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Le livre intitulé Traditions, Traps and Trends. Transfer of Knowledge in Arctic Regions est un ouvrage collectif dirigé par Jarich Oosten[1] et Barbara Helen Miller. Les auteurs sont majoritaires des anthropologues venant des Pays-Bas. Conséquemment, cet ouvrage propose un regard anthropologique, mais aussi historique, sur la question du transfert des connaissances. En offrant tout d’abord au lecteur, comme trame de fond, un aperçu de l’histoire politique, sociale et culturelle des peuples arctiques, présenté par région, les auteurs articulent ensuite leurs contributions autour de données collectées sur le terrain. Une minorité des contributions se fonde sur des sources documentaires uniquement (Olsthoorn et Zorgdrager).

Les auteurs de cet ouvrage proposent des réflexions autour des notions de « transfert des connaissances » et de « connaissance » - ou « savoir », simplement « knowledge » en anglais - en prenant pour illustrations des pratiques particulières au sein de groupes autochtones de l’Arctique. Ces groupes sont plus précisément les Inuit du Nunavut et du Labrador (Canada), les Groenlandais et les Sámi de la Norvège. L’approche globale s’inscrit dans une mouvance, certainement aussi politique qu’épistémologique (voir notamment Denzin, Lincoln et Tuhiwai-Smith 2008 ; Martin 2013 ; Wilson 2008), de diversification des catégories et des formes du savoirs reconnues par les milieux académiques et scientifiques ; en somme, de décolonisation du savoir. En abordant d’entrée de jeu le concept de « savoir traditionnel », l’idée est de mettre en garde le lecteur contre la dichotomisation du savoir scientifique et de ces autres savoirs historiquement dévalués par la science. D’un point de vue anthropologique, les études présentées visent particulièrement à mettre de l’avant les perspectives des peuples arctiques à propos de leurs propres savoirs et pratiques de transmission, autrement dit, les idées et les valeurs qui les sous-tendent. Le transfert des connaissances est ici défini comme le transfert, ou l’échange, de savoirs soit entre Autochtones et non-Autochtones, soit au sein même de groupes autochtones (p. XIII). Ainsi, pour les auteurs, l’étude des pratiques de transfert des connaissances ouvre la voie à une meilleure compréhension à la fois des dynamiques internes à une société et des modes d’interaction entre les sociétés. Celles-ci étant rarement en rapport parfaitement égalitaire, les échanges de savoirs entre sociétés peuvent révéler notamment des efforts d’assimilation d’un côté, et des stratégies de résistance ou de revitalisation de l’autre (voir notamment Sahlins 1999).

Cet ouvrage s’adresse à un public déjà initié à une certaine réflexion universitaire autour de la notion de savoir, sans nécessairement être informé sur les peuples arctiques en particulier, car les auteurs fournissent les mises en contexte nécessaires. Les auteurs abordent le thème principal de l’ouvrage en particulier dans les domaines de l’éducation et de la politique (Rasing, Laugrand et Oosten), du religieux (Olsthoorn), de la santé (Miller) et de l’expression artistique (Zorgdrager), mais aussi à travers ses dimensions spatiale (Dam) et matérielle (Buijs). Plusieurs suggèrent aussi une réflexion à propos de la notion d’Inuit qaujimajatuqangit (IQ), ces savoirs inuit traditionnels aujourd’hui reconnus et mis en valeur par le gouvernement du Nunavut.

D’abord, Willem C. E. Rasing retrace les transformations dans la nature des savoirs transmis et utilisés par les Inuit, allant des savoirs dits « traditionnels » mobilisés pour la survie dans la toundra (isumaqsajuq), aux savoirs transmis dans les écoles (ilisaijuq), et enfin aux savoirs « politisés » par le gouvernement inuit du Nunavut (qaujimajatuqangit). Il termine en abordant les défis entourant la volonté politique de combiner certains aspects des isumaqsajuq et des ilisaijuq dans le système d’éducation actuel, comme moyen d’appliquer les IQ dans ce secteur public. Ensuite, Thea Olsthoorn présente un excellent exemple d’échange « in both ways » entre des Inuit et des non-Inuit. Cet échange se passe au XVIIIe siècle entre les Inuit du Groenland et du Labrador, et les missionnaires moraves. Les premiers enseignent leur langue, alors que les seconds transmettent les enseignements bibliques en passant par l’alphabétisation des Inuit. L’acte de transmission est présenté comme étant consenti et interconnecté, les missionnaires n’ayant pas pu convertir les Inuit sans apprendre leur langue.

