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En empruntant sa terminologie à Bertolt Brecht pour tenter de penser l’évolution de l’écriture théâtrale de 1880 à 1950, Peter Szondi a forgé dans sa Théorie du drame moderne (1956) des catégories d’analyse d’une incontestable valeur heuristique. L’on sait que la notion de « drame », qui sert de point de départ à sa réflexion, désigne chez lui toute pièce de théâtre relevant de la « forme dramatique » héritée d’Aristote : cette forme, affirme-t-il, née à la Renaissance, triomphe à l’âge classique et continue de dominer la production théâtrale jusqu’au milieu du XIXe siècle. Elle se caractérise par la représentation d’un événement qui se déroule ici et maintenant, dans la sphère interhumaine : le dialogue, en tant qu’il médiatise les rapports entre les individus, en est le mode d’expression par excellence. À partir du moment où le théâtre commence à prendre en compte les puissances qui excluent les hommes de la relation interindividuelle, qu’elles se nomment « milieu » du côté du naturalisme ou « cosmos » du côté du symbolisme, le « drame » entre en crise[1]. Selon Peter Szondi, dont la pensée est inspirée à la fois par Hegel et par Lukacs, cette crise, qui se manifeste par l’intégration à la forme dramatique d’éléments épiques, se résout dialectiquement : elle aboutit, passées les « tentatives de préservation » et les « tentatives de solution », à l’invention du théâtre épique de Brecht.

Si la perspective téléologique qui sous-tend la démonstration de Peter Szondi a paru avec le recul du temps devoir être critiquée, les outils qu’il a forgés pour analyser la production dramatique entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle demeurent, quant à eux, opératoires. L’on sait notamment avec quelle fortune les travaux menés sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac par le groupe de recherche sur la « poétique du drame moderne et contemporain » les ont exploités. Mais une catégorie d’analyse n’est jamais aussi féconde et productive que lorsque le texte auquel elle est confrontée révèle son irréductibilité – que lorsque la notion théorique s’avère, à l’étude, être débordée par l’oeuvre censée lui servir d’illustration ou d’exemple. Il en est ainsi du « drame » tel que le définit Peter Szondi. « Vers 1860, cette forme […] n’était pas seulement la norme subjective des théoriciens, elle représentait l’état objectif de l’art dramatique[2] », affirme-t-il. Or, à cette époque, le genre dominant en matière de production théâtrale est celui de la comédie de moeurs, et les deux noms qui lui ont assuré ses succès les plus éclatants et les plus durables, de Paris jusqu’en province, de la France jusqu’à l’étranger, sont ceux d’Émile Augier et d’Alexandre Dumas fils.

La vingtaine de pièces que le premier donne au Théâtre-Français, parfois au Vaudeville ou au Gymnase, ponctuellement à l’Odéon ou au Palais-Royal ; la quinzaine de pièces que le second écrit pour le Gymnase, du milieu des années 1850 au milieu des années 1870, puis pour le Théâtre-Français jusqu’à la fin des années 1880, peuvent, de prime abord, passer pour représentatives de la « forme dramatique », dont elles rassemblent assurément plusieurs traits distinctifs. L’on sait que, pour Aristote, la construction de l’oeuvre dramatique doit obéir à un principe de cohérence logique. Ainsi, chez Augier et Dumas fils, ces deux héritiers de la « pièce bien faite » de Scribe, l’intrigue est toujours d’une linéarité parfaite. La succession des épisodes, régie par un régime de causalité sans faille, assure la concaténation des événements qui s’enchaînent selon un rapport mécanique de cause à effet : chaque scène n’a de valeur que par rapport à celle qui précède et à celle qui suit. En outre, du point de vue référentiel, la comédie de moeurs favorise l’identification des spectateurs aux personnages. Comme elle se déroule toujours dans le monde contemporain, et surtout comme Augier et Dumas fils choisissent exclusivement de représenter et d’interroger les comportements dans le milieu de la haute société, un rapport spéculaire, propice aux phénomènes de reconnaissance et de projection, s’établit entre la scène et la salle. Rien de plus étranger, enfin, à ces deux auteurs, que les titres, les pancartes, les songs qui, dans le théâtre de « forme épique », viendront interrompre et contredire le fil des répliques. La suprématie du dialogue, chez eux, demeure inentamée. Le « drame » semble donc bel et bien, comme Peter Szondi le laisse entendre, trouver son incarnation privilégiée dans les comédies de moeurs à la mode dans les années 1860.

