur militante[42] » se sont soldés par l’échec que décrit Glissant en quatre étapes, matérialisées par les titres mêmes des quatre chapitres du roman (La flamme, L’acte, L’élection, L’éclat). Les renvois explicites au contexte politique martiniquais de l’époque situent le récit dans le sillage du Nouveau roman qui explore énormément la veine politique (« le leader politique », « la politique des dirigeants », « la politique était le nouveau domaine[43] », etc.). La lecture critique de cet événement électoral s’est poursuivie dans Malemort, doublée d’autres thèmes tels que les actes révolutionnaires entretenus par des personnages emportés par la liberté et l’espoir en un avenir meilleur pour leur peuple.

Les personnages qui se meuvent dans ce climat insurrectionnel se révoltent et se mettent « à parler, à crier, à vivre[44] » ; ce crescendo de verbes associe la parole à la vie : « Il n’était plus qu’une voix, un effort de voix, une douleur de voix qui tâchait de se frayer un chemin[45]. » L’intérêt de la parole endophasique révélatrice de la conscience souffrante des personnages peut être rapproché du « courant de conscience », très présent dans l’analyse de cette parole du côté de la littérature anglophone. À ce propos, il est opportun de rappeler que le monologue intérieur et « le courant de conscience » sont presque indistinguables du point de vue terminologique : le courant de conscience est « une notion formelle, une extrémité du monologue intérieur, par lequel le narrateur exprime les contenus et les courants de la conscience ; pour la plupart dans une forme rationnellement incontrôlée, discontinue et directe[46] ». Ainsi le monologue intérieur, dans les deux romans en question, révèle-t-il le rapport entre le conquistador et le conquis, le nègre « Quimboiseur » qui a consenti à l’esclavage et à la résignation par opposition au nègre « Marron » qui a opté pour le marronnage, c’est-à-dire la lutte sur les cimes des mornes où il a trouvé refuge. Leurs situations sont en opposition : les « autres voix sur les hauteurs[47] » se dissocient de la voix des esclaves « d’en-bas[48] ». Les déboires de ces derniers s’expriment sous une forme de « senti-discours » où le « je » énonciateur s’oeuvre à se personnaliser, à réfléchir et à juger sa situation d’esclave, d’homme menacé d’être dépossédé de sa parole, risquant que sa voix s’éteigne et que son cri devienne indicible. La transcription de cette parole exhumée est pratiquée par des écrivains dont l’impact sur Glissant est indéniable, l’on cite à titre d’exemple, Joyce, Alejo Carpentier et Faulkner à qui Glissant a consacré un essai intitulé Faulkner, Mississipi, et qu’il a mentionné à maintes reprises dans son ouvrage L’Intention poétique[49]. Sa prédilection pour ces écrivains s’explique, entre autres, par leurs oeuvres imprégnées de réflexions subjectives et humaines, de points de vue divers et de focalisation interne.

Bien qu’il soit une technique discursive mettant en exergue l’aspect performatif de l’énoncé et donc de la parole, le monologue intérieur reste un exercice personnel, en réaction, dans les romans de Glissant, à toutes les formes d’aphasie et d’oubli. C’est une mimésis de la vie intime des personnages, révélatrice, dans le récit, d’un triple versant de la parole interne : le psychologique, le narratologique et le pragmatique. Dans La Lézarde, maints monologues intérieurs ne sont pas marqués textuellement, mais intégrés au discours narratif et ont parfois une fonction phatique malgré l’absence d’un allocutaire : 

Que veulent-ils, pour qu’ils m’aient ainsi cherché, appelé sans me connaître ? Et que puis-je attendre d’eux ? Sont-ils, autant que mes chiens, tributaires de la passion ? Vais-je devoir les attacher plus solidement que les bêtes là-haut ? Je suis un homme de montagnes, oui[50].

