Corps de l’article

Dans Les Fêtes Forainesde Paris, Gabriel Mourey s’amuse à plonger son lecteur dans le tumulte des fêtes foraines et de leurs spectacles. Passant en revue les artistes en parade, sur leurs tréteaux, il décrit :

De minables silhouettes de hères en oripeaux flambants, d’opulentes matrones en robe de soie et couvertes de faux bijoux, d’exquises et redoutables gigolettes en maillot et tutu ou voilant à peine sous la transparence de gazes pailletées des formes équivoques et garçonnières, des dompteuses et des lutteuses aux énormes cuisses lie de vin comprimées dans des caleçons de peau de tigre en peluche, des impresarios en habit rouge, des barnums en habit noir avec de gros diamants au plastron douteux de leur chemise, des gas [sic] en casquette, en jersey rayé de canotiers, des gamins et des gamines costumés en pages ou en anges de féerie, de faux ou de vrais sauvages avaleurs de scorpions et mangeurs de choses immondes, des acrobates et des équilibristes à tête pommadée de garçons coiffeurs, des clowns […], tout un peuple de baladins, d’hercules, de jongleurs, de cabrioleurs et de bobinos, de nicolets et de paillasses, de charmeuses de serpents et de femmes-torpilles, s’agite sur les tréteaux, parmi des piaillements de cacatoès, des gambades de singes, des bêlements de moutons à deux têtes, des boniments d’arracheurs de dents gueulés dans des porte-voix de zinc verni par des forts de la halle en toilette de soirée […].

Et la foule s’amuse, rit de leurs grimaces et de leurs tours, applaudit aux plaisanteries grossières, toujours les mêmes, qu’ils débitent, les interpelle, les excite de ses quolibets ; une allusion obscène déclanche [sic] la gaîté, exalte l’enthousiasme ; on fraternise, les visages s’allument, la joie règne[1] !

Dans cette longue et flamboyante énumération, tout le microcosme forain est représenté, donnant à voir la variété des artistes et de leurs spectacles, qui reposent avant tout sur des effets spectaculaires, une sollicitation de tous les sens et une interaction importante avec le public. Ces principes artistiques sont au coeur d’une esthétique foraine au long cours, qui puise sa source déjà dans les petits spectacles donnés par les saltimbanques, dans les foires ou sur les places publiques.

Au XIXe siècle, alors que les « spectacles de curiosité », catégorie créée par le décret de 1806 sur les spectacles[2], sont étroitement surveillés, les forains peuvent présenter leurs spectacles selon deux modalités principales. Certains continuent à s’installer à même le trottoir en tant que « mancheurs[3] » – à jouer en palque comme l’indique le jargon[4] – ou se regroupent sur de petites places. L’installation est cependant surveillée : les saltimbanques doivent être enregistrés par les services de la Préfecture de police, arborer au début du siècle une médaille d’identification[5], puis présenter régulièrement leur carnet de saltimbanque, qui ne sera aboli qu’en 1945. Cette pratique de surveillance concerne également, dans la suite du siècle, les industriels forains qui se produisent dans les fêtes foraines. Ces derniers lieux constituent la deuxième modalité principale de représentation des spectacles forains. À l’instar des foires du XVIIIe siècle, les fêtes foraines du XIXe siècle, en accroissement constant à partir du mitan du siècle, sont des lieux de représentation de spectacles, conçus sur le modèle de l’attraction.

Si la rue et la fête foraine sont deux espaces avec des implications différentes, elles permettent d’instaurer une relation particulière avec le public et de déployer une esthétique de théâtre-attraction[6], où le spectaculaire et les interactions avec l’auditoire sont légion. Faire frissonner le spectateur, le faire rêver et attiser sa curiosité sont les principaux ressorts de la dramaturgie foraine ; dans Les Français peints par eux-mêmes, le chapitre consacré aux « banquistes », autre terme qui désigne les saltimbanques et autres artistes forains, montre bien le continuum entre les saltimbanques des places publiques et des « banquistes », bientôt appelés forains, qui animent les foires :

[L]es saltimbanques de la rue, les charlatans des places publiques : sauteurs, jongleurs, faiseurs de tours, montreurs de curiosités, sauvages, nains, géants, hercules, prestidigitateurs, acteurs et directeurs de théâtres forains, vendeurs d’orviétan, arracheurs de dents, acrobates, tireurs de cartes ; race vagabonde, race de bohémiens et de parias, qui court les foires et les fêtes saute, chante, danse, babille, bat la grosse caisse, mange des caillous [sic], s’échine et s’écartèle pour l’esbatement [sic] de la population française[7].

