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Créateur à la scène de Didier dans Marion Delorme de Victor Hugo (1831), des personnages éponymes d’Antony de Dumas (1831) et de Diogène de Félix Pyat (1846) ou encore du Père Rémy dans Claudie de George Sand (1851), le comédien Bocage (Pierre François Touzé, dit Bocage [1799-1862]) est l’une des figures majeures du théâtre romantique français. Il partagea la vedette avec Marie Dorval et rivalisa avec Frédérick Lemaître par sa figuration originale du héros en lutte contre les fatalités sociales et politiques. Bocage illustre le jeu romantique, fondé sur de troublantes identifications entre rôles et vie personnelle[1] : à la violence des combats joués sur scène, dans Ango de Félix Pyat (1835) ou Le Riche et le Pauvre d’Émile Souvestre (1837), répond l’engagement républicain du comédien, ancien tisserand, issu du milieu ouvrier rouennais, porteur d’une conception romantique de l’artiste – ce dernier serait doté d’une vocation morale ou sociale régénératrice. Aussi Bocage illustre-t-il à sa manière une pratique politique des relations entre scène et salle au cours de la représentation théâtrale. S’il adopte un jeu mimétique, soignant la composition de chacun de ses rôles, bâtard révolté chez Dumas (Antony), roi Philippe-Auguste chez Ponsard (Agnès de Méranie, 1846), vieux moissonneur octogénaire chez Sand (Claudie) ou même Molière pour la même dramaturge (Molière, 1851), Bocage fragilise l’édifice symbolique du « quatrième mur[2] » par le dialogue noué avec le public, plus souvent par l’art de suggérer de possibles applications politiques de la fiction jouée au monde contemporain. Aux improvisations débridées de son collègue et rival Frédérick Lemaître dans ses incarnations de Robert Macaire, offrant au public un défoulement libérateur[3], Bocage répond par une pratique que l’on dirait plus militante, si l’on ne craignait l’anachronisme. Certes, traverser le « quatrième mur » n’est toutefois pas sans risque, pour le comédien lui-même mais aussi pour l’art dramatique, ramené aux circonstances étroites du moment social. Toutefois, la séance théâtrale est alors, ne l’oublions pas, le seul espace collectif où peut s’esquisser une vie civique.

Droit de réponse

Dans un contexte général de surveillance étroite des théâtres par le pouvoir, la séparation symbolique entre scène et salle, et l’indifférence des acteurs à l’égard des spectateurs réclamée par Diderot ou Stendhal, ont une fonction moins esthétique que politique. Il s’agit d’assurer la tranquillité de la représentation théâtrale et d’éviter que la scène ne se transforme en tribune. Le seul moment autorisé d’abolition du « quatrième mur » est celui des saluts au public, que préparent, dans un vaudeville, les couplets finaux d’adresse à la salle. Est alors consacré le droit pour les acteurs en tant que tels de s’adresser aux spectateurs autrement que par les apartés de leurs rôles, jeu de double énonciation théâtrale qui n’abolit pas la fiction jouée. Les saluts intègrent rituellement, lors des premières représentations, la proclamation du nom du ou des auteurs par l’un des comédiens de la troupe. Les comptes rendus de presse relatent brièvement ce geste, dévoilant à leur tour le nom des dramaturges comme celui du comédien chargé de l’énoncer, et évaluent à l’occasion la réaction de la salle. Des incidents émaillent parfois la cérémonie des saluts à l’avant-scène ; leur médiatisation révèle alors leur caractère exceptionnel, fissure à l’intérieur d’un rituel institué et surveillé.

Bocage est à l’origine de quelques-uns de ces incidents, comme celui qui affecta la création de Shylock, d’après Le Marchand de Venise de Shakespeare, au théâtre de la Porte Saint-Martin le 2 avril 1830 :

Ce mélodrame a réussi ; on a demandé les auteurs, et cette curiosité a été l’occasion d’une scène bruyante et qui a duré près d’une demi-heure. M. Moëssard s’était d’abord présenté, mais le public a désiré que, pour recevoir l’expression de ses suffrages, M. Bocage vînt lui-même proclamer le nom des auteurs. Ce sont MM. Dulac et Dartois[4].