Dès lors, la clôture et l’autonomie propres à la fiction « dramatique », qui font dire au théoricien hongrois que « le drame est absolu[3] », semblent exclure, dans le cadre d’un dossier consacré au franchissement du quatrième mur au XIXe siècle, une étude portant sur deux des membres de la triomphante triade « Audusar ». Pourtant, la coupure établie entre la scène et la salle est-elle, chez eux, si hermétique ? Rien n’est moins sûr, et c’est ce que nous voudrions tenter de montrer ici.

Selon La Théorie du drame moderne, « l’absolu du drame » implique qu’il soit « primaire » :

Il n’est pas la représentation (secondaire) de quelque chose (de primaire) ; il se représente lui-même ; il est lui-même. Son action tout comme chacune de ses répliques est « originelle », elle se réalise dans son surgissement[4].

Il en résulte que « le drame connaît aussi peu la citation que la variation » : la citation « ramènerait le drame à ce qu’il cite », tandis que « la variation mettrait en question la propriété qu’il a d’être primaire » pour le faire apparaître comme « secondaire[5] ». Le théâtre d’Augier et Dumas fils, quant à lui, est intensément intertextuel : la plupart de leurs pièces sont des réécritures des grands titres du répertoire, qui affichent leurs hypotextes de telle sorte qu’il est impossible, même à un spectateur peu attentif ou peu sagace, de manquer la relation de dérivation.

À qui ne repèrerait pas d’emblée que Diane de lys (1853) de Dumas fils réécrit Antony (1833) de Dumas père, le dénouement le révèle immanquablement. Une même fatalité sociale écrase la passion entre ces deux êtres d’exception que sont, chez l’un, Adèle et Antony, chez l’autre, Diane et Paul : les médisances du monde, qui accablent les amours d’une femme mariée avec un bâtard ou un artiste, font revenir l’époux absent. Chez Dumas père, la pièce s’achève sur le meurtre de l’héroïne adultère par son amant, qui le revendique à la face du mari, pour sauver l’honneur de celle qu’il aime :

  • Le Colonel : Infâme !... Que vois-je ? Adèle ! … morte !...

    Antony : Oui ! morte ! Elle me résistait, je l’ai assassinée !...

    Il jette son poignard aux pieds du colonel[6].

Chez Dumas fils, le mari tue celui qui n’était pas encore l’amant de sa femme, et proclame publiquement son opprobre :

  • Taupin et Maximilien, entrant par le haut : Qu’est-ce que c’est ?... Paul mort !

    Le Comte, très calme et jetant son arme : Oui, messieurs : cet homme était l’amant de ma femme, je me suis fait justice, je l’ai tué[7] !

Le public de la création semble toutefois avoir été plus sensible à un intertexte plus récent : l’émotion et l’enthousiasme soulevés l’année précédente au Vaudeville par La Dame aux camélias semble avoir porté l’auteur à décliner la formule de son premier drame dans le second. Comme le souligne Jules Janin, le destin de Diane de Lys inverse, en effet, celui de Marguerite Gautier :

De même que la Dame aux camélias, rougissant de l’iniquité de ses premières passions, vous représente la courtisane repentie et faite pour une profession meilleure, la comtesse de Lys vous montre une femme honorée à tous les titres du rang, du nom de la fortune et des alliances, qui met sa main et son pied dans le gant et dans le soulier des courtisanes, tant la vocation de cette dame était certainement de porter l’enseigne de Marguerite Gautier[8].

Un peu déçu, sans doute, qu’aucun critique n’ait repéré, lors de la création, ce que la fin de La Princesse Georges (1871) devait à Bajazet (1872), Dumas fils le signale dans la préface qu’il rédige en 1877. Sous l’effet de la jalousie, son héroïne congédie l’époux qu’elle aime par un « Allez », qui rappelle le « Sortez » de Roxane : si elle n’a pas fait poster de muets à la porte du sérail, elle sait, en revanche, que le prince de Birac s’expose à être tué par le comte de Terremonde, qui attend l’amant de sa femme le pistolet à la main.

Loin de vouloir piller Racine, explique l’auteur, je voulais au contraire, si quelqu’un s’avisait par hasard de l’analogie, montrer, comme je l’ai dit, la différence des sentiments entre une maîtresse et une épouse, entre une musulmane et une chrétienne, entre la passion et l’amour[9].

