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En 1840, Sainte-Beuve, dans un article de la Revue des deux mondes demeuré célèbre – « Dix ans après en littérature[1] » –, lance un « appel[2] » en faveur d’un renouveau littéraire. Le siècle et les principaux acteurs de la commotion romantique qui a eu lieu quelque dix années auparavant ont alors atteint « quarante ans à peu près », ce « grand âge climatérique pour les tempéraments littéraires comme pour les autres »[3]. Après les excès et les fougues de la jeunesse, la modération imputable à la maturité des précurseurs qui ont persisté dans la voie littéraire doit s’allier à la nouvelle génération, ainsi qu’à ces autres pionniers qui ont déserté le champ culturel[4]. Mais trois ans plus tard, le critique rédige un autre article en forme de suite[5]. Il y trace le bilan de la « stérile abondance[6] » qui, à ses yeux, a marqué ces mois écoulés, et constate non sans désabusement que sa requête n’a pas été entendue. Nul talent émergent n’est venu donner l’impulsion d’un souffle nouveau. Pire même : le critique analyse les deux faits dramatiques notables survenus durant ce laps de temps – la Lucrèce de Ponsard et la révélation de Mademoiselle Rachel –, venus consacrer le genre tragique, comme « se rapportant à ce qu’on appelle la réaction[7] ». Symptômes d’une époque de reflux des goûts, ces événements pointés par Sainte-Beuve sont les signes ostensibles d’un moment d’impasse esthétique[8]. Les spectateurs se seraient ainsi, un temps, repliés vers des productions modérées.

C’est dans ce contexte qu’apparaît un jeune auteur, Auguste Vacquerie, admirateur et ami de Victor Hugo[9], comme son camarade de plume Paul Meurice. Tout juste âgé de vingt-cinq ans en 1844, il tente de percer dans le monde littéraire et dramatique avec pour ambition d’apporter une réponse à ce moment que les contemporains vivent comme une crise esthétique. Pour ce faire, il produit en quatre ans deux drames – Antigone en 1844 et Tragaldabas en 1848 – aux poétiques, aux mises en spectacle, mais également aux mises en scène médiatiques radicalement opposées. Le jeune homme, ambitieux, fait en effet usage des divers moyens de « franchir la rampe » à sa disposition afin de déclencher un renouveau dramatique, et d’ainsi entrer, coûte que coûte, dans la postérité.

Antigone en 1844 : une rupture d’illusion qui fait l’unanimité

Le 21 mai 1844 Meurice et Vacquerie font jouer à l’Odéon une tragédie, Antigone[10], traduction / adaptation de la pièce de Sophocle. C’est un véritable événement dramatique. Il faut dire que les deux jeunes auteurs n’ont pas fait dans la demi-mesure, afin de faire accepter au public une esthétique à laquelle il était peu habitué. Pour ce faire, ils ont prodigué un spectacle total susceptible de marquer leurs contemporains : Théophile Gautier évoque ainsi la « belle musique[11] » de Mendelssohn, tandis que Jules Janin décrit « cet admirable amoncellement de toutes les joies du coeur et de l’esprit, de l’oreille et des yeux, de la poésie, de la peinture, de la sculpture, de la musique, de tous les arts dont se composait la grande fête athénienne[12] ».

Surtout, on sait gré aux deux auteurs d’avoir osé une mise en scène pratiquement « archéologique », nécessitant cette rupture d’illusion propre à la tragédie grecque peu familière aux spectateurs : ni les choeurs ni le coryphée, lesquels multiplient les commentaires au sujet de l’action et, de fait, empêchent momentanément la complète adhésion à l’action dramatique, n’ont en effet été sacrifiés. Le pari était risqué – en apparence du moins –, ce que souligne Théophile Gautier dans son explicitation :

Antigone sort, le choeur fait son entrée et se groupe en bas du proscenium autour de l’autel de Bacchus. Ce sont des hommes mûrs et des vieillards thébains, spectateurs de l’action, qui personnifient l’opinion publique et résument la pensée du poète ; ils jouent un rôle à peu près analogue à celui de l’orchestre dans l’opéra. Placés en dehors du lieu où se passe le drame, ils le commentent, et par des chants nuancés de joie ou de tristesse selon les événements, ils ajoutent à la couleur générale et augmentent l’effet.

