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Le café-concert, nouvelle forme de divertissement qui s’impose au milieu du XIXe siècle, tire sa particularité – et son succès – de la fructueuse alliance entre débit de boissons et offre de spectacles. Dans la première partie de son histoire, les costumes, décors et accessoires lui sont interdits, les interprètes sont tenus de se produire en tenue de ville, en solo et ne peuvent dire un texte. La nouvelle réglementation de 1867, qui assouplit les interdits, entraîne une modification des programmes et une gamme élargie de propositions[1]. Surveillé par la censure et par la police des moeurs, honni par les uns comme lieu de débauche et/ou de bêtise, encensé par les autres comme symbole de la gaieté parisienne, le café-concert se multiplie à Paris, qui « boit, mange et dort au café-concert[2] », mais aussi en province[3]. Dauzats, dans une enquête de 1896, en dénombre 274 à Paris[4] et tous les guides conçus pour les étrangers et les provinciaux les signalent en bonne place parmi les divertissements offerts par la capitale.

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Edgar Degas, Le Café-Concert des Ambassadeurs, 1876-1877

Edgar Degas, Le Café-Concert des Ambassadeurs, 1876-1877

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Le quatrième mur n’y existe pas comme au théâtre ou même au music-hall, puisque les tours de chant, parfois complétés par des attractions diverses après 1867, n’impliquent aucune relation fictionnelle entre scène et salle et, par conséquent, aucune nécessité de séparer réel et fiction[5]. La chanson donnée en spectacle – à entendre, à voir et à ressentir – forge une distinction entre interprètes et spectateurs. Lieu de sociabilité par excellence, spectacle dont la vogue ne se dément pas jusqu’au début du XXe siècle, le café-concert semble avoir généré des dispositifs originaux, ainsi que d’autres modes de réception et de relation. Familièrement surnommé le « caf’conc », le « beuglant » ou le « caboulot », ce type d’établissement autorise – voire encourage – les interactions entre public et artistes et floute la frontière ordinaire qui délimite les espaces. L’engouement qu’il a suscité réside sans doute dans cette formule relationnelle inédite, promesse de libertés prohibées dans les autres lieux de spectacle.

Continuités spatiales

Le dispositif frontal, caractéristique du théâtre et du music-hall au XIXe siècle, n’est pas omniprésent dans les cafés-concerts, qui recourent parfois à d’autres installations. Certains lieux présentent une continuité entre scène et salle – si l’on peut dire, tant les deux espaces sont entremêlés – entre artistes et publics. Il en est ainsi des établissements modestes qui ne possèdent aucune scène et dans lesquels les artistes se produisent au milieu des spectateurs attablés. Précisons qu’initialement la chanson, pour être entendue, n’exige pas d’être offerte aux regards, ce qui justifie les diverses combinaisons spatiales[6]. Ouvrard, vedette du caf’conc’, se remémore « les pauvres chanteurs [qui] avaient beaucoup de peine à se frayer un passage au milieu de tous ces gens buvant, fumant et crachant[7] » et André Chadourne, auteur d’une histoire des cafés-concerts, souligne l’intérêt pour les « plus modestes bourses » d’un lieu qui « ne comporte ni étiquette ni recherche de mise ou de tenue[8] ». Dès l’origine, les classes sociales les moins favorisées sont conviées au café-concert, abordable financièrement et humainement. Les établissements mêlent volontiers le spectacle et les consommateurs, comme pour mieux symboliser son accessibilité. Le Géant, situé boulevard du Temple, doit ainsi son nom à sa spécialité : l’exhibition de géants qui, « trois ou quatre fois par soirée », passent « entre les tables »[9]. La toile de Joseph Traviès de Villers qui représente le Café des Aveugles au Palais-Royal vers 1840[10] présente un espace dédié aux musiciens, repérable par le rouge du rideau, mais totalement intégré à l’ensemble de la salle.

Plusieurs lieux, en guise de scène, installent une simple estrade, très proche des tables destinées aux publics et accompagnée parfois d’un simple piano. Eugène Héros, dans sa chronique, note « l’installation […] tout à fait primitive : quelques planches posées sur des tréteaux » aux Champs-Élysées, vers 1840 ou encore la « simple estrade autour de laquelle on disposa des tables et des chaises »[11] au Café-Concert des Ambassadeurs. Le pianiste, souvent juste en-dessous de l’estrade, constitue un trait d’union avec la salle et les premiers fauteuils des « consommateurs [qui] se trouvent immédiatement derrière [lui][12] ». La « promiscuité des beuglants de province[13] » persiste au début du XXe siècle et contraint de repenser les relations entre artistes et spectateurs.