En effet, autant la sultane de Racine prononce un arrêt définitif, autant la princesse de Dumas fils tente du moins de rattraper in extremis le prince, lequel n’échappe à la mort que pour avoir été devancé auprès de la séduisante et redoutable comtesse par une autre de ses conquêtes, qui succombe à sa place. Mais, une fois encore, les chroniqueurs de l’époque s’attardent davantage sur l’art qu’a Dumas fils de reprendre et de moduler les situations qu’il a lui-même inventées. Ce phénomène d’intra-textualité retient, par exemple, l’attention de Francisque Sarcey, qui voit dans La Princesse Georges (1871) une réécriture du Supplice d’une femme (1865), écrit en collaboration avec Émile de Girardin et créé six ans auparavant à la Comédie-Française. Cette pièce, explique-t-il, a eu un « effet immense », au point d’inventer sinon « un genre », du moins « un procédé » : celui qui consiste à « faire dire un de ces secrets qu’on ne dit jamais par la personne qui devrait le moins le dire à la personne qui devrait le moins l’entendre »[10]. Dans l’une, Mathilde montre à son époux la lettre dans laquelle son amant, qui lui pèse et l’ennuie, tente de la forcer à fuir avec lui. Dans l’autre, Séverine va chercher un recours contre l’infidélité de son mari, le prince de Brisac, auprès du mari de sa rivale, le comte de Terremonde.

Augier, quant à lui, va volontiers puiser l’inspiration du côté des comédies de Molière. Au dénouement de L’Aventurière (1848), Fabrice tend à Clorinde un piège symétrique et inverse de celui dans lequel Ariste fait tomber Trissotin : une fausse lettre vient annoncer non la ruine soudaine de la famille, mais au contraire un héritage inattendu. Chez Molière, l’effet du stratagème ne se fait pas attendre, puisque le pédant, révélant son avidité, renonce aussitôt à la main d’Henriette. Chez Augier, en revanche, l’intrigante voit dans la tentation une occasion de rachat et de repentir : elle commence par renoncer au mariage qu’elle croit avantageux, et ce n’est qu’aiguillonnée par le mépris de Célie, pour laquelle elle voulait se sacrifier, qu’elle finit par démasquer sa demi-culpabilité. L’argument du Gendre de Monsieur Poirier (1854) est explicitement repris à Georges Dandin, même si ce n’est pas ici le beau-fils mais le beau-père qui pâtit de la mésalliance : monsieur Poirier, riche bourgeois, a marié sa fille avec un jeune marquis, frivole et dépensier, qui le méprise et le ruine. À la fin de la comédie de Molière, l’infortune conjugale du héros éponyme promet de ne jamais finir. À la fin de celle d’Augier, en revanche, tout se résout : le marquis et la marquise de Presles, tombés amoureux l’un de l’autre, pourront s’installer dans le château familial que l’on croyait perdu, et où le héros éponyme promet de mener désormais une vie plus sage. Mais il arrive que Dumas fils fournisse lui aussi à Augier une trame qu’il lui suffit de retourner pour la renouveler. Le Mariage d’Olympe (1855), écrit pour le Vaudeville, et centré sur une figure de courtisane qui, loin de se repentir, contrefait la vertu pour mieux prospérer, entretient ainsi un rapport d’intertextualité assumé avec La Dame aux camélias : « Elle s’est mise en tête que je suis poitrinaire, que je n’en ai pas pour six mois… Je ne sais pas où elle a pris cela…[11] », s’étonne la fausse Pauline et vraie Olympe, aussi ignorante des choses du théâtre qu’étrangère aux douceurs de la vertu, à propos de Geneviève, sa rivale secrète.

Dans les comédies de moeurs qui reprennent et renversent le schéma d’une oeuvre dramatique supposée connue du public, qu’il s’agisse d’une pièce ancienne qui fait partie de la culture classique ou d’une pièce récente qui a connu un énorme retentissement médiatique, l’intertextualité n’est pas « aléatoire » mais « obligatoire », pour reprendre la distinction de Michaël Riffaterre[12]. L’identification de l’oeuvre-source, le repérage de sa déclinaison et de sa déformation, constitutifs du plaisir du spectateur, font partie des processus de réception prévus et programmés par le texte théâtral : loin que le « drame » se donne comme « primaire », il exige alors d’être reconnu comme une oeuvre « secondaire ».

Il en va de même lorsque Augier ou Dumas fils, par le biais d’une citation ou d’une référence intégrée aux répliques de leurs personnages, renvoient à la culture théâtrale qu’ils partagent avec le public. Dans Le Demi-Monde (1855), par exemple, Olivier qui vient d’essuyer deux ruptures en une seule journée, l’une avec madame d’Auge, qui le quitte pour se marier, l’autre avec madame de Lornan dont il refuse les avances par respect pour son époux, se compare avec humour au héros de Bérénice (1670) : « Si Titus était à ma place, il pourrait se coucher de bonne heure, il n’aurait pas perdu sa journée ». Dans L’Ami des femmes (1865) sont cités Shakespeare, Molière et Racine. À Jane qui se défend de n’entendre aucun bruit de souris, alors que Montègre fait le signal convenu entre eux, Ryons fait observer par raillerie : « C’est peut-être un rat, comme dans Hamlet, alors, car on gratte à cette porte[13] ». À Jane, Ryons raconte ensuite sa rencontre ferroviaire avec une belle inconnue. Cette dernière, précise-t-il, avait « les vingt ans de Célimène et elle pleurait[14] ». Au Misanthrope succède Andromaque, dont la situation narrée présente une version dégradée et burlesque :