C’était là un instant dangereux : ce choeur et ce demi-choeur défilant suivant le rythme consacré et changeant de place à la strophe et à l’anti-strophe, tout en récitant un chant grave et sévère, pouvait provoquer le rire et faire naître la bonne humeur des mauvais plaisants[13] […].

Mais l’effet est réussi : paradoxalement, ce franchissement d’illusion est à l’origine d’une pleine adhésion du public, non tant à l’intrigue se déroulant sous ses yeux, qu’à l’intégralité du spectacle qu’il vit comme s’il était le spectateur d’une fête dramatique antique. En d’autres termes, grâce à ce discret franchissement de rampe – car l’on ne s’adresse pas directement au public – Meurice et Vacquerie font renouer leurs contemporains avec le théâtre comme fête et rituel, rappelant de ce fait la transhistoricité de la théorie du « quatrième mur » et de son usage. Théophile Gautier note ainsi que « [q]uand les choeurs faisaient leurs évolutions autour de l’autel en chantant Évohé, nous nous sommes senti plein d’une émotion religieuse et nous nous attendions à voir paraître le doux père de joie avec sa chevelure lustrée mêlée de grappes [Bacchus][14] », de son côté Janin ne mâche pas ses mots pour dire son enthousiasme face à ce « merveilleux mélange du choeur et des personnages différents, jouant leur rôle dans le drame antique ». Le critique habituellement peu amène avoue ne plus savoir « si c’est là un drame, une fête, une leçon, une école, un théâtre, une cérémonie religieuse, une tribune du haut de laquelle se débattent les plus graves intérêts politiques »[15]. Janin analyse avec une précision remarquable comment le franchissement de la rampe lui permet une totale adhésion au spectacle se jouant sous ses yeux :

Surtout, il y a un moment d’un effet irrésistible : Antigone va mourir, on l’entraîne, elle résiste ; tout à coup, elle se précipite hors du théâtre, et elle vient au milieu des vieillards [le choeur], demandant grâce et pitié ! En ce moment l’illusion est poussée à son comble ; ce n’est plus un drame qui se joue, c’est la réalité même, tant je suis habitué déjà à me figurer que ces vieillards sont en dehors de l’action dramatique, que, tout au plus, sont-ils des spectateurs comme vous et moi […]. En ce moment, je ne suis plus au théâtre, je suis sur la place publique[16] […].

C’est là affirmer combien non seulement le système des choeurs n’altère en rien l’illusion dramatique, mais favorise au contraire une illusion que l’on pourrait dire « au carré » : les spectateurs ont moins eu l’impression d’assister à la représentation d’Antigone qu’à la représentation de la représentation d’Antigone dans la Grèce Antique. Le pari de Vacquerie n’était sans doute pas aussi risqué qu’il le pensait…

La tragédie fait l’unanimité[17], ce qui est en réalité problématique pour le jeune auteur, qui donne tous les signes d’avoir voulu avec cette pièce réinstaurer le débat dramatique et se faire le moteur du renouveau dramatique appelé de ses voeux par Sainte-Beuve. Antigone, en effet, devait ressusciter un débat ancien : celui qui avait vu s’opposer, à l’orée des années 1830, les tenants du Romantisme aux adeptes du classicisme. En atteste une note des auteurs assortissant la dernière livraison du texte de la pièce dans La Presse :

Quand les prétendus classiques ont si magistralement accusé le drame moderne de spectacle, de décorations et de matérialisme, ils ont oublié de qui ils prétendaient descendre. Sérieusement y a-t-il un drame moderne qui approche la pompe d’Antigone ? En fait d’émotions matérielles, y a-t-il rien de plus brutal dans le violent mélodrame que ces deux cadavres qui occupent la scène une demi-heure[18] ?