Dans ce monologue intérieur à la première personne du singulier, l’auteur rapporte les pensées de Thaël dont les paroles intérieures ont une vocation confessionnelle. De même que ses questions en cascade et ses interjections traduisent son abattement, il est en proie à des alternatives embarrassantes, ne sachant pas quoi faire pour mettre fin à son délire et à son indécision. Ce monologue intérieur peut être apparenté à « un examen de conscience », pour reprendre l’expression de Montaigne. L’usage récurrent des verbes de méditation (réfléchir, méditer, penser) et des verbes pronominaux réflexifs (se dire, se parler, s’écrier, se demander) joints à des compléments circonstanciels de manière (« avec ferveur », « doucement », « tout bas ») ou à des adverbes et des locutions signifiant aussi bien le doute que l’éventualité (peut-être, probablement, ou bien), donne à voir une parole intérieure monologique en aparté, pareille à celle du théâtre où le locuteur soliloque. Plus encore, il y a des termes et des expressions méta-discursifs, perçus comme des commentaires de la part du narrateur : « le silence, est une force d’appréhension sans limite […], un voile de temps, un semblant de distance[51] », « les mots prenaient dans ces bouches une saveur toute neuve[52] », « voix souterraine pleine de maléfices[53] », « et leurs voix sont taries[54] », « Il y a des voix qui se mêlent et se contrarient[55] », « Les mots sont nécessaires. Il faut les entendre[56] ». Toutes ces expressions montrent le caractère rhétorique du monologue intérieur assimilé à un dilemme exprimant le tiraillement de Thaël et de ses amis face à leur oppresseur, appelé Garin. Ce monologue intérieur de Thaël montre que le flottement des frontières entre le réel et le fictif dans La Lézarde, est très saillant, laissant entendre que les paroles et les pensées des personnages sont autant de constructions fictionnelles que des faits factuels puisque la ville de Lambrianne n’est autre que la Martinique, pays de Glissant. Ainsi le monologue intérieur participe-t-il à établir des parallèles entre la réalité et la fiction, à éclairer la progression de l’histoire racontée, à mieux saisir les référents de l’auteur et à mettre à nu les intentions dissimulées des personnages.

Le monologue intérieur entre oralité et métadiscours

La verbalisation de la vie intérieure des personnages révèle, sur le plan narratif, une temporalité fragmentée parce que l’auteur opère un brouillage entre l’événementiel et l’énonciatif, c’est-à-dire entre le temps de l’événement et celui de l’énonciation tout au long du récit. Et là, le temps de la fiction est corrélé aux rappels introspectifs et aux réminiscences des personnages. À ce sujet, Alain Rabatel pense que la vision que se fait le personnage du monde se confond avec ce qu’il se dit sans qu’il en soit conscient[57]. Or ce n’est pas toujours le cas, car dans les romans de Glissant les personnages recourent au monologue intérieur et au dialogue tout en étant conscients de leur mise en cause du silence au profit d’une voix « marronne », rétive à l’occultation et à la soumission. Bien que le monologue intérieur renvoie à un acte énonciatif individuel, il renoue avec la voix de la tradition orale dans la Caraïbe où la performance oratoire participe de la diversité culturelle des insulaires. En effet, le monologue intérieur trouve sa trace dans l’oralité qui caractérise les sociétés créoles. En ce sens, oralité et créolité sont des vecteurs de l’expression qui subvertissent la portée inaudible et répétitive de la parole du personnage glissantien pour qu’elle soit libre et écoutée. « La veillée[58] » et le conte antillais font partie de cette démarche orale et inscrivent les romans de Glissant dans la sphère culturelle caribéenne. La parole, qu’elle soit monologique ou dialogique, porte la voix du personnage glissantien qui trouve dans les ressources orales de ses ancêtres africains, ceux de « la rive d’avant[59] », un renouement avec son identité et son patrimoine. C’est en cela également que les romans glissantiens s’apparentent à des « récits d’enquête » sur l’identité ethnosociologique aux Antilles.

