Corps de l’article

Introduction

En 2020, le premier confinement du printemps, en raison des contraintes nouvelles, professionnelles, mais aussi scolaires liées à la fermeture des écoles et à la restriction des déplacements, a eu des effets majeurs sur le quotidien de la population, modifiant l’organisation des agendas, des modes de travail ainsi que le bien-être des Français et leur qualité de vie (Albouy et Legleye, 2020 ; Bourdeau-Lepage, 2021 ; Jonchery et Lombardo, 2020 ; Torre, 2020). Si certains parents ont bien vécu cet épisode de repli familial sur le foyer, d’autres ont été plus exposés à la fatigue, à l’irritation et au stress et ont vu leurs relations intrafamiliales se dégrader. Il s’agit plus particulièrement des parents qui ont évolué dans un logement sans extérieur dont l’absence est directement corrélée à l’expression de sentiments de souffrance (Launay et Grossetti, 2020). Les parents qui se sont trouvés en situation de télétravail et à devoir faire face à une double charge entre activité professionnelle et parentale dans l’espace domestique ont également vu l’équilibre de leurs relations familiales se dégrader (Lambert et al., 2020). Ces parents ont déclaré une chute de leur niveau de bien-être supérieure à ceux qui n’ont pas travaillé car ils pouvaient disposer d’une plus grande disponibilité pour s’occuper des enfants, le temps libéré agissant positivement sur le temps parental (Bourdeau-Lepage, 2021). Les ressources temporelles ont constitué un enjeu de taille pour les parents afin d’accompagner les temps scolaires et de loisirs des enfants, lesquels ont été bouleversés, à la baisse pour les premiers, à la hausse pour les seconds, mais de manière assez inégale selon l’origine sociale des enfants, leurs conditions de logement et la modalité de travail de leurs parents (Berthomier et Octobre, 2020).

En étirant drastiquement l’espace-temps au cours duquel tous les membres de la famille ont été en situation de coprésence, le confinement a contraint les parents à réorganiser la vie domestique au sein du logement. Il leur a fallu tout à la fois accompagner au mieux les apprentissages scolaires de leurs enfants via les outils numériques, gérer l’alternance de temps scolaire et de temps libre et bricoler un agenda alternant temps pour soi et temps pour les enfants. Le temps accordé aux enfants, c’est-à-dire la participation parentale aux activités de l’enfant durant le confinement, constitue l’objet d’étude de notre article. Avant la pandémie, les temps du quotidien, des rituels familiaux, des moments communs s’organisaient en semaine surtout en fonction de l’organisation logistique du foyer (repas du soir et du matin, école, activités extra-scolaires…). Peu de moments familiaux se structuraient autour d’une activité commune sortant du quotidien et de la gestion imposée des tâches domestiques en dehors des week-ends où les repas et la télévision s’effaçaient pour laisser place aux loisirs (Lesnard, 2009 ; Brunet et al., 2013). Les bouleversements engendrés par le confinement ont eu des impacts sur la manière dont les familles ont réinventé le temps familial, pour éventuellement, réapprendre « à faire famille » (de Singly, 2020). Nous souhaitons ainsi saisir les contours de cette sociabilité familiale confinée, c’est-à-dire la façon dont le cercle familial qu’est le foyer parental a articulé une partie de son espace-temps et de ses relations autour d’activités partagées au quotidien, témoignant d’un « être ensemble familial » plus que d’un « être en co-présence » (de Singly, 2010). Ces activités partagées, qu’elles s’appuient ou non sur des dispositifs numériques, concernent tout autant l’accompagnement scolaire, que les activités de divertissement ou les relations de socialisation tournées vers l’extérieur du foyer.

Aussi modeste soit-elle, notre contribution vise à mieux comprendre ce qui s’est joué en termes de moments communs au sein des familles confinées pendant la crise sanitaire liée à la COVID-19. Notre objectif est ainsi saisir comment les sociabilités familiales se sont accommodées d’une situation contrainte d’enfermement à domicile dans un contexte où les écrans sont devenus incontournables, ne serait-ce que pour assurer la continuité pédagogique imposée par la fermeture des écoles. Pour ce faire, il nous est apparu nécessaire de questionner le poids des inégalités sociofamiliales dans la nature et la fréquence des activités partagées en famille, mais aussi d’interroger le rôle du recours forcé aux dispositifs numériques sur ces activités familiales communes. Après avoir présenté notre méthodologie de recherche (section 2), nous mettrons en perspective les formes prises par les activités familiales partagées avec les effets de genres et de classes qui ont pesé sur ce temps partagé en famille (Section 3). Nous soulignerons ensuite la manière dont les sociabilités familiales ont pu et ont dû se réorganiser autour d’une variété d’écrans au sein ou à l’extérieur du foyer (partie 4) pour faire face à la raréfaction des échanges en présentiel avec l’entourage et la limitation des sorties à l’extérieur.

