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Introduction 

Le premier confinement lié à la pandémie de COVID-19, qui a eu lieu en France du 17 mars au 11 mai 2020, a impliqué une restriction des contacts et des déplacements au strict nécessaire (courses alimentaires, soins et travail sous dérogation). Les sorties étaient limitées dans le temps (une heure) et dans l’espace (dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile), et ce, pour des activités sportives individuelles ou des promenades avec ses enfants ou ses animaux de compagnie, le tout en remplissant systématiquement une attestation dérogatoire de déplacement afin de les justifier en cas de contrôle de police. Dans ce contexte, la possibilité ou non de s’isoler loin des espaces urbains, la réorganisation du rythme de vie dans ces périodes confinées, l’apprentissage de nouvelles formes d’organisation du travail ou encore le choix de revenir vivre temporairement avec ses proches ont profondément influencé la quotidienneté des individus et des familles. Ce dernier point attire particulièrement notre attention. En effet, le confinement a été à l’origine d’une recohabitation massive, sinon d’une continuité de cohabitation à temps plein, de la part des étudiants, mais aussi d’autres jeunes adultes, ce qui amène à s’interroger sur les expériences parentales comme juvéniles de ce vivre — à nouveau — ensemble.

Certes, les travaux sociologiques visant à analyser les grandes transformations de la famille française contemporaine sous l’angle de la cohabitation tardive ou de la recohabitation des enfants chez les parents sont suffisamment riches pour permettre de comprendre le sens de ces pratiques. Dans la lignée des logiques du « devenir adulte » de Cécile Van de Velde (2008), Emmanuelle Maunaye distingue par exemple différentes expériences juvéniles de recohabitation, influencées par la continuité ou la rupture dans le rapport au domicile familial (2000). Pour certains jeunes, la décohabitation s’apparente au « seuil du passage à l’âge adulte » tandis que « d’autres l’inscrivent dans une logique de non-événement en y intégrant dès le départ son caractère réversible » (Maunaye et al., 2019 : 151). Le cas français est particulier puisqu’il se traduit par une « normalisation du soutien prolongé des parents à l’égard des enfants » qui rend évidente la possibilité d’un retour au domicile familial (Maunaye et al., 2019 : 163). Elsa Ramos distingue à ce titre les étudiants français et brésiliens. Les premiers considèrent le domicile familial, à la suite d’une recohabitation, comme le « chez-soi chez les parents », qui s’articule autour de trois modalités objectives : « les territoires personnels, les règles parentales et la convivialité familiale » (2011 : 8). Ces trois registres se différencient de la logique participative dans la gestion et l’organisation de la vie familiale des jeunes brésiliens en tant que marqueur du devenir adulte (ibid.). La découverte d’une autonomie résidentielle sans indépendance (Galland, 2008), très présente dans le cas français, favorise la définition de l’autre en tant que personne et plus seulement à travers le prisme des rôles de parents et d’enfants (Maunaye, 2001 ; Ramos, 2002) et participe à l’horizontalisation des rapports familiaux (de Singly, 1996) caractéristique de la famille contemporaine. Le domicile parental représente, y compris après une décohabitation, un filet de sécurité pour le jeune adulte qui évolue dans une société française socialement très hiérarchisée et dans laquelle « le système éducatif apparaît comme le principal outil de classement social et statutaire » (Van de Velde, 2008). Si ce dernier point explique la centralité de l’école et des études supérieures dans le cadre familial (Germain, 2014), Cécile Van de Velde développe l’intérêt et les apports de la familialisation (2019). Pour autant, le rôle de la famille tend souvent à être « publiquement invisibilisé » (Van de Velde, 2019) alors que les politiques publiques françaises peinent souvent à résoudre les difficultés rencontrées par les jeunes adultes (Loncle, 2013). Les cohabitations et recohabitations juvéniles passent par de nouvelles perceptions de l’espace à soi s’opérant au sein d’un espace qui n’est plus légitimement le sien. Elle exerce une influence sur le mode de vie des parents comme des enfants (Germain, 2012) et affecte l’organisation des espaces individuels et collectifs du domicile (Ramos, 2016) tout comme les temporalités de la vie à plusieurs (Hachet, 2018) parfois bien distinctes de celles nouvellement acquises par les jeunes à la suite d’une décohabitation. 

Les recohabitations familiales que nous traitons ici apparaissent singulières à plus d’un titre. Elles s’inscrivent dans un contexte plutôt anxiogène, tant pour des raisons strictement sanitaires que pour les restrictions des libertés individuelles y étant associées. La fermeture de tous les établissements et secteurs d’activité jugés « non essentiels » ainsi que le développement accéléré et généralisé du travail à distance — tant pour les étudiants que pour les actifs — ont également joué un rôle dans la limitation des activités quotidiennes au seul domicile familial. La crise sanitaire et les confinements ont bouleversé les deux dimensions principales de la jeunesse, à savoir la projection dans le futur et la confrontation à la société (Chevalier et Loncle, 2021). Dans un modèle français qui place la famille au centre des solidarités en direction des jeunes, la crise a renforcé ce rôle absolument central des familles et des parents : 60 % des parents auraient aidé leurs enfants dans les derniers mois, dont 17 % plus que d’habitude (Étude ELABE, 2020). Cet accompagnement s’est également traduit par un l’hébergement à travers le retour, plus ou moins forcé, de nombreux jeunes chez leurs parents. En effet, un jeune sur trois a quitté son logement pendant le confinement, pour rentrer au domicile parental dans 62 % des cas (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021).  

Ces éléments nous amènent à nous interroger, d’une part, sur les appropriations individuelles comme collectives d’un même espace réduit et cloisonné et, d’autre part, sur la question des relations intrafamiliales et de la place de l’autonomisation dans un quotidien confiné. Dans cette contribution empirique qui s’appuie sur des données collectées lors du premier confinement, nous proposons d’explorer ces nouvelles expériences de (re)cohabitation « forcées », en nous focalisant conjointement sur les discours des grands enfants temporairement de retour au domicile familial et sur ceux des parents qui les ont accueillis. Nous interrogerons plus précisément les vécus différenciés du quotidien entre les membres d’une famille confinée, les avantages et opportunités qui se dégagent de cette mise en pause de l’autonomie résidentielle juvénile, ainsi que les possibles tensions générées par ce retour soudain et parfois contraint au domicile parental. À travers la centralité des études, le désir de réassurance réciproque et la plus grande horizontalité des relations, nous observerons, à partir des résultats issus de nos terrains, comment l’expérience de cette (re)cohabitation confinée souligne les singularités de la famille française contemporaine, mais aussi dans quelle mesure cette période atypique participe de leur amplification.  

Méthodologie 

Nous nous appuierons sur les données collectées dans la première phase de la recherche TRANSCOVID[1], initiée par la passation en ligne d’une enquête quantitative constituée de questions fermées et de nombreuses questions ouvertes afin de permettre aux répondants de développer librement leur réponse. Ces questions sont relatives à l’expérience du confinement printanier en France sous le prisme de la conciliation emploi-famille, de la réorganisation du quotidien et des ressentis individuels face à cette situation inédite. La passation s’est déroulée en ligne, l’enquête ayant notamment été diffusée via la presse locale et nationale, et des réseaux professionnels spécialisés (Infotrafic, etc.). Au terme de cette enquête qui a eu lieu en même temps que le premier confinement, soit de mars à mai 2020, nous avions un total de 8 515 observations (dont 47,6 % localisées en Nouvelle-Aquitaine). Une première analyse de l’ensemble des résultats a fait apparaître que, dans l’expérience globale du confinement, les croisements liés à la vie familiale et à la cohabitation / recohabitation étaient parmi les plus significatifs. Cela nous a conduit à approfondir cette thématique, à travers les réponses des parents de jeunes adultes et des jeunes adultes eux-mêmes.  

