Corps de l’article

Introduction

La pandémie bouleverse le quotidien des familles depuis plus d’un an. En plus des craintes et des incertitudes liées au virus de la COVID-19, la pandémie a exigé de redéfinir plusieurs routines journalières, dont les activités et loisirs, l’accès aux services et aux biens, le travail, la scolarisation et les relations interpersonnelles.

Le confinement se trouve au cœur de nombreuses mesures de santé publique mises en place pour mitigerla propagation de la COVID-19, à savoir le fait de rester à la maison et de limiter les contacts extérieurs aux personnes habitant sous le même toit (Organisation mondiale de la santé, 2020). Les familles ont ainsi été privées d’un réseau relationnel important. De fait, les familles inscrivent habituellement leur quotidien au sein d’un réseau de relations sociales qui contribue au développement des individus, mais aussi au bien-être des enfants et des parents (Wright et Leahey, 2014). Ce réseau comprend généralement d’autres adultes, membres de la famille élargie, qui participent aux soins et à l’éducation des enfants. Parmi ces relations sociales, les grands-parents jouent un rôle prépondérant dans la vie de leurs petits-enfants. Cet ordre de confinement, lié à l’injonction d’éviter les contacts intergénérationnels du fait de la vulnérabilité des personnes âgées à la COVID-19, a eu des impacts particuliers pour les familles qui ont vu le rôle essentiel jouer par les grands-parents être compromis (Glazer, 2020). Cet article fait état d’une étude portant sur l’expérience des parents et de leurs enfants de la COVID-19 et des mesures sociosanitaires visant à limiter sa propagation. Plus spécifiquement, il vise à décrire l’expérience d’enfants et d’adolescents de leur relation avec leurs grands-parents au cours de la pandémie, ainsi que des stratégies mises en place afin de maintenir cette relation, malgré les mesures de distanciation physique imposée.

Effets du confinement sur les familles et les enfants

Le 13 mars 2020, un état d’urgence sanitaire a été déclaré au Québec en réponse à la pandémie de COVID-19. Une période de confinement de six semaines pendant lesquelles les écoles, les garderies et les commerces non essentiels ont suspendu leurs activités a alors été mise en place. Les familles du Québec ont dû passer plus de temps à l’intérieur de leur domicile sans pouvoir investir les relations ainsi que les loisirs extrafamiliaux. Elles ont été contraintes de se replier sur elles-mêmes sans pouvoir compter sur l’aide extérieure. Les mesures de santé publique restrictives ont agi sur la dynamique des familles directement en dictant le temps, l’espace et les activités partagés. Elles ont rendu aussi plus complexe la conciliation des rôles assumés par chacun (parent, travailleur, soignant, étudiant, etc.) (Ellis et al., 2020).

Différentes études ont établi que la santé mentale des parents s’est dégradée depuis le début de la pandémie (Brown et al., 2020 ; Gassman-Pines et al., 2020 ; Gervais et al., 2021 ; Patrick et al., 2020). De nombreux stresseurs contextuels ont été recensés : les difficultés financières, l’incertitude, le changement des routines familiales, la surcharge des responsabilités parentales, le télétravail avec des enfants à la maison et la supervision des apprentissages scolaires des enfants (Carroll et al., 2020 ; Larcher et al., 2020).

En ce qui concerne les enfants et les adolescents, ces derniers ont vu leur quotidien bouleversé notamment par la fermeture des écoles (Jiao et al., 2020 ; O’Reilly et al., 2020) et la suspension de leurs activités parascolaires (Douglas et al., 2009 ; Larcher et al., 2020). Il a été bien documenté que la fermeture des écoles a eu un impact négatif sur le bien-être des enfants, ainsi que sur leurs performances académiques et leur persévérance (Green et al., 2021 ; Haeck et Lefebvre, 2020). Des émotions conflictuelles ont été recensées chez les enfants en lien avec le confinement : peur, inquiétude, tristesse, impuissance, solitude, calme, sécurité et joie d’être avec leur famille (Idoiaga Mondragon et al., 2020 ; Lafantaisie et al., 2020 ; Saurabh et Ranjan, 2020). Un niveau de détresse plus élevé qu’en temps normal a aussi été observé chez les adolescents (Tardif-Grenier et al., 2020).

Cependant, certains facteurs de protection peuvent favoriser l’adaptation individuelle et familiale à la pandémie. Au niveau familial, la capacité à communiquer au sujet de la pandémie (Carroll et al., 2020 ; Idoiaga Mondragon et al., 2020) de même qu’un sentiment de cohésion semblent particulièrement importants (Behar‐Zusman et al., 2020 ; Gard et al., 2020 ; Prime et al., 2020). En effet, la qualité des interactions et des liens permet d’optimiser la résilience des familles et de favoriser un meilleur ajustement de l’enfant aux défis de la pandémie (Prime et al., 2020), mettant en lumière le rôle crucial de la famille pour le bien-être des enfants en cette période. Or, les grands-parents, maillon important du bien-être des familles (Bender-Tinguely et al., 2020), n’ont pu être présents auprès de leurs enfants et petits-enfants pendant la pandémie, du fait de leur vulnérabilité à la COVID-19 et des mesures plus restrictives de confinement leur étant conseillées (Gilligan et al., 2020).

L’implication des grands-parents dans la vie de leurs petits-enfants : un survol des écrits

Pour des raisons démographiques, les grands-parents joueraient aujourd’hui un rôle encore plus important et influent dans la vie de leurs petits-enfants qu’auparavant (Dunifon et al., 2018 ; Jappens et Van Bavel, 2019). L’espérance de vie a considérablement augmenté depuis les années 1900. Les grands-parents peuvent être présents plus longtemps dans la vie de leurs petits-enfants (Dunifon et al., 2018 ; Jappens et Van Bavel, 2019), la relation grand-parent/petit-enfant pouvant perdurer pendant des décennies (Bernhold, 2019). De plus, la diminution des taux de fertilité caractéristique des dernières décennies fait en sorte que les grands-parents ont plus de temps à accorder à un nombre réduit d’enfants, ce qui facilite le développement d’une relation significative (Jappens et Van Bavel, 2019). La croissance des familles monoparentales et l’augmentation des taux d’emplois chez les mères influencent également l’importance potentielle du rôle que peuvent jouer les grands-parents dans la vie de leurs petits-enfants (Dunifon, 2013). D’ailleurs, leur implication favorisait la participation des mères au marché du travail (Posadas et Vidal-Fernandez, 2013).