Gautier les y aide, en affirmant que « l’unité de temps n’[…]est pas plus observée [dans la tragédie grecque] que l’unité de lieu », puis qu’« on ne trouve pas dans Aristote les trois fameuses règles qui ont tant tourmenté Corneille »[19]. Ces phrases ne sont pas anodines en 1844 : un an auparavant, la représentation de Lucrèce de Ponsard, censée avoir sonné le glas du drame romantique[20], a eu lieu. Les tenants de l’école moderne tentent manifestement de réinstaurer la division du domaine littéraire afin d’en faire un espace de réflexion fécond… et de montrer la vitalité du drame dit romantique. Cependant, le succès unanime d’Antigone les en empêche. Gautier crie ainsi victoire (« une pareille soirée n’eût pas été possible il y a dix ans[21] ») sans qu’il soit besoin, la tragédie ne faisant finalement qu’entériner la pénétration de l’esthétique moderne dans le goût du public français.

Le « Romantisme 1830 » est devenu commun dans les années 1840 : il ne fait plus scandale et a perdu sa capacité offensive et critique. De lui ne peut naître la nouvelle génération dramatique. Vacquerie en prend bonne note : tenace, il s’essaye à d’autres franchissements de rampe, plus audacieux et ostensibles – à ses yeux du moins – pour parvenir à ses fins.

Tragaldabas : pour qu’une « bataille » franchisse la rampe

Puisque les thuriféraires de la modernité proclament fièrement une victoire qui n’est que le signe d’une banalisation, Vacquerie entreprend d’aller plus loin en adoptant quatre ans plus tard dans Tragaldabas, joué à la Porte-Saint-Martin le 25 juillet 1848, une poétique clivante.

Deux trames s’enchevêtrent dans sa pièce, suffisamment peu connue pour qu’on en rappelle brièvement les principaux traits : Tragaldabas, héros grotesque et poltron dont les projets successifs ne cessent d’échouer, se voit allié aux bandits Grif et Minotoro. Constatant qu’un jeune noble le défend dans ses méfaits, le héros se croit sous le régime d’impunité, ce dont il entend profiter. Don Éliséo, ledit jeune homme, fait le lien avec la seconde intrigue : il protège l’homme qu’il croit être le mari de Caprina, qu’il courtise et espère séduire sans s’engager. Caprina fait en effet passer Tragaldabas, qui n’est autre que son cousin, pour son mari, afin que les prétendants se multiplient autour d’elle, et qu’elle puisse avoir le choix d’un époux. À partir de ces éléments, la pièce se déploie entre travestissements, quiproquos et situations incongrues.

Le « drame bouffon » (tel est son sous-titre) de Vacquerie se déploie ainsi selon une esthétique vouée à scandaliser les spectateurs au point de les faire interagir durant la représentation, comme cela avait été le cas avec Hernani. Depuis l’exhibition du caractère étrange du langage rendu à de pures sonorités cacophoniques (« Tragal », « Min » et « Belero »[22]), jusqu’aux incorrections grammaticales saugrenues (Grif évoque un « clin d’yeux[23] »), en passant par l’ostensible refus de l’harmonie versifiée, tout doit inciter le spectateur jugé réactionnaire à la révolte :

  • Tragaldabas.

    […]

    Du premier coup j’ai douze. Ô fortune jalouse !

    Je riais ! Mais voici que l’autre tourne – douze !

    C’est à recommencer. Je penche le cornet,

    J’ai douze. À lui le tour. D’un air facile et net,

    Il agite les dés. – Douze ! Je désespère,

    Mais, pour savoir à fond ce qu’était ce repaire,

    J’essaie encore un coup. J’ai douze[24].