Du côté des parents de jeunes adultes (N=723), notre échantillon est globalement représentatif de la population française en matière de CSP (avec une légère sous-représentation d’ouvriers). Celui-ci présente une sous-représentation d’individus non et peu diplômés et une sur-représentation de répondantes, un biais caractéristique des enquêtes quantitatives dont la passation a été faite en ligne (Fricker et al., 2005). Le profil détaillé de notre échantillon est disponible en annexe. Pour les jeunes adultes (18-25 ans dans notre enquête, N=1 093), nous avons observé une nette surreprésentation de répondantes et nous avons effectué un redressement par pondération (coefficient de redressement 0,98 pour les femmes et de 1,96 pour les hommes), à partir des données INSEE 2018 et sous le logiciel Sphinx IQ2. Tous les résultats concernant les jeunes adultes présentés dans cet article prennent en compte ce coefficient de redressement. Pour avoir des éléments de comparaison, nous intégrons aussi les jeunes de cette même tranche d’âge qui n’ont pas été confinés avec leurs parents, qu’ils soient seuls (N=198) ou en couple (N=369), afin de vérifier les similitudes et divergences dans les expériences du confinement juvéniles selon qu’ils aient ou non (re)cohabité avec leurs parents. Nous en arrivons à un échantillon total de 2 383 individus.  

Afin d’approfondir les réponses aux questions ouvertes et de mieux saisir les expériences subjectives de la (re)cohabitation dans les familles françaises confinées, cette enquête quantitative a été complétée par la passation d’entretiens semi-directifs (N=36) entre février et mai 2021, exclusivement auprès de parents (N=14) et de jeunes qui ont été confinés avec eux (N=22), dans l’objectif de revenir sur les thèmes de la parentalité, de la recohabitation, du télétravail/du suivi des études en distanciel et des relations intrafamiliales. À cet égard, nous avons sélectionné des répondants aux CSP et niveaux de diplômes divers, en sollicitant différentes organisations et structures (établissements scolaires, associations, centres sociaux, entreprises locales, etc.). Ce second volet méthodologique nous a permis de creuser les questionnements relatifs aux cohabitants et aux recohabitants dans des temps confinés, pour de jeunes Français habituellement inscrits dans des logiques d’autonomie totale et d’indépendance au moins partielles vis-à-vis des parents. Ce matériau qualitatif a été recueilli un an après le premier confinement et apporte à l’analyse un discours qui présente une certaine distance avec cette période contrainte inédite. Nous dissocions les réponses aux questions ouvertes en provenance de l’enquête quantitative, collectées en « temps réel » lors du premier confinement, de celles issues de ce volet qualitatif (cf. sociographie disponible en annexe)[2]

Cette enquête par méthodes mixtes nous offre des résultats très riches et particulièrement pertinents au regard des relations intrafamiliales et de la place de l’autonomie au sein des familles et nous a permis de penser leur diversité et complexité dans cette période atypique.

Des expériences juvéniles et parentales du confinement en famille diversifiées 

Le confinement a bousculé les modes de vie et le quotidien des jeunes adultes, en particulier de celles et ceux qui ont été confinés en famille, ainsi que ceux des parents dont les enfants, jeunes adultes, sont restés à temps plein ou sont revenus dans le foyer. Être confiné seul, en couple ou encore en famille n’a pas eu les mêmes incidences sur l’expérience du confinement ni sur les opportunités qu’il a pu induire. La question du choix, délibéré ou contraint, et celle des caractéristiques et perceptions de la (re)cohabitation vont dessiner des frontières entre jeunes, mais aussi entre parents et jeunes adultes.  

La (re)cohabitation 

Dans notre échantillon, 29,7 % de la totalité des répondants ont été confinés avec leurs enfants et conjoint, 26,7 % seulement avec leur conjoint, 18,2 % avec leurs parents ou au moins un des deux parents et 15,6 % l’ont été seuls. Avoir été confiné seul reste largement minoritaire pour nos répondants. Le confinement en famille pour les jeunes adultes a été le plus souvent localisé en milieu rural, quand les jeunes seuls (73,6 % d’entre elles et eux), et dans une moindre mesure, ceux en couple (53,8 %), ont majoritairement vécu le confinement en milieu urbain. Il demeure donc, dans notre échantillon, un écart important entre les jeunes seuls et ceux qui sont retournés chez leurs parents au niveau du lieu de confinement (54,6 points de différence). 

Tableau 1 

Relation entre configuration familiale et lieu de confinement (en %)

Relation entre configuration familiale et lieu de confinement (en %)

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L’accès à l’extérieur et aux espaces naturels, facilité en milieu rural, est un critère à considérer pour saisir l’expérience du confinement en famille. De la même façon, le fait d’avoir un lieu pour s’isoler dans le logement revêt une importance majeure, notamment dans une phase de la vie de forte autonomisation et de réalisation de soi. Dans le processus du devenir adulte, la dernière étape avant de quitter le domicile familial se déroulerait, selon Elsa Ramos (2016), en vivant peu avec ses parents, soit en demeurant principalement dans sa chambre, soit en n’utilisant qu’au minimum le logement domestique en raison d’une vie à l’extérieur. Or, cette crise sanitaire a fortement limité les occasions d’expérimenter l’extérieur et encore moins les relations présentielles entre pairs. La nécessité d’un espace à soi au sein du domicile familial s’est accrue pour les jeunes adultes, mais aussi pour leurs parents, habitués eux à s’organiser sans ce jeune adulte lorsqu’il a décohabité, ou de façon beaucoup moins régulière, quand le jeune non décohabitant peut évoluer librement dans des espaces extérieurs au domicile. Dans notre enquête, près de 80 % des jeunes adultes et des parents déclarent avoir accès autant qu’ils le veulent à un lieu pour s’isoler, ce qui n’est le cas que de la moitié des jeunes adultes confinés en couple et quasiment 90 % des jeunes vivant seuls. Se confiner en famille n’a pas induit une perte totale d’autonomie, si l’on considère que l’accès à un lieu à soi et pour soi est un marqueur fort de l’individualisation. Cependant, l’espace mis à la disposition du jeune, souvent une chambre dans le domicile familial, fait partie des ressources paradoxales puisqu’il doit permettre l’exercice de l’autonomie sans supprimer le lien de dépendance (Ramos, 2002). Il n’en demeure pas moins qu’être confiné en famille n’est pas toujours un choix délibéré et ne recouvre pas les mêmes réalités pour les parents et enfants.  

La question du choix et de l’expérience du confinement familial  

L’annonce du premier confinement a amené de nombreux répondants à choisir, dans l’urgence, avec qui ils allaient rester confinés pendant plusieurs semaines. Pour une partie d’entre eux, le choix avait d’emblée un caractère d’évidence. Pour d’autres, le choix s’est fait par défaut. Du côté des parents, il semblait souvent impossible de refuser d’être confiné avec ses enfants, tandis que pour les enfants cohabitants, il est apparu difficile d’être confinés ailleurs. Ainsi, notre enquête ne déroge pas au constat qu’il soit socialement inapproprié de ressentir du regret vis-à-vis des obligations familiales ou de la parentalité, comme l’a montré la sociologue israélienne Orna Donath à propos de la maternité (2015), même si quelques parents affirment avoir eu des difficultés à supporter cette cohabitation totale et durable. Une étude approfondie et la poursuite de la phase qualitative nous permettront peut-être d’affiner ce point. Cela dit, il ressort de l’analyse des données que ce (re)confinement en famille a été globalement vécu de façon positive, du côté des parents comme des enfants, avec une prédominance de la réassurance apportée par le fait d’être ensemble dans une période de jeunesse fortement marquée une incertitude accentuée par la crise sanitaire. Les jeunes seuls se sont sentis moins protégés que les jeunes en famille (entre 9 et 12 points d’écart selon la configuration familiale). 