L’aspect oral de la parole monologique transcrit textuellement la perplexité du personnage, son hésitation et les interruptions de sa pensée. C’est ce qui explique la discontinuité et la fragmentation énonciative qui se veulent mimétiques de la confusion du personnage :

Tout est vague, tout est diffus par ici ! Mais c’est tant que nous n’avons pas pénétré le courant souterrain, le noeud de vie ! Quoi ? Souffrir, pleurer. La rage, comme une limaille affolée. La résignation, cadavre pourri. La nuit, une flambée !… Alors ? Interpréter les signes interdits ? Rire en tendresse de nos naïvetés ? … À quoi bon ? Tout est vague, tout est diffus, tant que l’homme n’a pas défini, et pesé. Je ne veux pas décrire, je ne veux pas souffrir, je veux connaître et enseigner[60].

Ce qui ressort de ce monologue intérieur de Thaël est l’épanchement de ses soucis et de son malaise intérieur, exprimés sur un ton pathétique. L’on remarque aussi trois traits syntaxiques propres à la verbalisation de la pensée intérieure, dont deux sont issus de l’oralisation du discours : la phrase nominale et la répétition de certains mots et expressions liés à l’interjection (« tout est, tout est », « je ne veux pas » émis à trois reprises). Dans ce monologue intérieur livré par Thaël, Glissant recourt à l’anaphore, la parataxe, la parole elliptique, la fréquence des phrases exclamatives et à un rythme tantôt binaire tantôt ternaire, marqué par la reprise des mêmes lexèmes à la forme négative et par des mots à forte connotation affective pour dire son indignation et son refus de leur histoire opaque. Le troisième trait dont il est question dans La Lézarde et Le Quatrième Siècle, et par extension dans les autres romans de Glissant, est la modalité interrogative qui domine presque tous les monologues intérieurs, c’est une constante générique plutôt qu’une simple caractéristique discursive, comme le montre ce monologue intérieur de Mathieu :

Hé-Ho, femme ! Ho patron ! Rire, délire. Carnaval, force. Arrache, arrache. Je ne vois plus le soleil. Les arbres sont couchés. Le vent, le vent m’emporte. Je suis une feuille, viens. Où sont les forêts, où l’odeur de l’herbe ? Quel est le mot, le mot ? Je ne suis plus que le ciel où tu vas. Je suis le cri. Vraiment, la terre. La terre noire. Perdue la terre. Où, Quand ? Vraiment j’ai. Noire noire noire…[61].

Sur le plan typographique, ce monologue intérieur est détaché du reste du récit dans La Lézarde par l’emploi du caractère italique afin qu’il soit démarqué comme étant une séquence textuelle à part entière où le « je » énonciateur s’identifie au cri : « Je suis le cri. » En outre, ce monologue intérieur donne libre cours au glissement sémantique des mots et à la syntaxe sporadique de la parole intérieure de Mathieu. L’absence de lien syntagmatique à travers ses propos incohérents étant donné la prolifération de bribes de phrases qui lui passent par la tête ou encore de phrases grammaticalement incomplètes (« Vraiment j’ai » ), signale la redondance obsessionnelle du même sens véhiculé par la juxtaposition de phrases reliées par la réitération (« Arrache, arrache », « noire, noire, noire », « je suis » réitéré quatre fois) et l’interrogation. Par ailleurs, il y a un jeu de mots, renforcé par la paronymie de deux termes induisant une association cacophonique (« Rire, délire ») dont le seul trait sémique commun est généralement le rire injustifié des fous. De plus, l’omission de tout connecteur logique entre les mots et les phrases est accompagnée par l’effacement de toute marque auctoriale pouvant élucider les pensées inextricables et ambigües de l’énonciateur. À ce titre, l’inintelligibilité du discours monologique intérieur de Mathieu enfreint les règles élémentaires de la formulation et de la réception en communication ; sa pensée est considérée comme une « parole silencieuse […], parole de puissance, demeurée mentale, et pour tout dire psychique[62] ». Gérard Genette qualifie ce genre de monologue intérieur de « discours immédiat »[63]. C’est ce qui explique la tâche assignée au lecteur attentif à la reconstruction du sens en le convoquant à une lecture active, focalisée sur la saisie de l’implicite et la part hermétique de la pensée du personnage qui « dévers[e] un flot de paroles incompréhensibles[64] ». Et en vue de rendre ces paroles compréhensibles et intelligibles, Glissant use souvent d’un métadiscours sur le discours des personnages (« les extraordinaires monologues[65] » ; « la pratique du monologue chère aux Longoué[66] »). Il est à noter que les premières oeuvres romanesques de Glissant recèlent le plus grand nombre de métadiscours. C’est en ce sens que Glissant appelle à « forger la parole[67] » pour passer à l’acte collectif dans le second chapitre de La Lézarde, « L’acte », dont la trame énonciative est une impulsion à la mobilisation et au positionnement. C’est l’amorce d’une nouvelle phase du vécu commun des personnages glissantiens grâce au dialogue et au dépassement des confins limitrophes du monologue intérieur afin de s’affranchir de la « vieille rancune[68] » intérieure qui les taraude.