L’anecdote révèle que Bocage, après plusieurs années passées dans la troupe de l’Odéon, accède à une notoriété nouvelle à la faveur de son arrivée à la Porte Saint-Martin. Lors des saluts, le public le consacre comme vedette, statut que la création d’Antony de Dumas impose définitivement l’année suivante. Le compte rendu de presse rappelle aussi que l’abolition du « quatrième mur » au moment des saluts n’offre pas la pleine liberté aux acteurs de nouer l’échange avec la salle : « Nous sommes informés que M. le commissaire de police du théâtre a dressé procès-verbal et signifié une citation au sujet de la réapparition de M. Bocage, contrairement aux règlements qui s’y opposent[5]. » Et le journal de plaider la bonne foi et l’innocence du comédien qui n’a enfreint l’interdit de reparaître devant le rideau que pour céder aux injonctions du public.

Bocage est souvent désigné comme « l’ami de Félix Pyat et de Ledru-Rollin », le « protégé de Lamartine[6] ». Le comédien affiche en effet publiquement ses convictions républicaines. Il publie, par exemple, après une brève arrestation qu’il juge injustifiée, une lettre ouverte dans la presse et la signe : « Bocage, artiste de la Porte Saint-Martin, décoré de Juillet[7]. » En 1848, il se porte candidat aux élections à l’Assemblée constituante pour le département de la Seine, fort du parrainage de Lamartine. L’affiche de sa candidature proclame :

Citoyens, / J’accepte la candidature qui m’a été offerte, et j’ose vous demander vos suffrages. Je répondrai à toutes les interpellations que vous me ferez l’honneur de m’adresser ; je vous dirai ma vie privée et publique ; je vous donnerai toutes preuves (vous devez toujours les exiger), et vous jugerez si le passé peut répondre de l’avenir. / Salut et fraternité. / Bocage. / 19bis rue Madame[8].

Si Bocage n’est pas élu, c’est bien avec son nom d’artiste qu’il tente de faire son entrée en politique : sa conception de la loyauté républicaine suppose l’adjonction de la vertu du citoyen à la probité du comédien. Aucun mur ne sépare plus l’acteur, censé s’effacer derrière ses rôles pour animer des fictions scéniques, et l’homme engagé dans la vie civique de son temps.

Une telle superposition des identités se constate chez Bocage bien avant la révolution de 1848. Un dialogue s’installe entre le comédien, délaissant son personnage et sortant de la fiction, et le public, de part et d’autre de la rampe, lorsqu’à une interpellation des spectateurs répond l’acteur. Lors de la première de Don Juan de Maraña d’Alexandre Dumas, à la Porte Saint-Martin au printemps 1836, la représentation est un temps suspendue, selon le récit médiatique de la soirée :

Comme ce n’était pas un public exclusivement composé d’amis ou de séides disciplinés qui assistait à la première représentation de Don Juan de Maraña (ainsi que l’attestent 2800 fr. de recettes), quelques spectateurs se sont permis de trouver que M. Bocage ne parlait pas toujours assez haut pour être entendu distinctement ; on lui a donc crié : Plus haut ! plus haut ! comme on le crie quelquefois dans nos assemblées législatives à un noble ou honorable orateur. M. Bocage a très mal pris cette interruption : il faut convenir que la salle était un peu bruyante, et c’est sans doute ce que M. Bocage a voulu dire en répondant à des interrupteurs si exigeants, qu’ils n’y mettaient pas beaucoup de bonne volonté. À cela le parterre et la galerie ont répliqué par quelques coups de sifflets ; mais don Juan, qui commençait le cours de séductions dont se compose la pièce, a été plus fier que le diable de Milton qui, dans le Paradis perdu, est tout honteux d’être reçu au bruit de ces instruments impolis, lorsqu’il revient de faire pécher notre mère Ève. Don Juan a défié les siffleurs et leur a jeté au visage la phrase philosophique qu’un acteur n’a pas perdu sa dignité d’homme et ses droits de citoyen[9].

