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À travers Aristophane dans les banlieues, Marco Martinelli propose une réflexion sur les fondements essentiels du travail de création, sur ce qu’il nomme la « mise en vie ». Martinelli n’est pas seul, il donne voix à ceux et celles qui ont oeuvré à la construction de ces savoirs au fil des années. Pour n’en nommer que quelques-un·es, mentionnons ses camarades Luigi Dadina, Marcella Nonni avec qui il fonde le Teatro delle Albe, puis Mandiaye N’Diaye et Maurizio Lupinelli qui s’ajouteront à divers projets. Nous pensons aussi aux jeunes qui se sont engagé·es à jouer, aux autres qui se formeront, à ces filles de Lamezia ou à Robertino de Ravenne. À travers toutes les productions, Martinelli a su retenir et identifier ce qui demeurait essentiel à la réussite des projets.

Il revient sur les rencontres fertiles qui ont mené à diverses sphères de création, en commençant par celle qu’il fait au lycée classique Dante Alighieri de Ravenne avec sa complice Ermanna Montanari. La marche qu’il fait une nuit pour la retrouver porte en elle l’essence de tout ce qui suivra : il·elles seront « deux ânes amoureux l’un de l’autre et du théâtre » (29). Pour Martinelli, l’âne est « turbulent, habité de peurs et d’ombres, mais aussi de désirs inavoués, de passions inexprimées, affamé de vie, d’inconnu, de rêves » (16). Au fil des rencontres, suivront la création du Teatro delle Albe, puis de la non-école, d’où seront issues la version napolitaine Arrevueto puis les compagnies Punta Corsara et Capusutta.

La pratique de Marco Martinelli et d’Ermanna Montanari a ceci de particulier : elle témoigne de liens créés avec des « affamés d’affection et de tendresse » (15), des « volcans d’énergie » (15). Martinelli raconte comment il·elles ont parfois réussi « à capturer le feu » (31) avec de jeunes marginalisé·es d’abord de Ravenne, de Naples et de Mons. Puis en élargissant les frontières, avec la communauté de Diol Kadd au Sénégal, celle afro-américaine de Chicago, portoricaine du Bronx de New York ainsi que de Rio de Janeiro. La « mise en vie » de tous ces projets repose sur la rencontre entre des êtres, sur « cette chaleur ressentie sur le plateau » (15), matériau brut de leurs créations.

Aristophane dans les banlieues, c’est surtout l’écrit d’un praticien qui rend compte de nombreuses expériences lumineuses. Il demeure rare que des praticien·nes prennent le temps de réfléchir sur leur démarche et la documentent : ces artistes sont avant tout poètes et poétesses de l’éphémère, peintres de tableaux qui s’effacent au moment même où ils se dessinent. C’est pourquoi ces écrits ont une grande valeur : en plus de laisser une trace et de nous informer, ils sont revigorants et inspirants.

Le sommaire est original, presque à l’image d’une cartographie. Il se structure en seize parties comme seize carnets de voyage d’une dizaine de pages chacun, qui rendent compte des différentes dimensions de ce long périple (amorcé en 1976). Martinelli nous y fait découvrir des paysages moins fréquentés. Certaines sections invitent, de manière originale, à la rencontre de grandes figures telles que Sophocle, Molière, Jarry, Maïakovski en les imaginant vivants, jeunes, rebelles, polémiques, agaçants; d’autres décrivent les différents contextes socioculturels comme de nouveaux paysages; d’autres encore, plus près du récit ou du journal intime, révèlent des histoires sensibles et évoquent des moments marquants. Le dernier carnet prend la forme d’un abécédaire qui présente de manière amusante les principes de la non-école.

Alimenter le feu

Depuis le début, la démarche de Martinelli et Montanari est liée à un enthousiasme vital, à la création de la beauté, à « cette flamme intérieure » (31). Dans ces pages, Martinelli identifie comment il·elles ont réussi à travailler le feu. Il relate comment il·elles ont voulu « cueillir les instants où la beauté prenait forme [pour] parvenir à les fixer sans les rigidifier » (101).

Il décrit, à la façon d’un poète – nul autre chemin possible –, comment prêter oreille, regarder différemment, considérer chaque corps comme un territoire unique, déceler l’énergie qui se dégage et laisser la relation se renverser : « La première chose à faire est d’écouter patiemment et attentivement » (18). Les écouter, « rien de plus simple, non? Et pourtant c’est tellement difficile, parfois même impossible, d’écouter vraiment » (43).

L’intérêt du travail de Martinelli, de Montanari et de leurs camarades porte notamment sur leurs façons d’engager ces jeunes personnes marginalisées à explorer, à partir de textes anciens (tels que ceux d’Aristophane), leurs propres territoires intérieurs : « Des adolescents et des classiques, les deux morceaux de bois à frotter l’un sur l’autre pour faire naître une flamme » (79). Il·elles ont compris qu’en les invitant à occuper ce territoire-là, il·elles chercheraient moins à occuper celui de l’autre… voire à le vampiriser. À travers différents récits, Martinelli révèle comment il·elles ont réussi à construire des espaces de création à plusieurs voix, comme des ponts de lianes à la fois fragiles et forts de ces liens peu probables.