Tous, alors, travaillent avant tout à procurer un divertissement maximal aux spectateurs, en cherchant à les faire frissonner par un usage de numéros curieux et spectaculaires[8]. Ainsi, tandis que les théâtres institutionnels et plus encore d’avant-garde contribuent à forger une modernité théâtrale au tournant des XIXe et XXe siècles où l’ethos d’un spectateur silencieux et plongé dans le noir s’impose peu à peu, les saltimbanques et les forains exacerbent au contraire le goût du spectaculaire et les adresses au public. La parade, qui précède bien souvent le spectacle donné, en est sans nul doute la quintessence : les artistes s’exhibent, viennent appâter le public, tentent d’attirer tout autant son attention que sa bourse. C’est cette esthétique foraine, faite d’interactions avec le public et d’exhibition d’une forme de spectaculaire qu’il s’agira d’explorer, aussi bien dans les témoignages de contemporains que dans les fictions littéraires qui s’emparent de tels spectacles.

Le théâtre au coin de la rue : du badaud au spectateur

De nombreux travaux ont déjà montré l’importance de la rue comme espace géographique et imaginaire au XIXe siècle. La rue est au coeur des grandes transformations urbaines à Paris[9] et est un espace privilégié pour tout un pan de la littérature[10]. Très régulièrement, elle peut devenir un véritable théâtre, où les saltimbanques viennent s’installer pour présenter leurs numéros. Ces pratiques sont encadrées strictement par les autorités, qui délimitent des lieux et des heures autorisés pour les artistes ambulants – même si les contrevenants sont nombreux[11]. Outre ces dispositions légales spécifiques, jouer dans la rue impose des contraintes esthétiques aux saltimbanques.

Le public est par définition divers et bigarré : donnés en extérieur, en pleine rue, ces théâtricules peuvent toucher tous les passants, pour peu qu’ils s’arrêtent quelques instants. Ils représentent également un changement de paradigme de taille vis-à-vis des théâtres clos : à l’extérieur, le public n’est pas captif ; c’est un tout autre rapport à l’attention du spectateur qui est engagé. L’ennui et le désintérêt, même fugaces, sont à proscrire, au risque de perdre l’obole espérée en fin de numéro. Yves Citton situe les prémices de l’économie de l’attention autour des années 1850[12]. À bien des égards, les spectacles des saltimbanques puis des forains vont parfaitement s’intégrer à ce changement de l’organisation socio-économique de la société. Ces spectacles reposent donc sur un dispositif ludique de capture de l’attention : pour parvenir à leurs fins, les artistes forains construisent leurs spectacles sur une esthétique du spectaculaire et de l’adresse directe au public, suivant ainsi la nécessité de stimuler et d’inclure au maximum le spectateur afin de ne pas perdre son attention et son intérêt.

Tout un pan de la littérature panoramique met en scène ces silhouettes étranges que l’on peut croiser dans la capitale, proposant d’ailleurs un étonnant continuum entre les saltimbanques en tant que tels et des excentriques plus occasionnels, mais qui eux aussi contribuent au spectacle de la rue. Le spectacle peut toujours apparaître au coin de la rue et l’oeil est en permanence sollicité, comme l’ont montré les visual studies[13]. C’est alors le surgissement soudain du théâtre qui intéresse les chroniqueurs du Paris insolite. Victor Fournel est le chantre le plus reconnu de cette faune des rues de la capitale, mais Charles Yriarte[14], Charles Virmaître[15], ou encore Léo Lespès[16] ne sont pas en reste. Certains noms d’artistes de la rue reviennent sans cesse, à l’instar du charlatan Mangin, vendeur de crayons qui apparaissait sur la place Dauphine dans un costume excentrique, toujours flanqué de son pitre Vert-de-Gris, et qui débitait des boniments.