L’ensemble de ces facteurs contribuent à ce que les petits-enfants passent une quantité considérable de temps avec leurs grands-parents. Aux États-Unis, 50 % des jeunes enfants, 35 % des enfants d’âge primaire et 20 % des adolescents voient leurs grands-parents chaque semaine (Dunifon et al., 2018) alors que 25 % des grands-parents s’occupent quotidiennement de leurs petits-enfants (Cantillon et al., 2021). En moyenne, selon les auteurs, les enfants provenant d’une famille avec deux parents passeraient 13 heures par semaine avec leurs grands-parents comparativement à 16 heures pour ceux des familles monoparentales (Dunifon et al., 2018).

La relation entre les grands-parents et leurs petits-enfants en est une qui est caractérisée par l’affectivité, la confiance et qui est bénéfique à la fois pour les grands-parents et les petits-enfants (Mansson, 2020). Le fait d’être grand-parent est une expérience joyeuse qui influence de façon positive leur satisfaction de vie (Mansson, 2020). D’ailleurs, les grands-parents ayant des interactions fréquentes et jugées positives avec leurs petits-enfants sont physiologiquement et psychologiquement en meilleure santé (Mansson, 2020). Les petits-enfants peuvent aussi être considérés comme une ressource émotionnelle prépondérante pour les grands-parents (Mansson, 2020). Être grand-parent serait ainsi l’aspect le plus satisfaisant et important de la vie d’une majorité de personnes âgées dans cette situation (Mansson, 2016).

Pour les petits-enfants, avoir une relation perçue comme étant positive avec leurs grands-parents est associé à des symptômes dépressifs réduits et à moins de difficultés éducationnelles et sociales, ainsi qu’à une diminution de la prise de risque (ex. consommation d’alcool ou de drogues) (Hank et al., 2018 ; Jappens et Van Bavel, 2019 ; Mansson, 2016). On dénote également une meilleure estime de soi une satisfaction accrue face à la vie des enfants qui maintiennent des liens positifs avec leurs grands-parents (Jappens et Van Bavel, 2019 ; Mansson, 2020). En outre, cela peut influer sur leur développement de façon bénéfique en raison de l’influence des grands-parents sur leurs attitudes par rapport à l’école, à l’amour, au mariage et au développement de relations interpersonnelles de proximité (Mansson, 2016). Il s’agirait d’ailleurs de la relation la plus importante dans la vie des enfants à l’exception de la relation avec leurs parents (Mansson, 2020).

Les grands-parents peuvent jouer différents rôles dans la vie de leurs petits-enfants : amis, mentors, conseillers et motivateurs notamment (Bernhold et Giles, 2020 ; Yorgason et al., 2011). Par exemple, les grands-parents peuvent apprendre à leurs petits-enfants à cuisiner ou à faire le ménage. Ils peuvent aussi renseigner leurs petits-enfants sur leur histoire familiale. Les grands-parents ont tendance à s’occuper des enfants lorsqu’ils sont malades, les aider à faire leurs devoirs et leur offrir du soutien émotionnel. Ils vont ainsi leur donner des conseils, les épauler pour résoudre des conflits, faire preuve de fierté face à leurs réussites, partager des secrets, jouer avec eux, discuter du futur et assister à leurs événements scolaires, bref, passer du temps de qualité avec leurs petits-enfants. Ils peuvent être un modèle et leur transmettre des valeurs (Dunifon et al., 2018 ; Hank et al., 2018 ; Mansson, 2020). Les grands-parents sont appelés à occuper un rôle crucial et influent dans la vie leurs petits-enfants (Dunifon et Bairacharya, 2012 ; Smorti et al., 2012).

Les grands-parents sont également une source importante de soutien émotionnel, affectif, social et financier auprès de leurs enfants (Mansson, 2016) en les aidant à assumer leur rôle parental (Dunifon et al., 2018) ou en les appuyant en période de crise familiale (ex. divorce) (Jappens et Van Bavel, 2019). Ils sont également présents pendant l’adolescence et la préadolescence lorsque les conflits entre les enfants et les parents sont plus probables (Yorgason et al., 2011).

Bref, il s’agit d’une relation qui est mutuellement bénéfique pour les grands-parents, les parents et les petits-enfants et qui contribue au bien-être des familles (Bender-Tinguely et al., 2020; Gair, 2017; Mansson, 2016). Or, dans le contexte de pandémie de la COVID-19, qui s’avère particulièrement dangereuse pour les personnes âgées, les consignes de santé publique insistent sur l’importance d’éviter les contacts entre grands-parents et petits-enfants afin de protéger la santé des personnes âgées, ce qui a conduit à l’isolement des grands-parents de leur famille. Ces mesures ont ainsi mis fin au soutien pouvant être offert par les grands-parents à leur famille alors que les écoles et garderies étaient fermées, du fait du confinement (Cantillon et al., 2021). La responsabilité de s’occuper des enfants, mais aussi d’assurer leur éducation a alors été laissée à la seule charge des parents qui ont été privés d’un soutien important, contribuant à alourdir leur fardeau familial. Les enfants, quant à eux, n’ont pas pu bénéficier d’une relation particulière et réconfortante, dans une période marquée par l’incertitude.

L’étude Réactions : récits d’enfants et d’adolescents sur la COVID-19

Le projet Réactions[1] repose sur un devis mixte longitudinal de type concomitant avec triangulation et prépondérance qualitative (Creswell et Clark, 2011) qui permet l’investigation subjective du point de vue des jeunes et d’un de leur parent sur les retombées de la COVID-19. Afin de tenir compte de l’évolution de la pandémie, trois temps de mesure qui combinent des méthodes qualitatives et quantitatives ont été réalisés (T1 : fin avril à mi-mai 2020, pendant le confinement au Québec ; T2 : fin juin à mi-juillet, lors des mesures de déconfinement progressives ; T3 : mi-octobre à mi-novembre 2020, période caractérisée par l’escalade de l’intensification des mesures sociosanitaires et au début de la deuxième vague).