L’article met au jour un ensemble de discours et de représentations du temps, à commencer par l’assimilation de la salle de théâtre à une assemblée politique où chacun peut être tour à tour auditeur et orateur. Le rappel de la qualité de citoyen acquise par le comédien renvoie à la Révolution française[10] et à la condition dont jouit désormais l’artiste dans la société nouvelle. Un conflit de souverainetés émerge alors, issu du passage de l’Ancien Régime au régime d’égalité civile : la souveraineté du parterre, autorisée à sanctionner ceux qui le divertissent, s’arrête où commence l’égale dignité du comédien citoyen. La suite de l’article énonce les termes du débat :

Il s’est trouvé heureusement des esprits plus froids qui ont rappelé aux plus fougueux que le dogme de la souveraineté du peuple avait un peu fait tort au dogme de la souveraineté du parterre, que M. Bocage était un artiste très estimable dans sa vie privée, un bon camarade, qui avait même des amis politiques parmi les jeunes gens, et qu’enfin il savait très bien défendre sa dignité hors la scène[11].

Aussi le journaliste donne-t-il raison à Bocage, non sans lui reprocher son excès d’orgueil – accusation qui poursuit le très susceptible acteur pendant toute sa carrière.

La partie de la presse qui se montre favorable à Bocage perçoit dans la passion républicaine du citoyen le foyer de la flamme du comédien. Ainsi, lors de la reprise de Pinto de Louis Lemercier en 1834, Le Charivari convoque l’homme Bocage (ou plutôt Pierre François Touzé) autant que l’artiste, émanation et porte-voix de son public :

[I]mitons la foule qui a tant applaudi aux belles et patriotiques inspirations de son grand acteur ; la foule qui trépignait d’enthousiasme quand Bocage, le pistolet d’une main et la montre de l’autre, attendait l’heure de donner le signal aux conjurés[12] ; et quand il prononçait, avec cette énergie que l’acteur ne peut emprunter qu’à la conscience du citoyen, ces foudroyants anathèmes que le parterre, en les applaudissant comme des allusions, a su envoyer à leur adresse[13].

Ce jeu d’allusions, par lequel s’active un sous-texte de la pièce, instaure un dialogue subreptice avec la salle, de part et d’autre du « quatrième mur ».

Un théâtre d’applications

« Coup de pistolet au milieu d’un concert », selon la célèbre métaphore de Stendhal[14], l’allusion politique engage de possibles applications à la situation sociale du moment. Elle constitue le principal moyen de contourner la censure et de déjouer la surveillance des théâtres pour transformer ceux-ci en assemblées citoyennes. Le régime d’allusions ne suspend pas la fiction pour établir une communication directe entre scène et salle : le « quatrième mur » ne tombe pas puisque les acteurs n’oublient pas leur personnage et ne s’adressent pas au public sur un mode direct ; ils ne font qu’inviter les spectateurs à lire autrement la fiction jouée. Les applications affectent ainsi la réception en altérant le va-et-vient rapide entre l’illusion (la suspension volontaire de l’incrédulité) et la prise de distance face à l’action jouée[15]. Au lieu d’être appelé à s’absorber dans le monde joué sous ses yeux, le public est appelé à se percevoir dans son propre univers auquel l’allusion, cette trouée dans la performance illusionniste, le ramène momentanément. La fiction est dès lors perçue au mieux comme un détour, au pire comme un prétexte, pour donner à penser le réel sur un mode critique, dans la sécurité conférée par l’apparent maintien du mur imaginaire séparant scène et salle[16]. Les allusions les plus efficaces sont proférées mine de rien par les comédiens. Aussi constituent-elles une solution pour l’entretien d’un théâtre conçu comme assemblée politique tout en maintenant une dramaturgie fondée en apparence sur l’interprétation mimétique et illusionniste devant la rampe.

