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L’ouvrage collectif de France Giroux et André Mineau s’intéresse au populisme et à l’importance accordée par ce concept au « peuple ». Rassemblant des auteur·rices provenant de divers milieux, les chapitres abordent sous un angle philosophique différentes réflexions découlant du populisme contemporain : l’association entre le populisme et le fascisme (chap. 1 et 2), la comparaison possible entre le populisme et le républicanisme (chap. 6), le populisme de gauche et son applicabilité (chap. 3 et 9), la présence de différentes formes de populisme en Amérique latine (chap. 8), la rhétorique du candidat populiste (chap. 4), la nécessité de l’écoute du citoyen (chap. 5), de même que la question de la pandémie de COVID-19 et son rapport à la science (chap. 7). Tel que mentionné d’entrée de jeu par les directeurs, il s’agit d’un ouvrage grand public qui complémente les perspectives en sciences humaines et en philosophie pour analyser l’univers complexe du populisme plus que d’une contribution spécialisée en la matière.

Le premier chapitre (de Mineau) évoque l’évolution du concept de peuple dans la genèse des fascismes, tandis que le second questionne la pertinence des thèses voulant que le populisme signifie un retour au fascisme des années 1930, en mentionnant la divergence fondamentale entre les deux courants par le biais du rapport à la démocratie. Ce chapitre 2, de Frédéric Boily, constitue à cet effet un ajout important, voire nécessaire, à l’ouvrage, en prenant un pas de recul face aux associations fréquentes entre le populisme et différents courants idéologiques. Boily souligne avec justesse le paradoxe entre l’ambition de renouveau démocratique prôné par le populisme et le chemin rapide vers l’exclusion et l’anti-pluralisme (p. 21). Il se pose en critique de théories comme celle de Pascal Ory voulant que les mêmes éléments ayant mené au fascisme seraient actuellement présents, puisqu’il y aurait des risques de minimiser la spécificité du fascisme visant non pas à corriger la démocratie, mais bien à l’anéantir (p. 23). Par conséquent, Boily se positionne en accord avec les chercheur·euses qui considèrent le populisme comme une idéologie dite « mince » qui a besoin d’autres courants idéologiques pour se structurer et perdurer.

Danièle Letocha (chap. 3), de son côté, se penche sur le populisme de gauche et l’applicabilité de ce modèle dans nos démocraties libérales. Elle mentionne au passage quelques mouvements dits « populistes » au Canada et au Québec, comme la Co-operative Commonwealth Federation (CCF), le Bloc populaire d’André Laurendeau et de Maxime Raymond, le Crédit social d’Alberta et le Ralliement créditiste sous Camil Samson. Elle se concentre sur la critique de l’autrice Chantal Mouffe et son ouvrage Pour un populisme de gauche (Albin Michel 2018). Cette critique porte principalement sur la volonté de l’autrice de radicalisation de la démocratie et sa stratégie changeante : la défense des intérêts du peuple n’étant pas uniquement populiste, Mouffe devrait revoir la conceptualisation de sa théorie.

France Giroux, codirectrice de l’ouvrage, signe deux chapitres. Le premier porte sur la rhétorique des candidats populistes et leur tendance à sursimplifier les enjeux et à disqualifier la délibération au profit de certitudes (chap. 4), et l’autre met en relief la « surdité de la classe politique à la parole des citoyens » par rapport aux exigences démocratiques du contrat social qui régit nos sociétés et comment cela peut mener à favoriser la montée de la droite populiste (chap. 5). Giroux s’inscrit dans la littérature existante, en ce sens où le populisme, selon elle, ne peut constituer une idéologie autre que mince, puisqu’il ne peut de lui-même proposer des réponses complexes ou complètes aux enjeux politiques modernes.

Danic Parenteau fait au chapitre 6 une critique du populisme du point de vue républicain. Pour lui, ces deux traditions ont pour figure centrale le peuple et la notion de souveraineté de ce dernier, mais diffèrent dans leur réponse aux questions du rôle des institutions de l’État et comment celles-ci rétorquent aux ambitions du peuple. Cette application théorique au phénomène du populisme fait écho à celle entreprise au chapitre 9 par Eric Martin, qui envisage de penser philosophiquement un populisme non hiérarchique et non étatiste, en référence à Murray Bookchin. Il examine également Mouffe et le populisme de gauche afin de proposer une réflexion théorique et stratégique de la gauche dans le contexte contemporain.

