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L’ouvrage de Jean Ronald Augustin s’intéresse à la patrimonialisation de l’esclavage atlantique en Haïti, c’est-à-dire aux processus par lesquels la population haïtienne s’est appropriée ou non l’expérience de l’esclavage vécue par ses ancêtres dans la colonie française de Saint-Domingue. L’étude, menée sur le temps long, de 1804 à nos jours, s’attache à mettre en valeur aussi bien les choix de l’État haïtien que celui des élites et masses populaires. La démarche se justifie pleinement dans un pays où le divorce entre l’État et « le pays en dehors » est encore trop souvent patent. Le résultat est un véritable tour de force, qui offre une relecture éclairante et stimulante des deux premiers siècles de l’histoire d’Haïti et une approche très riche de la diversité des points de vue des habitants d’un pays né de la seule révolte d’esclaves de l’histoire ayant abouti à la création d’un État indépendant. Les 70 interviews, qui nourrissent l’ouvrage d’une multitude d’exemples d’expériences d’appropriation et de valorisation portées par des individus, des communautés et des groupes divers, parfois rattrapés par les contingences économiques ou le manque de connaissances historiques, témoignent avec éclat de l’importance de cette thématique dans la population haïtienne, parallèlement aux choix troublants des gouvernements haïtiens successifs, entre amnésie, instrumentalisation et indifférence.

L’analyse s’appuie sur des études incluant aussi bien la littérature et les programmes scolaires (chapitre 3) que les sites muséaux et patrimoniaux (chapitres 4 et 5) et les pratiques culturelles et sociales en usage dans la population haïtienne contemporaine (chapitre 6). Ce dernier chapitre s’attarde plus particulièrement au vaudou mais explore également les productions picturales et musicales ainsi que les mots, les expressions, les contes et les proverbes évoquant l’Afrique ou l’expérience esclavagiste. Bien plus qu’un catalogue des sites, des textes, des tableaux, des musiques et des mots témoignant de cette histoire et de la diversité des mémoires s’y rattachant, l’ouvrage de Jean Ronald Augustin offre des analyses critiques et explicatives des différentes démarches de patrimonialisation entreprises entre 1804 et 2016. Il est donc également un précieux outil pour les acteurs professionnels du patrimoine, en Haïti et ailleurs, et cela, tant au niveau concret et pratique qu’au niveau réflexif. L’ouvrage comprend d’ailleurs une étude des formes de patrimonialisation de l’expérience servile à l’échelle globale qui intéressera de nombreux lecteurs (chapitre 2) et est servi par une bibliographie internationale de très bonne tenue. On pourra bien sûr ne pas être d’accord avec telle ou telle analyse, mais Jean Ronald Augustin a le mérite de poser toutes les questions fondamentales sur un sujet majeur, et d’offrir, dans un format réduit, des matériaux, des idées, des solutions que chacun adaptera en fonction des contraintes particulières des sites qu’il aura à gérer et de l’évolution des connaissances scientifiques. Les chapitres 7 et 8 reviennent sur les enjeux et les difficultés de la valorisation des mémoires de cette histoire en Haïti. Face à des mémoires de fierté, de culpabilité, de victimisation et de réconciliation, l’auteur invite à privilégier la quête identitaire et l’impératif d’améliorer le vivre-ensemble, au-delà du développement touristique, même si celui-ci n’est pas oublié. Le chapitre 8 s’attarde plus particulièrement aux trente années d’actions de valorisation réalisées en Haïti, avec des succès divers, par le programme local de la Route de l’esclave. Il offre un panorama des interventions qui ont été menées, des recommandations qui ont été faites et des intentions des acteurs internationaux et locaux. La dimension critique n’est pas oubliée, et de nouvelles propositions sont faites pour développer notamment des « actions plus inclusives et participatives » associant davantage les communautés locales au-delà des seuls intellectuels. L’auteur invite à mettre en valeur aussi bien « le traumatisme des douleurs subies » que « la fierté d’avoir triomphé de cette ignominie » et « les conséquences de ce passé dans la société haïtienne d’aujourd’hui » (p. 475).

Oeuvre d’un ethnologue, spécialiste des questions de patrimoine et de patrimonialisation, et non d’un historien, le texte présente quelques scories, avec des notions de base mal maîtrisées (guildive, engagés) ou des erreurs de détail (en 1802, l’esclavage est bien rétabli en Guadeloupe mais pas en Martinique, sous occupation britannique lors de la première abolition ; on ne peut parler d’esclaves s’agissant des héros de l’indépendance en 1803-1804 car ce sont des hommes libres depuis 1793, du moins pour la majorité d’entre eux). Affirmer l’existence d’une monoculture sucrière (p. 242) est inadéquat pour une colonie qui produisait certes 60 % du sucre mondial à la veille de la révolution, mais aussi 40 % du café et qui occupait le troisième rang pour la production de coton.

Plus largement, l’ouvrage témoigne également d’une connaissance un peu datée de l’histoire de l’esclavage dans la partie française de Saint-Domingue et des manières d’aborder certaines thématiques. La question de l’agentivité des esclavisés est oubliée et le positionnement spécifique des esclavisés créoles est quasi absent. La patrimonialisation de l’esclavage en milieu urbain n’est pas abordée, alors que l’expérience de l’esclavage y a été très particulière, comme l’a démontré magistralement Anne Pérotin-Dumon. Les travaux sur les libres de couleur de John Garrigus, Stewart King, Dominique Rogers et plus récemment Rob Taber sont complètement ignorés, ce qui est dommageable pour l’analyse des comportements des élites haïtiennes, notamment par rapport au projet de l’auteur de favoriser le vivre-ensemble dans une société haïtienne où les oppositions ne concernent pas les anciens propriétaires blancs et les anciens esclaves, mais des descendants de personnes de différentes nuances de couleur, certains étant libres de naissance ou par affranchissement et d’autres à la suite de l’émancipation de 1793 ou des combats victorieux de Toussaint Louverture et de ses troupes. Enfin, utiliser les écrits de Moreau de Saint-Méry ou Girod de Chantrans sans tenir compte du contexte de rédaction de leurs propos peut mener à des contre-sens. Ces quelques éléments ne remettent pas en question la grande richesse de cet ouvrage, extrait d’une thèse qui a obtenu en 2017 le prix du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage et dont les analyses feront date.