Méthodologie de collecte des données et corpus

Notre travail est issu d’une étude conduite lors du premier confinement 2020[1] dans le cadre de la consultation francophone sur les impacts sociaux et spatiaux de la COVID-19 (Dessinges et Desfriches Doria 2021). Cette recherche a bénéficié du soutien financier de l’Université Paris 8, sur l’AAP « Enjeux humains liés au COVID-19 » pour le recueil des données quantitatives ainsi que du soutien de la MSH de Lyon-Saint-Etienne et de l’expertise de Agathe Déan Statisticienne pour le traitement statistique des données et leur analyse. L’étude en question se proposait d’identifier les conséquences sociales induites par les usages des écrans chez les enfants âgés entre 6 et 12 ans[2], en particulier, les effets de l’évolution forcée par le confinement sur le rapport aux écrans dans les familles. Principalement consacrée à la diversité des usages numériques juvéniles et aux formes de régulation parentales, cette dernière a également été l’occasion de recueillir des informations sur la manière dont les familles ont partagé du temps ensemble à l’intérieur ou à l’extérieur du foyer. À la fois quantitative et qualitative, cette étude s’est organisée en deux étapes. La première phase s’est déroulée pendant le temps même du confinement entre le 27 avril et le 27 juin 2020. Elle a consisté en l’administration d’un questionnaire en ligne par courriel[3], infolettre, réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn et Twitter) auprès de réseaux personnels (familles et ami.e.s), d’institutions universitaires, de collectifs de recherche, d’associations médiatiques et culturelles, de listes de diffusion de syndicats[4]. Cette première phase d’enquête a permis de collecter les réponses de 920 parents (de 1300 enfants) principalement issus de professions et catégories socioprofessionnelles supérieures et diplômés[5]. Afin de considérer la perspective des familles moins favorisées, nous avons sollicité l’expertise d’AMS International[6], une société spécialisée en marketing de services, pour l’envoi du même questionnaire à un panel de répondant.es, présentant les caractéristiques d’être parents d’enfants âgés entre 6 et 12 ans et d’appartenir à des classes populaires ou intermédiaires. Cette deuxième phase d’enquête qui s’est déroulée entre le 20 et le 26 octobre 2020 a suscité l’intérêt de 837 parents (de 1304 enfants). Au total, notre étude porte sur une population redressée de 1731 parents et 2604 enfants. Elle est assortie d’une analyse qualitative constituée de 25 entretiens semi-directifs auprès de 23 mères et 2 pères qui se sont manifestés à l’issue des deux phases d’enquête. Si les caractéristiques générales de la population étudiée ne permettent pas de garantir sa représentativité à l’échelle de la population française (du fait notamment de l’absence d’échantillonnage, d’une diffusion numérique, du format du questionnaire dont le caractère austère et administratif, et la longueur ont sans doute été discriminants pour les répondant.e.s les moins diplômé.e.s.) notre échantillon présente toutefois l’intérêt de contribuer à documenter les pratiques des familles confinées issues à la fois des classes sociales favorisées et populaires.

À ce stade, il existe ici un biais de notre enquête lié à la dé-synchronisation des temporalités de diffusion entre les deux étapes de diffusion. Bien que l’enquête ait fait l’objet d’une administration temporelle différenciée, nous avons pris soin de rappeler lors de la deuxième vague de l’étude, qu’elle ne portait que sur la première période de confinement général de la population française. Cette dernière s’est déroulée entre le 17 mars 2020, date de l’instauration par le gouvernement français d’un confinement général de la population, invitée à rester assignée à domicile et le 11 mai, date du premier déconfinement progressif. Durant cette période, les salariés étaient contraints au télétravail : seuls les personnels médicaux, les magasins de première nécessité et les services de la ville (service de ramassage des ordures ménagères, de distribution de courrier…) pouvaient rester mobiles, ouverts ou en service. Les sorties hors du domicile étaient soumises à un régime de restriction : déplacements limités à 1 h/jour et dans un rayon de 1 km contre attestation sur l’honneur du caractère impérieux de ladite sortie. Les conditions de scolarisation à distance se sont effectuées dans la plus grande improvisation : les enseignants ont assuré eux-mêmes la continuité pédagogique, en autonomie, et selon des formes très diverses en fonction de leurs propres niveaux de maitrise des outils numériques.

La population ayant répondu à l’enquête en ligne est principalement féminine (78,8 %) et vit majoritairement en couple (84,7 %). Les répondant.e.s appartiennent avant tout à des professions et catégories socioprofessionnelles peu favorisées[7] (61,9 %) et ont passé le grand confinement en appartement pour la majorité d’entre eux (55,9 %). S’ils sont 56,4 % à déclarer avoir une maitrise correcte d’Internet et des ordinateurs, ils sont toutefois 20,4 % à en avoir un usage élémentaire ou basique[8]. Les enquêté.es sont confiné.e.s dans un logement avec 4 personnes (40,3 %) et près d’un tiers (28,4 %) sont chef.fe.s de familles nombreuses (familles de plus de trois enfants). Ces familles évoluent au sein de foyers plutôt bien dotés et multiéquipés en écrans : l’équipement est assez homogène entre les catégories sociales que ce soit en matière d’ordinateur fixe, de tablette, de poste de télévision, de téléphone intelligent (smartphone), de console ou d’imprimante. Des différences subsistent néanmoins : les classes populaires sont plus fréquemment multidotées en téléviseurs alors que les classes plus aisées le sont davantage en ordinateurs portables. Les enfants concernés par l’enquête se répartissent de manière équilibrée entre filles (48,5 %) et garçons (51,4 %) et couvrent les deux classes d’âge de façon homogène (49,7 % sont âgés de 6 à 8 ans et 50,3 % ont entre 9 et 12 ans). Il s’agit d’enfants plutôt bien dotés en écrans personnels (46,3 % possèdent un équipement en propre), ce taux augmentant en fonction de leur niveau scolaire : les collégiens sont 66,2 % à posséder un écran contre 35,6 % des CP-CE1-CE2[9].