Certes, parmi les cafés-concerts, parisiens ou provinciaux, figurent de vastes établissements, dotés d’une véritable scène et instaurant un rapport assez proche de celui du théâtre ou du music-hall, comme la Scala, l’Eldorado ou l’Alcazar d’hiver[14]. Il faut enfin mesurer la distance qui sépare la naissance du café-concert, au milieu du XIXe siècle, et les très nombreux lieux qui s’ouvrent jusqu’au tournant du XXe siècle, souvent plus élaborés en termes architecturaux et plus soucieux de rompre avec l’image du « beuglant » ou du « caboulot », pour se rapprocher des édifices théâtraux. En 1881, l’inauguration du Concert des Ternes révèle ainsi « trois galeries », ainsi qu’une salle « charmante et bien décorée », dotée de « dorures »[15]. L’usage est alors celui de la rupture nette entre les deux espaces, matérialisée par « la rampe qui n’est pas encore électrique » et une « toile de fond [qui] représente immuablement le parc de Versailles avec ses fontaines »[16].

Le paysage spectaculaire de l’époque comporte en outre quelques lieux atypiques, qui proposent une immersion totale dans un univers. Les cabarets du Ciel, de l’Enfer ou du Néant, ainsi, n’offrent pas la traditionnelle relation scène-salle, mais un moment partagé. S’ils appartiennent au registre des cabarets artistiques, associés au quartier de Montmartre[17], leurs modes de fonctionnement sont proches de ceux des cafés-concerts. Aucun tarif d’entrée n’est exigé et les spectateurs consomment en étant entourés par le spectacle. Boulevard de Clichy se trouve par exemple L’Enfer, dont la porte en forme de gueule béante marque l’entrée dans le jeu fictionnel et symbolise ce quatrième mur le séparant de l’espace réel.

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La porte du cabaret L’Enfer

La porte du cabaret L’Enfer

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L’intérieur, en forme de grotte étroite, intrique les tables et les attractions spectaculaires : des « damnés [qui] dansent une danse infernale », une chaudière où « mijotent » des individus, au son « des airs de guitare et de mandoline »[18] joués par des artistes aux costumes infernaux. Sur le même boulevard, le cabaret du Néant joue sur le décor de squelettes et de crânes, de tables-cercueils et de candélabres et ne possède pas de scène. Ces cas-limites permettent d’envisager une inclusion des publics au sein d’un univers fictionnel qui joue sur le frisson et la peur, sorte de prélude au Grand-Guignol[19]. Mobilier, consommations, costumes des serveurs, tout est mis en place pour que la venue au cabaret se transforme en expérience, en simulation inoffensive de mort. Dès lors, aucune rupture dans le pacte fictionnel n’est observée et, au contraire, le dispositif est construit pour renforcer l’illusion[20].

S’il semble important d’inclure ces cabarets dans la réflexion menée, ils ne sont pour autant pas représentatifs des cafés-concerts dont la spectacularité repose avant tout sur le tour de chant, sans la moindre ébauche de fil narratif[21]. Le programme est affiché et visible pour le public ; il comporte les titres des chansons et les tarifs des consommations :

Des deux côtés de la scène un écriteau annonce le titre du prochain morceau et le nom de l’interprète. Une fois l’oeuvre entendue, on glissera un autre indicateur, et ainsi de suite jusqu’à la fin du spectacle[22].

Cette pratique, qui va disparaître au fil des années[23], supplée – avantageusement pour le public – le programme payant des théâtres ; elle concrétise cependant une mise à distance des spectateurs, à l’opposé de l’immersion créée par les cabarets de l’Enfer ou du Néant, mais aussi de cette mixité précédemment évoquée. Ces panneaux indicatifs rappellent au public sa position spectatorielle et concrétisent la frontière qui le sépare des artistes. Cette rupture est toutefois atténuée par la fumée qui recouvre l’ensemble de l’espace. Les témoignages contemporains s’accordent sur la description d’un « air saturé » et « irrespirable », des « brouillards qu’occasionnent les cigarettes et les pipes »[24]. Contrairement aux usages du théâtre, en effet, il est possible de fumer au café-concert et ce n’est pas là l’un de ses moindres atouts. Ouvrard, dans ses mémoires, évoque également la salle « envahie d’une fumée épaisse, d’un brouillard intense » qui empêche de « distinguer ce qui se passe devant soi »[25]. Concrètement et symboliquement, cette fumée matérialise la communauté de l’espace partagé par les artistes et les spectateurs.

