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Lorsque la première édition de cette somme est parue en 1998, il y avait de quoi se réjouir. Le psychiatre Hubert Wallot était en effet le premier à proposer une synthèse, un « survol » selon ses mots, de l’histoire de la psychiatrie au Québec depuis les débuts de la colonie jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle. Fondé essentiellement sur les travaux des historiens André Paradis, André Cellard et Peter Keating, et sur les études de la sociologue Françoise Boudreau, l’ouvrage était érudit et surtout pionnier. Il proposait une analyse tout à la fois historique, sociale, scientifique et philosophique de la prise en charge de la folie au Québec sur près de quatre siècles. Ses collègues ne s’y trompèrent d’ailleurs pas et lui décernèrent le Prix de la réalisation de l’année de l’Association des médecins psychiatres du Québec. Les historiens, eux, passèrent apparemment à côté de l’événement. L’ouvrage ne fit l’objet d’aucune recension, ni dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, ni dans le plus spécialisé Bulletin canadien d’histoire de la médecine. Seule la revue Santé mentale au Québec publia, sous la plume de l’historien Guy Grenier, un long compte rendu sur ce qu’il qualifiait d’« excellent essai », avant de relever les quelques erreurs factuelles, les failles et surtout les limites de cet ouvrage qui « n’est pas à proprement parler un livre d’histoire classique », mais « plutôt la somme des réflexions d’un psychiatre qui, par une connaissance du passé, tente de comprendre les défis actuels et les pièges possibles en matière d’organisation des services en santé mentale[1] ». Cela n’empêcha pas le livre d’Hubert Wallot de s’imposer dans le paysage historiographique québécois de la psychiatrie, au point d’en devenir une référence incontournable. C’est certainement ce qui a conduit l’Université TÉLUQ, où l’auteur est toujours professeur, à engager sa réédition. Sauf que, 22 ans plus tard, cette parution sonne plus comme un échec que comme un événement.

Il faut dire que cette réédition, si elle est complétée par quatre courts nouveaux chapitres et deux annexes se penchant principalement sur l’analyse des politiques de santé mentale adoptées depuis 2000, est d’abord et avant tout une réimpression. Les 338 premières pages sont en effet les mêmes, exactement, que celles de la première édition. Aucune mise à jour, aucune correction, aucun retour critique sur ses analyses proposées à la fin des années 1990. Pourtant, depuis, l’histoire de la psychiatrie québécoise a connu de nombreux développements — en particulier sous les plumes de Marie-Claude Thifault, Catherine Duprey et Isabelle Perreault — et des développements souvent très critiques à l’égard de la lecture proposée par Wallot, en particulier pour le 20e siècle (la seule qui ne s’appuie pas sur des travaux d’historiens patentés). Le mythe de la Grande noirceur psychiatrique dont une poignée de psychiatres modernistes nous auraient sortis à l’aune d’une « Révolution tranquillisante » (pour reprendre les mots de Wallot) n’a pas fait long feu. L’étude des initiatives de désinstitutionnalisation à Saint-Jean-de-Dieu dans le premier 20e siècle, l’analyse des campagnes d’hygiène mentale de l’entre-deux-guerres tout comme la relecture des événements psychiatriques des années 1960 opérés au cours de la dernière décennie mettent à mal, pour ne pas dire à terre, les analyses de Wallot. Il n’est plus possible d’affirmer aujourd’hui, comme il le faisait en 1998, que les années 1960 avaient sorti la psychiatrie québécoise d’une période si léthargique et fataliste qu’elle mériterait le nom de période « muséologique » (p. 163). Il n’est plus possible d’envisager sous la forme d’une opposition radicale entre obscurantisme et lumières de la raison, le rôle des religieuses et celui des psychiatres. Il apparaît également déplacé de parler des procès menés dans le cadre des suites de l’affaire MK-Ultra ou de l’apparition de groupes de défense des droits des personnes psychiatrisées uniquement comme des « attaques » contre le modèle psychiatrique (p. 261). Bref, il n’est plus possible de raconter l’histoire de la psychiatrie québécoise, en particulier celle du 20e siècle, aujourd’hui comme il y a 20 ans. Ce serait faire fi des avancées de la recherche historique comme des évolutions des perspectives historiographiques et sociétales qui les ont accompagnées.

Il convient donc de faire preuve de prudence et de prendre cette réédition pour ce qu’elle est : une compilation subjective aujourd’hui datée de travaux scientifiques et d’opinions personnelles, augmentée d’une analyse professionnelle, tout aussi subjective, des récentes politiques psychiatriques. Bref, c’est un document pour l’histoire plus qu’un document d’histoire. Le témoignage d’un moment important de l’histoire de la psychiatrie, mais dans lequel il serait tragique de la fixer ou de la figer. Conscients de ces limites, les historiennes et historiens trouveront dans l’ouvrage de Wallot un regard singulier sur l’évolution de la psychiatrie québécoise, le témoignage vivant d’une spécialité qui s’est affirmée, mais aussi transformée, en particulier au cours du dernier siècle, mais qui ne cesse néanmoins de rencontrer les mêmes obstacles et les mêmes questionnements sur sa nature, ses objectifs, ses outils et ses fondements. Ils et elles y trouveront également une source non négligeable de données techniques et de références, des résumés clairs et efficaces des récentes politiques en santé mentale, ainsi qu’une chronologie détaillée de leur évolution. Mais ils et elles y trouveront surtout, espérons-le, un appel pressant à s’engager enfin dans l’écriture de cette histoire historienne de la psychiatrie québécoise au 20e siècle qui fait encore si défaut tant à l’historiographie qu’à la réflexion sur ce champ de plus en plus important pour notre société qu’est celui de la santé mentale.