Cette esthétique est celle qui avait pour une part nourri le grotesque hugolien qui avait en son temps fait scandale – les Matalobos et Goulatromba de Ruy Blas sont les frères sonores de Tragaldabas, Minotoro, Grif et Belerofont –, le père littéraire étant lui-même réputé, fût-ce une perception biaisée, pour ses alexandrins maltraités[25]. Aussi n’est-il pas étonnant que Vacquerie ajoute à la déformation de la langue l’exhibition de la matière corporelle comme réalité triviale et obscène : désir charnel d’Éliséo pour Caprina, ventres repus après une bonne chère[26], ou organes sont en son drame constamment meurtris, amputés, déformés[27], tandis que les héros se prodiguent les insultes les plus prosaïques et cocasses (« vil moucheron ! », « baleine ! », « boeuf ! », « gros phoque ! », ou « tête d’épingle ! »[28]), et que le finale jubilatoire intronise le héros en âne savant[29]. Vacquerie, en outre, exploite une poétique de l’absurde, lui permettant d’accumuler les sentences apparemment incohérentes et d’ainsi faire scandale. L’on voit ainsi Caprina se faire passer pour mariée afin de multiplier les prétendants (« le meilleur moyen que l’on puisse employer / Pour trouver un mari, c’est de se marier[30] ! »), ou Éliséo protéger Tragaldabas parce quil est le mari de la femme qu’il convoite.

La monarchie de Juillet avait commencé sous l’égide d’une bataille restée fameuse. Le jeune et ambitieux auteur entend la reproduire : il a voulu faire un coup d’éclat en portant à la démesure les matériaux qui avaient pu alimenter le drame hugolien afin de heurter ses spectateurs les plus conservateurs – ceux qui avaient pu condamner Hernani. Il y parvient : pour Jules Janin, le public qui « a tant applaudi Monsieur Alfred de Musset […] ne consentirait pas […] à s’amuser de ces licences amoncelées en bloc », de « [c]e mélange de tant d’éléments disparates […] plus odieux que l’on ne saurait croire » qui « froisse nos plus honnêtes instincts »[31]. Le Constitutionnel évoque quant à lui l’« ignoble composé de toutes les disgrâces physiques et de toutes les difformités morales[32] » du personnage central, tandis que Le Siècle voit en l’oeuvre « le plus grand défi jeté à la raison, au sens commun, au bon goût[33] ». Indigestions de « porc aux choux » et autres exhibitions de « cors aux pieds » doivent pousser dans leurs retranchements les spectateurs : Vacquerie opte pour une poétique de la provocation afin de faire franchir la rampe aux spectateurs et de convertir la représentation en seconde « bataille » d’Hernani.

Pour ce faire, il avait également pris soin de mettre en scène cette représentation, afin de diviser son public :

Victor Hugo, fidèle à l’engagement contracté, était à l’orchestre, entouré de sa brillante pléiade de convives de cette fameuse nuit ; il avait même entraîné avec lui une partie du comité de l’intérieur pour faire nombre et en imposer aux factieux littéraires et dramatiques ; enfin, tout dans la salle était animé, frémissant ; on se sentait aux beaux jours d’Hernani, du Roi s’amuse, de Marion Delorme. - L’escarmouche allait s’engager, ça sentait la poudre ; les trois coups sont donnés, le rideau se lève[34].

Paul Meurice complète le tableau :

Rien ne manquait à la fête de ceux en qui se résume la gloire française. Balzac, Méry, Alphonse Karr, Janin, Gautier, les deux Dumas, Léon Gozlan, tous étaient venus. La tête de Paris était là. Victor Hugo, assis à l’orchestre, rendait à la jeunesse, dans la personne d’un de ses principaux représentants, les bravos qu’elle lui a souvent prodigués. Autour de lui se groupait tout ce qui est jeune et qui a du talent.

C’est dire combien le dramaturge a organisé sa soirée pour que le spectacle se déroule moins sur la scène que dans la salle. Et si l’on en croit la presse, il y parvient :

Chaque soir le théâtre se transforme en champ de bataille. Ce sont des pugilats héroïques. Que ne pouvons-nous raconter la première représentation qui restera après Hernani, comme le type et le modèle des mêlées dramatiques[35] !

