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Publié dans la collection des « Traités de science politique », cet ouvrage présente un état des lieux compréhensif de l’analyse des politiques publiques. Comptant près de 1000 pages, il regroupe des contributions de 33 auteur·es et est constitué de 18 chapitres, qui sont additionnés d’une préface, d’un avant-propos, d’une introduction et d’une conclusion. Ce traité s’articule autour de trois volets : 1) les moments liés aux interventions publiques (mise à l’agenda, prise de décision, mise en oeuvre, évaluation, etc.) ; 2) les acteurs variés qui gravitent autour de ces interventions (des plus classiques – tels que les experts, les agents publics, les groupes d’intérêts – à des acteurs moins étudiés – comme les fondations philanthropiques ou les instituts de sondage) ; 3) les lieux de l’action publique à différentes échelles (du local au transnational, en passant par les interfaces numériques dématérialisées). De manière transversale, comme l’indique son sous-titre, cet ouvrage affiche une double ambition : développer les fondements mais aussi la prospective pour l’analyse de l’action publique.

Un premier pan conséquent de l’ouvrage s’intéresse aux fondations de l’étude de l’action publique, que ce soit à travers le temps, les échelles, les moments, les acteurs ou les lieux. Les directeurs de l’ouvrage, Nathalie Schiffino et Steve Jacobs, ouvrent la discussion par un avant-propos (p. 17-30) fouillé qui revient sur les notions, les modèles de base et les auteur·es (tant anglo-saxons que francophones) qui ont construit l’analyse des politiques publiques en tant que (sous-)discipline de la science politique, aux XXe et XXIe siècles. Dans la continuité, Jean Leca (p. 33-73) signe une introduction orientée sur la genèse de cette (sous-)discipline à travers ses pionniers mais aussi les « passeurs » qui ont introduit l’analyse des politiques publiques en France, revenant sur les particularités françaises de cette (sous-)discipline, mais aussi sur ses paradoxes.

Pour revisiter les fondements de l’analyse des politiques publiques, les chapitres de la première partie approfondissent les moments clés de l’action publique à travers l’étude de la politisation (Philippe Zittoun, p. 77-115), de la construction des problèmes publics (Patrick Hassenteufel, p. 195-228), de la mise en oeuvre (Jacques de Maillard et Daniel Kübler, p. 229-264) ou encore de l’évaluation (Marie-Hélène L’Heureux et Steve Jacobs, p. 265-327). La deuxième partie se concentre pour sa part sur les acteurs en interaction, avec des réflexions originales sur des acteurs moins souvent ou moins directement associés à l’action publique, à savoir les citoyens (Nathalie Schiffino et Virginie Van Ingelgom, p. 332-384), les sondeurs (Céline Belot et Tinette Schnatterer, p. 385-431), les mécènes (Sylvain A. Lefèvre, Jean-Marc Fontan et Peter Elson, p. 511-551) ou encore les juges (Christine Rothmayr Allison, p. 679-716). La troisième partie prend en compte les différentes échelles qui donnent corps à l’action publique dans nos sociétés contemporaines : villes (Guillaume Gourges et Alice Mazeaud, p. 719-771), régions (Claire Dupuy et Michael Keating, p. 773-811), États (Romain Pasquier, p. 813-847), entités supranationales (Martino Maggetti, p. 849-876) ou même lieux dématérialisés (Clément Mabi, p. 877-917). Ces contributions discutent ainsi du rééchelonnement de l’action publique, opérant une mise en contexte des composantes de l’action publique dans leur environnement et mettant aussi en évidence les interactions qui existent entre diverses échelles de pouvoir.

