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En 2017, une conférence portant sur l’histoire du droit canadien s’est tenue à l’Université de Calgary. Deux conférences similaires avaient eu lieu à l’Université Laval, en 1977, et à l’Université Carleton, en 1987. Les directeurs de l’ouvrage soulignent l’importance des développements théoriques et méthodologiques advenus depuis cette époque, notamment grâce à la numérisation des documents. Des institutions telles que la Osgoode Society for Canadian Legal History et l’Association canadienne droit et société ont aussi facilité la diffusion de nouvelles approches critiques (marxisme, féminisme, histoire sociale, culturelle, etc.). Selon Lyndsay Campbell, Ted McCoy et Mélanie Méthot, l’histoire du droit a donné naissance à une « méthodologie historique expansive » qui « incorpore le droit dans la compréhension des processus et changements historiques » (p. 5). Bon nombre de travaux de recherche portent d’ailleurs sur le rôle historique du droit dans la marginalisation des peuples autochtones et les inégalités hommes-femmes.

Les directeurs ont retenu douze contributions, dont une seule en français (mais quatre consacrées au Québec). Aucun conférencier n’était Autochtone. L’ouvrage privilégie les contributions présentant une méthodologie originale dans des domaines très divers, afin de susciter l’intérêt de personnes peu familiarisées avec les sources et l’argumentation juridiques (p. 6). La première partie vise à montrer que les sources non conventionnelles peuvent éclairer les affaires ayant fait l’objet d’un jugement. Ainsi, Eric H. Reiter expose le contenu de dossiers et de registres judiciaires, de dépositions de témoins, de motifs oraux de juges, de jugements publiés et de comptes rendus (partiels) de la presse, afin de comparer les actions en diffamation « intrafamiliales » et « extrafamiliales ». Il signale que les premières ne figurent pas dans les recueils de jurisprudence et sont souvent abandonnées ou réglées à l’amiable (« Family Defamation in the Quebec Civil Courts : The View from the Archives »).

Ted McCoy souligne que, hormis les condamnés célèbres et les prisonniers faisant l’objet de sanctions disciplinaires, bien peu de détenus ont laissé des traces de leur passage en prison, notamment les Autochtones et les femmes (« Writing Penitentiary History »). De plus, les archives des pénitenciers peuvent difficilement être consultées. Celles du pénitencier de Kingston ont été numérisées pour les années 1835-1900, ce qui en facilite l’accès. De manière analogue, Mélanie Méthot explique que la numérisation des journaux permet de trouver rapidement une bonne partie des renseignements qui n’ont pas été consignés dans les archives judiciaires ou qui sont disparus de celles-ci ; il en va de même des recueils de jurisprudence (« Analyzing Bigamy Cases without Going to the Archives : It Is Possible »). Lyndsay Campbell discute d’une source méconnue, les comptes rendus de procès publiés sous forme d’opuscules, parfois en reprenant des articles de journaux parus antérieurement (« Trial Pamphlets and Newspaper Accounts »).

Christopher Shorey analyse les conséquences de la confiscation d’une embarcation américaine qui, selon le gouvernement canadien, pêchait dans les eaux canadiennes en remontant un filet lancé initialement dans les eaux internationales. La Cour suprême du Canada fait assaut d’érudition pour démontrer que la propriété des poissons n’est pas acquise tant que ceux-ci peuvent s’échapper du filet. La décision est suivie de négociations diplomatiques qui durent une vingtaine d’années, mais le propriétaire ne sera jamais indemnisé. Toutefois, le mémoire imprimé en 1913 par le gouvernement américain contient une foule de renseignements qui ne figuraient pas dans les dossiers de l’affaire ou le jugement publié (« The Last Voyage of the Frederick Gerring, Jr. »). Angela Fernandez fait remarquer que l’avocat du gouvernement canadien cite l’édition bon marché des Commentaries on American Law de James Kent, ce qui illustre bien la portée limitée des règles protégeant le droit d’auteur à cette époque (« The Text Book Edition of James Kent’s Commentaries Used in Canada v. Gerring »).

