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Présentation

Parmi les questions analysées par l’ouvrage de Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle, figure la complexe mise en pratique de la théorie du « quatrième mur[1] » dans laquelle Diderot conseille notamment aux comédiens ceci : « Soit […] que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre. Jouez comme si la toile ne se levait pas[2]. » Diderot actualise les analyses menées au siècle précédent par l’abbé D’Aubignac, axées sur la notion de « vraisemblance » :

[Q]uand [le poète] considère en sa tragédie l’histoire véritable ou qu’il suppose être véritable, […] il n’a point d’autre guide que la vraisemblance, et rejette tout ce qui n’en porte point les caractères. Il fait tout comme s’il n’y avait point de spectateurs, c’est-à-dire tous les personnages doivent agir et parler comme s’ils étaient véritablement roi, et non pas comme étant Bellerose ou Mondory[3], comme s’ils étaient dans le palais d’Horace à Rome, et non pas dans l’Hôtel de Bourgogne à Paris, et comme si personne ne les voyait et ne les entendait que ceux qui sont sur le théâtre agissants et comme dans le lieu représenté. Et par cette règle ils disent souvent qu’ils sont seuls, que personne ne les voit, ni ne les entend, et qu’ils ne doivent point craindre d’être interrompus en leur entretien, troublés en leur solitude, découverts en leurs actions et empêchés en leurs desseins ; encore que tout cela se fasse et se dise en la présence de deux mille personnes, parce qu’on suit en cela la nature de l’action comme véritable, où les spectateurs de la représentation n’étaient pas. Ce qui doit être tellement observé que tout ce qui paraît affecté en faveur des spectateurs est vicieux[4].

Toutefois, « le point de vue [des poétiques classiques] est plus celui du texte que celui de l’image ou de la représentation […]. Il s’agit même d’éviter à tout prix de mêler à la réflexion poétique des considérations qui tiennent à la représentation[5] » ; la pensée diderotienne du « quatrième mur »

propose une rupture avec le jeu dramatique artificiel des Comédiens-Français qui, loin de dénier la présence du public, paraissaient toujours s’adresser à lui. Mais la portée de cette remarque est plus large ; elle semble viser d’abord les apartés, et aussi ce type de jeu, essentiel chez les comédiens italiens et chez les acteurs des théâtres forains, fondé sur une connivence complice avec le public, clins d’oeil, lazzis, discours et jeux explicitement tournés vers la salle, allusions et détournements du texte par les comédiens, complices alors du public contre les auteurs[6].

Au XIXe siècle en France, le mode « participatif » adopté par le public se trouve renforcé par la création de genres, de formes et de pratiques spectaculaires plus ou moins ouverts aux échanges avec la salle ; par l’apparition d’usages propres à l’institution théâtrale, tels les débuts de comédiens, décisifs pour la suite de leur carrière (voir l’article de Virginie Yvernault dans le présent dossier) ; par l’actualisation de certaines écritures scéniques (voir l’article de Barbara T. Cooper et celui de Marianne Bouchardon) ; ou encore par un contexte poussant des spectateurs et des acteurs à la contestation face à une gestion des spectacles de moins en moins tolérée au fil des évolutions sociopolitiques du siècle : une censure plus ou moins active selon les régimes est instaurée par d’autocratiques décrets napoléoniens en juin 1806[7] et disparaît graduellement durant l’année 1906.

Comme autant d’ébranlements imprimés à plusieurs avatars du pouvoir politique, certaines des rencontres entre scènes et salles françaises durant cet exact centenaire apportent par là-même quelque nuance à l’opinion brechtienne d’un théâtre français du XIXe siècle irrémédiablement « bourgeois[8] », inaccessible à la « distanciation[9] » et à toute politisation[10], élaboré pour un public passivement indulgent et acritique. Comme le public, certains interprètes sont réputés pour leur manière de chahuter la convention (voir l’exemple du comédien Bocage, sur qui porte l’article d’Olivier Bara dans le présent dossier).

