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Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au xixe siècle est le fruit du travail proposé par Céline Frigau Manning, alors maîtresse de conférences en études italiennes et théâtrales, dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches (hdr) soutenue en 2019 (Université Paris 8). Il naît du constat que si l’hypnose a déjà suscité plusieurs travaux scientifiques en littérature, en cinéma, en photographie ou en histoire de l’art, la musique demeure encore – à l’exception de la question wagnérienne[1] – un territoire encore largement inexploré. L’ambition de l’ouvrage est très claire : comprendre, à l’aide de récits nombreux et protéiformes, « comment la musique, au xixe siècle, s’associe […] à l’hypnose pour en nourrir les questionnements et les expériences, pour explorer des formes spectaculaires spécifiques induisant un rapport autre à la subjectivité » (p. 30). Le choix du long xixe siècle ne doit rien au hasard : associées à la naissance de la médecine moderne, les théories de l’École de la Salpêtrière (Charcot) et de l’École de Nancy (Ambroise-Auguste Liébeault, Jules Liégeois, ou encore Hippolyte Bernheim) constituent en effet un arrière-plan théorique fréquemment convoqué par les discours consacrés à l’hypnose. Le début du xxe siècle signe quant à lui l’essoufflement de l’engouement pour l’hypnose médicale, avant que les années 1970 ne lui donnent un nouvel essor. La mise en perspective de textes appartenant à des registres différents (se mêlent ainsi, au gré des chapitres, observations médicales, comptes rendus de séance parus dans la presse, témoignages de spectateur, mémoires de patients hypnotisés, manuels de magnétiseur, ou encore scènes d’hypnose dans un roman) et l’extrême attention portée aux conditions de fabrication et d’énonciation de ces récits sont au coeur de la démarche de Frigau Manning. On comprend ainsi ce qu’est cet ouvrage : non pas un travail de clarification ou de stabilisation définitive du concept d’hypnose musicale, mais un cheminement qui explore et déplie les différentes strates de sens qui l’ont nourri au xixe siècle, à travers des textes anglophones, francophones et italophones. Si plusieurs travaux avaient déjà été consacrés, à l’intersection des champs médicaux et musicaux, aux pouvoirs curatifs ou pathologiques de la musique[2], l’ouvrage de Frigau Manning prend ainsi soin de rappeler l’ambivalence constitutive de l’hypnose.

Structure de l’ouvrage

Structuré en quatre chapitres, l’ouvrage plonge le lecteur dans autant d’univers : « Soulager, anesthésier, transcender la douleur » (chap. i) met en évidence le rôle thérapeutique que l’on prête à l’hypnose lorsqu’on la convoque, souvent en dernier recours, afin de rétablir l’équilibre dans le corps malade. L’hypnose renouvelle le topos du pharmakon : une exposition prolongée à certains répertoires (ou une exposition à certaines musiques, tout court) est susceptible de produire l’effet inverse de celui escompté, et de redoubler les maux dont souffre le·la patient·e. Ce chapitre est également l’occasion de montrer le déplacement que connaît la question de l’extase – constituant alors un tableau éminemment sensuel – dès lors qu’elle est également envisagée à l’aune de l’hypnose. Le chapitre suivant, « Altération, raison et réalité chez les Aïssaoua » (chap. ii) s’intéresse quant à lui à cette confrérie musulmane dont un certain type de rituel exerce chez les Européen·ne·s du xixe siècle une fascination mêlée d’effroi : absorbés par les rythmes des percussions, les parfums et les chants, les Aïssaoua effectuent des gestes relevant pour leurs spectateur·rice·s occidentaux·ales de la torture volontaire. La question de la contagion émotionnelle – qui doit également, comme le rappelle l’autrice, être lue à l’aune de l’idéologie colonialiste, et qui suscite par ailleurs plusieurs tentatives d’élucidation théorique à la même époque[3] – est alors au coeur des réflexions suscitées par ce spectacle : les Européen·ne·s peuvent-il·elle·s eux·elles aussi basculer dans cet état inhumain ? Frigau Manning montre comment le désir de « démêler le vrai du faux » anime alors nombre d’hommes ; et le·la lecteur·rice est tout autant emporté·e par le suspense des expériences menées par ces enquêteurs[4] et par la diversité des récits explicatifs proposés, qu’ils l’étaient eux-mêmes. Le troisième chapitre, intitulé « Scènes cliniques. Pathologies musicales et sexualité féminine » est l’occasion d’une galerie de portraits féminins ayant tous pour point commun de présenter une « sensibilité nerveuse particulière qui les expose aux effets de l’hypnose autant que de la musique » (p. 176). Si, comme le rappelle l’autrice, la question de l’hystérie au xixe siècle a déjà été abondamment traitée par la littérature scientifique, elle n’avait pas nécessairement fait l’objet d’une étude associant les pathologies concernées et les répertoires mobilisés aux côtés de l’hypnose pour y répondre. Les récits présentés voisinent bien souvent avec le registre fantastique des Contes d’Hoffmann ; manipulées comme des instruments, les femmes hypnotisées font l’objet d’une certaine prédation de la part des hypnotiseurs qui peuvent dès lors verser dans un usage punitif de l’hypnose. Le dernier chapitre de l’ouvrage (« L’art de l’hypnose musicale », chap. iv) est quant à lui l’occasion de rappeler l’omniprésence de la dimension spectaculaire de l’hypnose, qui entend avant tout convaincre et impressionner. Deux femmes, Lina de Ferkel et Magdeleine G., font séparément l’objet d’expériences répétées, menées pour l’une par le colonel Albert de Rochas d’Aiglun, passionné par les phénomènes paranormaux, et pour l’autre par Émile Magnin, docteur en médecine.