Aidé en outre de la tradition de la claque, autre forme d’abolition du « quatrième mur » fréquente lors des « batailles » théâtrales, Vacquerie obtient tout un spectacle dans le spectacle. Charles de Matharel mentionne pareillement un « vacarme à faire fuir un régiment de sourds[36] », tandis que le Journal des débats dépeint les « protestations muettes, à hautes voix, éloquentes[37] » des spectateurs.

Le clou du spectacle est finalement apporté par Frédérick Lemaître. Il s’adresse dans un premier temps directement aux « siffleurs », dans un morceau de bravoure que Vacquerie avoue en 1864 avoir prémédité :

[C]e qu’on m’avait raconté des soirs d’Hernani et ce que j’avais vu moi-même à Ruy Blas et aux Burgraves m’avait inspiré pour le sifflet surtout le mépris ; prévoyant – et peut-être espérant – que ma pièce ne lui serait pas indifférente [au public], j’avais voulu qu’il eut ma réponse, et tout de suite, et, puisqu’il est brutal, je lui avais répondu dans sa langue : ayant à énumérer les « ânes » qui ne marchent que sur leurs deux pattes de derrière, je n’avais pas omis les siffleurs.

Le mot, accentué par Frédérick avec une autorité souveraine, fut l’occasion d’un tumulte parfait[38].

Le comédien, dans un second temps, franchit ostensiblement la rampe dans une de ces improvisations dont il a le secret :

Calme, fier et superbe au milieu de cet ouragan, Frédérick ne bougeait pas. Enfin, il fait signe qu’il va parler ; un tonnerre d’applaudissements monte jusqu’au cintre, et Tragaldabas s’écrie :

Je suis fier, heureux, transporté de ces marques d’approbation qui s’adressent au comédien ; vous comprenez l’insistance que j’ai mise à continuer la pièce, car vous savez le devoir sacré que nous impose notre tâche vis-à-vis de l’auteur ; maintenant, intéressés et désintéressés, combien ne devons-nous pas crier tous Vive la République[39].

Le Siècle poursuit la description du moment de bravoure scénique en détaillant la réaction de la salle :

Ici un rire homérique, immense, universel, part de toute la salle et ce n’est qu’au bout de cinq minutes que Tragaldabas peut reprendre son speech et s’écrier : Car la République a supprimé la censure et il n’y a plus que celle du public, qui est souveraine. Sachez toujours, messieurs et mesdames, que la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est du citoyen Auguste Vacquerie[40].

Le Journal des débats mentionne quant à lui « une voix du parterre » qui aurait lancé, après le discours de Lemaître, « Sociale et démocratique ! » Et Jules Janin interprète le propos de Lemaître comme une nouvelle et ultime provocation de la part de l’acteur volontiers frondeur, porte-parole de l’auteur, afin de rompre la séparation entre salle et scène : « Ainsi César, mécontent des soldats de son armée, les licencie en leur disant : Bourgeois ! »[41]

Mais si Vacquerie a momentanément réussi un coup d’éclat, il n’en demeure pas moins que son projet de refondation du drame romantique par le scandale a en réalité généré le reflux d’un passé mythifié et schématiquement restreint à quelques caractéristiques topiques outrées. Tragaldabas tente une résurrection – tant du point de vue poétique que de celui de l’événement – au lieu de chercher des voies nouvelles. C’est dire combien cette « bataille bis » ne peut faire entrer le drame ni Vacquerie dans le Temps – celui de l’Histoire littéraire. Aussi le jeune auteur tentera-t-il, in fine, de franchir les ans grâce au franchissement d’une autre rampe, toute médiatique.

Franchir les ans : concurrence entre événement scénique et événement médiatique

La représentation de Tragaldabas, contrairement à celle d’Hernani, est un échec : le drame est ôté de l’affiche après le 11 août[42]. Les reprises des 20 et 27 août ne suffisent pas à générer un succès au long souffle.