La notion de public(s) et le concept de réception[11] ont été théorisés au XIXe siècle notamment par Victor Hugo, avec la fameuse théorie des trois publics qu’il développe dans la Préface de Ruy Blas[12]. Un siècle plus tard, la synthèse de Maurice Descotes, Le Public de théâtre et son histoire[13], étudie plusieurs genres théâtraux français et leurs publics, qu’il ressaisit dans le contexte social, culturel et politique de leur constitution entre les XVIe et XIXe siècles. Dans son sillage, depuis l’aube du XXIe siècle en France, nombreux sont les champs de recherches en arts de la scène, en histoire culturelle et en littérature consacrés au(x) public(s) ainsi qu’aux interprètes d’un spectacle, à leurs définitions, leurs incarnations, leurs modalités de présence dans la France et l’Europe du XIXe siècle, mais également en-deçà et au-delà ; ces deux instances essentielles d’un spectacle y sont toutefois, nous semble-t-il, envisagées isolément. Divers travaux se sont ainsi concentrés sur le spectateur : dans L’Assise du théâtre. Pour une étude du spectateur[14], Marie-Madeleine Mervant-Roux entreprend de mesurer la part du spectateur dans le déroulement d’une représentation, projet qu’elle approfondit dans Figurations duspectateur. Une réflexion par l’image sur le théâtre et sa théorie[15] où elle confère au spectateur « la figure du veilleur-songeur ». Le Spectateur de théâtre à l’âge classique (xviie-xviiiesiècles)[16] s’intéresse au regard porté par les dramaturges et philosophes de l’âge classique sur le spectateur contemporain, son existence et sa présence dans la salle de spectacle. Songeons encore, bien sûr, au Spectateur émancipé de Jacques Rancière[17], qui interroge la supposée passivité du statut de spectateur. Des approches spécifiques se sont ensuite intéressées à « la sortie au théâtre[18] », aux « scènes musicales et leurs publics[19] », aux « récits de spectateurs[20] », aux « spectatrices[21] », ou encore à « la voix du public[22] ». De l’autre côté de la rampe, des manifestations et publications ont été quant à elles consacrées à l’acteur, sa présence scénique, sa fonction symbolique, son statut social ou civique, mais aussi à l’art de l’interprétation : l’on pensera aux recherches menées sur cet art par Julia Gros de Gasquet, ainsi qu’à des ouvrages tels que celui de Sabine Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique à l’âge classique[23] ou encore, récemment, celui de Laurence Marie, Inventer l’acteur. Émotions et spectacle dans l’Europe des Lumières[24]. Portant son attention sur les ruptures introduites au XIXe siècle dans l’Histoire et dans l’histoire des arts du spectacle en France et en Europe, Les Héroïsmes de l’acteur analyse « les mutations du jeu héroïque comme les phénomènes d’héroïsation de la figure de l’acteur[25] ».

Se situant dans les bornes chronologiques précisées supra et s’intéressant à plusieurs formes de spectacle[26], les articles composant le dossier « Études » du présent numéro d’Études Littéraires déclinent la dimension proprement spectaculaire des échanges entre interprètes et spectateurs, nourrie par la confrontation de présences immédiates. Les deux articles réunis dans la section « Genres transgressifs du “quatrième mur” » s’intéressent à la complicité mise en oeuvre entre auteurs et publics par le travail sur l’écriture et le genre scéniques.

Les études ici rassemblées proposent une déambulation chronologique dans la France des spectacles du XIXe siècle, depuis divers « usages en vigueur » à la Comédie-Française qui, dans les commencements du Premier Empire, « tissent [...] un rapport singulier et souvent privilégié entre les Comédiens-Français et leurs publics » (Virginie Yvernault), jusqu’aux divertissements du café-concert, né à la toute fin du siècle et qui « autorise – voire encourage – les interactions entre public et artistes » grâce à une « formule relationnelle inédite » (Nathalie Coutelet).

L’on découvrira de possibles appariements parmi les contributions. Chacune montre dans quelle mesure, de quelle manière et par quels moyens l’une ou l’autre composante des arts du spectacle participe au vacillement des feux de la rampe. Il en va ainsi de certaines écritures scéniques : portant sur le mélodrame Mathilde et sur sa parodie, l’article de Barbara T. Cooper explique comment les parodistes préparent leurs « transgressions ludiques par rapport à l’oeuvre source » et son « pathos » illusionniste pour laisser la place au rire persifleur et au « jugement critique » de la salle. Des « commentaires métadramatiques », des « allusions extradiégétiques », « une série de déformations, dévaluations et dédoublements » affectent ainsi « langage, style de jeu, costumes, décors, musiques et danses ». L’article de Marianne Bouchardon est consacré aux « comédies de moeurs d’Alexandre Dumas fils et d’Émile Augier » : mobilisant « commentaires métathéâtraux » et « apartés », ces dramaturges, « par le biais d’une citation ou d’une référence intégrée aux répliques de leurs personnages, renvoient à la culture théâtrale qu’ils partagent avec le public ». Apparaît aussi le personnage du « raisonneur » qui « remplit une fonction médiatrice entre la scène et la salle » : il « exprime les non-dits, [...] explique les situations, [...] expose la morale » de la pièce.