Tableau 2

Ressenti sécuritaire pendant le confinement en fonction de la configuration familiale (en %)

Ressenti sécuritaire pendant le confinement en fonction de la configuration familiale (en %)

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 Ces résultats mettent en avant le poids de la famille dans le sentiment de sécurité. La familiarité avec un environnement connu représenterait un critère notable dans une période d’incertitudes, comme l’explique Océane : 

« [Le plus important], déjà, c’était d’être à la campagne. De ne pas être en ville. Ne pas être seule, d’être avec des gens qui me connaissent parfaitement, qui savent comment je réagis, et moi de savoir comment ils réagissent. D’être dans un environnement familier durant une situation qui ne l’est pas du tout, et d’être bien entourée » (chargée de projet, 24 ans).

Selon François de Singly, la famille, basée aujourd’hui sur l’affection, la proximité et l’entraide, est le lieu où se construit « le singulier relationnel » (2018). Dans cette phase d’incertitude découlant de la crise sanitaire, elle s’est en partie affirmée pour beaucoup comme incontournable et sécurisante. Les liens affinitaires et égalitaires au sein de la famille auraient peu à peu pris le pas sur les liens institutionnels et statutaires (Cicchelli et Pugeault, 1998), ce qui fragilise à un certain niveau la famille, mais la rend aussi plus attractive et plus forte, ce que nous avons pu vérifier dans notre enquête. Le modèle familialiste français, dans lequel la prise en charge des jeunes par leurs familles est particulièrement prononcée, est toutefois dual. Il est caractérisé par une plus grande dépendance des jeunes à l’égard des adultes, un désinvestissement de la collectivité à l’origine de l’accroissement des inégalités sociales, mais il place également la famille comme une des modalités structurantes de la condition juvénile et l’une des meilleures aides pour les jeunes pour faire face aux incertitudes qui marquent leurs transitions biographiques (Cicchelli, 2012). 

Ce choix du confinement familial, plutôt logique dans le cas français se décline toutefois de façon plurielle. Le sentiment d’être privilégié est récurrent dans les réponses des personnes confinées en famille, en comparaison avec celles confinées seules, qui jouent parfois un rôle de repoussoir. La peur ou le sentiment d’incapacité à être seul est régulièrement revenu lui aussi dans les réponses aux questions ouvertes et dans les entretiens : « Je n’étais pas surprise, mais pas préparée matériellement pour, j’ai dû tout organiser très vite et très mal du coup pour pouvoir laisser mon appartement de Pau et retourner chez mes parents à Bayonne, car sinon je serais toute seule » (Julie, étudiante, 18-25 ans). Certains vont même jusqu’à souligner le courage de ceux confinés seuls : « Je pense que je serais devenu fou si j’étais resté tout seul 2 mois et demi, je serais complètement devenu fou ! J’ai trouvé très courageux les gens qui sont restés tout seuls. » (Mathieu, étudiant, 20 ans). Le sujet étant aujourd’hui de plus en plus seul pour arbitrer, décider ce qui est juste et bon, ce qui doit être fait et comment (Lhuilier, 2009), cette période inédite fortement marquée par l’incertitude a exacerbé « l’addiction envers la communication, l’impossibilité de la solitude et l’incapacité absolue de se représenter autrement qu’en rapport » (Gauchet, 2006 : 294). 

Ce retour en famille a enfin permis à certains parents et jeunes adultes de prendre du temps et d’approfondir leurs relations, parfois discontinues face aux trajectoires de vie : « Évidemment, le confinement a permis une plus grande présence en famille, avec mes filles, des échanges plus personnels, plus profonds avec les proches, enfants, amies » (Manon, enseignante-chercheuse, 51-65 ans). Le choix et l’expérience du confinement familial soulignent la place centrale de la famille dans les trajectoires de jeunesse, tout comme de la parentalité dans la réalisation de soi. Elle reste donc dans la grande majorité des cas à la fois une instance socialisatrice, mais aussi un outil d’accomplissement personnel (Lipovetsky, 1983).  

En ce qui concerne le ressenti global de ce confinement, nous observons que les parents confinés avec leurs enfants constituent la catégorie ayant le mieux vécu cette période. Ils se sont sentis nettement plus sereins face à la crise que les jeunes, et ce, peu importe leur situation. Néanmoins, la CSP des parents répondants semble liée à l’expérience de cette période. Si 34,2 % des cadres se déclarent sereins dans notre échantillon, cela ne concerne que 26,8 % des ouvriers et 23,1 % des employés. Le confinement semble ainsi renvoyer les individus à leurs conditions de classe sociale, même si celle-ci ne conditionne pas la totalité de l’expérience du confinement (Collectif d’Analyse des Familles en Confinement, 2020). Certes, les parents cadres sont parmi les plus nombreux à se sentir sereins, mais cette proportion ne représente qu’un tiers d’entre eux. De même, les femmes et les cadres du secteur privé semblent avoir subi plus de pression dans cette période que les autres salariés (Ibid.). Nos résultats ne vont pas nécessairement dans le sens de ceux d’Anne Lambert et de Joanie Cayouette-Remblière qui soulignent que les ménages les plus favorisés sont ceux qui ont le mieux vécu cette période et qu’elle leur aurait permis de transformer le repli domestique imposé par le confinement en période productive (2021). Les cadres et les mères de notre échantillon ne semblent pas avoir nécessairement été satisfaits du travail produit à distance. En effet, ils n’ont pas vraiment pu profiter de cette période pour profiter de leur famille ou dégager du temps pour soi, même si les cadres se sont sentis globalement plus sereins que la moyenne de l’échantillon.  

Notre enquête montre également l’étroite corrélation entre la perception parentale du confinement et l’âge des enfants et leur degré d’autonomie. En effet, les parents de jeunes adultes expliquent avoir eu bien moins de difficultés à concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle que les parents d’enfants plus jeunes (37,1 % contre 16,6 %). Cependant, les parents de jeunes adultes semblent dans tous les cas plus aptes à concilier les deux sphères.  

Au niveau du vécu global du confinement, les pères de jeunes adultes se sont déclarés bien plus sereins que les mères, avec 16,3 points d’écart, quand ces dernières expriment quasiment deux fois plus souvent que les pères s’être senties angoissées (9,9 % contre 4,9 % des pères). En ce qui concerne les enfants, les jeunes hommes confinés chez leurs parents ont vécu bien plus positivement la période de confinement que les jeunes femmes. 44,2 % d’entre eux expliquent avoir été plutôt sereins contre seulement 27,3 % des jeunes femmes, soit 16,9 points d’écart. Nous ajouterons que plus d’un tiers d’entre elles se sont senties stressées (35,7 %), contre un quart des jeunes hommes. Les jeunes femmes se sont également révélées plus angoissées et déprimées, avec 3 points de différence pour chacune des modalités. 

Tableau 3 

Ressenti global des individus selon le sexe et la configuration familiale (en %, choix multiple)

Ressenti global des individus selon le sexe et la configuration familiale (en %, choix multiple)

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Subissant plus lourdement « la charge mentale » et les contraintes liées à l’articulation des différents temps de vie, les femmes ont été beaucoup plus concernées par la « double journée » que les hommes (Albouy et Legleye, 2020). L’inégale répartition des tâches domestiques et les inégalités sociales de genre ont été relevées dans de nombreux travaux français portant sur la crise sanitaire liée au COVID-19, tels que ceux de Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (2021), d’Anne Lambert et de Joanie Cayouette-Remblière (2021) ou encore du Collectif d’analyse des familles en confinement (2020). 

En outre, les femmes ont eu plus de difficultés pendant cette période à maintenir la « distanciation subjective », c’est-à-dire la prise de distance avec les sphères familiale ou professionnelle permettant la « disponibilité mentale » dans chacun des deux univers (Fusulier et al., 2009). Il serait intéressant d’approfondir les caractéristiques des attributs masculins, notamment la censure émotionnelle, qui empêcheraient une partie des hommes, pères et fils, d’exprimer pleinement leurs inquiétudes et leur stress (Guionnet et Neveu, 2004). 