Activités partagées en famille, confinement et inégalités sociofamiliales

Pour évaluer la nature des activités partagées en famille durant le confinement, nous avons demandé aux parents d’indiquer la fréquence à laquelle ils avaient accompagné leurs enfants âgés de 6 à 12 ans à la fois pour assurer la continuité pédagogique à la maison et encadrer leurs pratiques culturelles et sportives[10]. L’enquête du ministère de la Culture parue en 2020 sur les Loisirs des enfants de 9 ans en situation de confinement au printemps 2020 nous enseigne à cet égard que les parents, bien qu’ils aient été affectés par la transformation du rythme de travail durant le confinement, ont été très présents dans l’accompagnement du travail scolaire et les loisirs de leur enfant (Berthomier et Octobre, 2020). Notre propre enquête incite à établir des conclusions du même ordre. La figure 1 permet de visualiser la fréquence des activités scolaires et de loisirs qui ont été partagées avec le parent répondant.

Figure 1

Fréquences déclarées en % des activités partagées avec un parent

Fréquences déclarées en % des activités partagées avec un parent

Les couleurs dans la présentation des activités de la légende rendent compte : en marron des activités scolaires, en bleu des activités culturelles et éducatives sans écrans, en vert des activités non sédentaires et en jaune des activités sur écrans.

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Toutes classes sociales et tous parents confondus, le travail scolaire est l’activité quotidienne qui a été partagée avec les enfants le plus fréquemment : 82,7 % des parents déclarent avoir accompagné leur.s enfant.s tous les jours ou presque sur cette activité. Loin derrière, viennent ensuite les activités culturelles et éducatives hors écrans : environ 30 % des répondants se sont adonnés à ces activités tous les jours, qu’il s’agisse d’activités manuelles, de jeux ou de faire la cuisine. Les consommations de contenus audiovisuels sur écrans occupent quant à elles une part importante des activités confinées. Près d’un tiers des parents (34,3 %) ont regardé tous les jours la télévision avec leurs enfants ou organisé des séances de cinéma (21,5 %) en famille. En revanche, la pratique vidéo ludique n’est pas au cœur des sociabilités intergénérationnelles du foyer : seuls 8,3 % des répondants déclarent avoir joué aux jeux vidéo avec leur enfant. Le sport et la promenade, activités non sédentaires réalisées à l’intérieur ou à l’extérieur du logement ont été pour leur part partagées quotidiennement avec l’un des parents pour environ un quart des répondants.

En termes de fréquence, on dégage le travail scolaire comme activité très accompagnée au quotidien, et à l’opposé, la pratique du jeu vidéo s’avère être, en période de confinement, une activité très rarement mixte (parent/enfant). En dehors de ces cas, les autres activités partagées, qu’elles soient sédentaires ou non, ont été pratiquées selon une fréquence quotidienne relativement homogène, hormis pour la télévision qui reste une activité phare du quotidien et dont on sait que la durée d’écoute individuelle a augmenté de plus d’un tiers durant le confinement (Médiamétrie, 2020). Le cas de la cuisine en famille est intéressant, car elle représente la première activité réalisée de manière hebdomadaire au sein des foyers interrogés, et ce, quel que soit l’âge de l’enfant, le diplôme des parents, le genre des enfants, les conditions de logement. Seuls 2 % des parents semblent ne s’y être jamais adonnés au cours du confinement. Il s’agit donc d’une pratique éducative qui a pénétré de manière quasi homogène l’ensemble des familles interrogées. Cette activité est cependant détrônée de peu (+1 à 3 points) par les séances de cinéma en famille lorsque c’est un père qui répond, un parent de classe populaire, ou une personne sans activité.