J’avais devant moi une Hermione irritée contre le Pyrrhus traditionnel, qui à cette heure même l’oubliait auprès d’une Andromaque de circonstance. Pour que la tragédie fût complète, il n’y manquait qu’un Oreste. Je savais le rôle avec les variantes que le temps y a introduites, car les moeurs ont changé depuis la prise de Troie[15].

La référence tragique le cède à la référence comique, quand monsieur Leverdet s’étonne auprès de Mme Leverdet que leur fille leur ait écrit une lettre pour leur annoncer sa décision d’entrer au couvent : « Elle ne sait donc plus parler ? Est-ce que notre fille serait muette comme dans Le Médecin malgré lui ?[16] ». Enfin, Ryons, craignant que Montègre n’utilise la lettre compromettante que lui a écrite Mme Simerose pour l’empêcher de se réconcilier avec M. Simerose, revient à la tragédie élisabéthaine : « Il serait trop malheureux que tout fût perdu maintenant pour un mauvais morceau de papier dont cet Othello du Jura est capable, dans un accès de fureur, de faire le plus mauvais usage[17]. » Le valet de chambre corruptible et hypocrite de La Princesse Georges (1871), charrie, à son tour, toute une intertextualité. Tandis que Galanson se demande, à l’acte II, scène 2, « s’il deviendra jamais ministre de la reine doña Maria de Neubourg comme Ruy Blas ou s’il a fait un peu de tout comme Figaro[18] », lui-même, quand il vient demander pardon à Séverine de l’avoir trahie, à l’acte III, scène 3 parodie une réplique bien connue[19] de Tartuffe à Elmire :

  • Séverine : C’était pourtant pour de l’argent que vous faisiez ces choses-là ?

    Victor : Que voulez-vous, madame, on est laquais.

    Séverine : Et maintenant vous avez des remords ?

    Victor : On est tout de même un homme[20].

Pour dispenser ses conseils au jeune Fondette, qu’elle veut éloigner de la redoutable Sylvanie de Terremonde, Valentine de Baudremont va chercher ses modèles dans le répertoire : « Avec un coeur comme le vôtre, on chante la romance à la comtesse comme Chérubin, ou l’on épouse la pupille d’Arnolphe comme Horace, mais, croyez-moi, on ne touche pas la femme de Thésée[21]. » Un peu plus loin, Sylvanie est encore désignée comme « la fille de Minos et de Pasiphaé ». Dans La Femme de Claude (1873), Césarine, la séductrice, est présentée comme une version féminine de Dom Juan : « Vous avez mieux aimé être dona Juana, je suis la statue du Commandeur[22] », lui assure Castagnac, pourtant aussi faux et fourbe qu’elle.

Dans tous ces exemples, la situation mimée par les pièces est celle d’individus réels renvoyant à des personnages fictifs : le personnel dramatique des comédies d’Augier et de Dumas fils appartient à une classe aisée et cultivée, qui connaît ses classiques et fréquente les salles de spectacle. Il est donc cohérent, sur le plan référentiel, que le théâtre fasse partie des prismes au travers desquels il interprète la réalité. Mais l’effet produit par les références et les citations théâtrales, dès lors qu’elles sont mises dans la bouche de personnages de théâtre, est plutôt d’inscrire l’oeuvre qui les convoque dans un continuum générique. Derrière la voix du personnage, il est alors difficile au spectateur de ne pas entendre celle de l’auteur, qui revendique de se situer dans le sillage des grands noms du répertoire, et demande à son public de le reconnaître.

À plus forte raison, lorsque des commentaires métathéâtraux sont insérés au sein du dialogue, le discours indirectement adressé par l’auteur au spectateur prend le pas sur celui directement adressé par un personnage à un autre personnage. Ainsi, dans Le Mariage d’Olympe (1855), une discussion s’engage entre Montrichard et le vieux Marquis à propos de la visibilité nouvelle des femmes entretenues :

  • Montrichard : Parbleu ! de votre temps ce nouveau monde était encore un marais ; il s’est desséché, sinon assaini. Vous y étiez bottés jusqu’à la ceinture ; nous nous y promenons en escarpins. Il s’y est bâti des rues, des places, tout un quartier ; et la société a fait comme Paris qui, tous les cinquante ans, s’agrège ses faubourgs : elle s’est agrégée ce treizième arrondissement. Pour vous montrer d’un mot à quel point ces demoiselles ont pris droit de cité dans les moeurs publiques, le théâtre a pu les mettre en scène.

