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Le dernier tiers du XIXe siècle a vu la surprenante lancée du libéralisme dans le monde occidental prendre sa forme corporative, marquant ainsi la fin définitive de l’ère des grandes révolutions européennes du XVIIIe siècle, qui permirent de léguer le monde traditionnel à l’histoire et de lancer l’ère de l’individualisme. Par libéralisme, nous entendons à la fois la démocratie représentative et son parlementarisme, ainsi que le capitalisme d’entreprise privée qui, dans sa forme corporative, acquiert le statut de personne morale qui pose ses propres intérêts dans le monde. Ce déploiement du libéralisme corporatif parvint aux quatre coins de la planète avant de s’accrocher les pieds dans la Première Guerre mondiale, puis de s’embourber dans la grande crise des années trente, avant de finalement trouver sa limite d’incohérence dans le second grand conflit planétaire armé issu de l’Europe en deux générations. Son dénouement dans l’usage de la bombe atomique sur des populations civiles marque la consécration des États-Unis et ses alliés inconditionnels comme gendarme et puissance économique du monde.

La fin de la Deuxième Guerre mondiale s’était alors conclue sur un constat net : laissée à elle-même, l’entreprise privée corporative n’avait mené le monde qu’à l’affrontement violent des intérêts. On adopta alors le grand compromis keynésien, aussi dit social-démocrate, selon lequel le capitalisme doit être réglementé, et encadré par des politiques sociales de redistribution des richesses, parce que l’intérêt premier des corporations n’est pas naturellement compatible avec le bien-être des populations. Ce nouveau paradigme social présida à l’extraordinaire croissance économique et technologique du troisième quart du XXe siècle : les populations ont été éduquées, les femmes se sont émancipées, la mobilité sociale s’est accrue, la pauvreté a reculé, le colonialisme a été remis en question et a reculé, tout cela dans le cadre de la guerre froide avec l’URSS.

Le libéralisme s’est cependant montré résilient, et un puissant mouvement de dérèglementation contre les prétentions de l’État à intervenir au nom de l’éthique collective, sous le couvert de l’efficacité de l’entreprise privée, s’est alors déployé dans le dernier quart du XXe siècle. Supporté par la spectaculaire croissance des technologies de l’information, ce nouveau libéralisme, sous le leadership acharné des grandes corporations et des milliardaires, a lancé le monde dans une nouvelle vague de globalisation des marchés, de délocalisation des lieux de production et de mondialisation des rapports sociaux au point où, face à la pandémie de Covid-19, le monde s’est aperçu qu’aucun pays ne possédait plus les moyens de son autosuffisance, sauf peut-être la Chine, elle-même en quête de supplanter les États-Unis comme puissance mondiale dominante. Le développement de nouvelles sphères d’alliances et d’influence mène alors à de nouvelles tensions sous des formes de plus en plus militarisées.

Mais l’apparition de la puissance chinoise sur la scène mondiale n’est pas le seul élément qui pointe vers un nouveau paradigme des rapports sociaux à l’échelle planétaire. L’ampleur et l’incroyable complexité des changements climatiques semblent de plus en plus jouer un rôle important dans l’ordre du monde, tant dans les dérangements des conditions de production de la nourriture (sécheresses, inondations, disparition des écosystèmes, effondrement des espèces) que dans les conditions d’occupation du territoire (montée des océans, amplitudes et fréquence des tempêtes, déplacement des populations). Sans compter que le nouveau climat semble propice au déploiement de nouveaux virus : le VIH depuis le milieu des années 1980; l’Ebola et le SRAS depuis le début du siècle et la Covid-19 depuis peu. La polarisation des richesses, tant à l’échelle planétaire qu’à l’intérieur des pays, partout dans le monde, se manifeste par d’immenses mouvements de populations qui quittent les régions pauvres (Afrique, Amérique centrale et du Sud, Moyen-Orient) pour rejoindre les régions riches (Europe et Amérique du Nord). Ces mouvements s’accompagnent de politiques d’immigration massive où les pays développés vont littéralement recruter les individus les plus riches et les mieux éduqués des régions pauvres pour voir à leur propre développement, au détriment des régions pauvres. Des mouvements réactionnaires, généralement populistes, résultent alors de ces politiques d’accueil et d’immigration pour dénoncer les effets des délocalisations d’entreprises et de « voleurs de job », pour inciter le mécontentement et fomenter des politiques d’exclusion haineuses, très populaires auprès des populations déclassées des pays riches. Les médias sociaux rendent chacun expert en tout et, joints aux mouvements de haine, sabotent les institutions démocratiques modernes, à commencer par l’information publique et les conditions du débat politique éclairé.