Dans Ce qu’on voit dans les rues de Paris, tout un chapitre est consacré plus spécifiquement aux spectacles de la rue. Alors que l’auteur se promène près de l’Observatoire, où les saltimbanques sont autorisés à s’installer et où l’on croise, en plus des baraques, « des escamoteurs et des bâtonnistes, des chiens savants et des chanteurs populaires[17] », il raconte :

Bien avant d’avoir atteint à la grille, je voyais devant moi, à travers les flots pressés de la foule, je ne sais quoi de mystérieux et d’indécis qui semblait cheminer, avec un mouvement de rotation, par les airs. Arrivé près d’un cercle épais, je fus témoin d’un étrange spectacle. Sur un plateau de bois qu’une femme faisait tourner doucement d’une main, tandis que de l’autre elle agitait la manivelle d’un orgue de Barbarie, se tenaient debout trois enfants, vêtus de jaquettes blanches sur lesquelles des bandes noires se dessinaient en scapulaires et en ceintures, et la tête coiffée d’un bonnet semblable à celui des Bédouins[18].

Le parcours décrit par Victor Fournel montre comment celui-ci devient spectateur avant même d’atteindre le lieu dédié au spectacle. C’est une vision qui le saisit et qui l’entraîne, même si celle-ci reste au début de l’ordre du mystère et de l’indécision – il est happé, à l’instar des autres passants, constituant un « cercle épais » formé autour du spectacle. Le spectateur d’un numéro donné dans la rue est ainsi d’abord témoin avant d’intégrer peu à peu la masse de l’assistance. Il constate qu’il y a spectacle, voit de l’extérieur le public déjà amassé, avant de s’y joindre – ou non.

Plus tard, Victor Fournel rapporte une expérience plus fantastique encore :

Je marchais toujours. Les rues se succédaient, de plus en plus silencieuses et sombres, quand tout à coup un gigantesque concerto de fanfares me réveilla en sursaut. […] Quel splendide panorama s’offrit alors à mes regards ! Devant moi s’étendait une vaste place où se dandinaient en tous sens, ici des torches haletantes, là des lampions fumant à terre dans leur humide foyer, à droite des lumières arrangées en triangles, d’autres à gauche arrondies en sphères ou serpentant en spirales. […]

Parmi ces lueurs fantastiques se dressaient de tous côtés des cabanes foraines, dont la physionomie resplendissait de promesses et de fascinations : là étaient le plaisir, l’art, le drame, les enchantements, les féeries. « Où suis-je ? » m’écriai-je, comme dans une tragédie classique. — « À la barrière Montparnasse », me répondit la voix d’un indigène. Je me serais cru à Bagdad, la ville des merveilles[19].

Victor Fournel s’approche ici de la barrière Montparnasse, autre lieu où les saltimbanques ont le droit de cité dans la capitale. Ceux-ci ont même pu installer des petites baraques et installer des dispositifs lumineux. Le récit qu’il en fait laisse miroiter l’éblouissement visuel que constitue le surgissement de cette « ville des merveilles » après la déambulation dans les rues obscures. Ces lumières appellent le public, les attirent comme les papillons de nuit vers les éclairages nocturnes ; elles contribuent à l’essor du spectaculaire au XIXe siècle et les fêtes foraines ne manqueront pas, elles aussi, de se parer de mille feux grâce aux progrès offerts par la Fée Électricité. La très élégante Foire de Neuilly qui se tient en plein été, se pare dès la nuit tombée des mille couleurs diffusées par des lumignons : « Neuilly, c’est la foire de nuit[20] ». Gabriel Mourey décrit également cette ville coruscante qui se déploie à la tombée de la nuit :

Ici, féeriquement, mille foyers s’allument d’un coup ; des boulets aveuglants traversent les avenues, s’arrêtent suspendus dans le vide ; des chaînes de lumière, des guirlandes de flamme, des rosaces de fleurs ardentes s’inscrivent sur le fond de la nuit. Des reflets courent, des traînées de clarté s’élancent, s’écrasent, après un court trajet, contre des cloisons de bois, sur des enseignes multicolores, éclairant ici un grouillement de promeneurs, un fouillis de visages attentifs[21] […].

Les fêtes foraines prennent ainsi la forme « d’une architecture de lumière[22] » qui viennent séduire l’oeil du spectateur, recréant dans l’écosystème particulier de ces fêtes l’éblouissement premier que pouvait ressentir un badaud tombant lors de sa promenade sur une place animée par des saltimbanques.