Des effets cumulés de capital social et de capital culturel dans l’accompagnement du travail scolaire

Bien que moins bien armés face à l’institution scolaire que les classes supérieures (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Lahire, 1993 ; Hargittai, 2002), durant le confinement, les parents des classes populaires ont tout autant été préoccupés que les autres par la scolarité de leurs enfants (Delès, 2020). Notre enquête révèle en effet qu’il n’y a pas eu de différence significative en termes de fréquence d’accompagnement. Les classes populaires et les classes supérieures ont assumé la responsabilité de l’éducation scolaire à une fréquence quotidienne s’élevant respectivement à 82,7 % et 83,9 %. Si le capital social, pas plus que le capital numérique, ne semble pas avoir joué sur la fréquence d’accompagnement des apprentissages scolaires, on note toutefois des inégalités plus marquées en fonction du capital culturel des parents. En effet, les titulaires d’un diplôme inférieur ou égal au baccalauréat[11] ont indiqué avoir moins souvent aidé leurs enfants tous les jours dans le travail scolaire que leurs homologues plus diplômés (75,5 % versus 81,8 %). Par ailleurs, ce sont les titulaires d’un diplôme intermédiaire de type baccalauréat +2 à 4 ans (87 % d’entre eux ont suivi le travail scolaire de leur enfant tous les jours ou presque) qui ont été les plus assidus quotidiennement pour la continuité pédagogique de leur enfant et non les détenteurs des diplômes les plus élevés.

Cependant, des différences existent en termes de durée, de modalités d’accompagnement et de transmission des apprentissages selon le passé scolaire des parents ou leurs PCS. Les données fournies par l’enquête Vico indiquent que les parents les plus diplômés ne sont pas ceux ayant consacré le plus de temps au travail scolaire de leurs enfants ; au contraire, les parents ayant le baccalauréat pour plus haut diplôme ont le plus souvent dépassé l’heure quotidienne d’école à la maison (Poullaouec, 2021). L’une des hypothèses que l’on peut avancer pour expliquer cette différence, non d’investissement scolaire ou de qualité d’accompagnement, mais de temps consacré à l’accompagnement, repose sans doute sur la capacité ou l’absence de capacité de certains parents à transmettre des usages plus proches des usages scolaires et de la culture de l’écrit (Lahire, 1993 ; Fluckiger, 2008 ; Pasquier, 2021). Les parents des familles populaires sont aussi ceux qui développent le moins de compétences numériques et s’en remettent davantage à l’école pour éduquer les enfants dans ce domaine et leur apprendre les pratiques expertes et légitimes (Plantard et Le Boucher, 2020). Or, en situation de confinement, avec la nécessité d’assurer de nouveaux apprentissages en l’absence d’interactions directes avec les enseignants, les pratiques éducatives de ces familles ont été soumises à de fortes pressions.

D’ailleurs, les programmes éducatifs numériques ont rencontré parmi les enfants des familles populaires leur plus grande audience : ces derniers ont été plus souvent exposés aux offres éducatives numériques gratuites que leurs pairs issus de milieux favorisés, et ce, quelle que soit la fréquence d’exposition, quotidienne ou hebdomadaire. Cette offre concernait aussi bien des programmes éducatifs télévisés (comme ceux proposés par France Télévisions, #alamaison…) que des ressources pédagogiques en ligne (de type de celles consultables sur Lumni.fr ou Educ’arte.fr par exemple). En d’autres termes, au sein de notre corpus, les familles populaires ont davantage sollicité des formes de médiation éducatives audiovisuelles et numériques que les autres, et l’explication n’est pas à rechercher du côté du manque de temps disponible – 83,9 % des personnes en inactivité étaient issues des classes populaires, mais plutôt vers un besoin d’assistance et de relai éducatif.

Les familles à moindre capital social (PCS -) ou culturel (niveau de diplôme inférieur ou égal au baccalauréat) ont sans doute été d’autant plus fortement confrontées à des difficultés d’accompagnement pédagogique que leurs logiques de prise en charge des enfants, leur manière de s’occuper d’eux diffère sensiblement des logiques éducatives et scolaires qui participent du mode scolaire de socialisation. Les travaux de Thin montrent en effet que les classes populaires sont, pour certaines, moins rompues à intervenir dans la scolarité de leurs enfants et considèrent que les activités en ligne constituent des pratiques qui se conçoivent pour leur dimension de divertissement et non comme des occasions de transmettre explicitement ou non des savoirs (Thin, 1998 ; 2009). Le fait que ces familles se soient davantage investies en durée dans le suivi scolaire de leurs enfants tout en s’appuyant sur des relais éducatifs est révélateur de l’existence d’inégalités sociales dans la transmission à domicile des apprentissages (Delès, 2020). Les parents moins scolarisés ou les plus éloignés du savoir scolaire auraient donc cherché à compenser une absence d’expertise alors même qu’ils se sont fortement engagés dans une démarche volontaire de prise en charge de ces activités. Cependant, cette démarche a représenté un coût. Centrée sur les pratiques d’école à la maison, l’enquête à grande échelle menée par les sociologues Romain Delès et Filipo Pirone a montré le poids des inégalités sociales dans le climat relationnel familial, l’autonomie des enfants et les méthodes d’accompagnement parental. Le confinement et le suivi de scolarité ont contribué à développer des tensions relationnelles entre parents et enfants qui n’existaient pas en dehors du confinement, en particulier dans les milieux populaires, ces conflits affectant nécessairement les conditions de la transmission du travail scolaire et l’efficacité des apprentissages (Delès, 2020).