La construction d’une parole dialogique et polyphonique dans les deux romans

L’étude des dispositifs énonciatifs et narratifs des romans glissantiens ne peut pas faire l’économie de l’analyse du contexte historique, culturel et même biographique lié à la question de l’intentionnalité du discours littéraire porté par une pluralité de voix dont la potentialité varie en fonction de certains thèmes tels que le marronnage des personnages, la résistance, l’antillanité et la déshistoire. Dans son ouvrage, Édouard Glissant, un « traité du déparler », Dominique Chancé a souligné, en termes interrogatifs, l’emmêlement des voix : « Les voix sont emmêlées. Quel discours vaut mieux qu’un autre, quel personnage dit mieux, en quoi sera-t-il plus fiable[69] ? »

La Lézarde et Le Quatrième Siècle fournissent une réponse à cette question, car le passage du monologue intérieur au dialogue et finalement à la polyphonie rompt avec « une parole farouche [et] réservée[70] ». Et ce, au profit « des vérités articulées[71] » qu’accompagnent deux expressions redondantes dans les deux romans : « la parole nouvelle[72] » et « la terre nouvelle[73] », symbolisant ainsi une nouvelle parole libre. La polyphonie chez les écrivains du Nouveau roman ne relève pas d’un simple usage stylistique puisque la multiplicité des voix et des points de vue est rattachée à une réflexion d’ordre politique au sein de l’oeuvre de fiction. La signification politique d’une écriture pluri-vocale perçue à la lumière des circonstances de production du texte glissantien participe à ce que Jacques Rancière appelle une « aisthesis commune[74] » reliée à la conscientisation politique des personnages du récit. Ces derniers cherchent à exorciser leur malaise existentiel et à établir « l’ordre et la pensée[75] » pour trouver dans le dialogue et la polyphonie « l’invincible espérance[76] ». C’est ce qui justifie, dans les deux romans, toute une rhétorique de la « parole et [du] geste[77] » compensateurs, rappelant que parler et agir vont de pair.

Les diverses instances polyphoniques

Le recours à la polyphonie est une stratégie discursive pour laquelle a opté Glissant afin d’attribuer, tout d’abord, la parole, de façon équitable ou du moins partagée, à tous ceux qui ont été privé de parler, car dans son arrière-pensée, ces personnages qui sont en position victimaire, symbolisent historiquement les anciens esclaves et les colonisés. La réflexion sur la polyphonie romanesque a surtout manifesté une crise de la représentativité des personnages refusant de « se figer dans le silence[78] » et, par conséquent, dans l’absence. Leur présence passe premièrement par la prise de la parole quel que soit le laps de temps qui leur est imparti par l’auteur dans le récit. L’on pourrait affirmer ainsi que cette polyphonie romanesque, pratiquée par Glissant dans l’espace textuel, est essentiellement représentative de toutes les voix, et dénote ce que les Grecs appelaient isegoria (une prise égalitaire de la parole). Ce faisant, la polyphonie permet de représenter la reconstitution et même la fabrique d’une collectivité puisque Glissant déplore dans ses romans l’unité perdue de sa communauté et tente de la retrouver par ces voix multiples. Cependant, la démultiplication des voix peut amener à la confrontation et la perdition de la vérité. Or, a contrario, les vérités multiples « deviennent indispensables à la recomposition complexe des événements. Aucune voix ne dit la vérité, mais la “chaîne des voix” dit la vérité[79] », selon Dominique Chancé. À cela s’ajoute la volonté de Glissant de présenter, au moyen de la polyphonie romanesque, le caractère hétéro-énonciatif d’une mémoire caribéenne, par essence, orale.

