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Voici un ouvrage éclairant qui propose une analyse historique de la thèse de la dualité nationale et linguistique canadienne depuis son émergence au 18e siècle jusqu’à nos jours. Les deux qualificatifs « nationale » et « linguistique » sont importants, car ils résument bien le passage du mythe des deux peuples fondateurs à la vision contemporaine de la dualité au Canada. L’ouvrage fait le point sur les débats intellectuels entourant les sens pris par ce concept de dualité canadienne dans diverses disciplines (en histoire, en droit et en sciences sociales notamment), mais aussi dans les institutions et dans les délibérations autour de la Constitution de 1867. Cinq parties forment l’ossature du livre, examinant tour à tour les fondements de la dualité, les perspectives autochtones, le moment fort de la dualité nationale observé dans les années 1960, la dualité canadienne pensée en Acadie, en Ontario et dans l’Ouest canadien et, enfin, les enjeux actuels. Dans les différents chapitres, les auteurs rappellent la conception de la dualité qui a eu cours chez les Canadiens français et au sein d’une partie de l’élite canadienne-anglaise dans les années 1960, la contestation des fondements juridiques et historiques par de nombreux Canadiens anglais (Donald Creighton, par exemple), l’abandon de la thèse des deux peuples fondateurs par les Québécois qui se sont tournés vers l’affirmation nationale prenant appui sur l’État provincial, le passage vers la promotion de la dualité linguistique au sein des minorités francophones canadiennes, sans oublier l’omission de la contribution des Autochtones et des Premières Nations ainsi que de l’apport des groupements d’immigrants par la thèse de la dualité nationale. L’ouvrage est donc une synthèse assez complète des différents aspects de la dualité au Canada, qui laisse cependant ouvertes quelques questions importantes.

Martin Pâquet ouvre l’ouvrage avec une contribution fouillée sur le sens de la dualité analysée d’un point de vue théorique et descriptif. Pour lui, la dualité est à la fois un concept normatif et historique. « Rappelons-le, un concept normatif concerne l’action dans la Cité. Il oriente en suivant des valeurs et des représentations du monde, afin de mieux transformer la situation à venir. Quant à lui, un concept historique permet de fonder l’action en la situant dans un prolongement temporel, du passé vers l’avenir en transitant par le présent » (p. 46). Pâquet insiste aussi sur l’aspect descriptif qui fonde la dualité. Sur le plan empirique, l’historien mentionne qu’il y avait 3,9 millions de Canadiens d’origine britannique et 2,1 millions de Canadiens français en 1911, soit 93,4 % de la population canadienne de l’époque, alors que les populations allophone et autochtone étaient largement minoritaires. Le mythe et les discours sur la dualité nationale ont donc été fondés empiriquement sur la morphologie sociale canadienne, qui s’est par la suite transformée radicalement avec l’immigration internationale et la croissance naturelle des populations autochtones. Bien que Pâquet y fasse référence à quelques reprises dans sa contribution, le rappel de ces quelques statistiques est l’occasion de souligner qu’il manque à cet ouvrage un chapitre explorant l’évolution de cette dimension morphologique (évolution des groupements sociolinguistiques) sur plus d’un siècle, ce qui eut permis de mieux comprendre les changements observés dans la dualité canadienne.

Un grand nombre de contributions portent sur l’analyse du passage de la dualité nationale à la dualité linguistique. Rappelons que le point tournant de ce passage est survenu au cours du premier mandat du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau, pour qui, s’il y a bien deux langues officielles au Canada, il n’y a pas de culture officielle, et qu’il a été officialisé en quelque sorte lors du rapatriement de la Constitution en 1982. Plusieurs chapitres privilégient l’examen de la dimension linguistique de la dualité canadienne au sein de minorités francophones (chapitres de Serge Miville, Serge Dupuis, Claude Couture et Rémi Léger), sans oublier l’Acadie (Joel Béliveau). De nombreuses références ont été faites à l’action des tribunaux en matière de promotion des droits linguistiques dans les années qui ont suivi le rapatriement – unilatéral, rappelons-le – de la Constitution. Le chapitre rédigé par Pierre Foucher, placé judicieusement au début de l’ouvrage à la suite de celui de Martin Pâquet, est fondamental pour bien comprendre ce passage de la dualité nationale à la dualité linguistique. L’auteur montre clairement comment la Cour suprême remet à l’avant-scène le principe du fédéralisme et lui donne priorité sur la dualité linguistique nationale (p. 68). La référence au fédéralisme justifiera la diversité des jugements différents portant sur les droits des minorités en Alberta et au Québec par exemple. « La Cour détruit du même coup la vision nationale de la dualité linguistique, la renvoyant plutôt aux décisions prises dans chaque province avec la bénédiction tacite du palier fédéral » (p. 70). Il ajoute que la dualité linguistique est tributaire des arrangements constitutionnels entre chaque province et le Canada. Autrement dit, la Cour entérine « un traitement différencié de la dualité linguistique selon les provinces » (p. 73), stipulant que le fédéralisme canadien est axé sur la souveraineté du législateur dans ses champs de compétences, tout en reconnaissant que la dualité nationale demeure un principe interprétatif dans le cas de la protection des minorités linguistiques.