Recrutement des participants

Les participants ont été recrutés via les réseaux sociaux (Facebook) ainsi que par les infolettres d’organismes dédiés à la famille (Fédération québécoise des organismes communautaires famille, Centre d’études et de recherche en intervention familiale, etc.). La visibilité médiatique de l’étude a contribué au recrutement des participants. Pour participer à l’étude, les familles devaient : 1) avoir au moins un enfant âgé de 7 à 17 ans ; 2) avoir accès à une connexion internet ; 3) être en mesure de comprendre et de s’exprimer en français.

La porte d’entrée des enfants au projet était la complétion préalable, par l’un des parents, d’un questionnaire en ligne comprenant différentes mesures standardisées permettant de documenter leur état de santé, leur fonctionnement individuel, familial et social, leur bien-être ainsi que la sévérité de l’exposition de leur famille à la COVID-19 (Lafantaisie et al., 2020). Les parents indiquaient à la fin s’ils consentaient que nous communiquions avec leur enfant pour la partie qualitative. Seuls les enfants ont participé au volet qualitatif sur lequel s’appuie exclusivement le présent article. Les parents ont été rejoints avant le début du T2 et du T3 pour les inciter à remplir à nouveau les mêmes questionnaires et redonner leur consentement à ce que nous rencontrions leur enfant.

Afin de favoriser la rétention des participants, ce qui pose défi lors d’études longitudinales (Gifford et al., 2007), certaines stratégies ont été mises en place, dont un remerciement individualisé à chaque parent suite aux entretiens avec leur enfant et l’envoie des articles de journaux publiés à partir des résultats. Une stratégie très efficace a été d’attribuer une intervieweuse à un groupe d’enfants spécifiques, permettant ainsi de créer un lien de confiance et un sentiment d’appartenance au projet. La grande majorité de nos jeunes participants ont rencontré la même intervieweuse aux trois temps de mesure. Enfin, une rétribution d’une valeur de 10 $ par temps de mesure a été remise aux enfants, sous forme de carte cadeau, comme dans nos études précédentes (Côté et al., 2019 ; Gervais et al., 2020). Un tirage au sort a permis de distribuer entre les parents quatre cartes cadeaux d’une valeur de 50 $ par temps de mesure.

Portrait des participants

L’échantillon des jeunes ayant participé aux trois temps de mesure est constitué de 154 enfants et adolescents, soit 94 filles, 59 garçons et 1 jeune non-binaire (T1 N=195 ; T2 N=168 ; T3 N=154). Ils proviennent de 97 familles et sont âgés de 7 à 17 ans (X = 11 ans). Plus précisément, 69 enfants (7-10 ans), 55 préadolescents (11-13 ans) et 30 adolescents (14-17 ans) ont été rencontrés. S’ils habitent 15 des 17 régions administratives du Québec, la majorité d’entre eux résident dans certaines régions spécifiques, à savoir l’Outaouais (26,2 %), Montréal (17,2 %), la Montérégie (13,1 %) et les Laurentides (13,1 %). Sur le plan sociodémographique, les parents participants vivent principalement en couple (80 % sont mariés ou vivent en union de fait) et 51,6 % d’entre eux ont deux enfants. Une minorité de parents (12,6 %) ont un seul enfant, 24,2 % ont trois enfants et 11,6 % des participants ont quatre ou cinq enfants. Par ailleurs, 76 % des parents détiennent un diplôme ou un certificat universitaire alors que 19,5 % d’entre eux ont terminé leurs études collégiales. Seulement 7,4 % des parents rapportent un revenu annuel familial brut de moins de 40 000 $ et 19,5 % d’entre eux présentent un revenu entre 40 000 et 80 000 $, 22,2 % mentionnent avoir un revenu entre 80 000 $ et 120 000 $ et 43,3 % d’entre eux bénéficient d’un revenu familial annuel supérieur à 120 000 $.

Cadre théorique

L’approche centrée sur l’enfant a servi de cadre pour guider la collecte de donnée auprès des jeunes participants. Cette approche stipule que les besoins et le bien-être de l’enfant sont une priorité pour l’équipe de recherche (Edmond, 2006), guidant le choix des questions de recherche, les méthodologies privilégiées ainsi que les techniques d’analyse des données (Côté et al., 2020a). Reconnaissant l’importance de recueillir les perceptions des principaux concernés par une situation afin de créer des connaissances représentatives (Lavoie et al., 2020), l’approche centrée sur l’enfant considère ce dernier comme l’expert de son vécu et donc, le mieux placé pour conseiller les chercheurs dans le processus d’articulation d’un projet de recherche (Race et O’Keefe, 2017). Les enfants peuvent porter un regard innovant et pertinent quant à la méthodologie à préconiser. Dans le cadre d’une recherche privilégiant une approche centrée sur l’enfant, les chercheurs doivent faire l’effort de se distancer de leurs propres représentations pour rapporter les réalités enfantines le plus fidèlement possible (Côté et al., 2020a). Le récit de l’enfant doit être analysé dans son contexte et l’essence de son discours doit être préservée (Lavoie et al., 2020). En concordance avec l’approche, nous avons formé un groupe conseil de 8 enfants, non compris parmi les participants, afin de soutenir l’équipe de chercheures dans la conceptualisation des outils de collectes de données. Ces enfants ont permis de valider et bonifier les canevas d’entretiens et les activités d’étayage à chacun des temps de mesures, préalablement aux collectes de données. Même si pour les enfants de 13 et moins le consentement à participation relève de la prérogative parentale, nous avons développé un formulaire d’assentiment basé sur nos recherches précédentes (Côté et al., 2020b) et avons fait primer le dissentiment de l’enfant au consentement de son parent. Ainsi, quelques jeunes personnes ont refusé de participer à la recherche, malgré le consentement de leur parent et nous les avons retirées de l’échantillon. Au même titre, certains jeunes ont refusé de participer au temps de mesures subséquentes, ce que nous avons respecté, nonobstant le fait que nous avions l’approbation parentale à poursuivre avec l’enfant.