Regroupant des notions et des concepts à la fois classiques et hétérogènes, ces trois parties fournissent au lectorat une boîte à outils qui permet d’étudier de manière critique et informée les politiques publiques. À travers l’ouvrage, tous les chapitres sont construits de manière relativement analogue : ils font à chaque fois la part belle à un retour théorique – voire généalogique ou historique – et réflexif sur la littérature associée aux thématiques abordées, tout en l’actualisant au regard des transformations contemporaines de nos sociétés – ouvrant sur la dimension prospective de l’ouvrage. Au fil des pages de ce triptyque, plusieurs lignes transversales se dégagent. Par exemple, on relèvera que l’analyse de l’action publique, à la fois son origine comme son futur et même la manière dont on la nomme, a des frontières mouvantes (comme discuté par Laurie Boussaguet dans la conclusion, p. 921-938) avec des concepts, des méthodes, des théories et des visées (pratique, évaluative, scientifique, critique, etc.) souvent en tension. On remarquera également que plusieurs enjeux d’actualité traversent différents chapitres (par exemple : le populisme, le rôle de l’Union européenne, la place des citoyens, la « digitalisation »), comme le mettent en avant les nombreux exemples et encadrés détaillant des cas pratiques exposés dans l’ouvrage.

Au-delà de ces éléments qui penchent clairement du côté de l’étude des fondements de l’action publique, l’ouvrage s’assume également comme prospectif, pour interroger le futur des politiques publiques. En faisant cela, cet ouvrage est plus qu’un manuel qui offrirait uniquement « les bases de ce qu’il “faut” savoir », il a pour ambition d’aller plus loin « en inventant la discipline de demain, en en posant les défis, les enjeux, les tenants et aboutissants » (Schiffino et Jacob, p. 27). L’intérêt est alors de déceler et de mettre en doute des lames de fond qui pourraient fortement modifier les rivages de l’action publique. C’est notamment le cas lorsqu’on réfléchit aux conséquences de la numérisation ou de l’introduction de l’intelligence artificielle dans des dispositifs (par exemple, la plateforme Web Parcoursup en France) : s’agit-il d’un changement de paradigme ou d’une évolution technologique qui s’additionne à d’autres déjà présentes ? De même, l’évolution du rôle de l’État dans nos sociétés contemporaines est remise en question, surtout en ce qui concerne son avenir : va-t-on assister une recomposition de l’État ou à son plus grand effacement ? Il est intéressant de noter que les réponses apportées par les auteur·es à ces questions peuvent varier, avec des appréhensions divergentes concernant le futur des interventions publiques.

Réaliser un tel ouvrage est sans nul doute un pari osé, que ce soit par rapport à son envergure, à la multiplicité des auteur·es, à leurs différentes provenances géographiques (Belgique, Canada, Suisse, France), à leurs parcours universitaires variés (des ténors du domaine côtoient leur relève). Avec des chapitres solides et des lignes conductrices qui permettent de tisser certains liens entre les trois parties, cet ouvrage constitue un outil de travail de référence pour celles et ceux qui étudient ou enseignent les politiques publiques. Politiques publiques. Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique se démarque par sa couverture extensive de plusieurs dimensions de l’action publique (moments, acteurs, lieux) et par sa double perspective (fondements et prospective). Le revers d’une telle oeuvre est d’aboutir à une somme de près de mille pages qui rendent (très) costaude sa lecture complète. Cependant, les professeur·es et les étudiant·es pourront y choisir leurs lectures en fonction de leurs domaines d’intérêt. En effet, la densité de chaque chapitre (toujours agrémenté d’une bibliographie) fait de chacun d’eux une contribution à part entière. On peut cependant regretter qu’un index ne soit pas présent afin d’aider à mieux naviguer entre les différentes contributions et leurs recoupements. Le manuel reflète également un positionnement épistémologique de la part de ses directeurs, qui – tout en s’adressant à un lectorat francophone – ont décidé de faire des ponts avec la tradition plus anglo-saxonne de l’étude des politiques publiques. C’est à remarquer, car il ne s’agit dès lors pas de construire ou d’appuyer la « touche française » dans l’analyse des politiques publiques, mais au contraire d’être plus large et inclusif. Pour conclure, l’aspect innovant de ce large ouvrage est certainement de plonger dans l’ingénierie de l’action publique, mais aussi de s’en détacher grâce à son ambition prospective qui invite à une réflexion plus profonde sur nos sociétés et l’avenir des interventions publiques.