Croiser par hasard un saltimbanque talentueux procure également une émotion esthétique toute particulière, où la beauté se mâtine de surprise, où le cadre quotidien semble tout à coup ouvert par le jaillissement inopiné de l’art. Victor Fournel, toujours, rapporte ainsi le plaisir extrême pris à écouter un guitariste gouailleur – il le présente d’ailleurs comme un Figaro. Très vite, la musique devient fond sonore de harangues mémorables et le guitariste se mue en comédien :

C’était un lundi ; aussi les ouvriers étaient venus en foule recueillir près de lui quelques bribes de chansons, pour finir joyeusement leur joyeuse journée. Il avait une belle voix, mais une éloquence plus belle encore : c’est pourquoi il laissait volontiers la romance de côté, afin d’adresser à son public des allocutions qui n’étaient pas indignes du fameux monologue de Beaumarchais. […]

Son éloquence populaire et brutale empoignait chaque auditeur à bras-le-corps et se faisait forcément écouter ; elle était toute pleine d’images gigantesques et d’hyperboles qui vous frappaient comme un coup de poing vigoureusement asséné sur la nuque[23].

La description imagée de Victor Fournel souligne l’attraction puissante qu’exerce l’artiste sur les spectateurs. C’est un spectacle populaire, aussi bien du fait de son auditoire composé d’ouvriers que dans la faconde du musicien. Nulle séduction subtile ici : le plaisir a un je-ne-sais-quoi de brutal, la métaphore filée du combat de boxe donnant la sensation d’un théâtre viscéral et non pas cérébral. Sans nul doute, la vision bourgeoise proposée par Victor Fournel témoigne tout autant de l’efficacité dramatique d’une telle prise de parole que de la dimension largement fantasmatique de ces spectacles populaires pour un public bourgeois, venu s’encanailler au hasard d’un carrefour[24]. Le grand frisson est alors double, procuré aussi bien par le spectacle lui-même que par la scène créée à même le trottoir.

Le grand frisson : des numéros spectaculaires

De manière symptomatique, les plus petits spectacles donnés par les « mancheurs » sont peu documentés dans la presse ou la littérature panoramique. On leur préfère les numéros plus spectaculaires proposés par des artistes plus riches, installés dans des baraques foraines et disposant d’un matériel plus imposant. Exceptions notables : dans Sans famille, Rémi, le jeune héros d’Hector Malot, accompagne Vitalis dans des spectacles donnés en palque[25] ; du côté de Jules Vallès, le Bachelier géant, après avoir perdu sa baraque foraine, se voit contraint lui aussi de redonner des spectacles à même la rue. Il confie au narrateur :

Je descendis des hauteurs dans la rue, et, pour vivre, je fis tous les métiers.

Au haut d’un bâton que porte, arc-bouté sur ses jambes, un homme aux reins d’hercule, un autre homme monte ; puis, arrivé en haut, fait de la gymnastique, le drapeau de zinc, le bras de fer, enfin se pose à plat ventre sur le bout même, et, ainsi placé, comme un ver au bout d’une aiguille, se démène dans le vide, se trémousse et nage dans l’espace !

Le mancheur n’est pas ici, comme le gagiste du cirque, sous un lustre aux couleurs tranquilles, mais, les yeux en l’air, par le soleil qui aveugle ou le vent qui souffle, il suit les mouvements de l’homme dont il a la charge. Qu’un rayon de soleil arrive tout à coup et éclabousse la prunelle, que sous les pieds de l’athlète un caillou glisse, un peu de terre s’écrase, moins que cela, il suffit d’un grain de poussière qui vole, d’une goutte de pluie qui tombe, si l’équilibre est dérangé, la perche vacille, échappe, et l’homme est mort[26].

Les spectacles donnés dans la rue relèvent essentiellement des jeux de force et des jeux d’adresse. Il s’agit, pour les saltimbanques, de donner à voir un ou plusieurs numéros qui leur permettent de faire montre de leurs qualités physiques extraordinaires. Dans le récit du Bachelier, les conditions météorologiques constituent une difficulté et un danger de plus. La mort reste un risque et, comme dans certains numéros de cirque, sa potentialité nourrit le spectaculaire : le grand frisson éprouvé par le spectateur est également un frisson de peur, une tension liée à la connaissance des risques pris par l’acrobate pour réaliser le spectacle[27]. Plus généralement, il suffit d’un regard sur la nomenclature des spectacles forains pour saisir l’importance de la dimension spectaculaire[28]. Comme au cirque ou au music-hall, les spectacles forains relèvent en premier lieu d’une dramaturgie de la discontinuité, où chaque geste prend une épaisseur particulière[29].