Cette polyphonie fait valoir également le lien entre la voix énonciative et la voix narratoriale qui se voit assignée la figure du représentant de toutes ces voix, qu’elles soient convergentes ou divergentes. Toutefois, cette représentativité n’empêche pas de céder constamment la parole aux personnages pour remonter aux origines de la parole plurielle dans la Caraïbe, en se ressourçant, plus précisément, dans le répertoire musical africain, fort investi dans La Lézarde et Le Quatrième Siècle. Là, l’on remarque clairement le rapport étroit qu’élabore Glissant entre écriture et musique – et qui renvoie aux travaux de Bakhtine –, en associant ces deux champs disciplinaires puisque la polyphonie est à la base un concept musical. La parole polyphonique, dans les romans de Glissant, provient, en amont, d’une « voix altérée par l’espoir[80] » de retrouver la voix africaine, manifestée dans la cadence et la mélodie d’« une parole de chant[81] », du « tam-tam[82] » et d’une « voix portée comme une trompette[83] », et qui a donné lieu, plus tard, à des compositions musicales métissées, telles que le jazz, le blues et le gospel.

L’interférence des différentes voix dans le roman glissantien, voire leur orchestration (qu’elle soit une voix actorielle, narrative ou auto-diégétique) concourt à la transmutation du « je » en un « jeu de voix » ; de « l’un » en « poly- » (polyglossie) ; de la mêmeté en diversité, renvoyant tous à la dimension chorale et interculturelle dans le roman. Ainsi La Lézarde et Le Quatrième Siècle se lisent-ils comme une histoire à multiples voix. La multiplication des instances narratives déjoue les trappes du monologisme pour prouver la pluralité et la complexité des voix caribéennes : de la voix des fugitifs et la voix des esclaves, de la voix masculine et la voix féminine, de la voix gémissante et la voix subordonnée, de la voix continentale et la voix insulaire et archipélique, de la voix monolingue et la voix polylingue, de la voix aliénée et la voix « altéritaire » et, finalement, de la voix du centre par rapport à celle de la périphérie. Effectivement, ce dernier duo (centre-périphérie) subvertit la voix monologique par le truchement de la pratique romanesque. Il y a trois raisons qui expliquent cette subversion. La première est liée à l’esthétique romanesque de Glissant, la seconde concerne la formulation d’un « contre-discours » d’ordre polyphonique à travers lequel Glissant décortique littérairement les mécanismes de la pensée monologique et ses motifs relatifs à « la voix unique[84] » et à la « seule voix uniforme[85] ». Autrement dit, Glissant cherche à « épuiser la diversité irrémédiable […contre une] unique vérité du monde[86] ». La troisième raison réside dans le prolongement du continuum diégétique instauré par Glissant, depuis la parution de La Lézarde jusqu’au dernier roman Ormerod, et qui consiste à « transmettre la connaissance[87] » d’une Histoire figurée par un groupe de personnes qui réapparaissent dans presque tous ses romans : Mathieu, papa Longoué et Marie Celat pour ne citer qu’eux, car selon Glissant « [l]a parole appelle la parole[88]. » À ce sujet, on lit que :

La parole romanesque se fera parfois hésitante, fragmentée même : il s’agit moins, pour l’écrivain, de restituer une mémoire enfouie que de désigner l’oubli, moins de narrer que d’illustrer les problèmes de la narration. La question du discours romanesque devient dès lors primordiale puisqu’elle a pour enjeu l’émancipation d’une parole et d’une mémoire historiquement retenues, assimilées[89].