Quelques contributions font explicitement référence aux réflexions de Jean-Charles Bonenfant sur « l’esprit de 1867 », dont la pensée n’est pas assez connue et qu’il était bienvenu de rappeler dans un tel ouvrage. Un chapitre complet lui est d’ailleurs consacré. François-Olivier Dorais montre comment, pour Bonenfant, « l’esprit de 1867 n’est pas tant fondé sur un “beau rêve unanime”, ni sur de “grands principes”, ni sur une quelconque mythologie, comme ce fut le cas aux États-Unis » (p. 220). La Confédération visait plutôt à répondre à des nécessités immédiates et ponctuelles, notamment économiques comme la mise en place d’un chemin de fer est-ouest, la menace américaine étant secondaire. Bonenfant refuse la vision mythique de la fondation du Canada et y voit un arrangement pratique et une entente entre provinces, ajoutant cependant que le régime de 1867 pouvait aussi être envisagé comme une fédération de « nationalités ».

L’ouvrage consacre trois chapitres à l’examen des « perspectives autochtones », étant entendu que la thèse des deux peuples fondateurs impliquait l’oubli de la présence des Premières Nations sur le territoire. « Ce vent de dissonance autochtone aura pour conséquence de déstabiliser de façon durable la notion de dualité canadienne », soutient Nathalie Kermoal (p. 92). Les trois chapitres montrent comment le peuplement du Canada s’est appuyé sur une forme de libéralisme colonial, notamment dans l’Ouest. « Cette forme de colonisation n’a que rarement visé l’exploitation des peuples autochtones pour leur travail : elle se structure plutôt autour de l’appropriation terrienne à des fins de subsistance et d’exploitation, notamment agricole » (Éléna Choquette, p. 124). À cela s’ajoute l’effort canadien pour « civiliser » les Autochtones, comme le montre l’Acte pour encourager la civilisation graduelle au 19e siècle. La question du partenariat avec les Autochtones n’a pas été soulevée au moment de la naissance de la Confédération, rappellent ces trois chapitres. Ainsi privés d’une véritable base territoriale étendue, comment les peuples autochtones peuvent-ils faire valoir leur pouvoir politique au sein de l’État canadien ? La question est clairement posée dans ces contributions. Si les pistes de solutions ne sont pas évidentes, au moins l’ouvrage a-t-il le mérite de souligner que la présence autochtone pose un défi pour la dualité (nationale ou linguistique) canadienne.

Quelques chapitres font référence à la dualité Québec-Canada, mais cet aspect ne fait pas l’objet d’une contribution en bonne et due forme. C’est pourtant une dimension incontournable de la dualité canadienne contemporaine. Le Québec s’est affirmé non seulement comme référence nationale (la nation québécoise), mais aussi comme société globale au sein du Canada avec ses institutions (Régime de rentes, institutions originales en matière de santé, d’affaires sociales et d’éducation, etc.) et son pouvoir législatif, notamment en matière de langue et d’immigration. Pour faire court, deux sociétés globales ont émergé au Canada, sources d’une nouvelle forme de dualité. L’intégration des nouveaux arrivants s’effectue largement (presque en totalité, en fait) en anglais dans les provinces anglophones et le Québec impose le français comme langue commune, avec cependant les difficultés et les embûches que l’on connaît bien. Comment penser les rapports contemporains entre les deux sociétés d’accueil ? L’analyse de l’échec de l’Accord du lac Meech aurait été l’occasion d’aborder cette question en lien étroit avec la dualité canadienne.

La dualité s’exprime sur le plan territorial avec le déclin du poids relatif des locuteurs de langue française au sein du Canada anglais et leur concentration sur le territoire québécois. Même si le nombre absolu de locuteurs de langue française est en légère augmentation au sein du Canada anglais (langue parlée au foyer comme indicateur), leur part relative est en constante régression à cause de la forte immigration internationale. Le caractère anglophone de la société canadienne s’exprime avec plus de force et de visibilité en dehors des frontières québécoises et la dualité linguistique est moins visible dans les provinces anglophones, alors que le Québec maintient et affirme son caractère francophone notamment en ayant adopté des politiques de francisation des nouveaux arrivants (même si le statut sociologique du français demeure problématique dans la région montréalaise). La dualité canadienne prend aussi la forme d’une dualité territoriale Québec-Canada anglais considérés comme deux ensembles sociologiques au sein d’un même État. Ce visage nouveau de la dualité canadienne, bien qu’évoqué en filigrane ou au passage dans certains chapitres, aurait mérité une contribution propre dans cet ouvrage.