Les rapports entre acteurs et public sont l’objet d’une forme de mise en spectacle dans le spectacle lui-même : Virginie Yvernault signale le « cadre ritualisé » des saluts, les « réactions mécaniques et artificielles » des « claqueurs », rappelle que « le salut, le rappel ou la claque peuvent [...] devenir pour un acteur l’occasion de se faire remarquer au détriment de ses camarades », tout comme les « représentations à bénéfice » « très appréciées du public et des acteurs qui y voient l’occasion de se faire valoir ». C’est à la fin du siècle que cette théâtralité redoublée s’estompe au profit d’une « normalisation » et d’une « passion dramatique » commune. Amélie Calderone fait (re)découvrir les créations théâtrales « ostentatoires » du dramaturge Auguste Vaquerie. Le « spectacle total » d’Antigone échouant à « marquer [ses] contemporains », il créée pour Tragaldabas « une esthétique vouée à scandaliser les spectateurs au point de les faire interagir durant la représentation » et « organise sa soirée pour que le spectacle se déroule moins sur la scène que dans la salle ». Le succès lui échappant encore, Vaquerie « us[e] des journaux pour médiatiser son insuccès : au bruit de la salle se substitue celui de la presse ».

Certaines techniques de jeu aident les comédiens à entrer en relation avec leur public : Ignacio Ramos-Gay revient sur le succès des pièces « zoomorphes » avec l’exemple de Jocko ou le Singe du Brésil. Les « prouesses acrobatiques » de Charles-François Mazurier, qui incarne le personnage-titre, lui permettent de « grimper jusqu’aux fauteuils d’orchestre », de « parcour[ir] tout le périmètre de la salle » et d’« envahir l’espace du spectateur ». Il correspond à la « représentation imaginaire et préconçue » du singe par le public : un « animal doté de traits humains » qui suscite la « sympathie » du public jusqu’à le faire « pleurer ». Olivier Bara, pour sa part, présente le « citoyen comédien » Bocage : par « l’allusion politique », « principal moyen de contourner la censure et de déjouer la surveillance des théâtres », Bocage « instaure un dialogue subreptice avec la salle ». Devenu directeur de l’Odéon, il lutte contre le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte pour maintenir le procédé et préserver « le partage d’une même conscience civique entre artistes et spectateurs ». Fusionnant son « engagement républicain » et son art, Bocage ne franchit pas le « quatrième mur » mais le « traverse ».

Les divertissements apparus dans la seconde moitié du XIXe siècle portent à un degré supplémentaire la coprésence des interprètes et des spectateurs. Agnès Curel montre que « [l]a vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher sont sans cesse sollicités » dans les spectacles forains, qui pénètrent ainsi l’intime des spectateurs. Voués à « s’exhiber », les artistes eux-mêmes « font montre de leurs qualités physiques extraordinaires », risquant parfois leur vie pour offrir le « grand frisson ». Le régime d’« adresse directe », fait d’« invectives », de « vocatifs », d’« interpellations », pousse encore le public à « participer » au spectacle : s’établit alors une véritable « proximité immédiate ». Nathalie Coutelet analyse les « dispositifs originaux » inventés par le café-concert : « continuités spatiales », « circulations » de tous au cours du spectacle facilitent les « interactions » et stimulent l’« improvisation » de part et d’autre. La « relation complice ou conflictuelle » ainsi nouée aboutit à « la porosité des rôles » lorsque les uns et les autres cherchent à « imposer » leur « compétence ». Cette « forme artistique élaborée de façon unique avec l’assemblée » trouve là sa « modernité ».

Des formes et des genres spectaculaires variés sont ici abordés : rituels théâtraux, drame « à grand spectacle », drame romantique, premières expérimentations postromantiques, parodie, fête foraine, comédie de moeurs, chanson. Par là même, sont évoqués différents « murs » : architectures coutumières (Virginie Yvernault, Olivier Bara, Amélie Calderone, Barbara T. Cooper, Marianne Bouchardon), scènes improvisées ou mobiles (Agnès Curel), espaces singuliers réinventant le rapport entre les interprètes et leurs publics (Nathalie Coutelet), mais aussi plasticité d’une salle canonique (Ignacio Ramos-Gay). Cette hétérogénéité trouve son unité dans la manière dont les moments de suspension de l’illusion suggèrent, sur un mode sociocritique[27] appliqué aux arts du spectacle[28], l’histoire, la science, la culture, la politique ou la « socialité » d’une époque.