« Pour créer cette rencontre, il faut d’abord vider le texte » (44) et faire improviser comme on joue du jazz. Que chaque personne se sente « libre de manifester son propre univers » (44), indépendante, différente, mais avec les autres : « Les improvisations doivent être, toujours, un espace d’absolue liberté, où l’adolescent sait qu’il peut exprimer tout le beau et le laid, le bon et le mauvais » (74). Il·elles demandent à ces jeunes personnes « d’y mettre “tout”, tout ce qu’[elles] pens[ent] et rêv[ent], mais aussi tout ce qu’[elles] sav[ent] ou aim[ent] faire » (44) : chanter, rapper, scander des slogans de foot, parler en dialecte ou dans des langues inventées. Ensuite, Martinelli les engage à travailler en choeur.

Le rôle du « metteur en vie »

Le rôle de Martinelli exige une double compétence : un savoir théâtral qui concerne le plateau, mais aussi « une sensibilité, une bienveillance faites de respect et d’attention, une ouverture à l’autre, à tous les “autres” » (80). Il s’agit pour lui de savoir distinguer le « “point” sous les mots » (51) à partir duquel la « mise en vie » peut éclore. Mais aussi d’accompagner cette jeune personne à « découvrir la force qu’[elle] a en [elle], et la façon dont cette force peut se transformer en théâtre » (80).

Ce point repose sur cette relation qui s’opère entre les différentes perceptions de la réalité. C’est l’âne qui veut « apprendre de la diversité de l’autre » (85). C’est cet espace « [o]ù [la jeune personne] sent qu’[elle] peut enseigner quelque chose à l’adulte, qu’[elle] est “autorisé[e]”, que la relation d’apprentissage se renverse et n’est plus à sens unique » (95). Le guide se laisse guider par l’énergie vitale en présence.

La jeune personne se met à l’écoute de ses sens et oublie les formations abstraites (de ce que devrait être le théâtre!). C’est le feeling de John Dewey[1]. En improvisant, elle touche à son propre plaisir, ce qui l’entraîne à faire des découvertes et à générer quelque chose de neuf dans la création. Là, ensemble, tous et toutes échappent à ce qui est planifié. Comme des signes qui naissent de façon imprévue, les corps sont les modèles, non déterminés. C’est ce jeu d’exploration, cette essentielle ouverture vers l’inconnu qui permet à l’esprit de se définir, de se répandre, d’aller chercher dans la forme et de trouver une figuration de ses désirs.

Pour un dialogisme hétéromorphe

Pour que cela soit, l’entrave autoritaire doit être vite balayée, l’espace de création doit demeurer un lieu sûr et sécurisant. Martinelli considère l’espace de jeu comme celui de tous les possibles « mis en vie » et en choeur : « être sur le plateau comme être au centre, dans un centre possible, […] le feu de notre désir, être […] au centre de l’expression pleine et vitale de nous-mêmes » (173). Ce travail de « mise en vie » repose sur une dramaturgie plurielle, impliquant des textes anciens, des voix en choeur et l’orchestration sensible d’un·e « metteur·e en vie ». Alors, « les mots qu’on a écartés au début, une fois labouré le champ de vérité sur lequel on les a fait pousser, deviennent splendides. Le champ de vérité, c’est le corps de l’adolescent » (52; 196). La force de ces voix plurielles « pousse à la reconnaissance mutuelle et brise le mur qui divise » (114). Dans cet espace, liberté, désir, plaisir demeurent « points de départ et piliers de la création » (19), matériaux informes d’un dialogisme hétéromorphe[2].

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Le livre se lit très rapidement et il est accessible à de jeunes lecteur·trices. Les pages 59 à 69 sont à faire lire aux élèves. L’auteur s’amuse à imaginer Aristophane alors qu’il était enfant : du bonbon! Par ailleurs, à la fin de l’ouvrage, on retrouve en intégralité le « Noboalphabet, 21 lettres pour la non-école », divisé en vingt-et-un chapitres constitués des vingt-et-une lettres de l’alphabet italien (il n’y a pas de j, k, w, x, y), de « Ânerie » à « Zucca » [citrouille]. Cette façon de jouer avec l’histoire, les textes anciens et les conventions … est à l’image des valeurs du Teatro delle Albe et de la non-école : liberté, désir, plaisir.

Nous ne pouvons pas nous empêcher d’ajouter que nous y voyons une filiation avec les écrits d’Hélène Beauchamp[3], Nicola Savarese et Eugenio Barba[4], ceux de Florent Siaud[5] et nos propres recherches concernant les principes qui favorisent la création. La matière première de la création n’est ni corps ni objet. Préexistence symbolique d’un projet, elle est définie avant tout par ces praticien·nes-chercheur·euses comme une énergie, une force vivante, une mer en folie. La fonction de la personne qui accompagne est capitale dans la dynamique de construction d’un dialogisme hétéromorphe. Dans cet espace vide, l’« orchestrant » demeure sensible, à l’écoute des ondes et des vibrations nécessaires, de cette « énergie, qui doit à son tour guider les guides, comme la baguette qui mène les sourciers à la recherche de la source de l’eau » (190). Peut alors émerger la « mise en vie » d’une pluralité de voix et de langages informes. Le jeu se nourrit de cet informe, qui a ses exigences et qui nous intime à ne pas tuer ce qu’il y a de mouvant, de vivant dans la création.

Les réflexions de Martinelli mettent en lumière l’importance que chaque « metteur·e en vie » doit accorder – au-delà de la production d’un objet culturel – au principe commun de la création à la première phase du processus : celui de l’expérience ludique et symbolique, matériau premier, « gestation fondée sur l’interaction d’affects, d’énergies et de productions imaginaires[6] ». Ce principe qui autorise « à fouler un plateau, […] c’est notre propre passion, qui se forme avec discipline, rigueur, parfois même avec cruauté envers nous-mêmes » (174).