La continuité et l’interaction de la parole de ces personnages assurent la pérennité d’une parole en rupture avec le larbinisme et « [la] silencieuse complicité[90] ». De même, c’est une parole qui se veut à la fois transitionnelle et relationnelle, maintenant le lien diégétique entre les romans glissantiens en soulignant les mutations événementielles racontées d’un roman à un autre. Dans La Lézarde, Mathieu est le héros, autour duquel se trame l’action, alors que dans Le Quatrième Siècle il s’investit entièrement dans la recherche historique de ses origines et celles de sa lignée ancestrale. Pareil pour papa Longoué qui s’érige en personnage-conteur de l’Histoire, c’est l’un « des conteurs à voix grasse[91] » parce qu’il y a tant de « mystère(s) sans parole(s)[92] ». Papa Longoué représente la parole d’« une vieille douleur[93] » qu’il veut dépasser par le passage au dialogue et à la polyphonie qui sont en soi un acte préliminaire d’insurrection, défini dans Le Quatrième Siècle en ces termes : « L’acte [de parler] : pulsion qui racontait déjà les mots entre eux, ou plutôt articulation (syntaxe insoupçonnée) de leurs discours sans suite[94]. » Ainsi, le personnage glissantien est-il interpellé à « écouter la parole des anciens[95] » pour restituer la sienne. Et ce

pour la simple raison que leur parole [ne soit pas] morte elle aussi, dérobée. Oui parce que le monde, dont ils étaient une écoute acharnée ou passive, n’avait pas d’oreille pour leur absence de voix. Mathieu voulait crier, lever la voix, appeler du fond de la terre minuscule vers le monde, vers les pays interdits et les espaces lointains[96].

De telles paroles énoncées impliquent d’examiner le discours narratif parce que plus on avance dans le récit, plus le regard que porte l’auteur aussi bien sur les protagonistes que sur leur discours énonciatif est fréquemment associé à une réflexion sur le mode de fonctionnement de l’énonciation, l’exubérance discursive et le statut postural de l’écrivain comme co-énonciateur. Plusieurs voix masquées derrière le « je » du personnage qu’incarnent l’esclave, le colon, le renégat, le citadin ou le marron attestent que « le roman développe une narrativité singulière[97] » parce que justement la difficulté d’« unir ou [de] rassembler le divers [polyphonique] par l’acte de raconter[98] » n’est pas une tâche des plus évidentes. La polyphonie se manifeste aussi dans le changement des perspectives narratives. En effet, dans les deux romans, Glissant alterne les points de vue des personnages qui prennent part à l’histoire et s’expriment, par moment, au moyen du discours indirect ou indirect libre, tout en laissant s’interposer la voix auctoriale. Certaines scènes dans les deux oeuvres sont intégralement vues par Thaël et Mathieu ou bien à travers une présence intra-métaleptique dans le récit, ce qui induit parfois le lecteur en erreur, tant il n’arrive pas à savoir à qui revient la parole. Cela montre que le narrateur a du mal à abolir la distance qui le sépare des personnages de son roman et à circonscrire le rapport qu’il établit entre l’intratextuel et l’extratextuel. Voici un dialogue où la voix du narrateur s’intercale entre celle de deux protagonistes pour expliquer leurs intentions et décrire leurs sentiments mitigés entre le réel et le rêve :

  • – C’est la chaleur qui rend nostalgique. Je crains cette heure d’avant la nuit, quand les choses secrètent leur vie par une reflambée mystérieuse. Écoute. Ne sommes-nous pas seuls ?

    – Parle-moi de tes recherches, dit Thaël.

    Il ne voulait pas montrer l’avidité qui le prenait lorsqu’il pensait au travail de Mathieu. Et il dit cela comme pour éloigner les mirages ; pour se tenir lucide parmi des choses précises, loin de l’heure nostalgique. Mathieu déclara que nul ne pouvait faire le départ d’entre les rêves, les secrets, et les rigides conquêtes du jour. Mais la misère partout maîtresse permettait-elle encore de rêver ?