Ainsi, les rapprochements entre la scène et le public de la Comédie-Française sont parfois moins motivés par le souci de l’art que par des « raisons pratiques, utilitaires ou commerciales », telle la « cohésion de la troupe », nécessaire pour affronter « la concurrence » des autres théâtres puis l’« industrie moderne des spectacles ». Par temps de conflit, tous sont réunis « plus étroitement encore » autour de « représentations extraordinaires » à des fins « patriotiques » (Virginie Yvernault). Socialement relégués à la marge, les spectacles forains du second XIXe siècle se déroulent dans la rue, où ils sont « étroitement surveillés » ; ils doivent en outre « s’intégrer » au « changement de l’organisation socio-économique de la société [...] : à l’extérieur, le public n’est pas captif ; c’est un tout autre rapport à l’attention du spectateur qui est engagé. L’ennui et le désintérêt, même fugaces, sont à proscrire, au risque de perdre l’obole espérée en fin de numéro » (Agnès Curel). Les pièces zoomorphes telle Jocko ou le Singe du Brésil relaient les « connaissances zoologiques » contemporaines, comme « les thèses fixistes ou évolutionnistes ». Le public y retrouve par ailleurs sa propre représentation du singe, entre « humanité » et « animalité », ou encore les « connotations d’ordre sexuel qu’explique l’intérêt scientifique et populaire de l’époque » attisées par la mise en présence des spectatrices et du « singe » (Ignacio Ramos-Gay). Travaillant en vain les effets de « rupture d’illusion » dans ses pièces pour « déclencher un renouveau dramatique », Auguste Vaquerie sait pouvoir réussir le « franchissement d’une autre rampe, toute médiatique » en un siècle où se déchaîne « la concurrence entre théâtre et presse comme espaces publics ». L’auteur trouve la « postérité » espérée grâce à « la prééminence inédite de l’événement médiatique sur l’événement théâtral » (Amélie Calderone). Le théâtre du XIXe siècle en France est aussi « le seul espace collectif où peut s’esquisser une vie civique » : par l’entremise d’un « citoyen comédien » tel que Bocage, se forge « une pratique politique des relations entre scène et salle au cours de la représentation théâtrale ». Par son « jeu mimétique », « [a]ucun mur ne sépare plus l’acteur, censé s’effacer derrière ses rôles pour animer des fictions scéniques, et l’homme engagé dans la vie civique de son temps » (Olivier Bara). C’est encore dans une perspective sociopolitique que s’inscrit « le rire persifleur » de la parodie à l’encontre du « pathos » cultivé par l’oeuvre source mélodramatique. « Le public [...] est invité à partager le jugement dépréciateur des parodistes sur la littérature dramatique de leur époque », à exercer à son tour son « esprit critique » pour se déprendre de « l’adhésion » aux excès d’émotion caractéristiques du genre sérieux (Barbara T. Cooper). Aucune distance critique ne fonde la concorde qui unit Augier ou Dumas fils et leurs publics bourgeois autour de leurs comédies : une même « culture théâtrale » engendre « un rapport spéculaire, propice aux phénomènes de reconnaissance et de projection ». Partant, se décèlent un « système de valeurs partagé », une « approbation » et une « consolidation » mutuelles dans un désir commun de perpétuation de « l’ordre du monde » (Marianne Bouchardon). « Abordable financièrement et humainement », le café-concert du XIXe siècle se voit, en revanche, reprocher « la situation professionnelle indigne réservée aux artistes, contraints de quémander une rétribution auprès des consommateurs » ; il est accusé encore d’être un « lieu de débauche », voire de « prostitution ». Mais s’il nourrit quelque défiance, ce mode de relation « spontané », « libre », « simple » permet surtout de rapprocher deux univers jusqu’alors séparés (Nathalie Coutelet).

L’art dramatique selon Diderot se fonde sur des « techniques qui permettent à l’acteur de produire la plus grande émotion par la plus grande impression de vérité, tout en maniant son art avec la plus grande distance[29] ». Au siècle suivant, celui d’une société française en voie d’unification, interprètes, auteurs et spectateurs célèbrent peut-être comme jamais les vertus de la rencontre, fût-elle antagoniste. Ce numéro d’Études Littéraires propose d’observer « les deux lieux [d’un spectacle] à la fois, non pas posés l’un à côté de l’autre, mais dirigés l’un vers l’autre, dans une tension désirante[30] ».