Outils de collectes de données auprès des enfants

Afin de recueillir l’expérience de la pandémie telle que vécue par les jeunes, des entretiens semi-dirigés individuels effectués à l’aide de la plateforme Zoom ont été conduits auprès d’eux à chaque temps de collectes. D’une durée d’environ 45 minutes, ils ont été structurés autour d’une situation d’étayage, ce qui favorise l’implication active de l’enfant (Bensala, 2013) tout en maximisant son apport dans la construction des savoirs (Kirk, 2007). Deux situations d’étayage ont été utilisées. La première consiste en une activité de tri des métaphores (Metaphor Sort Technique) qui permet de saisir la compréhension, les préoccupations et les sentiments des enfants en lien avec des réalités complexes, dont la maladie (Clark, 2004). Concrètement, une dizaine d’images illustrant de manière abstraite différents aspects de la pandémie de COVID-19 et offrant une variété d’interprétations possibles ont été proposées aux jeunes. Chaque enfant a classé les images en deux catégories, soit celles qui représentent son expérience du confinement et celles qui sont différentes. Le jeune participant a ensuite été invité à expliquer son choix, les images soutenant la construction de son discours explicatif et argumentatif (Kirk, 2007). Pour l’activité d’étayage du T2, les jeunes ont été invités à apporter un objet représentant leur dernier mois afin d’en discuter avec la personne conduisant l’entrevue. Cet objet se voulait une représentation symbolique décrivant la façon dont les jeunes participants avaient vécu le mois précédant l’entrevue. Des questions permettant d’explorer la signification concrète ou abstraite de l’objet pour l’enfant et ainsi d’avoir accès au thème central de son expérience du dernier mois ont ensuite guidé la discussion. Au T3, aucune activité d’étayage n’a été mise en place. Les enfants ont discuté, sans difficulté, de leur expérience sans le soutien d’images ou d’objets.

Cinq thèmes ont été abordés lors des entretiens semi-dirigés, et ce, à chaque temps de mesure. Il s’agit : 1) des représentations de la COVID-19 et des mesures de prévention ; 2) de l’expérience individuelle et familiale de la pandémie ; 3) de l’expérience scolaire ; 4) des stratégies d’adaptation et le soutien reçu ; et 5) des représentations de l’avenir.

Stratégies d’analyses

L’analyse combinée des notes de terrain et des verbatims d’entrevue a été priorisée comme stratégie (Tessier, 2012). À la suite de chaque entrevue, un condensé de recherche a été rédigé selon un format préétabli suivant le guide d’entretien par les intervieweuses, et ce, afin de maximiser la fidélité des informations recueillies. Ces condensés (N : 195 au T1, 168 au T2 et 154 au T3) font office de notes de terrain et ont été soumis à une analyse de contenu (Bardin, 2013). Puis, les entrevues ont été classées en fonction de la diversité des situations personnelles des participants (âge, genre, région, modalité de scolarisation, etc.), des expériences racontées et de la richesse de leur discours. Les entrevues priorisées lors de ce classement ont été transcrites sous forme de verbatim (N=203), pour ensuite être soumises à une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). Le logiciel NVivo a aidé à la codification. Les thèmes récurrents des connaissances et de l’expérience des enfants en lien avec la COVID-19 ainsi que des éléments qui contribuent et nuisent à leur bien-être en contexte de pandémie ont pu y être identifiés. Suite à cette codification, nous avons constaté à quel point les grands-parents revenaient spontanément dans le discours de nos jeunes participants et que cela teintait leur expérience globale de la situation pandémique. De fait, 87 % des enfants ont mentionné leurs grands-parents (40 % d’entre eux à un seul temps de mesure, 37 % à deux temps et 23 % aux trois temps). Or, aucune question du guide d’entrevue ne faisait explicitement référence aux grands-parents. Ce thème est revenu régulièrement dans des questions plus larges, telles que « Qu’est-ce qui est difficile dans le confinement ? Est-ce qu’il y a des activités dont tu t’ennuies ? » (T1), « Quels sont les changements pour toi depuis le déconfinement ? Que trouves-tu facile ou difficile dans les mesures sociosanitaires ? (T2) », et enfin « Comment se sont passés les derniers mois depuis notre dernière rencontre ? Quels sont tes trucs pour aller mieux quand tu trouves la situation difficile ? (T3) ».

Les extraits contenant une référence aux grands-parents ont été extraits du corpus global pour être réanalysés séparément. Une approche thématique inductive a été utilisée sur ce corpus particulier ce qui a permis de dégager les thèmes suivants : les préoccupations à l’égard de leurs grands-parents, les impacts des mesures sur la relation et les stratégies mises en place pour compenser le manque ressenti.

Résultats

Presque tous les enfants nous ont parlé des conséquences de la pandémie sur les relations avec leurs grands-parents. Leurs préoccupations pour la sécurité de leurs grands-parents sont prégnantes dans leur discours. Si certaines familles ont développé des stratégies pour maintenir les contacts malgré les mesures de distanciation, d’autres ont eu plus de difficultés à se conformer aux impératifs de la santé publique. Cette section fait état des craintes des enfants à l’égard de la sécurité de leurs grands-parents, de l’ennui induit par la séparation causée par les mesures sociosanitaires de même que de la façon dont ils y ont fait face.

« J’ai peur que mamie meure »

Comme le virus est spécialement dangereux pour les personnes âgées, il n’est pas surprenant que les discours de santé publique aient, dès le début, encouragé les personnes âgées à respecter scrupuleusement le confinement et à limiter les rencontres. Les contacts intergénérationnels, impliquant notamment les grands-parents et leurs petits-enfants, ont été soupçonnés d’être particulièrement à risque pour la transmission du virus aux personnes âgées (Cheng et al., 2020). Cette narration positionnant les enfants en vecteurs de la maladie et leurs grands-parents comme des victimes potentielles, raisonne singulièrement dans le discours de nos jeunes participants. Ils se montrent peu inquiets des effets néfastes de la COVID-19 pour eux-mêmes, mais ils sont davantage préoccupés pour leurs grands-parents. Les propos de Lydia, 16 ans, interviewée dès les premières semaines de la pandémie, reflètent d’ailleurs ce qu’en pense la grande majorité des jeunes rencontrés : « [p]our moi, ce n’est pas si épeurant, d’autant plus que je ne suis pas à risque. Je suis plus inquiète pour mes grands-parents ».