    Le marquis : Comment ! en plein théâtre, des femmes qui… ? Et le parterre supporte cela ?

    Montrichard : Très bien ; ce qui vous prouve qu’elles sont du domaine de la comédie et par conséquent du monde[23].

En conduisant l’échange mondain vers une réflexion métathéâtrale sur l’élargissement des sujets dans la comédie de moeurs, Augier fait entendre un plaidoyer pro domo visant à justifier l’immoralité de la pièce à laquelle le public est en train d’assister. Le dialogue, qui pourrait être celui de l’auteur avec un spectateur sinon scandalisé du moins ému par les événements scabreux qui lui sont représentés, est ici tellement plus tourné vers la salle que vers la scène qu’il ouvre comme une brèche au sein de la plénitude de la fiction. Tandis qu’Olympe est ramenée à son statut de personnage fictif, d’invention rendue possible par l’évolution conjointe de la société et du théâtre qui s’en veut le reflet, le spectateur, lui, est renvoyé à ce qu’il est réellement : un spectateur, sommé d’embrasser le point de vue de Montrichard, qui approuve cette évolution, plutôt que le point de vue du Marquis, qui s’en offusque.

Sans être, à proprement parler, des commentaires, les répliques qui référent à une autre pièce d’Augier ou de Dumas fils produisent le même effet de sortie hors du cadre de la fiction. Ainsi lorsque Valentine proclame, dans La Princesse Georges (1871) : « J’ai entendu dans je ne sais quelle comédie cette phrase assez vraie : il faut être marié comme il faut être vacciné, ça garantit[24]. » Elle cite effectivement une réplique de Leverdet dans L’Ami des femmes (1864). La désinvolture exprimée par le déterminant indéfini « je ne sais quelle », qui permet d’éviter de donner le titre exact de l’oeuvre citée, doit alors être mise au compte du tact de l’auteur qui se garde de renvoyer trop explicitement à ses propres pièces, mais aussi du crédit qu’il accorde au spectateur, auquel il s’en remet d’identifier lui-même la référence. Il en est encore ainsi lorsque, dans la scène d’exposition du Prix Martin (1876), l’intrigue est annoncée en ces termes :

  • Agénor : As-tu vu au Français Le Supplice d’une femme ?

    Martin : Oui, une femme qui n’aime plus son amant et qui se remet à aimer son mari.

    Agénor : Retourne la chose et tu as le supplice d’un homme : Un amant qui se met à aimer le mari et à ne plus aimer la femme[25].

Comme les auteurs du Supplice d’une femme (1865), Dumas fils et Girardin, ne sont pas les mêmes que ceux du Prix Martin (1876), Augier et Labiche, le titre peut, cette fois, en être cité : la référence relève de l’hommage, non de l’autopromotion. Mais, dans tous les cas, les auteurs sollicitent l’encyclopédie personnelle du spectateur, le savoir et la mémoire que lui ont permis d’acquérir son expérience du théâtre : la mention d’une pièce qu’il a pu voir quelque temps auparavant, en ravivant ou réveillant le souvenir de précédentes représentations, le rappelle à son statut de spectateur. Au sein de la pièce qui en cite une autre se produit ainsi une sorte de métalepse : la citation a pour effet d’ouvrir l’univers représenté sur l’univers de la représentation, puisqu’en désignant l’oeuvre citée comme une pièce de théâtre, elle attire du même coup l’attention sur la nature théâtrale de l’oeuvre « citante ».