Le niveau de diplôme a également joué un rôle important chez les parents de jeunes adultes dans le ressenti de ce confinement puisque 45,8 % des individus détenteurs d’un diplôme de Master ou supérieur se sont déclarés globalement sereins, contre 39 % de ceux ne possédant aucun diplôme ou un BEP ou CAP. On peut noter que ces derniers se sont sentis bien plus déprimés (13 %) que les détenteurs d’un diplôme du supérieur (5,3 %).

À la jonction entre quantitatif et qualitatif, les résultats obtenus dans notre enquête autour de la caractérisation du lieu de confinement[3] apportent un regard complémentaire sur les différents ressentis des personnes selon leur situation ou configuration familiale. Du fait de la consigne ouverte et du caractère spontané des réponses, ces dernières se déclinent — de façon assez attendue — dans des registres variés de descriptions. Ils s’appuient à la fois sur des sentiments d’attachement au lieu, sa perception par rapport à ses propres besoins, la qualification des relations entretenues avec les personnes vivant dans le même lieu ou à proximité (voisinage), le cadre de vie associé, l’offre de nature/loisir/promenade, mais aussi le ressenti général, du plus positif (joie, bonheur) au plus négatif (angoisse, anxiété, oppression, suicide).

Graphique 1

Écarts à la moyenne dans la caractérisation du lieu de confinement en fonction du profil

Écarts à la moyenne dans la caractérisation du lieu de confinement en fonction du profil

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Les parents sont les seuls à qualifier plus souvent que la moyenne leur lieu de confinement de rassurant ou sécurisant. Les jeunes, quelle que soit leur situation, se réfèrent moins souvent à ce registre. Le vocabulaire ayant trait à l’enfermement est surreprésenté chez les jeunes en couple, qui définissent pourtant le plus souvent leur lieu de confinement comme « vivant », joyeux et chaleureux. Les jeunes en couple présentent des sentiments ambivalents assez marqués. Le registre de la convivialité est largement moins présent dans les réponses données par les jeunes seuls qui voient davantage que les autres leur espace de confinement comme un ennuyeux, limité et triste et auquel ils rattachent un sentiment de solitude. Enfin, on peut voir que les grands enfants, malgré la prise en charge matérielle par leurs parents, se situent moins fréquemment que la moyenne dans le registre du calme et du repos, qui sont en revanche très présents chez les jeunes non confinés en famille. La (re)cohabitation en famille permettrait d’éviter le sentiment de solitude et d’isolement, mais freinerait également la sensation de calme et la possibilité de se reposer.   

Au-delà de toutes ces différences, le seul point commun à l’ensemble de nos répondants demeure l’expérience de ce (re)confinement comme un test ou un challenge, avec l’incertitude que cela impliquait : « Il y avait aussi l’appréhension de rester cloîtrée avec la famille. À ne pas s’y tromper, j’adore ma famille ! Mais j’avais un peu peur qu’on soit tous les trois (…) Je me suis dit : “là, on aura rien à se dire…” » (Justine, étudiante, 18-25 ans). Cet extrait souligne également la forte tension qui prévaut chez la plupart de nos enquêtés entre le plaisir d’être confiné en famille et l’incertitude quant à la capacité à gérer la coprésence.  

Entre opportunités, négociations et recherche d’autonomie : un confinement parfois source de tensions

Qu’il soit ou non à l’origine d’un retour chez les parents, le confinement printanier a de toute évidence joué un rôle sur les liens familiaux. Dans une période atypique marquée par de fortes restrictions des déplacements, il impose dans la grande majorité des cas une forme de cohabitation inédite. Cette nouvelle forme de « vivre ensemble » se traduit à la fois par une ouverture vers l’extérieur en raison de logiques professionnelles (généralisation du télétravail), une socialisation au seindu domicile familial et un recentrage vers ce qui « fait la famille », le tout dans un espace partagé unique. En ce sens, l’analyse du discours de nos répondants révèle une première tension entre la nécessité de ces échanges vers l’extérieur et leurs temporalités, ainsi que le resserrement des liens familiaux rendu possible par une période de décélération (Rosa, 2018) et d’incertitudes. 

Une recohabitation favorable au resserrement des liens familiaux… 

Dans un premier temps, se retrouver en famille est souvent vécu comme bénéfique et appelle à se focaliser sur ce qu’il reste de plus essentiel dans un contexte de crise marqué par une multitude de doutes. Du côté des parents de notre enquête, le premier confinement a permis de « renforcer le noyau familial, d’avoir plus d’échanges en interne et de moments en famille » (Marine, administratrice de laboratoire, 36-50 ans), mais aussi de « retrouver l’unité familiale et de profiter ensemble » (Séverine, professeure des écoles, 36-50 ans). S’il semble concerner toutes les configurations familiales étudiées dans notre échantillon, le rapprochement induit par le confinement est logiquement encore plus fort dans le cas d’une recohabitation. Cette situation pourrait avoir au moins en partie neutralisé, sinon retardé, l’éclatement familial qui survient le plus fréquemment lors de l’accès aux études universitaires ou à l’emploi des enfants devenus jeunes adultes (Ramos, 2002).  

« L’avantage, c’est de profiter un peu plus d’eux [les enfants]. Aujourd’hui il y en a un qui est à 600 bornes, donc voilà, on est tous éclatés. (…) Le coup de se retrouver ensemble, de se dire, à 56 ans, on profite encore de nos enfants et ce sont des choses que nos parents n’ont pas eues » (Charles, responsable service ingénierie, 61 ans). 

Il semble ressortir du discours parental une insistance sur le privilège que représentent ces retrouvailles inattendues : de tels moments sont rares et auraient été inaccessibles en dehors de ce contexte de crise sanitaire. Dans notre enquête, ce point de vue est majoritairement partagé par les grands enfants, y compris pour celles et ceux qui vivaient déjà chez leurs parents avant le confinement : « [j]e redécouvre ma famille ! Beaucoup plus de moments conviviaux avec mes parents qui réchauffent le cœur (tandis qu’avant c’est à peine si je les croisais dans les couloirs de la maison tellement le rythme de travail était soutenu avec la prépa) » (Marion, étudiante, 18-25 ans). Même si cela implique de nouvelles temporalités de travail qu’il peut être difficile de conjuguer avec la vie familiale, ce sur quoi nous reviendrons, le confinement printanier pourrait avoir permis de prioriser les liens familiaux pour certains jeunes, y compris pour ceux qui n’ont jamais quitté le domicile parental. Dans le cadre d’une recohabitation, la plupart des jeunes adultes de notre enquête expliquent être rentrés chez leurs parents par choix. Revenir dans le domicile parental à la suite de l’acquisition d’une autonomie résidentielle semble globalement bien vécu par les jeunes, certains allant jusqu’à souligner que les retrouvailles familiales constituent « le seul aspect extrêmement positif de la crise sanitaire » (Alice, étudiante, 18-25 ans), quand d’autres insistent sur les opportunités qui se dégagent de ce rapprochement :  

« [c] » est une période qui permet de prendre du temps avec sa famille, de se retrouver, de faire des choses qu’on ne fait plus (jeu de société par exemple). On redonne de la valeur à des choses simples qu’on avait tendance à oublier (lien familial, importance des amis, de prendre soin les uns des autres) » (Lucile, doctorante, 18-25 ans). 