Plusieurs évoquent avec une certaine détresse penser à combien ils seraient malheureux et se sentiraient coupables si, sans le vouloir, ils transmettaient le virus à leurs grands-parents. Au troisième temps de collecte alors qu’elle posait un regard rétrospectif sur les 6 mois écoulés depuis le début de la pandémie, Laura-Marie, 17 ans, expliquait :

« [l]a pandémie a tellement touché le monde différemment. Si j’avais perdu ma grand-mère, honnêtement je n’aurais jamais dit qu’il y avait du positif qui serait sorti de ça, zéro. J’aurais grandi de ça, mais le décès de ma grand-mère aurait take-over complètement. »

La peur de transmettre la COVID-19 à leurs grands-parents ou que ces derniers contractent la maladie contribue au fait que plusieurs ont scrupuleusement respecté les mesures sociosanitaires, particulièrement la distanciation physique, même une fois le déconfinement amorcé. Lorsque nous la rencontrons au deuxième temps de mesure, Sofia, 15 ans, explique

« [j]’ai vu mes grands-parents […]. On essaie de rester à deux mètres, on s’entend. Ma grand-mère est comme : “Viens me donner un bec.” Pis je préfère pas. »

Outre les préoccupations pour la santé de leurs grands-parents, il est intéressant de noter que les jeunes rencontrés s’inquiètent également de leur bien-être, en particulier lors du premier temps de mesure. Si les jeunes comprennent très bien le rationnel derrière le confinement strict imposé aux personnes âgées, ils se questionnent néanmoins sur les effets de cet isolement, conduisant certains à se mobiliser pour s’assurer que leurs grands-parents ne se sentent pas trop esseulés. Alexane, 12 ans, fait des efforts en ce sens : « [n]os grands-parents, il faut qu’on les appelle, qu’on s’assure qu’ils ne sont pas tous seuls dans ça ».

Malgré leur compréhension des mesures sociosanitaires, la peur de voir leurs aïeuls mourir de la COVID-19 et l’absence de contacts avec les grands-parents pèsent lourdement sur les épaules des jeunes participants qui décrivent cette absence comme étant l’élément pandémique qui bouleverse le plus leur vie.

« La chose la plus difficile de la COVID c’est de ne pas voir mes grands-parents » 

La majorité de nos jeunes participants ont des grands-parents présents et très impliqués dans leur vie. Or, la crise pandémique a complètement bouleversé le fonctionnement quotidien des familles rencontrées alors que le confinement s’est interposé de façon rapide et brutale dans les interactions nombreuses et régulières qu’entretient une grande partie des participants avec leurs grands-parents. Plusieurs allaient chez ces derniers après l’école, d’autres passaient des fins de semaine en leur compagnie, certains habitaient dans un même édifice. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’absence de contact soit ce que les jeunes considèrent comme étant le plus difficile à vivre des mesures de confinement et cela, d’autant plus que leurs habitudes de vie et leur quotidien s’en trouvent chamboulés. Antonin, 9 ans, raconte ainsi, au deuxième temps de mesure, son désarroi d’avoir été séparé de sa grand-mère pendant le grand confinement alors qu’elle vivait juste à côté dans le logis parental.

« Pendant le COVID c’était vraiment dur, parce qu’on habitait dans la même maison que ma mamie. C’est comme un duplex, mais au lieu dans la cave, il y avait ma chambre et une petite porte qui menait à un mini appartement dans notre maison, pis c’était à ma mamie. Faque c’était vraiment dur pour moi de ne pas traverser la porte. Pis moi pis mes parents on ne savait pas trop si on pouvait la voir ou pas, si ça comptait dans notre maison, mais on a décidé de pas aller la voir pour qu’elle soit plus en sécurité. » 

Ainsi, plusieurs jeunes dénotent non seulement s’ennuyer de voir leurs grands-parents, mais surtout de la perte d’activités quotidiennes pratiquées ensemble. Par exemple, avant que la pandémie ne débute, certains passaient tous leurs vendredis soir avec leurs grands-parents ou allaient dormir chez eux au moins une fois par semaine. Avec le confinement, la poursuite de ces activités devenait impossible. C’est ainsi que Robin, 8 ans, s’est senti privé d’une relation particulièrement privilégiée avec ses grands-parents, lorsque nous l’avons rencontré au T1 : « [e]uhm, c’est qu’en fait je peux plus comme aller souper chez mes grands-parents comme d’habitude. D’habitude le dimanche ou le samedi j’y allais ».

La perte de ces activités régulières avec leurs grands-parents se conjugue pour certains en un sentiment de solitude.

« Je trouve que je suis un peu seul en confinement, même avec mes parents. Je me trouve un peu genre, seul parce que moi je suis habitué à presque à chaque semaine de voir mes grands-parents pis genre vraiment aller les voir, souvent. » (Emmanuel, 8 ans)

Non seulement les jeunes aimeraient passer du temps avec leurs grands-parents comme ils le faisaient avant la pandémie, mais aussi de pouvoir constater par eux-mêmes comment ils se portent en ces temps de grands changements et d’incertitudes. Le fait de ne pas pouvoir s’assurer du bien-être de leurs grands-parents amplifie le sentiment de désarroi que rencontrent certains d’entre eux, tel que nous le raconte Connor, 12 ans, lors des premières semaines de la pandémie :

« [b]en je sais que c’est impossible, mais j’aimerais beaucoup aller voir mes grands-parents, pour voir comment ils vont pis tout ça ».

Parmi les souhaits énoncés par plusieurs, revient l’idée de retrouver le même genre de contacts qu’ils avaient avec leurs grands-parents avant la pandémie. Lorsqu’on demande aux jeunes ce qu’ils désirent le plus, plusieurs mentionnent pouvoir voir leurs grands-parents plus souvent, pouvoir les prendre dans leurs bras sans avoir peur de les contaminer et, entre autres, pouvoir vivre avec (ou près d’) eux pour passer plus de temps ensemble et qu’ils se sentent moins seuls. À cet effet, une fois que la pandémie sera terminée, plusieurs ont souligné que la première chose qu’ils feront c’est de voir leurs grands-parents, comme le confie Karl, 13 ans : « [j]’ai une liste de gens que je veux voir dès que je vais pouvoir voyager. Je vais voir mes grands-parents ».