L’accompagnement du travail scolaire : une pratique encore très genrée

Durant le confinement, si la dimension genrée de la prise en charge du travail scolaire s’est un peu atténuée (Poullaouec, 2021), les devoirs scolaires ont d’abord été des activités partagées avec la mère. Surmenées, les femmes ont assumé la presque totalité de la surcharge de travail domestique et parental occasionnée par le confinement (Bessière et al., 2020 ; Charlap et Grossetti, 2021). Selon l’Insee, à l’échelle de la France, les femmes ont continué d’endosser l’essentiel des tâches domestiques et parentales, même quand elles travaillaient à l’extérieur : 19 % des femmes et 9 % des hommes de 20 à 60 ans ont consacré au moins quatre heures par jour en moyenne aux tâches domestiques ; 43 % des mères et 30 % des pères ont passé plus de six heures quotidiennes à s’occuper des enfants (Barhoumi et al., 2020). L’enquête Vico (Poullaouec, 2021) précise à son tour que la continuité pédagogique a plus lourdement pesé sur les femmes que sur les hommes. Nos propres travaux montrent à leur tour la plus grande fréquence de cet accompagnement maternel au quotidien : 85,9 % des femmes ont fait les devoirs avec leur enfant tous les jours ou presque contre 72,6 % des hommes, cette fréquence étant elle-même associée à une durée d’investissement quotidienne plus grande chez les mères que chez les pères (Charlap et Grossetti, 2021).

La prépondérance de l’engagement maternel dans l’accompagnement scolaire des enfants est un fait social avéré : alors que la dimension professionnelle (et donc du temps passé à travailler en dehors de la maison) structure davantage l’identité masculine, le travail éducatif est un temps de disponibilité envers les enfants nettement féminin (de Singly, 2016). Nos résultats démontrent que le rapport distant qu’entretiennent les pères face à la scolarité des enfants s’est réajusté au cours du confinement, sans doute parce que le principal motif de résistance habituel avancé par les pères, à savoir la quantité de temps disponible pour apprendre avec l’enfant (de Singly, 2016), n’avait plus la même pertinence. Mais l’augmentation de cet investissement paternel n’est pas toujours allée de soi. Nos entretiens qualitatifs font état de situations problématiques. Dans certaines familles au sein desquelles la transmission du capital culturel s’effectuait avant le confinement en priorité par la mère du fait de la division sexuée des rôles domestiques, les pères sont restés démissionnaires comme l’atteste cette maman de 3 jeunes enfants : « il était tellement pénible, il ne nous supportait tellement plus, que je lui ai dit de retourner au boulot. Ça va quoi… Je préférais encore être seule, même si j’en bavais avec les 3 enfants en télé travail que de l’avoir sur le dos toute la journée à râler dans tous les sens. Moi aussi j’étais énervée, il fallait faire quelque chose quoi… On allait finir par se taper dessus à force… » Cet exemple traduit bien le fait que la renégociation de la division des tâches au sein des couples ne s’est pas faite de manière automatique avec le confinement et que les hommes, « s’ils sont présents, paraissent se préserver ou préserver leur engagement professionnel, et continuent à déléguer à leur partenaire l’essentiel de l’intendance de la maisonnée et des soins, qui deviennent plus prenants avec le repli sur l’unique sphère familiale » (Collectif d’Analyse des Familles en Confinement[12], 2020).

Les activités de loisirs en famille : des effets multifactoriels liés à la fois aux caractéristiques des parents, des enfants et du foyer

Face à l’injonction à résidence ordonnée par le gouvernement, les activités partagées en famille se sont déroulées principalement en intérieur exception faite des balades et sorties sportives autorisées dans la limite du kilomètre avoisinant le domicile. L’enquête réalisée durant le premier confinement dénote qu’à une échelle quotidienne, certaines de ces activités de loisirs partagées en famille ont été clivées selon différents critères. Pour illustrer ce clivage, nous avons choisi de retenir comme unité de mesure un écart de points (donc un écart de pourcentage dans les réponses obtenues à l’enquête quantitative) qui est d’autant plus significatif qu’il est supérieur à 10 points.

Les familles populaires, qui sont aussi celles qui étaient majoritairement sans activité professionnelle à domicile, ont davantage fait d’activités quotidiennes avec leurs enfants que les autres, sauf en ce qui concerne la promenade (mais avec une variation très faible de 2,1 points). Elles ont beaucoup plus regardé la télévision (+11,3 points) et organisé des séances de cinéma tous les jours (+6,9 points) que les familles aisées. Dans une moindre mesure, elles ont plus fréquemment fait de la cuisine (+5,1 points) et pratiqué de sport en famille (+5,4 points), un chiffre qui peut s’expliquer par des conditions matérielles de logement plus défavorables. La principale différence vient de la pratique des jeux vidéo : 11,6 % des répondants des classes populaires déclarent jouer tous les jours ou presque avec leurs enfants contre seulement 2,2 % des parents-cadres. Dans près de deux tiers des foyers aisés, le jeu vidéo n’est pas une activité que les enfants partagent avec leurs parents. Ce résultat n’est pas très étonnant si l’on regarde les usages des enfants : à une échelle quotidienne, les enfants des classes populaires ont autant eu recours aux jeux vidéo que ceux issus des classes supérieures (+1,1 point), mais ces derniers sont bien plus nombreux à ne jamais s’adonner à cette pratique (-14,2 points). La pratique du jeu vidéo semble socialement clivée à la fois en ce qui concerne les usages strictement juvéniles (des enfants) que les usages mixtes (des parents et enfants).