Ce ressenti réciproque, résolument positif, apparaît toutefois à nuancer. Pour les jeunes comme pour les parents, il s’agit de se retrouver temporairement, pour une période non-définie, mais dont « l’après » est très attendu et finement scruté via les chaînes d’information ou les annonces gouvernementales. Cette (re)cohabitation a induit une recomposition du foyer et un travail d’institution des places et des frontières, incombant souvent aux mères (Baudot et al., 2021) et qui ne semble totalement satisfaire aucune des parties. Ce phénomène fait ressortir le caractère particulier de ce confinement qui pourrait être pensé comme une mise en pause de l’autonomie résidentielle juvénile, dans laquelle le retour ou le maintien au domicile familial est soumis à un accord tacite sur la non-pérennité et l’exceptionnalité de cette situation : « [c]e n’est pas comme s’il y avait eu une explosion nucléaire et qu’on se retrouvait dans un bunker pour dix ans et là, bon, il n’y a pas le choix, tu sais que ça va durer longtemps » (Thomas, étudiant, 20 ans), « je pense que j’aurais dans tous les cas essayé de passer quelques semaines à gauche, à droite, mais je serais pas restée carrément vivre pendant trois mois de plus quoi » (Mathilde, étudiante, 20 ans). Les parents et les enfants de notre enquête s’accordent majoritairement sur le fait que cette situation de cohabitation totale ne pouvait et ne devait pas durer. Des deux côtés, l’acceptation de ce rapprochement était étroitement liée au caractère exceptionnel et temporaire du confinement : « [i]l y a un côté traumatisant à se retrouver enfermée chez soi, il faut pas que ça dure. J’ai besoin de voir des gens, voir mes étudiants, de ne pas voir mon mari et mes filles de temps en temps » (Carla, enseignante-chercheuse, 45 ans).

Les deux parties semblaient tout à fait conscientes des opportunités offertes, tout comme des limites en termes d’autonomie et de liberté que cette situation générait. La prise en charge parentale a certes rassuré la plupart des répondants, mais elle a également pu susciter un sentiment de culpabilité, de gêne, voire de mal-être : « [j]e n’étais jamais seule au final. Quand j’étais chez mes parents, j’avais toujours la pression… En fait, quand je suis là-bas, j’ai l’impression de ne pas être moi-même, je me bride en quelque sorte » (Marianne).  

Selon nos répondants, il ressort également de cette période un sentiment de nostalgie de l’enfance qui renforce de fait la valeur de certains « moments ensemble » qui, en temps normal, semblaient définitivement appartenir au passé : « [o]n partage des moments qu’on ne prenait plus le temps de faire avant comme jouer ensemble, rigoler ensemble, et juste parler de tout et de rien. » (Léa, étudiante, 18-25 ans) Ce sentiment caractéristique des retrouvailles reste cependant plus prononcé chez les parents, qui insistent sur des moments forts qu’ils ne pensaient plus pouvoir vivre à nouveau : « [o]n a fait nos trois anniversaires en confinement donc nous avons fêté nos anniversaires ensemble. Et c’est vrai que ça faisait un petit moment que ça n’était pas arrivé » (Myriam, 56 ans, comptable). De leur côté, les jeunes adultes n’évoquent pas seulement le lien avec les parents. Les précieux moments retrouvés sont aussi ceux qu’ils peuvent partager avec les frères et sœurs, desquels ils ont pu être séparés lors d’une décohabitation : « [i]l y a vraiment eu des supers moments avec mes frères, surtout parce qu’on s’était remis à un ancien jeu vidéo auquel on ne jouait plus du tout, et on s’y est remis tous les trois […] donc ça faisait vraiment plein de choses à partager » (Thomas, étudiant, 20 ans). Pour les grands enfants de retour chez les parents, le rappel de l’enfance ne passe pas que par les retrouvailles avec les parents ou la fratrie.

Les retrouvailles familiales, associées pendant le confinement à une décélération qui conduit à apprécier la lenteur comme une richesse du temps (Bauman, 2007), peuvent amener les individus à vouloir réaliser plus de choses ensemble.

Les promenades quotidiennes ne se font plus seules, mais presque exclusivement en famille selon nos répondants : « la marche, je l’ai redécouverte, j’allais marcher 1 h 30 à 2 h tous les jours avec mes parents, pour me reconnecter à la nature aussi » (Cédric, étudiant, 18 ans). Pour certains répondants confinés dans un espace urbain, la faible activité extérieure, inhabituelle, est moins bien vécue : « on allait marcher dans le lotissement, marcher un peu, promener les chiens, ça avait tendance à me déprimer parce qu’il n’y avait rien, on aurait dit une ville fantôme » (Stella, 51-65 ans, en chômage partiel). Des activités créatives ont souvent été citées, la vie confinée ayant laissé le temps disponible à l’expérimentation. Elles sont une fois de plus majoritairement collectives : nouvelles recettes de cuisine, pratique du sport en binôme, initiation au bricolage et au jardinage ressortent le plus souvent. Certaines activités qui mobilisaient plusieurs membres de la famille pouvaient apparaître plus fastidieuses (rénovation d’un appartement, peinture, rangement), mais le confinement était « enfin le bon moment pour [les] réaliser » (Paul, kinésithérapeute, 45 ans). Certaines activités s’organisent autour des multiples écrans du domicile. La télévision du salon retrouve un statut particulier : d’un écran secondaire et parfois collectivement délaissé, elle redevient dans plusieurs cas de (re)cohabitation un outil central qui participe du resserrement des liens familiaux en soirée : « [q]uand mon père nous annonce : “bon, il y a James Bond ce soir”, nous on accourt. Et s’il nous dit : “il y a soirée western”, on accourt aussi. Donc on se faisait des fois des petits moments de films tous les trois et c’était sympa. » (Lucie, ingénieure agricole, 24 ans)  

Se promener, bricoler, cuisiner, jardiner, faire du sport ensemble ou encore se retrouver devant la télévision : ces activités apparaissent comme autant de moments familiaux planifiés, organisés, parfois aussi ritualisés qui témoignent d’une certaine proximité affective (Hachet, 2018). Ces habitudes, pour certaines nouvelles, peuvent également concerner de petits moments du quotidien, traduisant l’imbrication d’un temps informel en famille dans le temps de travail : « 10 h 15, c’est le café avec les parents. Au travail, ils ne m’appelaient jamais à 10 h 15 ! Ils m’appelaient juste avant ou juste après : “je sais que tu as ton café !” » (Océane, chargée de projets, 24 ans). Les activités en famille rendent nécessaires des adaptations individuelles liées aux rythmes de vie, ce qui implique de prendre en compte les moments de disponibilité que parents comme enfants sont prêts à s’offrir mutuellement et donne parfois lieu à des compromis, dans certains cas à l’origine de conflits.

… mais un temps en famille qui n’est pas sans compromis 

Les activités proposées par les parents ne suscitent pas toujours l’adhésion. Dans notre enquête, certains jeunes déclarent « faire pour faire plaisir », comme pour répondre à une injonction de participation à la vie familiale. Cela se retrouve principalement chez les jeunes en situation de recohabitation, dont le sentiment d’appartenance et l’évidence de la place dans le domicile familial sont généralement plus faibles (Maunaye et al., 2019). Le cœur de l’activité proposée, qu’elle soit ou non manuelle, n’est pas le plus important ici : les jeunes enquêtés semblent davantage raisonner en termes d’apports en matière de liens familiaux. Partage de moments entre parents et enfants ou au sein de la fratrie ressortent prioritairement lorsque les jeunes dressent le bilan des activités réalisées :

« [l]e jardinage, ça nous a permis de partager des moments entre père et fils, mais aussi entre frère et sœur. C’était nouveau, mais j’ai vite décroché parce que je n’ai pas trop aimé. Mon père a voulu me partager son univers qui était le jardinage, ça m’a plu deux, trois jours, une semaine et après j’ai vite arrêté » (Cédric, étudiant, 18 ans).

La participation juvénile au quotidien en famille s’étend notamment à la gestion des tâches domestiques, qui reste, là encore, l’objet de compromis. Alors qu’ils se disent « souvent appelés par les parents pour les aider à faire quelque chose » (Ludivine, étudiante, 22 ans), les étudiants se plaignent d’interruptions à la fois dans leur temps de travail et celui qu’ils se consacrent personnellement. Le cas de la recohabitation leur rappelle un schéma d’organisation du quotidien qu’ils pensaient avoir définitivement laissé derrière, dès lors que le traditionnel retour chez les parents pour le seul week-end ne s’accompagne pas d’attentes aussi fortes dans la participation des enfants, tout du moins dans les familles françaises (Ramos, 2011). De leur côté, des parents de notre enquête dénoncent une participation jugée parfois insuffisante à la vie familiale : « [t]u vis à deux en temps normal, là à quatre. Il y a le partage des tâches, mais vu que tu as perdu cette habitude de vivre avec tes enfants, tu as perdu un peu ces routines, donc il faut les remettre en place » (Charles, responsable service ingénierie, 61 ans).  