Parmi les spécificités du café-concert figurent encore la possibilité de se mouvoir à sa guise et d’adopter un comportement moins codifié qu’au théâtre. Comme le note l’auteur de l’Almanach des cafés-chantants, c’est là l’un « des attraits des cafés-concerts[26] », qui promettent un divertissement plus libre et plus simple. Les relations entretenues par les publics avec le spectacle et les artistes, dès lors, sont également dénuées de retenue et reposent en grande partie sur la proximité spatiale, vocale et corporelle.

Circulations et interactions

La formule même du spectacle de café-concert implique la circulation des artistes comme des publics. Contrairement au théâtre ou aux revues, les spectacles sont continus et n’imposent aucun horaire. Le public vient et part quand bon lui semble, boit ou dîne pendant le spectacle, ce qui modifie considérablement le régime d’attention :

Vous arrivez le chapeau sur la tête, le cigare à la bouche, la canne ou le parapluie en main, flanqué d’une nourrice, d’enfants ou d’un chien, vous poussez la porte et vous voilà dans la salle ; point d’agents, de buralistes, de contrôleurs, point de vestiaire, point de contremarques à échanger.

Sur le seuil, vous regardez la salle et vous allez librement à la place qui vous convient, sans être assiégé par des ouvreuses ou des surveillants.

Une fois installés [sic] à votre choix, vous vous placez sur un siège mobile, de la façon la plus commode.

Alors seulement le garçon vous offre ses services, des allumettes et vous apporte la consommation demandée.

Vous tournez et retournez votre chaise, vous prenez vos aises, de face, de profil ou le dos à la scène, vous causez, vous buvez, vous fumez, vous lisez, vous êtes attentif ou distrait, joyeux ou grave, sans qu’on ait rien [sic] à vous dire[27].

La relation du public aux numéros est discontinue, ce qui oblige les artistes à rivaliser d’ingéniosité pour capter l’attention. Le spectacle, par ailleurs, peut se trouver dans la salle, si l’on en croit les innombrables faits divers relatés par les journaux. En 1868, ainsi, aux Ambassadeurs, alors que Marguerite Baudin donne son tour de chant, une tentative d’assassinat a lieu : un vendeur de programmes, mécontent de la concurrence déloyale d’un confrère qui propose des éventails, le frappe de sa canne-poignard[28]. En 1896, à l’Eden-Concert de Rouen, chahuts et bagarres répétés troublent le cours des soirées et le directeur doit appeler un sergent pour ramener le calme[29]. Ces quelques exemples démontrent les insolites qualités dont les artistes doivent faire preuve pour se produire ; beaucoup d’entre eux ont salué le caractère formateur de ces expériences parfois difficiles, comme Thérésa, qui doit surmonter à l’Alcazar un groupe de « cinq ou six jeunes gens qui boivent beaucoup, fument énormément et causent tout haut de leurs petites affaires[30] ». André Négis en conclut qu’« il fallait avoir de la gueule en ce temps-là et de la poitrine[31] » afin de couvrir les bruits et de résister à des ambiances houleuses. Le « beuglant » doit son « épithète bovine[32] » à la nécessité de surpasser le volume sonore du public.

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Dessin d’Ibels dans L’Assiette au beurre

Dessin d’Ibels dans L’Assiette au beurre

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Le système économique spécifique du café-concert, dont l’entrée est libre[33], nécessite une communication directe entre scène et salle, car les artistes doivent originellement quêter leur rémunération auprès des spectateurs. Dès 1893, les pétitions se multiplient afin d’obtenir l’interdiction de cette pratique, déjà mise en place par les municipalités « de Bourges, d’Amiens, de Nevers, de Troyes, etc.[34] » ; à Boulogne-sur-Mer, le maire défend aux artistes de « circuler ou [de] s’arrêter dans la salle, sous quelque prétexte que ce soit » et stipule que « les quêtes sont absolument défendues »[35]. Ces protestations et interdictions émanent en partie des syndicats qui déplorent la situation professionnelle indigne réservée aux artistes, contraints de quémander une rétribution auprès des consommateurs.

Les associations moralisatrices s’inquiètent en outre des activités prostitutionnelles liées aux cafés-concerts, considérés notamment par les autorités comme de hauts lieux de trafic sexuel. Lors de la quête, certains établissements demandent aux artistes féminines d’être « en robe très courte et en corsage décolleté », de « frôler les hommes, de subir toutes les plaisanteries grossières, tous les attouchements outrageants »[36]. Un dessin d’Ibels, publié dans l’Assiette au beurre, illustre cette pratique en dévoilant le décolleté généreux de l’artiste féminine et sa hanche envahie par la main d’un consommateur[37].