À ce stade, le confinement a renforcé des clivages de genre observés dans d’autres travaux concernant les pratiques vidéo ludiques (Octobre et al., 2010 ; Pasquier et Jouët, 1999 ; Coavoux, 2019 ; Fontar et Le Mentec, 2020). En effet, nos résultats mettent en lumière l’existence d’une socialisation genrée au sein des familles : les partenaires de jeux vidéo se trouvent davantage parmi les pères (la moitié d’entre eux déclarant jouer avec leurs enfants quelques fois dans la semaine) que parmi les mères qui déclarent à 51,2 % ne jamais jouer aux jeux vidéo avec leurs enfants. Ils corroborent le fait qu’en matière de socialisation des pratiques culturelles les pères sont plus présents dans l’accompagnement des pratiques dès qu’il s’agit de multimédia, d’ordinateur et de jeux vidéo, alors que les mères sont plus présentes dans le registre éducatif (Octobre, 2010 ; Plantard et Le Boucher, 2020). En ce qui concerne les jeux vidéo, une socialisation genrée détermine une répartition sexuée des pratiques vidéoludiques chez les enfants : nos résultats montrent que si le jeu vidéo s’est bien féminisé, des différences persistent selon le genre des enfants, notamment en termes de fréquence et de durée passée à jouer (les filles y ayant joué en moyenne 1 h 9 par jour soit 21 minutes de moins que les garçons).

Si des deux parents, les pères n’ont pas eu l’investissement le plus intensif pour assurer la continuité pédagogique, ils ont été plus actifs que les mères pour d’autres activités journalières, en particulier celles qui concernent les activités non sédentaires et d’extérieur comme le sport (+17,7 points) et les promenades (+6,3 points). Les écarts se creusent encore davantage si l’on raisonne sur une échelle hebdomadaire. Ils ont tous les jours cuisiné avec leurs enfants à hauteur de 31,8 % (contre 28,1 % des mères) ; ils sont plus d’un quart à avoir organisé des séances de visionnage de contenus audiovisuels quotidiennement (contre 20,2 % des mères). Les mères, quant à elles, ont plus souvent regardé la télévision avec leurs enfants (33,6 % versus 27,4 %) et joué aux jeux de société de manière quotidienne (+2,4 points) ou hebdomadaire (+4,5 points).

Les conditions matérielles de logement ont également eu un impact sur la fréquence de certaines activités partagées en famille. Les personnes habitant dans un logement sans extérieur ont davantage pratiqué des activités sportives (+6,5 points) et des promenades avec leurs enfants (+3,6 points) quotidiennement que celles disposant d’un jardin. Cependant, elles sont aussi plus de 30 % à s’y être rarement ou jamais adonné, donc à ne jamais avoir partagé d’activités familiales en extérieur.

La nature du travail parental durant le confinement a également impacté la fréquence des activités de loisirs en famille. Les personnes en télétravail ont ainsi déclaré effectuer des activités quotidiennes avec leurs enfants de manière beaucoup moins fréquente que les personnes sans activité domestique professionnelle, hormis pour l’accompagnement scolaire (+/- 4,5 points). Ce résultat est à corréler aux capitaux culturels et sociaux des personnes en activité. Il s’est agi principalement de personnes appartenant aux catégories supérieures (+/-1,4 point) et plus fortement diplômées (+/- 6,9 points) ayant affecté prioritairement leur temps disponible aux activités hiérarchiquement plus légitimes à leurs yeux. Ainsi, cette mère célibataire en télétravail déclarait « organiser toute [son] activité professionnelle autour des devoirs des enfants », cette mère de famille nombreuse nous confiant se lever très tôt tous les matins pour gagner du temps sur son travail personnel « afin d’être complètement dispo au réveil des enfants et les aider pour leurs devoirs ». A contrario, le temps parental disponible a particulièrement favorisé (d’environ +8 à 10 points) une pratique collective des autres activités (télévision, séances de cinéma, pratique du sport, cuisine) et dans une dimension moindre la promenade et les jeux de société (d’environ +4 points).

Parmi toutes les activités de loisirs, les jeux de société sont sans doute les plus discriminants au regard de l’âge des enfants. Près d’un tiers des parents ont joué à des jeux de société non connectés de manière quotidienne, mais la fréquence de ces pratiques culturelles domestiques diminue proportionnellement avec l’âge des enfants : les plus petits sont bien plus enclins à y jouer quotidiennement avec leurs parents (+ 10 points), alors que les plus grands se sont davantage impliqués dans la réalisation de recettes de cuisine (+ 3 points). On retrouve là des résultats énoncés par Coavoux et Gerber (2016) qui ont montré que le jeu classique [par opposition au jeu vidéo NDRL] est d’autant plus fréquent et intense que sont présents au foyer des enfants en bas âge, la pratique partagée avec les enfants étant également plus importante. La nature des jeux évolue avec l’âge des enfants, en particulier concernant les jeux de cartes. La Bataille, le Président sont privilégiés chez les 6-8 ans, alors que le confinement a été l’occasion d’enseigner des jeux classiques populaires comme la Belote chez les 9-12 ans et le Tarot voire le Poker dans les familles nombreuses, des pratiques ludiques pouvant être réinvesties plus tard au sein de sociabilités partagées avec les grands-parents ou avec les pairs.