L’intertextualité par laquelle le « drame » s’avoue comme « secondaire » n’est toutefois que l’un des facteurs de fragilisation et de porosité du quatrième mur chez Augier et Dumas fils. Leur personnage dit spirituel ou raisonneur, régulièrement critiqué, comme le rappelle Lise Sabourin[26], concourt à faire du franchissement de la coupure sémiotique entre la scène et la salle l’un des ressorts fondamentaux de leur esthétique. L’on se souvient que, pour Peter Szondi, l’intrusion au sein de la « forme dramatique » d’un « sujet épique » est l’une des modalités de la crise du drame. Durant le dernier quart du XIXe siècle, ce « sujet épique », comme l’a montré Jean-Pierre Sarrazac, s’incarne volontiers dans la figure de l’étranger[27]. Le propre de l’étranger, explique-t-il, est de porter un regard sur les événements représentés, de les observer et de les commenter. Son point de vue opère alors une mise en perspective de la partie « dramatique » (les événements qui forment l’action de la pièce) par la « partie épique » (l’expression d’un point de vue sur ces événements). Avec l’introduction d’un point de vue interne, le microcosme dramatique se scinde en deux : il se sépare entre un « dedans » et un « dehors », entre une partie « in vitro » et une partie « in vivo ». Cependant, Jean-Pierre Sarrazac distingue trois modes de manifestations de cette figure de l’étranger. Tantôt il revêt le costume d’un personnage, en ce sens qu’il prend pleinement part à l’action dramatique. C’est le cas, le plus souvent, dans les pièces naturalistes. Par exemple, dans Le Maître (1890) de Jean Jullien, un vagabond, Pierre, s’introduit au sein d’une famille de paysans, où il rétablit la santé et l’autorité d’un père à l’agonie avant d’être chassé par son obligé. Tantôt l’étranger se montre dans la nudité de sa fonction, en ce qu’il se tient à l’écart de l’action qu’il observe et commente de loin. C’est le cas, la plupart du temps, dans les pièces symbolistes. Par exemple, dans Intérieur (1894) de Maurice Maeterlinck, L’Étranger reste du début à la fin à l’extérieur de la maison où Le Vieillard finira par entrer, seul, pour annoncer à la famille la funeste nouvelle de la noyade de la plus jeune des filles. Tantôt, enfin, l’étranger revêt un statut intermédiaire : il est « mi-nu », « mi-vêtu »[28], à la fois spectateur et acteur de l’action dramatique. C’est le cas, par exemple, dans L’Évasion (1870) de Villiers de l’Isle-Adam : Pagnol, le bandit évadé du bagne, épie depuis sa cachette Lucien et Marianne, les deux jeunes premiers qu’il doit assassiner, avant de leur sauver la vie.

Non moins que l’étranger du « carrefour naturalo-symboliste », le personnage spirituel d’Augier et de Dumas fils remplit une fonction médiatrice entre la scène et la salle. En même temps qu’il est un personnage du drame qui se joue dans la pièce, il est porteur d’un point de vue sur ce drame : il le considère avec plus de recul, de distance et de discernement que les autres protagonistes, en exprime les non-dits, en explique les situations et en expose la morale. Dans les pièces à thèse, qui défendent une cause sociale, ce personnage se fait le porte-parole de l’auteur : il relaie ses arguments et soutient ses idées, invitant le public à approuver et à partager le système de valeurs dont il est le représentant. Cet « éternel raisonneur », ce « monsieur qui est chargé d’expliquer la pièce et qui l’explique par des fusées d’esprit[29] », indispose notamment Émile Zola. Dans ses chroniques du Bien public et du Voltaire, il le condamne comme une convention qui contrarie la nature et la vérité au nom desquelles il juge le théâtre contemporain :

Personnellement, le personnage spirituel m’enrage. Je ne le trouve pas seulement faux, je trouve qu’il fausse toutes les pièces où il bourdonne comme la mouche du coche. Est-ce que, dans la vie, il y a comme cela des pitres plus ou moins gais chargés de commenter les événements ? La belle malice de se tirer des difficultés en se déguisant soi-même pour argumenter continuellement sur son oeuvre[30] ?

La position médiane occupée par le personnage spirituel ou raisonneur, situé à la lisière du « drame », dont il oriente la réception, l’apparente bel et bien à ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle une « figure épico-dramatique » : « épique » puisqu’il qu’il commente l’action, « dramatique » puisqu’il participe à l’action.

Il faut toutefois reconnaître que le degré d’intégration à l’intrigue de ce personnage intermédiaire varie d’une comédie de moeurs à l’autre. Dans Le Mariage d’Olympe (1855), Montrichard rassemble les caractéristiques d’un narrateur omniscient : il connaît tous les autres personnages et partage leurs moindres secrets. En revanche, il n’interfère jamais dans le cours des événements, dont il demeure de part en part un observateur périphérique. Il en va de même de Rémonin dans L’Étrangère (1876). Sa condition de savant l’autorise à proférer les théories générales qu’illustrent les mésaventures conjugales du duc et de la duchesse de Septmonts : il peut ainsi expliquer longuement, en termes scientifiques, que l’amour et le mariage n’ont aucun rapport, car l’un relève de la physique, l’autre de la chimie[31]. Il lui revient encore de plaider en faveur du divorce[32]. Mais il ne noue ni ne dénoue l’action, à laquelle il demeure extérieur du début à la fin.

