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L’argument historique défendu par Laurence Mussio vient de Machiavel : la fortune favorise les gens prévoyants. Ainsi, son étude se concentre sur les facteurs internes de la Banque de Montréal (BMO), privilégiant les défis auxquels la direction fait face : la vision des fondateurs ; la capacité des deuxième et troisième générations de consolider les assises ; les difficultés après la Grande Guerre avec la perte de la fonction de banque centrale informelle ; l’illusion pendant les Trente Glorieuses que tout reste solide dans un monde pourtant en mouvance ; le redressement difficile mené par le « Général du Salut » W.D. Mulholland entre 1975 et 1989 ; et finalement « la Grande Régénération » depuis 1990. Dans le premier tome, l’auteur met l’accent sur les trois « r » : réputation, d’abord des fondateurs et ensuite de la Banque elle-même ; rapports, surtout avec les gouvernements, d’abord l’impérial à Londres et par la suite le fédéral à Ottawa ; et réseautage, initialement avec les centres financiers de Londres et de New York, mais assez rapidement réduit aux succursales. Le deuxième tome est beaucoup moins abstrait. Il privilégie les changements technologiques, l’achat de la Harris Bank de Chicago et de la maison de courtage Nesbitt Thomson à Montréal, et les maintes tentatives de pénétrer les marchés internationaux avant l’acceptation de son statut de banque nord-américaine de taille moyenne. Le but historiographique déclaré de cette histoire commanditée par la BMO pour fêter son bicentenaire en 2017 est de fournir à la direction actuelle et future des leçons du passé.

L’étude est divisée en sept parties : une très brève présentation d’un Bas-Canada arriéré et isolé avant 1817, et les six périodes mentionnées ci-haut. Chaque période mérite au moins trois chapitres, un survol de l’activité bancaire suivi d’illustrations des défis propres à chaque période. Au moins jusqu’en 1945, le choix des sous-thèmes est plutôt aléatoire et laisse le lecteur ou la lectrice sur sa faim. Prenons le cas des relations entre la Banque et le chemin de fer Canadien Pacifique (CP). Mussio ne consacre que deux pages au financement de sa construction initiale pendant les années 1880, et ne mentionne jamais les rapports plus qu’intimes qui l’unissent à la Banque pendant près d’un siècle. En 1903, au moment de l’ouverture des Shops Angus, la plus importante installation industrielle du Dominion, R.B. Angus est président de la Banque et propriétaire à titre personnel du corridor urbain par lequel passe le chemin de fer dans l’ouest de la métropole. Par contre, Mussio a choisi de consacrer tout un chapitre au rôle bien connu de la Banque dans les négociations menant à la faillite de Terre-Neuve pendant les années 1930, alors que sa responsabilité dans la faillite des banques terre-neuviennes en 1894, à l’origine des problèmes fiscaux chroniques du plus petit des dominions de l’empire britannique, est passée sous silence. Si le choix des sujets s’améliore dans le deuxième tome, c’est en partie parce que Mussio comprend un peu mieux le rôle d’une banque dans l’après-guerre.

Mussio déclare avoir étudié plus de 10 000 documents de la BMO pour préparer ces volumes. Il a eu un accès complet aux procès-verbaux des conseils d’administration de Londres et de Montréal jusqu’en 1967 et à l’ensemble des archives de la Banque jusqu’en 1990. Ainsi, on est en droit d’attendre une recherche fort originale, mais les notes et la bibliographie de plus de 500 titres témoignent d’une tout autre démarche. Une analyse des références canadiennes du premier tome révèle qu’à peine plus d’une référence sur huit provient de documents bancaires non publics, dont seulement un tiers sont tirés de procès-verbaux. Les fonds de Bibliothèque et Archives Canada, dont ceux des premiers ministres canadiens, dominent avec 16,1 % des références, suivis des rapports annuels publiés (14,8 %), des publications historiques de la Banque elle-même (12,2 %), des journaux d’époque en ligne (10,9 %), de l’historiographie vieille d’au moins 50 ans (8,9 %) et des biographies publiées par le Dictionnaire biographique du Canada entre 1968 et 1985 (7,5 %). Aucun journal de langue française n’a été consulté, mais plus de 22 journaux de langue anglaise apparaissent dans la bibliographie. Moins d’un pour cent des titres de la bibliographie sont en français, mais ce n’est pas la lacune la plus remarquable. La quasi-totalité de la très considérable historiographie canadienne sur l’industrie bancaire publiée depuis 1972, en anglais comme en français, n’a pas été consultée.

Depuis 200 ans, la Banque de Montréal se trouve au centre de toutes les critiques, de la droite comme de la gauche, du capitalisme canadien, qu’on peut résumer ainsi : « Whose fortunes does it favour ? » Pendant les cinquante premières années de son existence, la Banque a financé l’emprise des grossistes montréalais sur le marché canadien. Mussio n’a apparemment pas compris ce rôle primordial de la Banque. Après la Confédération, la Banque de Montréal est devenue le centre névralgique du premier groupe financier canadien, établissant des liens étroits et durables avec un nombre impressionnant de monopoles canadiens qu’elle finançait à même ses dépôts : bien sûr CP et Cominco, mais aussi Sun Life, Royal Trust, Stelco, Dominion Textile, Bell Telephone, Dominion Engineering, Dominion Rubber, Ogilvie Flour, Canadian Industries Limited, Molson, Price Bros et Consolidated Paper. À maintes reprises, partis politiques, syndicats, associations de cultivateurs et organismes de la société civile critiquent cette concentration du pouvoir sans précédent au Canada. Mussio le mentionne, mais ne le prend pas au sérieux et surtout ne l’examine jamais. Des calculs basés sur la valeur de la capitalisation ont éclipsé ces liens intimes et transformé l’économie politique canadienne. Un membre de la direction l’explique, quand il dit à Mussio que, jadis, la direction ne savait même pas le taux de profit que le financement de Bell rapportait à la Banque. Mais Mussio n’a pas compris l’importance de ce changement d’optique tributaire de la financiarisation du monde, où la valeur annuelle de la production mondiale s’échange chaque semaine. Ainsi, la valeur des leçons de cette étude pour les dirigeants actuels ou futurs sera certainement beaucoup plus mince que leurs milliards en bonis annuels.