Le jeu peut être dangereux pour le comédien dès lors que les représentations sont placées sous la surveillance de la police des théâtres. Le Journal du commerce du 17 juin 1832 évoque le mandat d’amener lancé contre Bocage après un incident lors d’une représentation de La Tour de Nesle, un spectateur ayant réagi à haute voix à une possible application. L’intervention du directeur de la Porte Saint-Martin, Harel, aurait permis à Bocage de continuer à jouer le rôle de Buridan, mais sous surveillance étroite[17]. Le pouvoir peine pourtant à empêcher, par la répression, les contournements de la censure de la part des comédiens. Car leurs improvisations libèrent du texte autorisé et leurs inflexions de voix peuvent se faire insinuantes. Dans son étude pionnière sur la censure théâtrale au xixe siècle, Odile Krakovitch rappelle que le censeur Victor Hallays-Dabot (membre de la commission d’examen des ouvrages dramatiques au ministère des beaux-arts) se plaignait qu’après le rétablissement de la censure en 1835, comme avant 1830, « on ait négligé d’établir une pénalité facilement applicable pour les comédiens qui auraient rétabli le texte supprimé ou, par des jeux de scène improvisés, altéré le sens d’une pièce[18] ». Bocage peut ainsi se vanter devant la Commission des théâtres du Conseil d’État en 1849 d’avoir multiplié par ses intonations ou ses mimiques les adresses indirectes à la salle, appelée à décrypter les allusions émises. Bocage en donne un exemple tiré de son interprétation de Don Juan de Maraña de Dumas :

[U]ne femme demande à Don Juan s’il est généreux. Don Juan répond : « Comme le roi d’Espagne ». Quand on représenta cette pièce, je jouai le rôle de Don Juan. Je disais : « Comme le roi… d’Espagne », et il y avait, dans la simple inflexion de ma voix, quelque chose qui créait une allusion au roi des Français. Toute la salle partait d’un éclat de rire homérique. Certes, la censure n’eût pu prévoir une telle allusion[19].

Le public, disposé à entendre l’intention satirique, se fait par son rire co-auteur du spectacle. On sait aussi, par les procès-verbaux de la censure, que Bocage rétablit illégalement des passages censurés, comme cette phrase prononcée dans Le Riche et le Pauvre d’Émile Souvestre : « Puisqu’il est ces crimes que la loi humaine ne peut atteindre, mon bras fera office de Dieu[20]. »

Une pièce créée par Bocage au théâtre du Gymnase en août 1840 semble constituer la mise en abyme de son art de la fronde scénique : Mégani ou les Comédiens du grand-duc, vaudeville en deux actes de Dubois d’Avesnes, a été écrit sur mesure pour Bocage afin de former le pendant de Kean composé par Dumas pour Frédérick Lemaître. Mégani, comédien au théâtre de Parme au XVIIIe siècle, « s’est permis d’ajouter à son rôle quelques allusions blessantes pour le grand-duc ». Il doit s’exiler, d’autant que sa femme, également actrice, est courtisée par un membre de la cour. « Enfin Mégani, poursuivi de nouveau par la police du duc, se réfugie sur le théâtre même, où il se met à jouer un grand rôle dans une pièce qu’on jouait à cette heure-là. Le duc l’applaudit et lui pardonne, en destituant le perfide Ascalio »[21]. La représentation sur scène d’une inversion des rapports hiérarchiques entre comédiens et princes, bouleversant l’ordre matériel et symbolique de la cérémonie théâtrale, est perçue par le critique Jules Janin comme le symptôme d’une crise sociale et morale propre aux temps modernes :

[N]ous avons fait du beau le laid, du laid le beau, du grand seigneur le comédien, du comédien le grand seigneur. Pendant que l’on vous montre Kean, pris de vin, qui insulte publiquement, du haut de son théâtre, le prince de Galles et les plus grands seigneurs de l’Angleterre, voici Mégani, qui accable de ses quolibets, de ses bons mots, de sa mauvaise humeur, monseigneur le duc de Parme[22].

Le franchissement du « quatrième mur » par le comédien de la fiction est ici perçu dans sa dimension politique, tout comme l’inversion des polarités morales dans le drame moderne. La très ultra Gazette de France tente d’ailleurs, à propos de ce même Mégani, de rétablir l’ordre ancien, soit l’absolue souveraineté du parterre :

Mégani est une fort méchante pièce, fausse et ridicule de tout point, qui a été faite pour Bocage, mais pas le moins du monde pour le public, qui pourtant est quelque chose au théâtre, car si les acteurs déblasonnent les écussons des gentilshommes et détruisent les rois, il y a au moins un monarque qu’ils devraient respecter, sa majesté le parterre[23].