Devant ce constat, les camarades hugoliens gravitant autour de L’Événement[43] tenteront malgré tout de s’emparer, via les discours journalistiques, de cet échec public et critique, afin d’en faire le signe d’un avènement : la soirée fait l’objet d’un compte rendu de Paul Meurice dans le périodique le 30 juillet, puis Vacquerie s’adresse aux critiques le 1er août, et donne un article (« Mouvement dramatique et littéraire ») le 7. Le texte est édité dans le périodique les 9, 10, 12, 13 et 14 août, avant que l’auteur n’imprime finalement une « Préface » le lendemain. En outre, une critique dramatique de Vacquerie livrée dans L’Événement le 7 mai 1849[44], est l’occasion d’entretenir le souvenir collectif des « explosions de huées », « ouragans d’imprécations » et autres « coups de sifflet »[45]. Enfin, le dramaturge parachève cet échafaudage médiatique en 1864 : auteur de sa propre légende, il réécrit et développe ce dernier article qui devient « La Première représentation de Tragaldabas[46] » dans une réédition augmentée de Profils et grimaces. Il fait alors accéder le récit mythique de la soirée à la pérennité du volume, tandis que La Presse, qui en publie un extrait le 24 février, relaie le texte et lui offre une visibilité accrue.

Grâce à cette mise en oeuvre médiatique, la pièce de Vacquerie, toute imitation caricaturale qu’elle est, entre un temps dans l’imaginaire collectif français : à l’autre bout du siècle, Paul Foucher évoque, à l’occasion de l’édition du texte, « la bataille historique qui se livra dans la salle à la première représentation de l’ouvrage[47] ». Néanmoins cela ne se fait pas sans paradoxe : conscient que « les grandes oeuvres [n’]entrent [pas] si aisément dans l’esprit du public » et que « rencontrer l’unanimité du premier coup, c’est bon pour toutes les Lucrèce de tous les Ponsard »[48] (ou les Antigone), Vacquerie se voit poussé à médiatiser une « chute immortelle[49] ». Clairvoyant sur la prééminence inédite de l’événement médiatique sur l’événement théâtral – ne le voit-on pas clamer haut et fort qu’« en littérature », on ne « vit » que « du bruit qu’on fait »[50] ? –, le jeune auteur se réapproprie son échec afin d’en faire le signe d’une victoire. Tragaldabas est de ce point de vue l’une des premières utilisations contradictoires de la presse, le jeune auteur usant des journaux pour médiatiser son insuccès : au bruit de la salle se substitue celui de la presse. En d’autres termes, la rampe est à tel point franchie que l’événement sort de l’Odéon, tout en devenant un événement négatif.

L’Événement devient l’instrument idoine pour faire parler de sa pièce : le succès public faisant défaut, le dramaturge galvanise son échec critique, afin de muer la malheureuse représentation en une « chute » toute mythique – et de forcer la porte de l’histoire littéraire coûte que coûte. Le « mot aux critiques » du 1er août est ainsi destiné à narguer ses adversaires : Vacquerie remercie avec insolence tous les journalistes d’avoir « parlé de Tragaldabas[51] », y compris pour le blâmer. Il conclut sur une pirouette désinvolte dans laquelle il se fait, modestie congédiée, frère de Molière : « Porc aux choux ! – Merci, chers ennemis ; Tragaldabas vous devra d’avoir eu sa tarte à la crème[52] ! » Le dramaturge utilise ainsi le journal comme paradoxal outil de consécration en encourageant le « bruit » médiatique de son échec. L’irrévérence de Vacquerie dans son « Mot » porte ses fruits : la presse s’emballe et devient de plus en plus violente. Témoin, Bragelonne, dans La Silhouette, adopte une expression ordurière qu’il avait bannie jusque-là, comme un ultime recours pour contrer toute publicité : « La presse est à peu près unanime sur la cochonnerie en cinq actes du citoyen Auguste Vakri, cette oeuvre de lard, cette poésie vomitique […] du fond de la sentine qu’il s’est creusée dans le feuilleton de L’Événement […][53]. » Tout porte à croire que la critique atteint un point de non-retour que le jeune auteur a provoqué. L’échec sort de la banalité pour atteindre le rang de l’exceptionnel. C’est ce que l’auteur voulait.