Une archéologie de l’hypnose

Ce que la musique fait à l’hypnose frappe au premier abord par la mouvance des concepts auxquels l’ouvrage s’attache et qui n’est pas, de prime abord, sans troubler le·la lecteur·rice en quête de définitions liminaires qu’il sait nécessairement inexactes. De cette instabilité naît la nécessité d’une « souplesse épistémologique » (p. 14) qui permet d’inclure dans ce corpus des textes convoquant le phénomène de l’hypnose, mais qui ne relèveraient par exemple pas du registre médical, ou qui ne la nommeraient pas explicitement. L’autrice invite ainsi à la déconstruction de notre propre conception contemporaine de l’hypnose, bâtie sur la binarité « opposant l’hypnose de soin à l’hypnose de spectacle, l’activité à la passivité, la collaboration à la soumission » (p. 9). Comptes rendus médicaux ou témoignages de patient·e·s sont investis de la même valeur épistémologique ; tous ces documents contribuent à forger le halo de ce que l’on appelle « hypnose » et navigant entre magnétisme animal, mesmérisme, somnambulisme, hypnotisme et hypnose ; et aucun ne parvient à rendre compte de sa réalité tangible. L’autrice l’affirme en effet dès les premières lignes : « Non seulement le phénomène désigné sous le nom d’hypnose varie d’un sujet à l’autre, d’un contexte à l’autre, mais la manière dont l’expérience est nommée, décrite, en renforce encore la complexité symbolique » (p. 25). Sa démarche – comme une note de bas de page en introduction le précise par ailleurs – s’inscrit directement dans le sillage de L’archéologie du savoir de Michel Foucault : non pas chercher si ces documents « disaient bien la vérité, et à quel titre ils pouvaient le prétendre » ou « reconstituer, à partir de ce que disent ces documents […] le passé dont ils émanent », mais les « travailler de l’intérieur[5] », en prêtant une attention accrue aux codes d’énonciation qui les filtrent. Les scènes d’hypnose résonnent donc les unes avec les autres (en particulier dans le premier chapitre) et constituent un riche écheveau – dans lequel il arrive néanmoins parfois de se perdre un peu. C’est ainsi à travers la sédimentation née de la mise en série de ces différents discours que Ce que la musique fait à l’hypnose permet au·à la lecteur·rice d’approcher d’un peu plus près l’hypnose. La nécessité d’aborder ce genre de concepts fuyants à l’aide d’une méthodologie plus souple avait déjà fait l’objet d’une tentative voisine de la part d’Antoine Hennion, qui entendait il y a quelques années poser la question de la vérité dans la virtuosité musicale[6] : ce n’est ainsi sans doute pas un hasard si les mêmes inquiétudes (spontanéité ou automatisme ? Sincérité ou artificialité ?) nourrissent les discours tenus sur ces deux phénomènes, et appellent aujourd’hui des approches analogues. Cette démarche se traduit notamment, dans l’ouvrage de Frigau Manning, par la richesse des questionnements et des hypothèses restées ouvertes que l’autrice formule et qui donnent un dynamisme certain aux différents chapitres : dans tel récit, doit-on comprendre « per l’influenza della musica » comme une action directe (« sous l’influence de la musique »), ou de manière plus distendue (« en vertu », « en raison de » [p. 52]) ? Ou encore, au chapitre iv : « quelle peut être la valeur spirituelle des extases sous hypnose, qui s’emparent des sujets pour mettre en scène dans leur corps un spectacle d’expérience religieuse, sans pour autant déterminer en eux de changement durable, encore moins de conversion ? » (p. 265).