Qu’il s’agisse de la participation aux activités, aux tâches domestiques, ou plus généralement au temps à passer ensemble, il semble parfois difficile pour les deux parties de s’entendre sur un juste milieu. En dehors de quelques jeunes adultes qui disent avoir pu pleinement se concentrer sur leur travail en laissant les parents s’occuper de la gestion du domicile, notre enquête fait émerger de profondes disparités, tantôt conflictuelles, dans les façons de (re)vivre le quotidien en famille : « [l]e fait d’être tout le temps interrompu perturbe le fil de la pensée et le travail n’est plus efficace. C’est gênant, mais il faut éviter les conflits qui arrivent vite en cette période tendue » (Nathanaëlle, doctorante, 18-25 ans). Au-delà de ces perturbations, le confinement dans un même espace est l’objet de nuisances sonores. Le bruit est régulièrement ressorti comme une gêne majeure, à même de compliquer les conditions de travail des parents et des enfants. Pour certains parents, la seule règle explicite était ainsi de « ne pas faire de bruit » (Jade, aide-soignante, 54 ans), tandis que les enfants se plaignent d’abord d’un « manque d’intimité qui gêne souvent la concentration : on entend la télé des uns, la musique des autres, c’est difficile de travailler » (Lucile, doctorante, 18-25 ans). Le cas du (télé)travail des étudiants est d’ailleurs particulièrement intéressant ici, car les cours en distanciel sont à l’origine d’un certain nombre de tensions. L’indisponibilité des enfants lorsqu’ils sont devant l’écran de leur ordinateur semble, dans le discours des jeunes, fréquemment mal comprise par les parents pour qui le temps de présence de l’enfant au domicile est traditionnellement séparé du temps des cours.  

« Ma mère est très contradictoire. Elle me dit : “Alors, tu ne travailles pas ?” ou des petites remarques comme ça, alors qu’à côté elle me dit : “Oh ! on regarde un film ?”, sauf que moi, ça allait empiéter sur mon travail. Donc oui, c’était compliqué à gérer, j’avais tendance à m’enfermer sur mes cours, parce que c’était un peu ma porte de sortie » (Justine, étudiante, 18 ans).

Même quand il s’agit de courtes interruptions, l’imbrication des temps de disponibilités individuelles dans le temps collectif à partager en famille semble avoir représenté un enjeu majeur du premier confinement à l’échelle microsociologique. La démarcation entre temps de travail, temps pour la famille et temps à soi apparaît plus que jamais fragilisée dans ce contexte particulier. Lors de la (re)cohabitation, certains enfants ont ainsi mis en place des stratégies pour s’isoler d’une présence parentale parfois envahissante au point d’affecter leur efficacité professionnelle : 

« [a]u début, aller plier le linge, boire un café, ça ne me dérangeait pas tant que ça. Mais après, j’avais du mal à me reconcentrer. On a dû se caler, je leur ai dit : “ce n’est pas parce que je suis au téléphone que je ne bosse pas. Donc, passez la tête et si vous voyez que je ne la lève pas, ou que je n’ai pas trop envie de discuter, n’insistez pas” » (Océane, chargée de projets, 24 ans).

En raison de la généralisation du télétravail pendant cette période, le même problème se pose du côté des parents. La compréhension du rythme de vie de chacun est parfois compliquée, alors que la conciliation des temps professionnels et des temps personnels s’avère encore plus délicate à l’heure du confinement (Barthou et Bruna, 2021). De même, comprendre et accepter la place de chacun peut apparaître difficile puisque la famille contemporaine se caractérise déjà par une dénonciation parentale de la prévalence du « je » adolescent sur le « nous » familial (Havard Duclos et Pasquier, 2018). De même, l’acceptation parentale de temporalités propres aux enfants qui ont décohabité par le passé est à prendre en considération : « [m]es parents ont du mal à comprendre mon rythme de travail, car je préfère souvent travailler le soir (comme je fais dans mon appartement d’habitude) plutôt que d’aller regarder la télé avec eux ce qui engendre parfois des tensions » (Tilly, étudiante, 18-25 ans). La coupure entre décohabitation et recohabitation peut être l’objet d’une contraignante adaptation selon certains répondants. 

« On vit très différemment, notamment sur la nourriture et sur les modes de consommation. Avec mon copain, on achète tout local. Sauf que mes parents n’ont pas cette sensibilisation-là. […] Il faut s’adapter à leurs horaires de lever, de coucher, de repas, parce qu’ils mangent vraiment en décalé » (Lucie, ingénieure agricole, 24 ans).

Le passage du domicile familial au « chez soi » représente donc une étape importante dans la quête d’autonomie sans indépendance (Galland, 2008) juvénile. La fin, même temporaire, de l’autonomie résidentielle juvénile marque dans notre enquête le retour du « chez moi » au « chez mes parents » avec toutes les contraintes que cela suppose. 

Le confinement révélateur des singularités de la famille contemporaine 

Le confinement a eu des effets révélateurs de tendances sociologiques propres à de nombreuses sociétés, qu’il s’agisse d’inégalités sociales ou face au logement, des conditions de vie, de travail et de la difficile articulation des différents temps de vie (Barthou et Bruna, 2021), mais également de celles relevant de la sphère intime, au sein du couple ou encore au niveau familial. Les réponses aux questions posées dans nos questionnaires ou lors des entretiens semi-directifs à propos du confinement en famille traduisent bien ces transformations des modes de régulation familiale, sa démocratisation et l’individuation du familial (Messu, 2011). La (re)cohabitation et le rapport dialogique entre expériences parentale et juvénile sont en effet porteurs de multiples enseignements. 

Le poids du capital scolaire dans les expériences de (re)cohabitation  

Le poids singulier de l’école dans les trajectoires juvéniles françaises a fait l’objet de nombreux travaux ces dernières années (Loncle et Muniglia, 2011 ; Van de Velde, 2008 ; Walther et al., 2006). Ils soulignent tous le lien étroit entre niveau de qualification scolaire et trajectoire sociale, ainsi que la familialisation de la prise en charge dans le modèle français. La famille joue bien un rôle majeur en France, d’une partsur le plan financier, en particulier quand les enfants sont étudiants, d’autre part à travers l’accompagnement vers l’autonomisation et le devenir adulte. En outre, l’enjeu du poids du capital scolaire dans les solidarités familiales légitime des comportements de surinvestissement dans les études et justifie l’acceptation d’un maintien contraint, au moins partiel, sous dépendance parentale (Van de Velde, 2008). Le système scolaire français se caractérisant par l’externalisation croissante du travail scolaire et de certaines tâches (Kherroubi, 2009), les parents sont de plus en plus nombreux à s’impliquer dans la scolarité de leurs enfants et à participer à l’encadrement ou la surveillance du travail scolaire, même quand ces derniers sont de jeunes adultes. À ce propos, nous avons pu constater dans notre enquête que près de 10 % des parents de jeunes adultes ont participé aux devoirs et travaux scolaires de leurs enfants pendant la période de confinement, à l’image de cette mère : « [j]’en ai profité pour aider ma fille à finaliser son mémoire » (Séverine, emploi non précisé, 51-65 ans).