Par ailleurs, bien que pendant l’été plusieurs jeunes ont pu voir leurs grands-parents, notamment en allant ensemble au chalet ou en camping, ils semblaient néanmoins conscients que les contacts avec eux restaient régis par des contingences de santé publique, enlevant toute spontanéité dans leurs élans naturels envers leurs grands-parents. La question de la gestion des contacts physiques est prépondérante dans le discours des enfants. Leurs témoignages sont empreints de cette déception de ne pas pouvoir faire et recevoir des câlins, d’être restreints dans leur désir d’embrasser leur mamie ou leur papy, dans celui de les coller, bref, dans tous ces petits gestes d’affection qui caractérisent cette relation entre un enfant et son grand-parent. En ce sens, pouvoir « voir » leurs grands-parents n’est nettement pas suffisant pour bon nombre d’entre eux, comme l’exprime si candidement Sabrina, 8 ans : « [j]e n’aime pas ça voir mes grands-parents et de pas pouvoir leur faire de câlin ».

Après avoir pu passer un été en ayant plus de contact avec les grands-parents, le retour de l’imposition de mesures sociosanitaires plus strictes lors de la deuxième vague à l’automne 2020 apporte un certain niveau de découragement et est vécu plutôt difficilement par certains jeunes. « Ma région est devenue rouge, donc là, je ne peux plus voir ma grand-mère. Je trouve ça dur », témoigne Andréa, 14 ans.

Pour contrer cet ennui, particulièrement lors du confinement du printemps 2020, certains participants ont développé différentes stratégies numériques pour maintenir les contacts avec leurs grands-parents. Au fur et à mesure que la pandémie perdure et que les mesures de distanciation se poursuivent, certaines familles opteront pour reprendre les contacts, malgré les craintes liées à la transmission, l’absence étant trop difficile à vivre.

« Je fais beaucoup de Facetime avec mes grands-parents »

Dès les premières semaines de la pandémie, plusieurs grands-parents et leurs petits-enfants ont su se montrer créatifs pour maintenir les liens tout en respectant la distanciation. Certains ont envoyé des jouets à leurs petits-enfants par la poste. Les technologies de l’information ont été fortement investies pour soutenir les conversations « en personne » ou « en vrai », selon les expressions parfois utilisées par de jeunes participants. Des grands-parents ont ainsi pu profiter de l’aide de leurs petits-enfants pour apprendre à maitriser ces différents moyens de discussion virtuelle. En retour, les grands-parents ont pu continuer d’être présents dans la vie de leurs petits-enfants, en les aidant à faire leurs devoirs, en leur donnant des cours privés d’anglais, en accompagnant le développement de nouvelles habiletés ou tout simplement, en faisant des activités de loisirs. Evan, 11 ans, témoigne de sa situation : « tous les jours de la semaine, j’ai un cours d’anglais que ma grand-mère me donne, comme à une heure tous les jours. Donc ça m’aide à leur parler plus souvent ». Connor, 12 ans, quant à lui, explique comment les différents moyens de communication virtuels lui ont permis de garder contact avec ses grands-parents.

« Je fais souvent des Facetime vidéo avec mes grands-parents, puis on fait des recettes sur Skype ou sur Facetime, d’abord on fait des recettes en même temps. D’abord ça, ben ça me permet de voir mes grands-parents puis de faire une activité avec eux. »

Bien qu’ils aient su s’adapter pour maintenir leur relation en temps de pandémie, elle est néanmoins jugée comme étant différente et moins satisfaisante, comme le dénote Victor, 11 ans :

« [p]uis comme personne, ben mes grands-parents c’est sûr qu’il me manque là vu que j’peux pas les voir, on se voit en Facetime mais c’est sûr que c’est différent là de les voir en vrai ».

« On ne respecte pas toujours les règles parce que je m’ennuie trop »

Dans les premières semaines de la pandémie, le maintien des contacts avec les grands-parents est l’élément principal du non-respect des mesures sociosanitaires pour un sous-groupe de notre échantillon. Bien que la nature de ces contacts se soit modifiée pour tenir compte des dangers associés à la transmission du virus, il n’en reste pas moins qu’il a été trop difficile pour quelques jeunes (et leurs parents) de les couper complètement. Le fait de diminuer la prévalence des rencontres, maintenir les contacts à l’extérieur de la maison, sur le balcon par exemple, ou dans de grands espaces comme les parcs se trouve parmi les adaptations, comme le mentionne Sabrina, 8 ans : « [p]endant le confinement, on est allés voir nos grands-parents qui ont 88 et 84, qui ne peuvent vraiment pas sortir de la maison, car ça serait dangereux pour eux. On s’est assis sur le balcon et on a jasé », et Ashley, 9 ans : « [j]e vais quand même voir mes grands-parents. On reste dehors et on reste à deux mètres. C’est difficile, car on est de la famille et on a l’habitude de se coller. Il faut être particulièrement attentifs pour suivre la distanciation ». Même si les jeunes concernés sont conscients qu’ils enfreignent les règles, ils soutiennent ne pouvoir faire autrement.

À mesure que la pandémie progresse, les familles s’approprient certains éléments du discours de la santé publique, ce qui permet de se rejoindre entre membres n’habitant pas la même résidence. Ainsi, les notions de « bulle » ou de « quarantaine » sont mobilisées par les participants pour justifier les rencontres avec leurs grands-parents. Les familles concernées font preuve d’une grande créativité pour assurer un maintien de contact qui soit sécuritaire. Par exemple, un jeune participant explique que sa famille immédiate s’impose une quarantaine de deux semaines avant de voir les grands-parents et que la famille de ses cousins fait pareillement. Chaque bulle familiale peut profiter du temps avec les grands-parents, à tour de rôle :

« [p]our changer de bulles, on faisait des quarantaines. […] On a beaucoup de familles avec mes grands-parents. Mes cousins et mes cousines ils veulent aussi les voir. De temps en temps, mes grands-parents changent de bulle. Ils font une quarantaine et ils peuvent aller les voir. […] Deux semaines entre chaque bulle » (Nathan, 8 ans).

Au troisième temps de mesure, alors que la deuxième vague frappe de plein fouet le Québec, l’exposition à la COVID-19 est beaucoup plus marquée pour notre cohorte. Si au printemps 2020, seuls 13,7 % des participants ont rapporté avoir été en contact avec une personne ayant eu des symptômes ou voir passé un test de dépistage pour la COVID-19, ils étaient 55 % dans la même situation six mois plus tard. Cette exposition accrue ne va, par contre, pas de pair avec une diminution des contacts intergénérationnels, bien au contraire. Les jeunes justifient le fait qu’ils voient leurs grands-parents en affirmant que leur famille est en santé, qu’ils gardent leurs distances, qu’ils sont à l’extérieur, qu’ils visitent des régions où le taux de contamination est moins élevé ou qu’ils portent des masques. Ils jugent ainsi limiter les risques de propagation du virus.