Mais outre ces numéros circassiens qui mettent en jeu le corps et la vie des artistes, comme pour les numéros de domptage, la fête foraine regorge d’attractions qui reposent sur un affolement des sens des spectateurs. Les musées de cire, comme le célèbre musée Dupuytren, montrent des coupes anatomiques extrêmement réalistes, au milieu desquelles le spectateur déambule avec curiosité et effroi[30]. Les spectacles qui reposent sur des illusions d’optiques, volontiers effrayantes, sont nombreux. Les « décapités parlants » ou la « femme araignée » constituent des numéros bien connus du champ de foire[31]. Jules Lemaître se souvient d’une attraction de ce genre à la Foire de Neuilly : « Une enseigne m’attire : “La belle Léda ou la femme transparente”. J’entre et vois une pauvre fille qui paraît s’être passé une longue vue dans le ventre. On applique son oeil à l’orifice de la lunette et on lit le journal à travers la jeune personne. Évidemment ce résultat s’obtient par un système de miroirs, simple comme bonjour[32]. » Dans les petites baraques, appelées « entresorts », le goût pour l’horrible et l’inquiétant est fortement partagé : « C’est toujours la baraque en toile, les bancs de bois, l’éclairage à quatre quinquets, le spectacle un peu effrayant : des scènes d’inquisition, des exécutions capitales, des têtes d’assassins, des exhibitions monstrueuses de moutons à cinq pattes, d’artistes-troncs, de têtes de veau, de géants et de nains[33]. »

Cette esthétique du grand frisson s’accompagne d’une mise en scène spécifique des interactions entre le public et le spectacle. Il ne s’agit pas seulement d’écarquiller les yeux devant l’anormal et l’extraordinaire : le public est poussé à le frôler, l’éprouver de tous ses sens voire à interagir avec lui. Les numéros forains mettent ainsi constamment en tension les interactions possibles entre les artistes et les spectateurs.

L’éternelle parade : les interactions entre artistes forains et spectateurs

Même dans un lieu consacré aux plaisirs comme la fête foraine, les artistes doivent savoir charmer les visiteurs qui déambulent dans les contre-allées de la fête pour les attirer dans la baraque. Si le public vient chercher des « grands frissons » dans les entresorts et les théâtres, les industriels forains doivent sans cesse réitérer les possibilités d’interaction avec le public pour relancer l’attention et la curiosité. Les échanges entre les artistes et les spectateurs sont alors d’ordre divers.

La parade liminaire, moment traditionnel et fort goûté par le public, repose en premier lieu sur une adresse directe, assumée notamment par le bonisseur qui débite un boniment. Il est accompagné, selon les établissements par un pitre, des danseuses ou encore un orchestre. Dans le cas des théâtres forains, les comédiens peuvent venir parader en costumes. Avant même d’entrer dans la baraque, le public est donc sollicité, le bonisseur et les comédiens s’adressent à lui, l’invectivent, le pressent d’entrer dans l’établissement :

L’hercule souffle dans le porte-voix, l’ophicléide pousse son ut de ventre, les tambours crèvent de fureur dans leur peau, on crie le prix des places !

— À trois sous ! trois sous ! par personne ! Suivez le monde ! Au bureau ! au bureau ! À trrrrois sous ! à trrrrois sous !...

Et les écriteaux se dressent aux mains des filles à maillot rose, qui, les doigts en l’air, appellent la foule comme les vestales levaient le pouce pour encourager les gladiateurs !

On ne rit plus, on hurle, l’escalier est pris d’assaut, les gamins se pressent, on se bouscule. Tout à trrrrois sous ! trrrrois sous[34] !

La connivence avec le public peut constituer un autre moyen d’attirer les spectateurs et d’établir une relation de complicité. Le degré minimal de cette implication repose sur l’usage, dans les boniments, de l’impératif, qui mobilise un destinataire. Les vocatifs, à l’instar de « mesdames et messieurs », installent quant à eux une forme de dialogue plus assumé avec le public. À cela s’ajoutent les signes para-verbaux qui viennent ponctuer le boniment, comme les mouvements de la baguette, les saluts et autres coups de chapeau de la part du bonisseur.