Bocage est à l’origine de la reprise à la Porte Saint-Martin, couronnée par un immense succès, de la comédie historique de Lemercier, Pinto ou la Journée d’une conspiration qu’avait jouée avant lui le grand Talma. Par son audace esthétique et politique, la pièce succède en son temps au Mariage de Figaro de Beaumarchais. Elle met en scène la révolution portugaise de 1640 contre les Castillans et l’intronisation du duc de Bragance devenu Jean IV de Portugal, dit Jean le Restaurateur. D’abord interdite sous le Directoire car jugée monarchiste, la comédie a été donnée à sept reprises au Théâtre-Français à partir du 22 mars 1800, avant d’être retirée de l’affiche : « Au lendemain de la Révolution, une pièce qui mettait en scène la restauration d’un monarque légitime ne pouvait guère être appréciée par Bonaparte qui pensait déjà à l’Empire[24]. » En dehors du désir de se mesurer à la légende de Talma, Bocage a été attiré par les potentialités politiques d’une pièce dont plusieurs répliques sont susceptibles, en 1834, de traverser le « quatrième mur » en abolissant la distance historique et géographique qui sépare la fiction de la réalité sociale du public. Dans la version remaniée par Lemercier pour ces représentations de 1834, Pinto évoque ainsi « des chansons pour exalter, des libelles pour aigrir ; de chauds orateurs pour fixer les irrésolus […] surtout force écrits défendus, afin qu’on se les arrache[25] » – le sous-texte est prêt à être exploité par la salle. Il en va de même du monologue de Pinto à l’acte III : « [À] bas Philippe !... Oui, signaux déployés… paix aux bourgeois… justice et bonheur au peuple… là, est le point d’union générale… […] On vous apprendra, mes chers Castillans, à vous gorger d’or et de puissance aux dépens des Portugais ! Qu’êtes-vous ? Des fondés de pouvoir qui mangez notre bien[26]. » Comme l’a étudié Vincenzo De Santis, Bocage joue sur la plasticité de la comédie de Lemercier pour faire naître en contexte des significations nouvelles :

Bocage se fit le porte-parole du mécontentement général et le public voyait clairement, derrière la figure de Philippe II d’Espagne, absent de la scène mais décrit comme un tyran éloigné, une critique de la monarchie française contemporaine : voilà qu’une pièce perçue comme philo-monarchiste en 1800 était désormais accusée d’anti-orléanisme[27] !

Louis-Philippe perce sous Philippe II tandis que le public voit dans le personnage du secrétaire Vasconcellos une charge contre le ministre Adolphe Thiers. Vasconcellos et Pinto se livrent ainsi à un jeu éloquent de stichomythies : « Vasconcellos : […] les Portugais n’ont aucun égard aux soins que je me donne à les maintenir dans le repos. / Pinto : Dans la léthargie. / […] Vasconcellos : À régler la recette des fonds publics. / Pinto : Pour vos dépenses secrètes[28]. » Alors que les autorités ont cherché à éviter de telles applications en faisant supprimer les mots « À bas Philippe », susceptibles de provoquer les acclamations des spectateurs opposés à Louis-Philippe, Bocage redouble d’expressivité dans son jeu afin d’inviter le public à lire le sous-texte politique qu’il était tout disposé à saisir :

Par ce jeu exagéré, caricatural, l’acteur témoignait de son indignation et chaque pause, chaque geste, semblaient marquer un passage retranché par les ciseaux de la censure. […] Le jeu de Bocage chargeait le texte d’une dimension métathéâtrale nouvelle, dans la mesure où il en signalait les passages injustement mutilés[29].

La presse rend compte de cette interprétation sur-expressive au point d’en être anti-illusionniste. Peut-être pouvons-nous la qualifier d’épique à cause du récit tacite dont elle est porteuse, en contrepoint du drame joué. Bocage, selon le Journal des débats, « jouit aussi de tous les avantages d’un corps plié en deux, d’une voix cassée, et d’une extrême facilité à tomber en convulsions sur la scène. Mais les cris touchants de Mme Dorval sont des hurlements quand Bocage les pousse, et l’inclinaison de son torse ressemble moins à une grâce qu’à une infirmité[30] ». Peut-on qualifier ce jeu de « grotesque » et reconnaître ainsi sa capacité à briser la contemplation désintéressée de la belle fiction dramatique ?