Frédéric Laugrand et Jarich Oosten réfléchissent également à la notion d’IQ et aux défis de leur intégration au sein du système scolaire au Nunavut. Ils discutent plus particulièrement du rôle des aînés dans la transmission des savoirs traditionnels et de la faible adhérence de ceux-ci au concept d’IQ. Ce concept, développé par une génération plus jeune et instruite, a une forte charge politique, morale et idéologique, qui contraste avec le savoir des aînés et sa dimension cosmologique. Enfin, les auteurs affirment que l’éducation scolaire ne peut se substituer à l’éducation familiale, car ces deux formes d’éducation transmettent des savoirs de nature différente et de différentes façons. Selon eux, il est difficile de croire que les savoirs traditionnels inuit puissent cadrer avec le système scolaire actuel sans perdre leur essence, leur diversité et leur valeur. Kim van Dam s’intéresse au rôle du lieu dans le transfert des connaissances et ce, à travers des données récoltées auprès de la communauté de Pond Inlet (Nunavut, Canada). Elle aborde l’impact du changement de mode de vie, aujourd’hui sédentaire, sur la transmission des savoirs traditionnels inuit (IQ) aux jeunes générations. Bien que, chez les jeunes, le territoire conserve une signification importante sur plusieurs plans dont celui de l’acquisition des savoirs traditionnels, les écoles et les maisons sont aujourd’hui les lieux propices à l’apprentissage de nouveaux savoirs, tout aussi importants pour eux.

Cunera Buijs utilise le contexte muséal pour explorer la transmission du savoir avec les Iivit (Groenland de l’Est). À travers un projet collaboratif de rapatriement virtuel d’une collection d’artéfacts, cinq consultants iivit sont invités au National Museum of Ethnology à Leiden (Pays-Bas) afin de discuter, avec une équipe de conservateurs, d’objets venant de leurs ancêtres. Ce projet est l’occasion de reconnecter la culture matérielle à l’héritage « intangible » des Iivit (savoirs, langues, histoires, valeurs, etc.), en faisant revivre l’une et l’autre, et de décoloniser les collections. Selon l’auteure, le musée, en tant que « contact zone », permet le dialogue à plusieurs, l’émergence de nouvelles pratiques de transfert des connaissances, et la multiplication des significations et des interprétations. Barbara Helen Miller s’intéresse aux savoirs liés à la guérison chez les Sàmi en prenant pour contexte l’enseignement que donne une guérisseuse aînée à son fils en vue de faire de lui son successeur. Miller analyse la nature de ce savoir qui lie le physique et le spirituel, l’individu à la communauté. Elle parle d’une médecine psychosomatique, ancrée dans le religieux. Elle soulève par ailleurs le contexte historique et politique dans lequel s’inscrivent la ténacité et le transfert de ce savoir.

Nellejet Zorgdrager présente une analyse de la popularisation de chansons d’origine sámi qui ont été traduites dans plusieurs langues. Il montre la façon dont la circulation et la transmission de ces chansons ont contribué aux idées que les autres sociétés se font des Sámi. Dans une deuxième contribution, ce même auteur démontre que la narration (« storytelling ») est toujours un moyen pertinent de transmission des savoirs. L’histoire de la rébellion des Kautokeino de 1862 continue d’être racontée de façon orale, et fut aussi l’objet d’un film. L’auteur soutient que la mise à l’écran de l’histoire a permis de soulager un sentiment de honte lié à cet événement.

Cet ouvrage a le mérite de présenter des cas de figure très diversifiés en matière de transfert et d’échange de connaissances. Les auteurs démontrent bien le dynamisme des savoirs propres à un groupe ou à société, le fait qu’ils sont toujours en mouvance, en redéfinition en rapport à l’environnement et en relation avec les autres. Les savoirs sont ainsi à la fois intrinsèquement historiques et nécessairement politiques. Enfin, à la fois la nature des savoirs et les pratiques de transfert évoluent et ils s’influencent mutuellement dans leurs transformations. L’ouvrage apporte ainsi une contribution originale tant aux études inuit qu’aux études sur la ou les connaissance(s). Dans le contexte académique et politique actuel où la notion de transfert des connaissances - avec celles de décolonisation et de l’interdisciplinaire - prend de plus en plus de place, il nous paraît important de nous rappeler que, dans toute relation, le transfert est rarement à sens unique et que l’échange est toujours plus enrichissant.