Mais en 1864, à la faveur d’un renversement de valeurs, il en fera le signe du succès réel, en opposant le monument pérenne – représentation, oeuvre et volume –, à l’actualité médiatique périssable :

La chute de Tragaldabas ne m’a pas entamé l’épiderme. Parce qu’on est sifflé, ce n’est pas un motif de ne plus se souvenir que tous les débuts sérieux ont été contestés. Succès ou chute, qu’importe ? […]

Je parle du succès immédiat. Il va sans dire que nul ne fait fi du succès définitif[54].

Et d’ajouter que « le vrai succès n’est pas celui du jour, c’est celui du lendemain ». Aussi se fonde-t-il sur une utilisation fallacieuse de la logique : parce qu’« il est rare qu’un poète original ne commence pas par étonner et choquer des préjugés », l’insuccès devient signe d’inventivité. En vertu d’un tour de passe-passe rhétorique, c’est parce qu’un succès est médiatique qu’il serait momentané. Il en résulte que les « ennemis », « sont encore les meilleurs amis qu’on ait » : « Ces fureurs éphémères contribuent au succès durable. Pauvres méchants, qui voudraient faire du mal et qui sont condamnés à faire du bien ! »

L’on comprend ainsi mieux pourquoi le dramaturge se targue à plusieurs reprises d’avoir pu « un moment craindre une réussite éclatante[55] ». Dans l’axiologie qu’il a échafaudée, le succès a valeur d’échec. Le dramaturge dut ainsi apprécier le commentaire de Paul Foucher en 1874, attestant que ses desseins avaient finalement abouti :

On imprime Tragaldabas. On sait la bataille historique qui se livre dans la salle à la première représentation de l’ouvrage. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette défaite est encore populaire. Dans ce siècle où tant de succès sont si vite oubliés, n’a pas qui veut une chute immortelle[56].

Telle est la conséquence ultime de la concurrence entre théâtre et presse comme espaces publics : si le média voue les oeuvres, dans leur dimension matérielle, à péremption, il en assure cependant l’avenir dans l’imaginaire culturel français. Aussi les traitements journalistiques en sont-ils venus à supplanter les faits littéraires et scéniques : Vacquerie grâce à la dextérité avec laquelle il utilise les journaux et le livre, parvient à franchir les ans et entrer dans la postérité en dépit du fait que Tragaldabas était, d’une part, une pièce sans originalité, et d’autre part, un échec public et critique.

Reste que, à plus longue échelle temporelle, la pièce a fini par être oubliée : le « drame bouffon », certes séduisant par sa folle licence, est finalement demeuré dans les catacombes du Romantisme français. Et peut-être est-ce là un constat rassurant quant au soi-disant pouvoir hégémonique des médias : le bruit de la salle ni le bruit de la presse ne sauraient se substituer à l’inventivité.

Tout se passe comme si Tragaldabas, dans les contradictions et les voies sans issues qu’il emprunte, était le symptôme et faisait les frais de la rivalité désormais patente entre théâtre et presse. À l’aube du Second Empire, la crise du romantisme théâtral dont Antigone et Tragaldabas sont des manifestations éclatantes, trouve l’une de ses origines dans l’aveuglement vis-à-vis de la redistribution des attributions respectives qui s’est progressivement opérée entre genre dramatique et journal. Vacquerie, entre 1844 et 1848, a ainsi été amené à explorer – exploiter ? – des « franchissements de rampe » de plus en plus divers et ostensibles afin que ses oeuvres sortent de la scène pour entrer dans le Temps – faute d’être capable d’accéder à la postérité grâce à une esthétique et une poétique novatrices.