Une autre pièce, création et non plus reprise, a suscité par son texte et par le jeu de Bocage une réception politique : Ango de Félix Pyat et Auguste Luchet, donné à l’Amigu-Comique le 29 juin 1835, peu de temps avant le rétablissement de la censure préalable au théâtre[31]. La préface de la pièce appelle à « renouer la chaîne des oeuvres révolutionnaires » et célèbre Bocage, l’artiste confondu avec le citoyen « qui a nos convictions et qui est notre ami, qui honore autant qu’il illustre le métier de comédien[32] ». Le drame historique met en scène la révolte de l’armateur de Dieppe Ango contre François Ier, gouvernant au nom de son bon plaisir et courtisant la femme du marin. Le monarque tombe en faiblesse face à l’épée d’Ango dans une scène qui va plus loin que Le roi s’amuse hugolien dans la représentation d’une royauté défaillante. La colère d’Ango est manipulée par le comte de Furstemberg, à qui le roi a ravi sa femme lors de la bataille de Pavie. L’oeuvre fourmille d’allusions possibles, d’abord aux procès de mai 1835 contre les insurgés d’avril 1834. Il est question, dans la scène IV du deuxième tableau, de « centaine d’accusés » confrontés à « ces momies de juges » parmi lequel le juge Morin déclare : « Pour en finir plus vite, nous n’entendrons pas la défense[33]. » La fiction historique est encore suspendue au profit de la référence à la situation politique du moment lorsqu’Ango déclare : « Je dis qu’à la cour du roi de France, il n’y a que lâcheté ; je dis que les nobles seigneurs qui la composent sont un ramas d’infâmes, ayant à leur tête le plus infâme de tous, le roi[34] ! » Quant au mot de la fin, il est laissé à Léonard de Vinci : « Quel est donc le grand homme ici, du roi ou du matelot[35] ? » L’artiste phare de la Renaissance est chargée de prononcer une parole prédictive : il place à l’horizon de l’histoire, par-delà le temps de la fiction, le fait démocratique. Le dispositif scénique prévu pour le prologue de la pièce, joué avant le lever de rideau, à l’avant-scène prépare un tel jeu de dé-fictionnalisation. Il rend actif l’espace du bord de scène : y évolue un crieur public s’adressant à un auditoire à la fois imaginaire, maintenu hors-scène, et bien réel – la salle de l’Ambigu- Comique : « Parisiens, voilà ce qui vient de paraître ! C’est la nouvelle ordonnance du roi, sur la bulle du pape. Voilà ce qui vient de paraître ! » Bocage s’intègre parfaitement au dispositif dramatique mis en place par les auteurs, mais, à lire les comptes rendus de presse, son jeu commencerait à lasser, comme sa prétention à occuper le centre de l’action pour en orienter le sens : « Bocage a joué avec énergie, avec trop d’énergie, le rôle d’Ango », déplore Le Constitutionnel, suggérant que les « hautaines exigences » de l’acteur seraient responsables du déséquilibre de la pièce où « le rôle d’Ango efface presque tous les autres »[36]. C’est la presse ultra qui proteste avec le plus de force contre les allusions politiques et en appellent à refermer la boîte scénique derrière son « quatrième mur » grâce à la vérité humaine et historique conférée aux fictions dramatiques : « [I]l ne faut pas faire de l’art au théâtre avec ses antipathies politiques ni avec ses sympathies républicaines, il faut réussir par la vérité dans les caractères, dans les moeurs et dans les passions des époques qu’on veut peindre[37]. »