Le texte publié dans le numéro retrace l’engrenage pour les naïves jeunes filles rêvant de la carrière lyrique, qui doivent pousser les clients à consommer, voire les entraîner dans un salon privé ou la chambre qui leur est réservée. Ego estime que ces entreprises sont des « bazars les plus achalandés de ces dames », dans lesquels on peut observer une « télégraphie compliquée qui s’établit entre le public et les chanteuses »[38]. La suspicion d’activités prostitutionnelles est renforcée par l’usage de la corbeille, décor vivant de femmes nommées poseuses ou « balayeuses de planches », dont « plus d’une correspond cavalièrement du regard avec les gandins placés à l’orchestre[39] ».

Cependant, la communication entre scène et salle peut être plus directe, lorsque les « carottes, les trognons de choux et les pelures d’orange pleuvent sur la scène[40] » ou que « des oeufs crus[41] » sont lancés sur la robe d’une chanteuse. Cette attitude pour le moins spontanée de spectateurs qui entendent bien décider des programmes est assez proche de celle du public des théâtres de quartier ou de province[42], conspuant certains acteurs et s’arrogeant une compétence critique décisive. Mayol se souvient ainsi de ses débuts, au Palais de Cristal de Marseille, dans la chanson empruntée à Paulus, Allez… circulez, et d’un trac paralysant qui le faisait bafouiller ; le public, alors « hurlait, sur l’air populaire des lampions : Cir-cu-lez ! Cir-cu-lez ! » puis « Fais ta malle »[43]. Yvette Guilbert, l’une des étoiles du café-concert, connut pourtant les mêmes déboires à ses débuts, au Casino de Lyon :

— Oh ! là ! là ! est-elle plate, elle a tout laissé dans ses malles !

Pendant deux ou trois minutes, j’entendis des moqueries sur mon corsage, trop plat ! Je ne perdis pas la tête et je chantai. Soudain, sur l’air des Lampions : « Où sont ses tétons ? où sont ses tétons ?... » et les pieds des étudiants scandaient ces paroles cocasses ; alors que d’autres répondaient : « Ils sont dans sa malle ! Ils sont dans sa malle ! ». Il me fallut sortir de scène, au milieu de ma chanson[44].

Le public crée ses propres divertissements, au détriment des artistes débutants en particulier. Alfred Delvau note, dans son Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris, qu’au café-concert de la Contrescarpe, la foule « n’écoute pas ce qui se chante sur l’estrade, puisqu’elle chante elle-même dans la salle[45] ». Ce public se pose encore en impitoyable censeur, condamnant par exemple la présence sur scène d’une parente de Gambetta en créant « un tel vacarme, avec l’accompagnement obligé de cris de bêtes et d’appels sur l’air des Lampions[46] » qu’aucune parole de ses chansons ne fut entendue. Un client de Parisiana, en 1898, confie à la revue L’Art lyrique et le music-hall que Jacquet, prononçant quelques vulgarités, a été sifflé par le public, se substituant à la censure qui « avait laissé passer cela[47] ».

Face à cette toute-puissance des spectateurs, les artistes développent des stratégies afin d’imposer leur numéro ou leur tour de chant, avec une « force d’attraction » et un « magnétisme[48] » jugés nécessaires par Yvette Guilbert. Berthelier ainsi, rue de la Contrescarpe, pour couper court au vacarme, s’adresse à l’assemblée en ces mots : « Je vous demande pardon. Je m’aperçois que ma chanson vous empêche de causer ; je me retire[49]. » Cette réplique suffit à lui assurer un succès de rires et l’oreille attentive du public. La contenance, l’humour et le sens de la répartie sont des qualités nécessaires aux artistes, peut-être même encore davantage que le talent vocal. L’improvisation, du public comme des interprètes, constitue un élément essentiel de la relation spécifique du café-concert. Marguerite Duclerc, aux Ambassadeurs, est réputée pour « interpeller les spectateurs qui manquent d’enthousiasme » en leur criant : « Vous pourriez bien m’applaudir, tas de cochons[50] ! ». Comme le démontre Marine Wisniewski[51], ces artistes sont avant tout des performeurs, dont la valeur dépend essentiellement, non pas de leur voix, mais de leur personnalité et de l’interprétation proposée. On peut ajouter à ces indispensables qualités le sens de l’improvisation et un aplomb suffisant pour contrer les invectives, de même que l’art d’adresser le discours et d’impliquer le public[52].