Les pouvoirs de la musique

Tenter de cerner ce qui agit dans l’hypnose musicale est une idée récurrente dans nombre d’écrits analysés par Frigau Manning. Si la question du répertoire joué occupe, pour nous, une place cruciale, il ne faut pas considérer qu’il en aille automatiquement de même au xixe siècle. L’ouvrage, ainsi, circule entre des récits convoquant avant tout la musique sous une forme générique ne retenant ni les noms des oeuvres jouées ni leurs compositeur·rice·s. C’est dans cet esprit d’une « forme d’art jugée transcendante » (p. 16) qu’il s’agit, et qui se décline en pièces musicales avant tout désignées par leur profil rythmique particulier ou leur registre expressif : pièces « gaies », « tristes », « martiales » et hymnes religieux suffisent à rendre la musique présente (ce dont témoigne surtout le chapitre i). Ce sont ainsi ces différences agogiques qui peuvent expliquer l’efficacité (ou non) de tel répertoire en fonction de son contexte comme l’illustre, dans le contexte du tarentisme, la différence de prescription musicale effectuée par un spécialiste de ce phénomène selon le type d’araignée ayant mordu le·la patient·e. La force de suggestion d’un répertoire spécifique occupe néanmoins progressivement les hypnotistes et leur public, à mesure que les expériences menées mettent en évidence la fluctuation des effets suscités par des oeuvres différentes. Au fil du livre, le·la lecteur·rice rencontre ainsi plusieurs oeuvres du répertoire, certaines plus surprenantes que d’autres : des danses populaires aux chants nationaux (« La Marseillaise » est sans doute l’une des pièces les plus fréquemment mentionnées) en passant par l’Ave Maria de Gounod (propre à susciter l’extase), l’Erotikk de Grieg (surinvestie sensuellement) ou l’opéra[7], sur lequel revient en particulier le chapitre iv. Le « Miserere » du Trouvère, le thème d’amour de La Walkyrie, mais également Pelléas et Mélisande de Debussy, Louise de Charpentier, ou encore des extraits wagnériens tirés de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et Isolde ou Le crépuscule des dieux concentrent ainsi l’attention des hypnotistes, qui cherchent, à travers l’interprétation incarnée qu’en font les femmes hypnotisées, à accéder à un mode de réception idéal : celui de « l’extase sous l’influence de la musique » (p. 254). Si l’autrice parle à ce sujet d’agentivité de la musique, c’est avant tout en termes de dispositif[8] qu’il faut envisager l’hypnose musicale pour cerner entièrement ce phénomène. Frigau Manning montre ainsi adroitement ce que les scènes d’hypnose doivent à l’esthétique du tableau vivant, qui joue un rôle essentiel dans la fascination exercée sur les spectateur·rice·s : Lina de Ferkel et Magdeleine, vêtues de vêtements blancs et fluides, exacerbent ainsi dans la « représentation d’un théâtre également intérieur, immatériel » (p. 22) la sensualité des poses expressives inspirées par la musique et avidement déchiffrées par le public. Les configurations choisies pour l’hypnose sont également une des dimensions essentielles de ces dispositifs ; l’autrice nous fait ainsi circuler au cours de l’ouvrage entre quatre configurations :