Pour un théâtre républicain : l’Odéon

Bocage exerce les fonctions de directeur de l’Odéon, brièvement, à deux reprises : du 1er juin 1845 à fin février 1847, puis du 1er avril 1849 au 27 juillet 1850[38]. Sa direction est guidée par la volonté de faire de ce théâtre de la rive gauche, fréquenté par les étudiants du quartier latin, un espace de partage républicain des arts : exposition de peinture, redécouverte d’oeuvres anciennes ou étrangères, création d’oeuvres dites « littéraires », par opposition aux productions commerciales de la scène, défense d’oeuvres satiriques voire « socialistes », comme François le Champi adapté au théâtre par George Sand et mis en scène par Bocage – assurément le plus grand succès de ses deux directions de l’Odéon. Bocage fut toutefois un directeur en sursis, non seulement par la fragilité économique de son théâtre, mais aussi par la menace qu’il a pu représenter pour le pouvoir après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte. Sa direction est notamment marquée par la création de la pièce Les Bourgeois des métiers ou le Martyr de la Patrie, drame en cinq actes et dix tableaux, en prose, de Gustave Vaëz, le 15 mai 1849. Un simple tourneur de chaises prend la tête d’une résistance contre le pouvoir impérial. Selon la presse, le préfet de police aurait demandé la suppression de passages, refusée par le directeur Bocage :

Les mots : Patrie et Liberté, dont cette pièce était remplie, ne pouvaient laisser indifférent le public de l’Odéon ; aussi dans la scène où le peuple révolté criait : « À bas les Autrichiens ! » le parterre s’identifia tellement avec les personnages qu’il répéta ce cri avec eux. Après une scène d’audience dans laquelle on présentait l’amnistie comme le plus sûr moyen de gouvernement, la Marseillaise fut demandée : les acteurs se mirent sur deux files et M. Jahyer vint chanter, Dieu sait comment, l’hymne de Rouget de Lisle. Ce fut, toute la soirée, une tempête d’acclamations, un feu roulant d’allusions. Succès donc, très bruyant et très mérité[39].

Le directeur tient tête au pouvoir, réclamant du régime républicain la liberté promise par l’abolition de la censure le 6 mars 1848. Il refuse de céder aux demandes d’effacement de toute allusion politique formulées avec insistance, menaces à l’appui, par le gouvernement. La presse s’en fait l’écho pour s’en inquiéter, dans le camp progressiste :

Un bruit assez singulier circulait aujourd’hui. On disait que M. Bocage, directeur de l’Odéon, appelé dans le cabinet de M. le préfet de police et menacé de se voir retirer son privilège, aurait consenti à retrancher dans les Bourgeois des Métiers, drame nouveau qui se joue à son théâtre, toutes les phrases dont le parterre fait allusion aux circonstances actuelles. La suppression du mot amnistie aurait particulièrement été exigée.

Il est douteux que M. Bocage, dont les opinions sont bien connues, se soit ainsi soumis à une censure clandestine, et qu’il ait consenti à sacrifier, comme citoyen et comme artiste, ses convictions au maintien de son privilège[40].

Bocage demeure fidèle à ses principes libéraux, exposés devant la commission des théâtres au Conseil d’État. Se prononçant contre toute censure, il assure que la liberté contient en elle-même l’antidote à ce qui peut la menacer : « La liberté vous nuira un peu un jour, elle vous servira beaucoup le lendemain[41]. » C’est cette liberté qu’il entend mettre à profit à l’Odéon pour contrer les comédies antirépublicaines en vogue depuis la révolution de 48. Il fait ainsi jouer, pour le carnaval 1850, Une nuit blanche. Fantaisie noire de Gérard de Nerval, Paul Bocage (neveu du comédien) et Joseph Méry : le président d’Haïti devenu empereur, Faustin Soulouque, y est une satire de Louis-Napoléon Bonaparte sous lequel commence à percer Napoléon III[42]. Une dernière provocation du directeur Bocage consiste, le 4 mai 1850, pour l’anniversaire de la Deuxième République, à organiser une représentation gratuite en dépit de l’interdiction ministérielle, avec billets distribués dans les ateliers du quartier et jusque dans le jardin du Luxembourg. Entre Une Veuve inconsolable ou Planète et satellites de Joseph Méry et François le Champi de George Sand, le public chante la Marseillaise, le Chant du Départ et Les Girondins. La fête républicaine de part et d’autre du « quatrième mur » déclenche l’ordre de révocation de Bocage, le 27 juillet 1850. Sous l’empire autoritaire, Bocage sera un comédien exilé de son rêve de théâtre républicain : utopie, en son temps, d’un théâtre où la rampe séparerait sans empêcher le partage d’une même conscience civique entre artistes et spectateurs.