« Ils habitent proche de chez nous, donc on va les voir, mes grands-parents du côté de mon père, une fois par semaine. On s’installe dehors et on est à deux mètres […]. Là, vu qu’il commence à faire plus froid, et eux ont comme un petit patio et on entre dans le patio et on est plus qu’à deux mètres. Avec notre grand-mère du côté de ma mère. On fait souvent des marches, mais à un bon deux mètres » (Lydia, 16 ans).

« [j]’ai pu aller voir mes grands-parents à Québec, j’ai passé comme 1 semaine ou 2 semaines à Québec, puis on a rencontré ma grand-mère dans un parc. J’ai vu mes autres grands-parents qui habitent au Nouveau-Brunswick, on s’est rencontré à un des seuls endroits que c’était correct, c’est dans le coin de la Gaspésie » (Lily, 11 ans).

Bien que les participants aient pu trouver des stratégies adaptatives, il n’en reste pas moins que cette modalité de contacts médiée par les impondérables liés à la pandémie est un succédané des relations existant avant qu’elle ne soit déclarée. Le désir que tout « redevienne comme avant » est affirmé de façon persistante.

Discussion

Depuis plus d’un an, la pandémie de la COVID-19 bouleverse le quotidien de chacun, exigeant une redéfinition des activités, des routines et des relations. La distanciation physique, au cœur des différentes mesures sociosanitaires mises en place par la santé publique au cours des derniers mois, rend impossibles plusieurs activités (école, activités parascolaires, certaines modalités de travail, etc.) tout en compromettant certaines relations (amitié hors bulles classes, relations avec les membres de la famille élargie, avec certains intervenants, etc.). Les familles ont dû s’adapter aux nombreuses exigences de la pandémie, et ce, sans avoir accès à leur réseau de soutien habituel. Les grands-parents d’aujourd’hui étant davantage impliqués dans la vie de leurs enfants et de leurs petits-enfants que ceux des générations précédentes (Dunifon et al, 2018 ; Jappens et Van Bavel, 2019), cette étude met en lumière comment la relation que les enfants entretiennent avec leurs grands-parents est affectée par la pandémie ainsi que les stratégies qu’ils mettent en place pour actualiser ces relations intergénérationnelles primordiales pour eux.

En raison de leur vulnérabilité à la COVID-19, les personnes âgées ont été touchées de manière importante par la pandémie. Depuis plus d’un an, elles sont fortement encouragées à s’isoler et à limiter le plus possible leurs contacts, qui furent d’ailleurs interdits pendant plusieurs mois au début de la pandémie pour ceux vivant en résidence ou en CHSLD. Dans le contexte où les jeunes enfants représentent un risque de transmission du virus, les contacts entre les grands-parents et leurs petits-enfants ont été suspendus malgré le fait qu’ils sont une source de soutien prépondérantes pour leurs petits-enfants (Cheng et al, 2020 ; Mansson, 2020). Cette perte de relations s’ajoute aux nombreuses autres pertes relationnelles qui ont marqué l’expérience des enfants dès le début de la pandémie (relations avec les amis, avec les enseignants, les entraineurs sportifs, les cousins et cousines, etc.) (Stoecklin et al, 2021), contribuant à les isoler. Une étude a d’ailleurs identifié que l’isolement ressenti par les enfants pendant le confinement est associé à des problèmes internalisés ainsi qu’à l’anxiété de la COVID-19 (Dubois-Comptois et al, 2021).

Ainsi, cette période de grands bouleversements a été caractérisée par des changements marqués au plan du quotidien pour les participants et par l’émergence de nouvelles préoccupations. On constate en effet dans leur discours une prise de conscience de la fragilité de la vie de leurs grands-parents et un soucis réel pour leur santé et leur survie, preuve de l’importance que les jeunes accordent à la place qu’occupe leurs grands-parents dans leur vie. Cette relation de proximité, caractérisée par l’affection et la confiance est très souvent bénéfiques pour les enfants (Mansson, 2020), les contacts intergénérationnels représentant une source significative de soutien tant émotionnel que physique (Arpino et al, 2021). Ces inquiétudes des enfants envers la santé de leurs grands-parents témoignent également de leur exposition et de leur compréhension des messages de santé publique liés à la pandémie (Gervais et al., 2022).

Malgré leur compréhension de l’importance de protéger leurs aïeuls, la suspension des contacts avec leurs grands-parents, combiné à la peur de les perdre, émerge comme une des principales préoccupations de plusieurs jeunes. Les grands-parents font partie de la vie de tous les jours d’un nombre significatif des jeunes participants, et l’arrêt brusque des contacts avec eux a été vécu de façon difficile, surtout lors du confinement, alors que les jeunes participants ont beaucoup de temps et peu de diversion à cause du confinement strict imposé au printemps 2020. L’été apporte une bouffée d’air frais et un plus grand sentiment de liberté est exprimé par les jeunes alors qu’ils sont en mesure de pouvoir renouer les contacts avec leurs grands-parents. Néanmoins, ces contacts sont jugés moins satisfaisants du fait des restrictions qui perdurent quant à la possibilité de donner ou de recevoir des câlins. Cela se comprend d’autant plus que les contacts physiques et les démonstrations tangibles d’affection sont une dimension très importante des relations intergénérationnelles (Mansson, 2012), par ailleurs ayant un impact positif sur le bien-être et la santé familiale (Thomas et Kim, 2020). Le troisième temps de collecte, conduit à l’automne 2020, alors que la deuxième vague marquait le retour des mesures valorisant la distanciation physique et sociale, rend compte d’une certaine habituation des enfants même si ces derniers expriment leur lassitude devant cette nouvelle séparation. Pour quelques familles, cette nouvelle séparation d’avec les grands-parents est trop difficile. Ils font le choix de maintenir les contacts intergénérationnels malgré les risques qu’ils représentent. Une meilleure compréhension des modes de transmission, ainsi que des mesures de prévention (port du masque, distance de deux mètres), leur permet de créer des manières de se voir et d’interagir où chacun se sent en sécurité.