La nouvelle version libérale de l’action humaine dans le monde demeure ainsi très problématique, car elle place encore et toujours l’individu devant la société et la propriété devant la solidarité. Partout sur la planète, l’intérêt individuel et celui de la personne morale des corporations sont généralement placés contre l’éthique de la vie collective et le bien-être des populations. Cette manière de voir et d’organiser la société a, de manière accélérée depuis la fin du compromis keynésien, conduit l’humanité dans une impasse alarmante, en particulier face à la profondeur, à la diversité et à la dignité des cultures humaines et face aux conditions écologiques de l’existence. C’est toute la société qui perd ainsi ses références humanistes et qui renvoie la résolution des rapports sociaux à sa plus simple expression utilitariste et instrumentale de l’individu; nous pourrions ici invoquer l’image d’un fascisme souriant à la manière imaginée par Huxley, où la société nous propose un bonheur à trouver dans la consommation.

Mais il y a encore les cas complexes et multiformes des divers régimes politiques autoritaires. L’adoption d’un modèle de développement économique capitaliste sans son corolaire politique, comme le fait la Chine, débouche sur un extraordinaire développement économique, mais sans les libertés individuelles, proposant une version inversée du libéralisme, où l’individu n’est plus rien face à l’institution, tel que l’a imagée Orwell dans son fameux roman. Là aussi le bonheur est proposé sous sa forme marchandise. La variante russe, économiquement moins performante, prend une forme politique encore plus dictatoriale, et s’est même révélée extrêmement agressive et aveuglément violente dans les cas récents de la Tchétchénie, de la Syrie et de l’Ukraine.

Que comprenons-nous aujourd’hui du monde dans lequel nous vivons? Quel est l’ordre des problèmes à régler pour léguer aux générations futures un monde encore indéterminé, c’est-à-dire un monde où il restera une liberté de choix sur l’orientation de la société? Devons-nous prioriser l’écologie et veiller à léguer un monde vivable où les ressources demeurent disponibles, ou est-ce que l’explosion démographique est plus importante encore à régler par la pression qu’elle impose à la nature? Devons-nous investir les efforts politiques dans une meilleure redistribution des richesses, tant à l’intérieur des pays qu’entre eux? Devons-nous plutôt veiller à préserver les libertés de chacun? Comment faire pour nous assurer que les capacités techniques de destruction du monde ne le détruisent pas? Comment aborder les technologies « i » pour que chacun ne se replie pas sur lui-même, confinant ses rapports à ceux qui pensent de la même manière et que disparaisse ainsi la société civile comme lieu de discussion et de résolution des idées divergentes et des controverses? Comment agir politiquement et de manière concertée contre les changements climatiques, les pandémies, etc.? Comment garantir la gratuité des soins de santé et d’éducation, l’aide internationale, la régulation de la violence, etc.? Comment faire tout cela alors qu’un nombre croissant de personnes rejettent la science, ne croient plus aux politiciens et au système politique actuel, à l’information publique et collective qui devrait faire fonctionner la sphère publique, et qui voient des complots partout où l’action humaine elle-même a créé des contraintes et des contradictions? Quels sont aujourd’hui les rôles respectifs, les rapports et l’efficacité de l’action citoyenne, de l’intervention de l’État et des interventions des corporations eu égard de la démocratie? Existe-t-il aujourd’hui une manière collective de comprendre le monde?

Voilà le constat : l’humanité entière est aujourd’hui face à un nouveau paradigme, réellement global et foncièrement mondial, dans tous les sens et les implications de ces termes. Ce nouveau paradigme soulève de très nombreuses questions. C’est à certaines des questions auxquelles nous sommes confrontés que les auteurs et autrices de ce forum se sont attardés. Mais il reste beaucoup à faire pour unifier un tant soit peu notre compréhension collective du monde vers lequel nous nous dirigeons. Pour l’instant, nous avançons à tâtons et à grande vitesse vers un inconnu qui semble menaçant.