Pierre Mouterde se penche au chapitre 8 sur les différentes formes qu’a prises le populisme en Amérique latine et constate la présence non pas d’un, mais de plusieurs populismes. À l’aide des théories d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, il brosse le portrait des spécificités de ce contexte régional, en plus de mentionner les différences intéressantes entre le populisme de gauche et celui de droite.

Enfin, les chapitres 7 et 10 abordent le populisme dans le contexte spécifiquement québécois. Jocelyne Saint-Arnaud s’intéresse au populisme dit « bienveillant » et son utilisation de l’argument de la science durant la pandémie, tandis que Jean-Claude Simard se penche sur le « mystère » Québec et sa zone conservatrice par le biais de causalités multifactorielles.

Bien que le contenu des chapitres soit étayé, il aurait été pertinent d’offrir aux lecteur·rices une définition conceptuelle du populisme. En plus d’agir comme ligne directrice, cela aurait permis de mieux développer les nombreux exemples cités et leur apport à l’étude du populisme. Ce concept étant polysémique et loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique, il est toujours bénéfique d’utiliser des bases communes d’analyse dans le contexte d’un ouvrage collectif. Plusieurs chapitres portent une attention particulière à une autrice, Chantal Mouffe, mais ne mobilisent que très peu d’autres canons. Considérant la multitude de publications scientifiques récentes sur le populisme, cela constitue un écueil important qui ne reflète pas la diversité des approches et des théories entourant l’état du savoir sur le phénomène.

En outre, plusieurs passages auraient pu bénéficier d’un meilleur ancrage dans la littérature foisonnante en science politique. Le chapitre 7, qui affirme le caractère populiste de l’utilisation de l’argument de la science durant la pandémie, constitue un bel exemple. Effectivement, plusieurs auteur·rices indiquent justement entre autres critères d’identification du populisme le fait de vouloir miner la crédibilité des contre-pouvoirs, dont celle des expert·es.

Certains passages font aussi des amalgames conceptuels avec le populisme. À cet égard, le chapitre 10 étudiant le « mystère Québec » aborde le conservatisme qu’il associe au populisme, plutôt que d’expliquer en quoi cette situation s’apparente à du populisme. De même, les « causalités multifactorielles » mentionnées devraient être empiriquement vérifiées ; alors que l’auteur pointe entre autres l’importance du fait militaire dans le patrimoine de la ville, l’ultramontanisme et le rôle de l’Église, nous pouvons nous questionner sur l’actualité de ces indicateurs, considérant que le phénomène (dit le « mystère Québec ») fut déjà amplement étudié en science politique. Nous pouvons également nous demander en quoi il s’agit là d’une illustration manifeste de populisme, plutôt que de l’éclatement politique en cours dans le paysage politique québécois. Cela représente toutefois des avenues de recherche intéressantes à valider. Le chapitre 7 y va aussi d’une association fortuite entre deux éléments pourtant présentés comme étant mutuellement exclusifs dans la littérature scientifique, soit le populisme mesuré par la présence de mouvements contestataires alimentés par l’opposition aux mesures sanitaires au nom des libertés individuelles. Il importe aussi de relativiser certains passages de l’ouvrage où l’on associe le populisme à l’antisystème, sachant que le premier a paradoxalement besoin des institutions pour constituer ses revendications et aspirer à déconstruire le système.

Finalement, une grande partie des auteur·rices évoque le caractère pratiquement souhaitable du populisme : cela relève d’un raisonnement ne prenant pas en compte les multiples risques de dérive discutés par de nombreux·euses chercheur·euses. De fait, elles et ils présentent les avantages du populisme de gauche en réponse au populisme de droite. Ne serait-il alors pas plus juste d’aborder cette question en traitant des avantages du progressisme pour contrer le néolibéralisme ambiant, plutôt que de justifier le recours au populisme ? Certaines contributions de l’ouvrage semblent donc tirer davantage vers l’essai que l’analyse. Bien que possiblement pertinent, cela ne doit pas être lu par les politologues comme un ouvrage de nature entièrement scientifique.

Ce faisant, même si Les populismes d’hier à aujourd’hui présente plusieurs réflexions pertinentes sur divers débats découlant du populisme, il ne permet pas au lectorat de comprendre ce que constitue fondamentalement le populisme et comment ce dernier s’articule concrètement. Sa visée est complémentaire au corpus actuel d’études empiriques sur le sujet. L’ouvrage de France Giroux et André Mineau s’avère un outil intéressant pour celles et ceux qui désirent approfondir des réflexions philosophiques, voire militantes, sur le populisme contemporain. L’attention particulière portée à Chantal Mouffe saura sans doute susciter l’intérêt de plusieurs.