Les études ont indéniablement eu une place centrale dans cette situation inédite de (re)cohabitation, place accentuée dans un contexte français de « verrouillage des trajectoires par le diplôme » (Dubet, 2004) dans lequel l’obtention d’un emploi est conditionnée à la possession de diplômes. Par voie de conséquence, et quels que soient les contours que revêt le travail éducatif parental (van Zanten, 2015), la plupart des parents va avoir tendance à ressentir de l’anxiété face aux examens, aux concours et aux diverses formes de sélection scolaire (Duru-Bellat et al., 2018). Au-delà des préoccupations relatives aux études ou à l’insertion professionnelle, la question de l’organisation de l’espace et des temps de travail apparaît commune à de nombreuses familles de notre échantillon. La gestion des temps scolaires/universitaires, professionnels et familiaux semble être facilitée par la mise en place d’une organisation précise afin que chacun puisse travailler ou étudier correctement : « [l]es enfants sont grands, nous avons une organisation de la vie quotidienne posée en famille dès le début du confinement, basée sur une stimulation réciproque avec les enfants de nos activités pro ou scolaires respectives. » (Monique, travailleuse sociale, 51-65 ans)

La (re)cohabitation semble avoir eu pour corolaire la nécessité d’accepter cette présence du travail scolaire et universitaire et l’exposition au regard des parents, souvent éloigné, mais bien présent. Cette acceptation contrainte de la dépendance partielle à l’égard des parents, accentuée ici par la cohabitation continue ou la recohabitation, a été éprouvée par cette co-présence permanente. La plupart des parents de jeunes adultes enquêtés sont pris entre une logique d’inquiétude quant aux performances et résultats scolaires/universitaires de leurs enfants, accrues par une crise sanitaire ayant marqué un coup d’arrêt à la scolarité en présentiel, et la volonté de leur faire confiance et de leur laisser une autonomie assez forte. Ces prédominances de la confiance et de l’autonomie se traduisent notamment dans le degré élevé de satisfaction des jeunes concernant leur confinement en famille. Les jeunes adultes confinés chez leurs parents affirment à plus de 80 % ne pas avoir rencontré de difficultés à concilier vie professionnelle et vie familiale, une part assez proche de celles des parents des jeunes adultes. Nous ajouterons que, dans notre enquête et du côté des enfants, la scolarité ou le télétravail sont souvent vécus de façon beaucoup plus positive quand ils sont confinés chez leurs parents, car la plupart se sentent matériellement – par exemple au niveau de la préparation des repas et de la gestion partagée des tâches quotidiennes – et psychologiquement soutenus. Ainsi, de nombreux jeunes déclarent que leurs parents ont été « compréhensifs » pendant cette période de confinement, notamment au regard du travail qu’ils avaient à fournir.  

Parmi ceux qui n’ont pas eu de difficultés à concilier vie professionnelle et familiale, plus d’un quart des grands enfants retiennent, comme facteur explicatif principal, le soutien et le respect du rythme de chacun à la maison : « [m]es parents me laissent travailler tranquillement dans ma chambre, ils sont très conciliants là-dessus, la priorité, c’est mon travail » (Marc, étudiant, 26-35 ans). Le second registre mobilisé est celui de l’organisation, du partage des tâches et d’une bonne distinction vie professionnelle et personnelle (21,5 % d’entre eux). En ce qui concerne les parents, le premier registre évoqué est celui de l’autonomie des enfants (28,1 % des réponses), suivi de celui de la perte d’activité ou l’absence de télétravail (16,5 %) et l’absence de changement notamment, car ils étaient habitués au télétravail (16,1 %). La famille semble avoir joué un rôle important dans l’articulation des temps de vie, que ce soit par le soutien ou la présence des parents, l’autonomie des enfants, ou la mise en place d’une bonne organisation des différents temps de vie. Dans certaines familles, il s’instaure un compromis social implicite dans lequel le fait de faire ses études ou de télétravailler va permettre aux jeunes adultes de gagner en liberté et en reconnaissance au sein du domicile familial. Néanmoins, les pressions liées aux tâches professionnelles ou universitaires peuvent elles aussi venir accentuer le sentiment de perte d’autonomie et intensifier les tensions familiales : « [l]a quantité monstre de travail personnel sans suivi d’un professeur et le fait de ne pas pouvoir sortir commencent à devenir très difficiles ! De plus les liens avec les parents ne sont pas favorables donc je me sens stressé et je suis sûr les nerfs ! » (Édouard, étudiant, 17 ans) Les sentiments de perte d’autonomie et d’infantilisation peuvent être exacerbés par cette cohabitation totale, et amplifiés par la surcharge de travail et les difficultés de l’effectuer à distance. Comme le soulignent Baudot et al. (2021) à propos des mères, le rapprochement physique entre parents et grands enfants pendant le confinement ne se traduit pas toujours par une égalisation des statuts et l’expérience vécue du confinement montre comment les hiérarchies symboliques peuvent se reconstruire. 

Les parents relatent peu de situations réellement conflictuelles lorsqu’ils sont avec leurs enfants jeunes adultes. Il semble au contraire que l’autonomie de leur enfant leur permette de poursuivre leurs activités professionnelles quand ils en ont : « je peux m’isoler dans une pièce de la maison pour travailler au calme. Mes filles sont autonomes pour leurs devoirs, elles ont 15 et 19 ans… » (Véronique, gestionnaire de scolarité, 45 ans). Des parents déclarent également profiter de cette période de confinement pour suivre de près la scolarité de leurs enfants, à l’image de cette mère secrétaire administrative : « [ê]tre avec les enfants, pour les rassurer et leur donner un rythme » (Zoé, secrétaire administrative, 45 ans) ou encore de cette mère enseignante-chercheuse (Manon, 51-65 ans) : « [i]l faut aussi bien surveiller notre fils qui est en 1re et qui a du travail à faire. Il faut soutenir le moral de notre fille qui devait passer un concours mi-avril et qui est reporté à mi-juin, deux mois de plus c’est long ! » 

Le confinement pourrait avoir permis aux parents, dont une partie parait attachée aux valeurs d’autonomie, d’indépendance et d’autodétermination, tout en étant inquiète face aux incertitudes qui touchent de plein fouet les jeunes aujourd’hui, de pouvoir observer le travail de leurs enfants et d’avoir une forme de contrôle, à la fois doux et implicite, mais sans conteste efficace.

La tension entre familialisation et individuation au cœur des familles contemporaines

Olivier Galland (2009) explique que la fin de la post-adolescence, qui correspond à ces formes d’indépendance partielle que connaissent beaucoup de jeunes Français (autonomie résidentielle, mais sans indépendance économique), ne signifie pas toujours, et de moins en moins, l’accès à un plein statut adulte. Cette phase du devenir adulte est caractérisée par une autonomie dans la dépendance, marquée en France par la tension entre une disjonction entre des politiques « familialisantes » et des aspirations juvéniles à une autonomie plus précoce (van de Velde, 2008). Malgré des divergences fortes entre catégories socioprofessionnelles, le point commun entre toutes les jeunesses demeure le processus d’individuation, d’expérimentation au sens de François Dubet, à savoir l’expérience comme travail que chacun poursuit afin de se percevoir en tant qu’auteur de sa propre vie (Dubet, 1995).  

La question résidentielle est au cœur du processus du devenir adulte et, en France, l’injonction à construire une vie passe par devenir adulte à travers l’autonomie résidentielle (Gaviria, 2020). Cette période de confinement et de (re)cohabitation constitue une vraie bifurcation de par son imprévisibilité, son irréversibilité et ses conséquences à la fois collectives et individuelles (Bessin et al., 2009) : « [a]près avoir vécu une vie seule avec son propre appartement, revenir chez les parents, je trouve ça… Je n’ai pas d’adjectif… C’est très lourd parce que j’ai des relations compliquées avec ma mère… » (Ludivine, étudiante, 18-25 ans). Ce (re)confinement a effectivement interrompu la phase de construction de soi en tant qu’adulte. Sandra Gaviria, qui a travaillé précisément sur ce sujet du retour, souligne que le retour au domicile familial peut conduire à une perte d’autonomie des dimensions acquises et évidemment résidentielles, « le jeune devant justifier de ses déplacements, mais ne redevant pas pour autant enfant » (2020).  