Selon Eugène Héros, ces interactions se passaient généralement « dans la bonne humeur », comme aux Ambassadeurs, où « les artistes eux-mêmes se prêtaient aux plaisanteries[53] » lancées par le public. L’ambiance peut parfois être moins chaleureuse, puisque Paulus un soir, « agacé de ne pouvoir se faire entendre », s’est arrêté pour jeter à l’assistance : « Si vous voulez chanter avec moi, chantez en mesure N. de D… ! »[54] En 1880, à la Scala, le chanteur est allé plus loin dans la manifestation de son mécontentement envers un spectateur qui, « chaque fois qu’il paraissait en scène […] se mettait à déployer son journal et à le lire avec une obstination évidemment systématique[55] ». Paulus a modifié les paroles de sa chanson pour attaquer directement l’indélicat, avant de l’injurier à sa sortie de scène, amenant l’offensé à porter plainte et à obtenir des dommages-intérêts. Ces exemples ne sont pas isolés et témoignent d’une réciprocité dans les échanges entre scène et salle, d’une relation complice ou conflictuelle, qui traduit l’absence de frontière étanche entre les artistes et les publics et une force de la proxémique.

Valérien Tranel, à propos de la prestation de Mlle Laroche à la Gaîté-Rochechouart, prétend qu’elle sait « se mettre en communication avec son public et y choisir ses têtes », concluant que, pour la chanson La Crémaillère, c’est « la moitié du succès, car il faut presque que le spectateur donne la réplique »[56]. Il est d’usage au café-concert que le morceau aimé du public soit « repris en choeur par la multitude avec accompagnements de coups de pied, de cliquetis d’étain et de cristal[57] ». Plus qu’une écoute attentive, il s’agit pour chaque spectateur de vivre intensément le numéro et de le prolonger, voire de se l’approprier et de participer ; ce processus est indispensable à la création proposée par les interprètes.

Thérésa, dans ses mémoires, décrit son expérience au Café Moka, où, « lorsque le chanteur avait fini sa romance, il venait sans façons se mêler[58] » aux parties de cartes ou de dominos. C’est ce que reproche d’ailleurs Maurice Talmeyr au « beuglant », animé selon lui par un artiste qui « n’est pas un professionnel » et « s’improvise »[59]. Si un tel amateurisme a pu exister aux débuts du café-concert et persister parfois dans de très modestes établissements, il ne reflète pourtant pas la professionnalisation des chanteurs, corrélée à l’industrialisation musicale[60]. La porosité des rôles d’artiste et de spectateur se traduit aussi dans cette compétence attribuée au public qui, lorsque les artistes « détonent », est capable de les avertir d’un « Attention Polyte, tu fais faux[61] ! ». Tutoiement, interpellation et direction de l’interprétation sont ainsi des attributs inhabituels dans la relation spectaculaire, propres au café-concert.

Le café-concert, une création collective ?

Le café-concert propose un espace-temps partagé et repose sur une interaction forte entre artistes et publics. Si le régime attentionnel du théâtre constitue une sorte d’horizon pour nombre d’établissements, qui souhaitent se départir des interactions continuelles et des franchissements de la ligne, il n’est majoritairement pas de mise dans les cafés-concerts du XIXe siècle. Sans doute l’attrait manifesté par les populations pour ce type de lieu réside-t-il d’ailleurs en grande partie dans la liberté de mouvements et de paroles comme dans le partage de l’espace et des répliques. La notion de seuil ou de quatrième mur n’y existe qu’en pointillé, pour magnifier au contraire l’expérience vécue collectivement ; cette forme si proche de nos spectacles contemporains est donc, rétrospectivement, incroyablement moderne. Le café-concert ne propose bien évidemment pas de création collective, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais l’implication des spectateurs et l’improvisation des artistes face à leur public dessinent une forme artistique élaborée de façon unique avec l’assemblée. Si tout spectacle dépend en partie de sa réception, le café-concert repose intégralement dans ce hic et nunc partagé par les interprètes et les spectateurs.

Progressivement, ces usages disparaissent et le café-concert se transforme en abandonnant certaines de ses spécificités, comme l’entrée libre, la continuité du programme ou les échanges récurrents entre artistes et publics. Plus proche du théâtre ou du music-hall, plus onéreux, il conserve un auditoire fervent, mais moins décisif dans le déroulement du programme. Peut-être est-ce là l’origine de la nostalgie éprouvée par de nombreux auteurs, déplorant le « caf’conc’ » d’antan[62], alors que les formes ultérieures ont remis le public à sa place – muet et cantonné à la salle – et sommé les artistes de se concentrer uniquement sur leur prestation. L’expérience partagée du café-concert a vécu.