  • Lorsqu’hypnotiste et musicien·ne coïncident et exercent leur fascination sur une autre personne (« binôme hypnotiste-sujet ») ;

  • Lorsqu’à l’hypnotiste et au sujet, se joint un·e musicien·ne (ce·tte dernier·ère constitue une instance à part entière) ;

  • Lorsque le sujet et le·la musicien·ne coïncident (en raison d’une maladie antérieure, ou de l’état précisément suscité par l’hypnose) et font l’objet d’observations minutieuses de l’hypnotiste (souvent le médecin observateur) ;

  • Lorsque dans le duo hypnotiste-hypnotisé, la musique n’est présente que dans l’imaginaire de la personne hypnotisée.

Le soupçon de l’inauthenticité

Une inquiétude, enfin, irrigue les différents discours présentés par Frigau Manning : celle de l’inauthenticité des scènes données à voir. Elle est particulièrement prégnante dans le chapitre ii, consacré aux Aïssaoua, dans lequel l’autrice examine la « dialectique au coeur des récits de spectacles d’Aïssaoua […] qui se joue entre la vérité des phénomènes et la supercherie que les contemporains soupçonnent » (p. 143). Si les scènes auxquels il·elle·s assistent font « oscille [r] » ces derniers « entre plusieurs régimes de regards » (p. 172) allant du jugement grotesque, à la fascination en passant l’absorption presque totale dans ce spectacle inouï, c’est semble-t-il toujours sur la même pierre qu’achoppent les récits européens : objectiver ces scènes irrationnelles. L’enjeu est de taille, puisque, comme le rappelle l’autrice, « croire en la réalité de ces phénomènes, ce serait dans cette perspective se laisser piéger, s’abaisser au rang de ceux que l’on critique » (p. 144). Ainsi, de même que les récits déployés dans les chapitres i et iii appelaient à être lus dans la perspective du male gaze (cette notion n’est néanmoins, sauf erreur, pas explicitement convoquée par l’autrice), c’est à l’aune de la réification de l’Orient et de son opposition à la maîtrise rationnelle et discursive de l’Occident[9] qu’il faut considérer ce deuxième chapitre. L’autrice souligne ainsi combien, dans le cadre des Expositions universelles de 1867 et de 1889, les comptes rendus publiés dans la presse tiennent parfois davantage des souvenirs fantasmés d’un voyage antérieur que d’un exposé reflétant fidèlement la réalité parisienne. Ce soupçon d’inauthenticité est néanmoins loin d’être circonscrit aux Aïssaoua : il s’exprime également à travers les expériences menées par le docteur Émile Magnin. Les expériences auxquelles il se livre sur Magdeleine sont guidées par la recherche d’un savoir qui résulterait de la répétabilité des scènes d’hypnose musicale ; la volonté de « ne pas être mystifié » implique alors pour lui de ne « rien chercher à obtenir », et de se « borner à constater les phénomènes qui se présentent d’eux-mêmes » (p. 305). Mais comment répéter des expériences sur un individu dont on ne peut mesurer combien les aptitudes et la sensibilité naturelles pour l’hypnose se transforment en accoutumance et en technique – en art ?

Conclusion

Avec Ce que la musique fait à l’hypnose. Une relation spectaculaire au xixe siècle, Frigau Manning rend visible la relation complexe et essentielle entre la musique et l’hypnose grâce à une multiplicité de récits entretenant entre eux des parentés troublantes. Elle jette ce faisant une lumière nouvelle sur plusieurs questions qui constituent le coeur du xixe siècle : l’agentivité de la musique, l’authenticité de cette dernière, ou encore la relation entre musique et médecine. En procédant par coups de sonde, en laissant avant tout parler les textes, elle met ainsi au jour des relations qui n’avaient jusque-là pas fait l’objet d’études systématiques. On peut néanmoins s’interroger quant à la représentativité et à la prégnance de cet imaginaire au xixe siècle : on ressort de la lecture du livre avec l’impression qu’il irrigue une grande part des représentations de l’époque, de manière diffuse ou très explicite. Il serait en ce sens passionnant d’« entrer dans l’atelier de la chercheuse » et de pouvoir reconstituer le cheminement ayant préludé à la sélection des textes constituant cette vaste fresque.