Ce (re)confinement a eu un impact sur le sentiment de liberté et d’étouffement quant aux désirs et inquiétudes des autres, comme l’explique cet étudiant : « [m]a mère était très stressée et du coup elle créait une ambiance qui était stressante. Plus, le fait qu’elle était un peu sur mon dos parfois, pas beaucoup j’abuse. Mais un peu sur mon dos et on ne ressent pas ces choses quand on n’est pas les uns sur les autres […] Là, être les uns sur les autres constamment c’était insupportable ! » (Thomas, étudiant, 20 ans). Patrick Dubéchot (2015) analyse la période d’incertitude résidentielle comme le prolongement d’un statut de dépendance au sein de la famille et vis-à-vis d’elle. Il précise également que la place du jeune adulte serait remise en jeu à chaque réapparition, malgré une amélioration générale des relations avec les parents, eux-mêmes confrontés à une société de l’incertitude. Le confinement lié à la pandémie a donc naturellement représenté une nouvelle réapparition, mais dans une période d’incertitude totale pour les enfants, à titre personnel, scolaire et/ou professionnel, mais aussi de disparition progressive des projets, c’est-à-dire des capacités de projection dans le futur (Duvoux et Lelièvre, 2021).

L’horizontalité et les échanges semblent néanmoins caractériser cette période de confinement en famille et représentent un résultat important de notre recherche. Seul un grand enfant de notre enquête témoigne d’une relation familiale hiérarchique et descendante et aucun ne souligne l’absence totale d’échanges. Nous pouvons supposer que ceux qui rencontrent d’importantes difficultés avec leurs parents ne se sont pas confinés avec eux, mais la question du respect mutuel de la place de chacun rejoint le modèle pédagogique bien décrit par François de Singly dans lequel la famille est devenue le « terrain du jeu » (2008), plus démocratique et horizontal. Les parents sont nombreux à déclarer avoir profité de cette coprésence pour plus échanger avec leurs enfants, à l’image de ce répondant : « [j]e n’ai qu’un enfant, grand qui est autonome à la maison donc pas de soucis. Ma femme a dû arrêter son travail, mais s’occupe bien en journée. On est bien tous ensemble. On est plus souvent ensemble, on parle plus » (André, informaticien, 51-65 ans). La souplesse, la conciliation et les compromis sont en outre autant de facteurs qui semblent avoir joué en faveur d’une conciliation en famille réussie, qu’il s’agisse des parents : « [p]arce que notre famille est assez souple dans l’organisation des temps de vie en commun, et que nous nous entendons bien. D’autre part mon employeur et mes collègues sont également compréhensifs » (Christelle, assistante de direction, 48 ans), ou des enfants : « [c]ela faisait longtemps que je n’avais pas profité de ma famille comme cela. Nous sommes obligés de prendre sur nous pour ne pas disjoncter alors c’est comme si on se redécouvrait sous un autre angle. On se serre plus les coudes, on s’entraide pour toutes les tâches, on discute, on rit, on regarde de bons films… C’est le seul point que je considère comme extrêmement positif dans cette situation » (Marion, étudiante, 18-25 ans).

Pendant la période du confinement, la famille a constitué une entité fournissant une structure de sens et un espace-temps procurant du bien-être, que le confinement aurait permis en quelque sorte de faire fructifier (Collectif d’Analyse des Familles en Confinement, 2020). Cela ne doit toutefois pas faire oublier des différences majeures entre les familles et le fait que la nécessité de rester ensemble 24 heures sur 24 a pu aussi procurer un sentiment d’enfermement voire d’étouffement. Effectivement, la mobilité, caractéristique de l’hypermodernité, amène à revisiter les représentations et les imaginaires singuliers liés aux déplacements dans lesquels l’homme « structure une identité et opère une transformation de sa vie » (Tapie, 2018 : 379). Le sentiment d’immobilité ou de faible mobilité imposé par le confinement printanier a profondément affaibli la tension excentrique du monde extérieur et la tranquillité « centrique » de la maison (Vassart, 2006), qui n’apparaît alors plus seulement comme un refuge ou un abri, mais parfois plus négativement en tant que « prison ». Cette tension a logiquement mis en visibilité le besoin d’espace et de temps, et ce, d’autant plus dans le cadre d’un confinement familial : « [a]u début du premier confinement, je m’étais installée dans la salle à manger, sur la table. Quand j’ai vu que ça continuait et qu’il y en avait partout, et que par rapport aux autres c’était pas très cool, si eux voulaient regarder la télé ou écouter la radio, donc voilà, après je suis repartie dans une chambre qu’on a transformée en bureau. Maintenant j’ai mon endroit à moi » (Myriam, comptable, 56 ans). Le respect de l’espace s’impose lui aussi comme central dans le bien-être familial : « [q]uand je montais dans ma chambre, mon père au garage, ma mère au rez-de-chaussée, l’isolement ce n’était pas un problème. On a une maison suffisamment grande pour tous les trois, donc personne ne se marche sur les pieds. Et je pense que c’est un facteur qui est hyper important pour garder la cohésion dans une famille. Se dire que chacun n’empiète pas sur l’espace de l’autre et que chacun a son truc à gérer » (Justine, étudiante, 18 ans).

Les tensions, beaucoup plus présentes dans les réponses des jeunes adultes, du fait même de cet âge de la vie et de leur place dans le processus du devenir adulte, sont la plupart du temps liées à cette coprésence permanente et au sentiment d’enfermement : « [d]’avoir ses parents toujours sur le dos, même s’ils ne sont pas vraiment sur toi, de les avoir constamment à côté de toi, de ne pas pouvoir faire ce que tu veux, c’est pesant au bout d’un moment » (Ludivine, étudiante, 22 ans).

Ces résultats nous permettent de voir que le faire famille aujourd’hui s’appuie à la fois sur un besoin d’être ensemble, sur sa dimension de réassurance et de soutien, mais aussi sur la mobilité, la distance et la préservation de temps et d’espaces à soi. 

Conclusion 

Dans ce contexte de crise sanitaire, la cohabitation et la recohabitation familiales nous ont conduit à saisir les tensions qui traversent la société française, qu’il s’agisse la centralité de la réussite scolaire, du contrôle parental et de l’autonomie des grands enfants d’une part, ou encore entre du besoin d’être ensemble et de l’empiètement de la vie familiale sur l’espace et le temps pour soi d’autre part. François de Singly souligne ce paradoxe de l’individualisme contemporain qui conduit les adultes, et nous pourrions ajouter ici jeunes adultes, « à rêver d’une vie qui cumule, en même temps — et non successivement — des moments de solitude et des moments de communauté, d’une vie qui autorise à être ensemble tout en permettant à chacun d’être seul, s’il le veut » (2016). Nous rejoignons également son analyse quand il avance que la vie commune oblige de rompre avec le « tout individu », mais qu’elle ne contraint pas à l’inverse au « tout collectif » et que, pour être attractive, elle doit respecter les individus, y compris lorsqu’ils désirent être « seuls » (de Singly, 2016). La distinction entre espaces personnels et collectifs, fortement mise à mal pendant ce confinement, a fait ressortir de façon encore plus accrue cette nécessité du respect des espaces et temps personnels, mais aussi le besoin d’espaces et de temps collectifs à partager. Au vu de nos résultats, il semblerait que la famille contemporaine, profondément relationnelle, ait souvent été mise à l’épreuve pendant ce confinement. Alors que, dans leur globalité, les ressentis ont été plutôt positifs, la distance et la séparation des temps et des espaces, la mobilité et les expériences différenciées représenteraient le corolaire de l’attachement familial et l’épanouissement de soi dans le faire famille. La famille, en particulier quand elle met en valeur le respect de chacun et l’horizontalité entre parents et jeunes adultes, continue de constituer un pilier central dans la construction de soi, en assurant tour à tour un rôle de réassurance, de soutien, de reconnaissance et de valorisation, mais aussi de distanciation et d’autonomisation.  

Annexe I : Sociographie

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Annexe II : Situation professionnelle et niveau de diplôme des parents de jeunes adultes de l’enquête quantitative

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