Nos analyses montrent enfin des effets liés à la configuration familiale pour expliquer la fréquence de certaines activités de loisirs partagées en famille. Les limites matérielles du questionnaire ne nous ont pas permis d’envisager le recueil de données exhaustives concernant ces configurations familiales, mais nous avons pu mesurer le rôle joué par la fratrie et la situation parentale. En l’occurrence, les enfants uniques sont ceux qui ont le plus fréquemment joué aux jeux de société avec un de leurs parents (+7,15 points) et été exposés avec eux à la télévision de flux (+8,95 points), ce qui se justifie aisément par l’absence de compagnon de jeu au sein du foyer. En dehors de ces exemples, les pratiques de loisirs en famille ont été très homogènes, et n’ont pas été affectées par le nombre d’enfants dans la fratrie. En revanche, la situation parentale a joué un rôle plus important sur les agendas de loisirs partagés en confinement. Quelle que soit l’activité étudiée, tous les parents en situation de monoparentalité ont déclaré avoir passé quotidiennement, voire hebdomadairement, et dans des proportions allant de + 3 points (jeux de société) à + 8 ou 9 points (cuisine et télévision), davantage de temps avec leur enfant que les parents en couple. D’après les données de notre enquête, les personnes en situation de monoparentalité étaient majoritairement en inactivité lors du confinement (26,2 % d’entre elles étaient par ailleurs en garde alternée) induisant de fait une plus grande disponibilité temporelle pour les enfants. Les pères étaient généralement les plus éloignés de leurs enfants : la proportion de femmes confinées seules avec enfant était 1,5 fois plus importante que celle des hommes confinés seuls avec enfant (14 % contre 9,6 %).

Typologie des univers d’activités partagées en famille

Dans le but de décrire la variété des univers d’activités partagées en famille, nous avons réalisé une analyse des correspondances multiples[13] (ACM), suivie d’une classification hiérarchique sur composantes principales (HCPC) sur les données de l’enquête à partir des caractéristiques de la famille (notamment PCS, diplômes, situations face à l’emploi des parents, âge, niveau d’étude des enfants) et du foyer (type de logement, accès Internet, etc.). L’ACM est une technique descriptive visant à résumer l’information contenue dans un grand nombre de variables afin de faciliter l’interprétation des corrélations existantes entre ces différentes variables. Elle nous a non seulement permis de visualiser sur un même plan les corrélations entre individus (ici les enfants), variables étudiées, modalités de réponses, mais aussi de faire apparaitre la manière dont les enfants se répartissent en différentes populations (les 4 cercles de couleur sur la figure 2) selon la variété de leurs pratiques scolaires et culturelles partagées avec leurs parents.

Figure 2

Analyse multivariée sur les activités scolaires et de loisirs partagées en famille

Analyse multivariée sur les activités scolaires et de loisirs partagées en famille

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L’ACM révèle ainsi l’existence de groupes d’enfants qui ne sont pas équilibrés en termes de répartition avec des superpositions entre certains. L’analyse des corrélations entre les différentes variables indique que ce qui prédomine, dans la variété des activités partagées en famille et leurs configurations, c’est la distinction entre les enfants qui affichent un grand nombre de pratiques partagées avec leurs parents et ceux qui ne partagent pas ou peu d’activités avec leurs parents (travail scolaire exclu). Ces groupes d’enfants se répartissent selon deux axes structurants. Les deux axes de l’ACM expliquant respectivement 8,5 % et 4,8 % de l’inertie de notre jeu de données. Le premier axe (Axe 1) distingue les individus suivant les attributs des parents, de la connexion internet du foyer et de la fréquence des activités en général. L’activité partagée caractéristique de cette première dimension, qui a fortement contribué à sa construction, est le jeu vidéo. À gauche, nous aurons plus fréquemment des individus hautement diplômés, de CSP supérieures, en télétravail et avec une bonne connexion internet : la fréquence des activités partagées en famille est plutôt basse, que l’activité soit hors ou sur écrans, plus spécifiquement les jeux vidéo qui ne sont jamais pratiqués en famille. À droite, nous trouverons à l’opposé des individus peu diplômés, de CSP modestes, sans activité pendant le confinement et avec une moins bonne connexion internet : principalement des répondants hommes, exerçant plus régulièrement des activités avec leurs enfants, à savoir des jeux vidéo. Le second axe (Axe 2) détermine les individus suivant les caractéristiques des enfants et la fréquence des activités hors écrans (jeux de société, cuisine, promenade). En haut du graphique, nous aurons en majorité des collégiens, entre 9 et 12 ans, avec un écran personnel et un temps d’écran important (8-12 h), pratiquant rarement des activités hors écrans avec leurs parents. En bas, nous aurons au contraire des jeunes enfants, entre 6 et 8 ans, scolarisés en CP-CE1-CE2, sans écrans personnels, avec un temps quotidien d’exposition aux écrans moins élevés (0 - 4 h) que la moyenne de notre échantillon qui s’élève à un peu plus de 7 h. Ils pratiquent des activités hors écrans avec leurs parents plus régulièrement, en particulier des jeux de société et des promenades.

