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L’ouvrage d’Étienne Berthold s’ouvre sur un constat : la transformation des activités des communautés religieuses québécoises dans les dernières années. Il se clôt sur un souhait : que les jeunes générations prennent conscience de l’actualité et de la pertinence des outils mis en place par les communautés religieuses, notamment en matière d’intervention sociale. Entre les deux se trouvent quatre chapitres dans lesquels l’auteur analyse les pratiques sociales des communautés religieuses et les traces qu’elles ont laissées dans notre société. À partir du cas des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec, son objectif est de mettre au jour une conception et une approche du patrimoine social. Ce choix repose à la fois sur son exemplarité et sur sa singularité. D’une part, l’étude des Servantes du Coeur immaculé de Marie, dites Soeurs du Bon-Pasteur, permet de voir les changements vécus par les communautés religieuses de Québec depuis le milieu du 19e siècle. D’autre part, le caractère unifié de leurs pratiques les distingue des autres congrégations et en fait un terrain fertile pour observer leur patrimonialisation.

L’auteur entend « retracer les principaux jalons du développement de la communauté des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec sur le plan historique » et « mettre en relief le patrimoine social de la congrégation, dans ses dimensions historiques et contemporaines. » (p. 9). Pour ce faire, il s’agit dans un premier temps de décrire les pratiques sociales des Soeurs du Bon-Pasteur et dans un deuxième temps d’identifier la façon dont ces pratiques acquièrent une valeur patrimoniale. La méthode de Berthold consiste à analyser les discours produits par la communauté elle-même (annales des Soeurs du Bon-Pasteur, correspondance interne, orientations des conseils de direction et des chapitres généraux) et par d’autres acteurs sociaux (discours, revues de presse, commémorations) en tenant compte du lieu d’énonciation.

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage retracent finement l’histoire des pratiques sociales des Soeurs du Bon-Pasteur depuis leur fondation en 1856 jusque dans les années 1970. Ce travail d’archéologie, pour reprendre l’image de Berthold, suit un plan chronologique. Le premier chapitre porte sur la période couvrant la fondation de la congrégation jusqu’à l’entre-deux-guerres. Il révèle la mise en place de leurs oeuvres sociales et les différents jalons qui ont marqué leur histoire, tels que l’élargissement de leur champ d’action, et, élément crucial, le rapprochement avec l’univers médical par la création de nouveaux établissements (Hospice de la Miséricorde et Crèche Saint-Vincent-de-Paul). L’auteur souligne que la philosophie sous-tendant les pratiques sociales des Soeurs du Bon-Pasteur n’est pas, à ce moment, changée par le processus de médicalisation : « les religieuses continuent à voir, au premier chef, leurs oeuvres comme des oeuvres de miséricorde au sein desquelles prime une volonté d’amour et d’accueil de la pauvreté » (p. 61).

Le deuxième chapitre traite de l’après-guerre, en insistant sur le mouvement de spécialisation des pratiques qui marque les oeuvres sociales des Soeurs du Bon-Pasteur. Ce mouvement est d’abord lié à une transformation interne : l’accès des religieuses aux formations universitaires dès le milieu des années 1940 (travail social, pédagogie, soins infirmiers). Il est également redevable à un changement plus large, propre à l’histoire du travail : la professionnalisation du travail social. Cette spécialisation des pratiques sociales de la communauté religieuse s’accompagne d’une réflexion sur le cadre théorique de ces pratiques. Sans mettre de côté leurs valeurs charitables, les Soeurs du Bon-Pasteur repensent leurs interventions et les arriment aux pratiques professionnelles contemporaines. Cela se manifeste par la mise en place d’actions personnelles (centrées sur l’individu) et par la conception d’un encadrement institutionnel compris non plus comme un aboutissement mais comme une étape dans le parcours d’un individu.

Le troisième chapitre aborde la période de la laïcisation, caractérisée par la fermeture d’établissements (Hôpital de la Miséricorde, Crèche Saint-Vincent-de-Paul) ou leur fusion (Maison Sainte-Madeleine, Maison Saint-Charles, Maison Notre-Dame-de-la-Garde). L’analyse de Berthold met lumière comment ces années de grands changements conduisent les Soeurs du Bon-Pasteur à consolider leurs pratiques sociales et la philosophie qui les soutient. Par un recours quasi généralisé aux approches et aux méthodes issues du travail social professionnel, les religieuses « ont cherché à réaffirmer leur engagement à l’égard de l’intervention sociale » (p. 133).

Après avoir fait cette histoire des oeuvres sociales et de leur cadre théorique, Berthold s’attaque à leur pérennisation dans un quatrième et dernier chapitre. Il s’agit pour l’auteur d’étudier comment les pratiques sociales des Soeurs du Bon-Pasteur se transforment en un patrimoine social. Ce phénomène est visible dès les années 1960, avec la création d’un département d’archives au sein de la congrégation ; il s’accélère à partir des années 1990 avec l’ouverture d’un musée (1992) et le déploiement d’une réflexion interne sur le patrimoine, notamment grâce à soeur Denise Rodrigue ; il culmine en 2017 avec le dévoilement d’une plaque commémorant l’histoire des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec. En analysant les discours sur les oeuvres de la communauté religieuse, Berthold observe la mise en avant des racines spirituelles et charismatiques des pratiques sociales et le prolongement laïc de ces pratiques. En mettant en relief la pérennité de leur héritage et de l’esprit de leurs oeuvres, les Soeurs du Bon-Pasteur contribuent à transformer leurs pratiques sociales en un patrimoine social.

Dans cette monographie, l’auteur utilise un concept riche, le patrimoine social, et il l’illustre à travers le cas des Soeurs du Bon-Pasteur. La singularité du patrimoine social de cette communauté repose sur ses fondements, au croisement d’une approche spirituelle et charitable et d’une approche professionnelle et médicale. Berthold a fait plus que mettre en lumière l’histoire de ces pratiques, il les a également analysées à travers le prisme de leur représentation contemporaine. Néanmoins, il aurait été souhaitable qu’il prenne le temps de développer son analyse des sources : on aurait apprécié le voir se confronter un peu plus avec la documentation et les archives qu’il mobilise. Cela dit, l’étude de cas de Berthold ouvre la voie à une appréciation ou à une réévaluation de l’héritage des congrégations religieuses à l’aune du concept de patrimoine social.