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les systèmes juridiques. Catharine MacMillan s’intéresse aux archives du Comité judiciaire du Conseil privé, le plus haut tribunal de l’empire britannique. Les dossiers imprimés préparés par les parties sont très complets et peuvent contenir des documents qui n’ont pas été versés dans les archives (par exemple, les opinions motivant la décision des juges d’appel). En 2020, ces documents n’ont toujours pas été déposés aux Archives nationales britanniques, mais la British Library et l’Institute for Advanced Legal Studies en possèdent souvent un exemplaire, surtout après 1860 (« Empire’s Law : Archives and the Judicial Committee of the Privy Council »). Alexandra Havrylyshyn montre que de nombreux praticiens ont représenté des justiciables en Nouvelle-France, même si la profession d’avocat n’y était pas officiellement reconnue. Ce sont plutôt des notaires, des huissiers et des greffiers qui jouaient ce rôle (« Practising Law in the “Lawyerless” Colony of New France »).

Pour sa part, Jean-Philippe Garneau expose l’utilité de l’action en séparation de biens pour les épouses mariées sous le régime de la communauté de biens et dont le mari était insolvable dans le premier tiers du 19e siècle. Elles pouvaient ainsi acquérir une plus grande autonomie dans la gestion de leurs biens, voire la restitution de leur dot, si le contrat de mariage le prévoyait. Cela a souvent réservé de mauvaises surprises aux Britanniques établis récemment au Bas-Canada. En pratique, les épouses renonçaient souvent à ces droits ou n’obtenaient rien une fois le jugement rendu. Bien des dossiers laissent soupçonner une collusion avec le mari pour mettre certains biens à l’abri des créanciers de ce dernier (« Poursuivre son mari en justice : femmes mariées et coutume de Paris devant la Cour du banc du roi de Montréal (1795-1830) »).

Shelley A.M. Gavigan compare les procédures pénales et disciplinaires visant des agents de la Police montée des Territoires du Nord-Ouest dans le dernier quart du 19e siècle. À cette époque, les officiers supérieurs de cette organisation exercent généralement des fonctions judiciaires (par exemple juge de paix). En outre, ils peuvent imposer des peines d’emprisonnement dans le cadre de procédures disciplinaires. La grande perméabilité entre les deux types de procédures joue évidemment en défaveur des policiers, sauf dans un cas où la victime est une femme autochtone (« Getting Their Man : The NWMP as Accused in the Territorial Criminal Court in the Canadian North-West, 1876-1903 »).

La troisième partie est consacrée au passé, présent et futur de l’histoire du droit. Dominique Clément brosse un portrait très complet de l’élimination graduelle des lois discriminatoires pour les femmes, ainsi que de l’apparition de nouveaux recours devant les cours supérieures ou les tribunaux des droits de la personne, de la fin du 19e siècle jusqu’au début du 21e siècle. Il souligne le rôle joué par les mouvements féministes (« Sex Discrimination in Canadian Law : From Equal Citizenship to Human Rights Law »). Enfin, Louis A. Knafla présente les travaux récents d’histoire du droit portant sur les Prairies canadiennes. L’étude des liens entre droit et société est devenue chose courante, notamment en ce qui concerne les mécanismes du colonialisme de peuplement (settler colonialism). À cet égard, sans contester les objectifs à long terme de la législation, les forces de l’ordre se sont souvent montrées réticentes à mettre en oeuvre certaines règles particulièrement discriminatoires, comme le système des laissez-passer, qui n’avait aucun fondement juridique (« Legal-Historical Writing for the Canadian Prairies : Past, Present, Future »).

Ces contributions vont de la brève communication abordant des questions méthodologiques aux chapitres présentant une analyse détaillée des archives et des publications numérisées. Elles illustrent parfaitement la tension entre les normes juridiques officielles et leur mise en oeuvre variable en raison d’intérêts personnels et professionnels divergents. L’ouvrage ne prétend pas brosser un portrait d’ensemble. Néanmoins, la diversité des thématiques, des périodes et des régions étudiées permet de saisir les tenants et aboutissants de la recherche contemporaine en histoire du droit au Canada.