Même les grands théâtres, qui présentent des spectacles qui reposent sur une forte illusion du spectateur et une continuité dramatique, à l’instar des féeries ou des opérettes, ont recours à la parade, ce que ne manquent pas de soulever certains critiques de l’époque :

L’exhibition de la troupe avant le spectacle, semble devoir nuire à l’illusion nécessaire aux choses du théâtre.

Il n’en est rien. L’élément populaire qui forme la grande majorité des spectateurs a assez de puissance d’abstraction pour applaudir dans la salle, comme de vraies fées, les dames en frusques lumineuses qui l’invitent à pénétrer dans leur royaume[35] […].

L’analyse proposée ici explique ce double régime de relation au spectacle, entre interactions anti-illusionnistes et adhésion aux conventions théâtrales une fois la fiction commencée, un peu à la manière d’un spectateur de théâtre de marionnettes qui suit le spectacle sans oublier la présence des marionnettistes derrière le castelet. In fine, c’est cette même convention que vient exposer la parade, en en faisant même une condition sine qua non de l’esthétique foraine : la condition de l’artiste est toujours de s’exhiber, rappelant avant le début de la séance, par sa présence sur les tréteaux extérieurs et par ses boniments, le cadre général de la représentation foraine.

Certains spectacles forains, notamment en ce qui concerne les entresorts, reposent également sur une forme d’interaction plus poussée, se faisant ainsi éminemment polysensoriel. Si la fête foraine en elle-même repose déjà sur une exaltation des sens, notamment la vue, l’odorat et l’ouïe[36], les attractions foraines franchissent un pas supplémentaire. Les spectacles présentant une exhibition continuent généralement de solliciter le public une fois entré dans la loge. Le boniment intérieur permet d’interpeller le collectif, à la manière d’un Monsieur Loyal dans un spectacle de cirque. Nul quatrième mur ici : tout au long du spectacle, les forains relancent l’attention des spectateurs en s’adressant à eux. Dans une critique consacrée à la Foire de Neuilly, Jules Lemaître raconte ainsi :

Je suis entré [dans la baraque], et certainement je « garderai le souvenir ». J’étais seul, tout seul ; Miss Yongka Papanax, une fille en robe rouge, blonde, pas trop laide, mais fâcheusement enrouée, me dit : « Ça ne fait rien, je travaillerai tout de même ». Elle ajouta : « Avez-vous des allumettes ? » J’en avais. Elle me dit : « C’est pour allumer les lames ». Elle disparut derrière un rideau. Un instant après, le directeur de l’établissement ouvrit le rideau, et je vis « la décapitée parlante ». Elle disait, je crois : « Bonjour, Messieurs et dames ; j’ai seize ans et je suis née en Sicile ». Le rideau tiré, elle rentra dans la salle, et me dit textuellement : « Et maintenant je vais faire le tour de la société pour mes petits bénéfices ». Je vous rappelle que j’assistais seul au spectacle, tel le roi Louis II… Je sortis un peu mélancolique[37].

La mélancolie qui marque Jules Lemaître en 1893 s’explique d’abord par le caractère anormalement solitaire de son expérience de spectateur. Tandis que la foraine fait son boniment comme si elle s’adressait à une large audience, reprenant la situation d’énonciation modèle sans s’adapter à la configuration de la séance à l’unique, on sent cruellement le caractère artificiel d’une telle prise de parole, habituellement prévue pour une assistance fournie.

Si le spectateur est inscrit dans le boniment même des artistes, il peut également être invité à toucher des éléments du spectacle, participant ainsi à la démonstration. Première interaction possible : le spectateur peut être amené à participer oralement au spectacle, en posant des questions. Dans sa nouvelle « Le Bachelier géant », Jules Vallès imagine que le narrateur assiste à l’exhibition d’un phénomène étrange, aussi grand que savant. Ce dernier prend la parole au cours du numéro et explique : « J’ai fait mes classes, dit-il ; je parle cinq langues, je suis bachelier. […] Si ces messieurs veulent bien me faire l’honneur de m’interroger, anglais, italien, grec, latin, français, je réponds dans toutes les langues. » À la suite de cette déclaration, le narrateur s’amuse alors à le défier… à ses dépens :