    – Je cherche longtemps, avec patience. Mon domaine est étrange, et si vaste. Je fouille. Mais le plus difficile est de classer les documents, avant d’écrire sur le Registre des Chroniques le texte de cette histoire[99].

Ce dialogue entrecoupé du point de vue omniscient du narrateur qui semble tout connaître sur la vie des personnages au point d’annoncer des événements à venir par le biais de la prolepse, montre une posture auctoriale qui peine à être en retrait. Cette focalisation zéro du récit s’adjoint à la focalisation interne pour renforcer la mise en scène d’un auteur incorporé dans « l’ordre de l’existence commune[100] ». Du point de vue strictement linguistique, les séquences narratives et descriptives diffèrent, selon Jean-Michel Adam, de celles qui tiennent nettement de l’argumentation, de l’explication et du dialogue car elles impliquent ce que Wayne C. Booth[101] a appelé « l’auteur implicite ». Ce concept peut être appliqué à l’ensemble des romans de Glissant qu’on pourrait qualifier d’écrivain à projets parce qu’il a écrit et conçu son oeuvre romanesque dans une continuité à la fois thématique et réflexive comme le montre l’essai récemment paru, Édouard Glissant. Du poète au penseur[102].

Ce narrateur détenteur de toutes les ficelles de la diégèse use de tous les ressorts de « l’embrayage paratopique », mais il ne dissimule pas la présence de ses idées dans le récit. La multiplication et l’enchevêtrement des divers points de vue dans La Lézarde et Le Quatrième Siècle, participent d’une cohérence énonciative de l’oeuvre romanesque de Glissant et du développement de la parole dialogique trans-générationnelle d’un texte à un autre, notamment, entre les deux lignées ancestrales : les Béluse et les Longoué. Cette idée de la parole transmise et relayée renvoie à la relation entre les paroles et leurs énonciateurs qui passent le relais de l’énoncé. Sur le plan discursif, le changement des points de vue énonciatifs entraîne d’autres changements : le passage de la première personne du singulier à la troisième personne et vice versa, l’élimination ou le parachèvement des commentaires des personnages. Cela dit, l’omniscience de Glissant dans son oeuvre ne s’oppose pas au déploiement polyphonique de la parole des protagonistes ; c’est encore le dialogue des consciences subjectives, inaptes à accéder à la vérité de leur histoire commune qui est de mise. Souvent, la parole polyphonique met en évidence des avis qui riment ensemble ou des idées paradoxales de sorte qu’elle scinde les personnages en deux clans opposés : les adjuvants et les opposants, les victimes et les bourreaux. À travers cette polyphonie qui laisse voir les clivages et les alliances actantiels, l’auteur-narrateur ne cache pas sa quête de « l’objectivation » de la parole dont la fonction est de réhabiliter une vérité inédite. En fait, cette polyphonie ne signifie pas non plus l’affaiblissement de la voix du narrateur et n’évince pas sa présence sous-jacente comme médiateur de paroles ou encore comme témoin de l’action menée par les personnages.