Les jeunes mentionnent différentes stratégies qu’ils ont mises en place à travers les vagues de la pandémie, afin de compenser l’absence de contacts physiques avec leurs grands-parents. La principale est le développement d’une communication médiée par différentes plateformes de communication virtuelle telles FaceTime, Zoom, Messenger, etc. L’importance des technologies de la communication lors du premier confinement commence d’ailleurs à être documentée (Arpino et al, 2021 ; Glazer, 2020 ; McDarby et al, 2021). Selon Arpino et al. (2021), si les contacts virtuels avec les grands-parents ont augmenté pendant la pandémie, ce serait parce que ceux-ci permettent les témoignages d’affection d’une façon similaire aux contacts physiques. Si ces contacts virtuels ont eu un impact positif significatif sur la santé mentale des personnes âgées qui ont pu briser leur isolement en communiquant régulièrement avec leurs petits-enfants (Arpino et al., 2021 ; Gilligan et al., 2020), les jeunes participants soulignent qu’ils sont cependant insuffisants pour nourrir leur sentiment de proximité avec leurs grands-parents et que de les voir « comme avant » leur manque énormément.

La facilité avec laquelle les grands-parents et leurs petits-enfants ont pu migrer vers une communication médiée par la technologie peut s’expliquer par l’utilisation accrue de l’internet par les personnes âgées depuis la dernière décennie. En 2018, 87 % des adultes de 50 à 64 ans utilisent l’internet sur une base régulière alors que ce taux est de 66 % chez les 65 ans et plus, comparativement à 66 % des personnes âgées de 50 à 64 ans et 28 % des 65 ans et plus en 2005 (Smith et Anderson, 2018). Les grands-parents auraient fréquemment recours aux technologies de l’information et de la communication pour leur usage personnel, mais aussi afin de maintenir les liens avec les membres de leur famille, notamment leurs petits-enfants (Schneider et al., 2020). Ces communications en ligne contribueraient à l’enrichissement de la relation entre les petits-enfants et leurs grands-parents, en particulier lorsque les uns et les autres sont éloignés de leurs grands-parents en raison d’une distance géographique (Schneider et al., 2020).

Bien entendu, les technologies de l’information ne sont pas accessibles à tous, notamment les personnes vivant en situation de précarité ou encore, dans des milieux mal desservis par les réseaux haute vitesse (Gilligan et al., 2020). Or, notre échantillon est composé de personnes de classe moyenne supérieure ce qui peut expliquer la facilité avec laquelle les grands-parents ont pu maintenir avec leurs petits-enfants des liens de façon virtuelle.

Enfin, la perte d’un être cher pendant la pandémie est associée à un plus grand risque de développer différentes pathologies sur le plan de la santé mentale du fait que le deuil s’ajoute aux autres effets de la crise pandémique et des mesures sociosanitaires (Gindt et al, 2021). Si très peu des jeunes participants ont vécu le décès d’une personne aimée à cause de la COVID, il importe de souligner que la mort d’un proche est une inquiétude omniprésente dans le discours des enfants rencontrés. Le fait d’avoir positionné les enfants comme étant des vecteurs potentiels du virus au tout début de la pandémie et de les avoir identifiés comme étant susceptibles de contaminer leurs grands-parents a trouvé écho dans le discours des enfants. Dans ce contexte, on peut se demander quel aurait été l’impact sur le plan de la santé mentale, si un enfant avait pris sur lui la responsabilité du décès de la COVID-19 d’un de ses grands-parents, et ce, surtout si l’on considère que plusieurs de ces jeunes ont continué de voir leurs grands-parents malgré les interdits. Parallèlement, on peut se questionner sur l’impact à long terme des messages de santé publique compris par les enfants selon lesquels protéger un être cher consiste à s’en éloigner lors d’une période difficile et exigeante, messages qui sont en contradiction avec leurs besoins naturels de proximité et de réconfort quand ils ont peur, sont déstabilisés ou vivent de l’incertitude.

Limites de l’étude

Cette étude comporte certaines limites. Tout d’abord, il importe de garder en tête que malgré une diversité d’âges et de lieux de résidence, les jeunes participants de l’étude évoluent dans des contextes plutôt favorisés. Ils sont peu exposés à la COVID-19, vivent majoritairement dans des familles biparentales assez aisées et ont généralement des parents avec un haut niveau de scolarité en mesure de faire du télétravail et donc, d’assurer une certaine présence auprès d’eux pendant les mois où les jeunes n’étaient pas à l’école. Leurs récits concernant leur relation avec leurs grands-parents sont tributaires de ce contexte favorisé et l’expérience des enfants composant avec des conditions plus difficiles pendant la pandémie est sans doute différente. Par exemple, comme l’accès à l’Internet a facilité le maintien des relations de nos jeunes participants avec leurs grands-parents, on peut se demander ce qu’il en est des enfants n’ayant pas accès à l’Internet haute vitesse ou à un appareil électronique. Ensuite, la relation grands-parents/petits-enfants n’étant pas au cœur des objectifs de l’étude Réactions elle a été abordée de façon spontanée, mais souvent fragmentée par les enfants. Les récits partagés par les enfants au sujet de l’apport de leurs grands-parents dans leur vie et de leurs inquiétudes pour eux mettent en lumière l’importance de ces relations, mais ne permettent pas d’en brosser un portrait nuancé et complet.

Malgré ces limites, cette étude contribue à notre compréhension de deux phénomènes d’actualité : l’expérience qu’ont les enfants de la pandémie de la COVID-19 et de la valeur qu’ils accordent à l’implication des grands-parents dans leur vie. Le devis qualitatif longitudinal privilégié de même que la taille non négligeable de l’échantillon ont permis de cerner les différents enjeux de la relation grands-parents/petits-enfants, selon l’évolution de la pandémie et des mesures sociosanitaires de même que selon les stades développementaux des enfants et des adolescents. Dans le contexte actuel où les grands-parents sont de plus en plus des acteurs du quotidien de leurs petits-enfants et que ces derniers sont davantage au cœur de la vie de leurs aïeuls, ces connaissances apparaissent utiles pour reconnaitre cette importance mutuelle et mettre en place des conditions favorables à la reprise de ces relations pour l’après-pandémie. Cette étude a aussi la force de s’ancrer directement dans les propos des enfants et de rapporter le plus fidèlement possible les préoccupations et l’expérience des jeunes afin de soutenir leur contribution à la construction des savoirs scientifiques qui les concernent (Côté et al., 2020a).