La plupart du temps, toutefois, le raisonneur assume un double rôle. Il est à la fois extérieur et intérieur à la pièce, au-dehors et au-dedans du « drame » : il en fait partie, tout en servant de médiateur entre la scène et la salle, tel monsieur de Sergine dans Les Effrontés (1861) d’Augier. Le rédacteur de La Conscience publique, qui incarne, au sein de cette sphère douteuse où se côtoient pouvoir médiatique et pouvoir politique, une « vertu traitable[33] », oriente idéologiquement la réception de la pièce. À travers son point de vue, la typologie se clarifie entre les honnêtes gens et les fripons, comme entre les êtres corruptibles et les lâches. Toutefois, Sergine appartient lui-même au monde de la presse, où les « effrontés » se servent de l’influence du journal pour faire et défaire les réputations : il est l’ancien amant de madame d’Auberive, sur laquelle paraît un article infâmant, et le rival de son propre directeur auprès de mademoiselle Charrier, qu’il finira par épouser. Monsieur de Ryons dans L’Ami des femmes (1864) assume aussi ce double rôle. En tant que scientifique spécialisé dans l’étude du genre humain, en particulier du sexe féminin, capable de brosser le portrait complet d’une femme qu’il n’a croisée qu’un instant[34], il représente l’auteur au sein de sa propre pièce. À ce titre, il est naturellement porté à expliquer la construction de son intrigue, à saluer l’habileté de ses ressorts, à souligner son efficacité comique. Ainsi au dénouement :

De Ryons, regardant Montègre s’éloigner : Coup double ! Il se venge et il la sauve. Oh, mon Dieu ! que vous êtes bon d’avoir fait les hommes si amusant[35].

Il n’est pas moins l’un des protagonistes du drame et sa lucidité supérieure permet de prévenir les catastrophes et de rétablir l’équilibre, avant que lui-même ne se résolve à obéir au destin de tous les personnages de comédie en acceptant de se marier.

En tant qu’observateur et commentateur d’un drame auquel il est lui-même plus ou moins intégré, le personnage spirituel ou raisonneur opte volontiers pour des formes énonciatives qui, foin du quatrième mur, se détournent de la scène pour se tourner vers la salle. Les apartés de Galanson ponctuent ainsi le dialogue de LaPrincesse Georges (1871) pour dénoncer l’hypocrisie des personnages fourbes comme Sylvanie ou Victor, et éviter que la part la moins perspicace du public ne puisse prendre leurs mensonges pour des vérités. C’est aussi en aparté, à l’adresse des seuls spectateurs, que Lebonnard résume en une maxime l’idée illustrée par l’intrigue d’Une Visite de noces (1871) de Dumas fils :

Lebonnard, à part : C’est admirable ! Les hommes croient qu’ils sont jaloux de certaines femmes parce qu’ils en sont amoureux ; ce n’est pas vrai, ils en sont amoureux parce qu’ils sont jaloux, ce qui est bien différent[36].

Mais les figures « épico-dramatiques » n’ont pas l’exclusivité de l’énonciation frontale. Il arrive régulièrement, en effet, que le discours des personnages, même s’ils ne sont pas les représentants de l’auteur, soit proféré « de face » et non « de profil »[37], pour reprendre la distinction proposée par Denis Guénoun. Ainsi, la comédie de moeurs selon Augier et Dumas fils reprend à son compte une part de l’héritage du vaudeville, avec lequel Scribe lui-même avait fini par rompre, lorsqu’elle choisit d’interrompre l’échange parlé au profit d’un morceau chanté. Dans Diane de Lys (1853), Paul et Aurore chantent à Taupin la chanson de Valentin[38]. Dans Le Gendre de monsieur Poirier (1854), le beau-père fredonne le premier couplet de « Monsieur et Madame Denis » de Desaugiers[39]. Dans La Femme de Claude (1873), Césarine chante « Medjé » de Gounod[40]. Plus fréquents que les chants, les bons mots et les traits d’esprit, eux aussi, court-circuitent le principe de la double énonciation. Lorsque le Paul de Diane de Lys s’écrie : « Voilà les véritables amours ; ils naissent avec les lilas, se mangent avec les fraises et meurent avec les feuilles[41] » ou que la Vicomtesse du Demi-Monde s’exclame : « Dans le mariage, quand l’amour existe, l’habitude le tue et, quand il n’existe pas, elle le fait naître[42] », la formule générale énoncée en termes figurés ou frappants est à mettre au compte du crédit de l’esprit de l’auteur, qui peut espérer que le spectateur en conservera le souvenir et en perpétuera la mémoire bien au-delà de la représentation. Souvent, le dialogue s’enchaîne de manière à faire advenir le mot qui en fait le piquant dans la perspective d’une pointe. Il en est ainsi dans cet échange de L’Ami des femmes :

  • M. de Ryons : Tout cela est charmant ; mais le mariage n’en est pas moins la plus lourde chaîne qu’on puisse attacher à la vie de l’homme.