La métalepse dans les deux romans

Dans le premier chapitre de La Lézarde, intitulé « La flamme », Glissant se présente comme une partie prenante dans le cours des événements : « J’ai entendu ces mots, pourtant je n’étais encore qu’un enfant, et ils résonnèrent en moi. […] J’ai connu Thaël et Mathieu, et tous leurs amis ; voici comment[103]. » Plus loin, il raconte les circonstances de sa rencontre avec le groupe d’amis de Mathieu, tout en avouant son affiliation aux idées qu’il présente : « J’ai entendu ce cri ; j’étais près d’eux sur la place, ne comprenant pas encore tout cet assaut de mots. Je les ai vus sur la place, et je ne savais pas que ma vie à ce moment était prise, décidée, contaminée déjà par ce jeu[104]. » La nette implication de l’auteur dans le récit à travers les verbes d’action et de perception utilisés (décider, prendre, savoir, entendre, voir...) prouvent non seulement sa prise de position en faveur des personnages, mais également la contribution du « je auto-diégétique » aux événements. Glissant, d’emblée, se présente comme l’ami des personnages, son incorporation dans le récit se fait grâce à un mouvement intra-métaleptique : il s’auto-dénomme comme conteur et personnage dans le roman grâce au procédé de la métalepse, définie par Gérard Genette comme « la frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte[105] ». La métalepse révèle « le contrat logique et rassurant qui prétend qu’on ne peut pas être à la fois voyant et vu, dedans et dehors, narrateur et personnage[106] ». L’insertion de l’instance auctoriale dans la diégèse renseigne sur le double statut du sujet écrivant ou encore du narrateur-conteur (Glissant-auteur et Glissant-personnage) et ses multiples avatars qui précisent son rapport aux personnages fictifs, avec qui d’ailleurs, il s’allie pour dire « nous ». Le récit qui s’écrit à la première personne du pluriel montre l’adhésion et la construction d’« un ethos collectif », interactionnel. Il signale également l’avènement de la collectivité au niveau identitaire et littéraire, parce que ces personnages et, par extension, les Antillais – comme l’affirment majoritairement les écrivains antillais dans leurs écrits – ont perdu leur unicité fédératrice. Dans Le Discours antillais, Glissant explique que ce « nous » romanesque émane de « la conscience collective »[107]. De plus, l’insertion des romans de Glissant dans les postcolonial studies apparus dans les années 1980 comme champ littéraire analysant la dissémination de plusieurs éléments réels dans les textes littéraires, atteste de la véracité des faits racontés et de leur ancrage référentiel tout en révélant les attitudes de l’auteur et mêmes ses orientations idéologiques.

Même l’emploi du pronom indéfini « on » fait référence à la participation du narrateur à l’action (« On te confie l’écriture[108] ») pour que, au moins, l’unité énonciative de ses concitoyens ne soit pas oblitérée. Dans l’une des sous-parties de son ouvrage, intitulée « Une énonciation à l’image du contrat de lecture : La Lézarde », Katell Colin a écrit : « Glissant met en place des stratégies énonciatives qui matérialisent ce parti pris. […L]e narrateur, présenté comme l’auteur fictif du texte, s’affiche, jusque dans sa technique d’écriture[109]. » Là encore, les frontières entre la fiction et la biographie de l’auteur sont brouillées. La parole romanesque s’allie à la parole critique pour faire de toutes les instances énonciatives ce que Daniel-Henri Pageaux nomme une « conscience énonciative ». La parole, qu’elle soit dialogique ou polyphonique dans l’oeuvre glissantienne, dépasse le sillage énonciatif pour s’insérer dans un autre cadre plus vaste et transculturel, celui de la pluri-culturalité. D’ailleurs, dans les deux romans, Glissant ne manque pas d’écrire des mots en créole, proférés par ses personnages, et signalés, dans le récit, en italique : « [I]l avança vers elle et, concentré sur les mots, lui dit : lan mè, la tè, zéclè[110]. »

En conclusion, dans La Lézarde et Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant, l’intérêt ne se porte pas seulement sur l’énoncé en tant que tel, mais également sur l’énonciation, car les modes de dire sont indissociables des modes de vivre. C’est à travers la parole en acte que la pensée des personnages est relayée d’une génération antillaise à une autre. Le tout, dans la quête d’une parole vraie et authentique pour garantir la pérennité de leur mémoire collective fondée essentiellement sur l’oralité transformée textuellement en énonciation « oralittéraire ». Le marquage linguistique et conversationnel du monologue intérieur, du dialogue et de la polyphonie semble prendre appui sur ce que Jacqueline Authier-Revuz nomme l’hétérogénéité « montrée » et l’hétérogénéité « constitutive »[111], pour construire, finalement, une autobiographie plurielle. Le « nous » d’une autobiographie « fictivisée » s’évertue à dépasser son silence afin que ses « mots [soient] dits à haute voix[112] » et « [s]a conscience historique[113] » soit communiquée à travers les récits littéraires.