Ma curiosité et mon amour-propre s’en mêlèrent, et j’entamai un siège en règle contre le soi-disant bachelier. Des langues vivantes, je n’en parlai point, les saltimbanques les apprennent en voyageant, mais je le poussai sur les langues mortes, et je me retirai, je l’avoue, du combat, meurtri, vaincu ! […]

Le public s’amusa beaucoup de ma confusion, donna ses deux sous et sortit ; je restai.[38]

Comme souvent dans les exhibitions, l’étrangeté seule du corps du phénomène ne suffit pas : celui-ci fait montre de ses curieux talents. En l’occurrence, si la taille du Bachelier le constitue en monstre de foire, c’est bien son savoir qui apporte ici tout le sel. L’amusement pour le spectateur est alors de deux ordres : il y a le joyeux frémissement de voir des membres du public – quitte d’ailleurs à ce qu’il s’agisse en réalité d’un compère – prendre la parole et participer au spectacle ; s’y ajoute l’ébahissement naïf de voir les exploits dont est capable le phénomène.

La participation du public peut également être tactile ; celui-ci est sollicité pour venir toucher, palper, voire se faire légèrement malmener pour le bien d’une expérience :

Nous sommes trois spectateurs : deux adolescents en casquette et moi. La « Vénus à l’oeil nu » est une pauvre fille avec un gros ventre, de vagues velours, des paillons dédorés comme des étoiles éteintes, et un maillot de la couleur d’une vieille couverture de la Revue des Deux Mondes. Elle murmure son boniment, qui est court : « Je suis née en Sicile. Ma famille me laissa tomber dans les flots, et je fus piquée par le poisson torpille ». Elle tend alors à l’un de mes compagnons une longue tige de métal. Gugusse en saisit le bout avec quelque appréhension : « Ça ne vous fait rien ? demande la “Vénus à l’oeil nu”. — Non. — C’est drôle ! dit-elle tranquillement. — Mais, dis-je à la Vénus, c’est peut-être que vous n’êtes pas sur la pile. — Ah ! ça se peut bien », répond-elle avec douceur[39].

Même si le numéro est un pathétique échec, on constate comment ce qu’on imagine être un petit coup électrique – les grands frissons sont ici à prendre au pied de la lettre – est censé être le clou du spectacle. L’étroitesse des baraques foraines aide par ailleurs à une proximité immédiate avec les forains. L’espace scénique est celui de la loge dans son entièreté, public compris. Les spectateurs sont ainsi dans la « zone proche[40] », en situation de grande proximité avec les artistes. Qu’il s’agisse de l’architecture des baraques, de la parade liminaire ou du dispositif même du spectacle, centré sur une grande sollicitation du public, les spectacles forains se nourrissent de l’échange avec les spectateurs et de leurs réactions.

En déambulant dans les rues ou dans les fêtes foraines, les badauds sont donc toujours des spectateurs en mouvement, qui papillonnent d’un saltimbanque à l’autre. Si les artistes comptent sur leur corps pour proposer des numéros spectaculaires[41] à même de faire frissonner le public, les spectateurs eux-mêmes restent fondamentalement – plus sans doute que dans une salle plongée dans le noir – des corps sensibles, corps en liberté dont il faut savoir capter l’attention. La vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher sont sans cesse sollicités et contribuent à la richesse de l’expérience de spectateur. Les articles de presse, les récits ethnographiques sur le monde forain tentent de retranscrire ces spécificités de l’esthétique foraine, faite de spectaculaire et d’interactions nombreuses avec le public. Les fictions mettant en scène des saltimbanques et des forains s’amusent également à faire vivre ces échanges et les particularités de l’esthétique foraine. Dans « Le saut du tremplin », le poète Théodore de Banville imagine ainsi un clown qui saute si haut qu’il finit par crever la toile du chapiteau du cirque : « Enfin, de son vil échafaud, / Le clown sauta si haut, si haut / Qu’il creva le plafond de toiles[42]. » Cet élancement, ce geste de franchissement de l’espace forain pour aller se « rouler dans les étoiles » semble illustrer l’esthétique foraine dans son ensemble, faite de transgression des cadres de la représentation. Rien de plus simple à traverser pour le spectateur qu’un « quatrième mur » d’un théâtre fait de planches bringuebalantes et de toiles.