    Mme Leverdet : Aussi se met-on deux pour la porter.

    M. Leverdet : Quelquefois trois[43].

Ainsi en est-il encore lorsque dans Les Lionnes pauvres (1858) deux invités s’interrogent à propos du malheureux Pommeau, dont les maigres appointements de clerc de notaire ne permettent pas d’expliquer les luxueuses et flamboyantes toilettes arborées par son épouse :

  • Premier invité : Avec quoi paye-t-il les toilettes de sa femme, alors ?

    Troisième invité : Il a la corne d’abondance.[44]

Les apartés, quant à eux, sont souvent l’apanage du raisonneur, qui fait de ce mode énonciatif l’un des outils privilégiés de la relation de complicité qu’il établit avec le spectateur : en lui adressant ses remarques et ses commentaires, il l’investit d’un savoir que ne partagent pas les autres personnages, lui procurant ainsi le plaisir d’occuper par rapport à eux une position de supériorité. Toutefois, les apartés ont beau, en tant que formes frontales d’énonciation, enjamber le quatrième mur, tous ne compromettent pas aussi radicalement la continuité de la fiction théâtrale. Quand Verdelet traite, à part, de « vieux serpent ![45] » Poirier qui conseille la prudence, vertu bourgeoise, à son gendre, jeune aristocrate, pour mieux le pousser à se battre, son invective éclaire les enjeux du dialogue. L’aparté sert alors la fluidité de la fable : il permet d’éviter que le spectateur, faute de comprendre, ne soit obligé de se livrer à des réflexions qui le feraient sortir de la fiction. Il en va tout autrement quand Rémonin interrompt les retrouvailles de Catherine et de Gérard, tombés dans les bras l’un de l’autre après trois ans de séparation, pour relever une faute d’accord :

  • Catherine : Ah ! Il était temps que vous arriviez !

    Rémonin, à part : Il faudrait : « que vous arrivassiez », mais elle est si émue[46]

L’émotion était à son comble : ce stupéfiant aparté vient la briser, qui fait brusquement passer le public de l’empathie à l’ironie et des larmes au rire. La boucle métadiscursive opérée par le personnage, en même temps qu’elle rompt le fil de l’échange amoureux, opère une brèche dans le « quatrième mur », qui ne compromet certes pas définitivement toute illusion théâtrale, mais prouve tout de même que le but ultime de la pièce n’est pas de l’entretenir et de la préserver. À croire que le plaisir de la complicité sur le dos des personnages l’emporte sur les plaisirs procurés par le « drame » lui-même : celui de la fiction, de l’identification à ses héros, de l’émotion née du spectacle de leur bonheur ou de leur malheur.

Le « drame » tel que le définit Peter Szondi a-t-il jamais existé autrement qu’en théorie ? Le fait est que le théâtre bourgeois d’Augier et de Dumas fils, réputés l’avoir défendu et illustré, en enfreint structurellement l’un des traits constitutifs : le respect du « quatrième mur », qui seul garantit le caractère « absolu » de la fiction dramatique, c’est-à-dire sa clôture et son autonomie. L’accent mis sur la nature théâtrale des événements représentés, l’introduction d’un point de vue sur ces événements, l’interruption du dialogue, sont autant de procédés généralement associés au théâtre épique, dans la mesure où ils favorisent la distanciation en contrariant l’illusion, l’émotion et l’empathie. Comme l’écrit Diderot : « Si, au lieu de se renfermer entre les personnages et de laisser le spectateur devenir ce qu’il voudra, le poète sort de l’action et descend dans le parterre, il gênera son plan[47]. » Rien de moins brechtien, pourtant, que la comédie de moeurs du XIXe siècle. S’il lui arrive de vouloir favoriser des réformes, de plaider pour le divorce, pour la reconnaissance des enfants naturels ou la réhabilitation des filles mères, c’est toujours au nom du système de valeurs partagé par l’auteur, ses personnages et ses spectateurs. Le formidable succès remporté par les deux maîtres du genre auprès du public bourgeois prouve que la descente du poète dans le parterre n’a pas toujours pour but de contester l’ordre du monde. Conjuguer jeu pour le public et jeu avec le public permet aussi de l’approuver et de le consolider, d’un commun accord entre la scène et la salle.