Par ailleurs, la figure donne la possibilité de visualiser simultanément les modalités des variables étudiées et leurs corrélations ainsi que la partition optimale[14] des individus (les enfants) issue de l’HCPC. Cette partition optimale a permis de séparer les individus en quatre classes, en maximisant la variabilité inter-groupe et minimisant la variabilité intraclasse ; en d’autres termes, chaque classe est le plus homogène en son sein et le plus différent possible des autres classes.

Les quatre classes ne sont pas équilibrées en termes de répartition des individus et nous avons quelques superpositions. On observe ainsi que la majorité de nos individus (43 %, soit 1117 enfants) sont regroupés dans la classe 2 (cercle vert) qui se situe à la croisée des trois autres classes (cercles bleu, rouge et violet). Cette classe est composée en majorité d’individus situés au centre du graphique et donc représentatifs de nos individus moyens (la famille type classique). 95 % des répondantes de la classe 2 sont des femmes, appartenant aux PCS inférieures ; elles n’étaient pas en télétravail et disposaient d’une connexion internet haut débit. Avec leurs enfants, plutôt des CP-CE1-CE2, ils ont regardé ensemble la télévision très régulièrement, le suivi scolaire a également été très fréquent. Ce n’est pas le cas des activités partagées en dehors de la maison, impliquant du mouvement comme le sport ou la promenade qui ne sont, pour une grande partie, jamais pratiquées.

En dehors de ces individus moyens, différentes catégories de populations s’opposent en termes d’activités partagées en famille. À gauche du graphique, le cercle rouge abrite un tiers de la population (869 enfants, soit 33,4 % d’entre eux). Leurs parents appartiennent majoritairement aux PCS supérieures (90,7 % des individus de la classe). Ils sont fortement diplômés, en situation de télétravail, disposent d’une bonne connexion internet et en maitrisent parfaitement l’usage. Ces parents n’ont rarement, voire jamais pratiqué d’activités avec leurs enfants, que ce soit autour de la télévision, des jeux vidéo ou d’une séance cinéma. Leurs enfants sont restés peu exposés aux écrans ou dans la moyenne (entre 4 et 8 h). Cette classe 1 s’oppose à la classe 4 (cercle violet) et ses 436 individus (16,7 % de la population totale) qui appartiennent plus fréquemment aux catégories populaires, peu diplômées (titulaires d’un baccalauréat ou moins), sans activité professionnelle, confinées dans un logement sans extérieur et disposant pour certains d’une connexion internet bas débit. L’activité partagée caractéristique de cette classe est le jeu vidéo, effectué très régulièrement dans la semaine. Ces enfants qui sont exposés à hauteur de plus de 8 h/jour aux écrans partagent également d’autres activités très régulières avec leurs parents : du sport, de la cuisine, mais aussi des programmes télévisés. Au sein de cette population, les pères sont surreprésentés. Enfin, située en haut du graphique, la classe 3 (cercle bleu) est composée de seulement 182 enfants (7 %). Il s’agit de collégiens avec un écran personnel, qui passent beaucoup de temps sur les écrans. Leurs pères ont principalement répondu au questionnaire. Ces derniers ont un baccalauréat +2, 3 ou 4 et n’étaient pas en activité lors du confinement. Ils font rarement des activités en famille que cela soit des activités hors écrans (jeux de société, cuisine) ou sur écrans (des jeux vidéo, regarder la télévision ou faire une séance cinéma ensemble).

Pour conclure et résumer les enseignements de ces analyses, les activités partagées en famille et leurs fréquences semblent corrélées avec les caractéristiques des parents et des enfants. Des parents issus de classes populaires, dans notre échantillon majoritairement sans activité professionnelle durant le confinement (à 83,9 %), avaient potentiellement plus de temps à consacrer à leurs enfants pour effectuer des activités avec eux, contrairement aux classes de PCS supérieures, plus généralement en télétravail (à 67,3 %) et moins disponibles pour les activités communes. Les caractéristiques de l’enfant rentrent en jeu, en particulier l’âge qui est corrélé avec le temps d’écran journalier et la fréquence des activités partagées. Des enfants plus jeunes auront tendance à ne pas avoir d’écrans personnels, à pratiquer plus fréquemment des activités avec leurs parents hors écrans et à passer peu de temps sur les écrans. Les enfants plus âgés, au collège et possédant leurs propres écrans, semblent effectuer plus rarement des activités avec leurs parents durant le confinement, avec une incidence assez forte sur leur temps d’écran quotidien.

Si l’ACM permet de construire une typologie des univers d’activités partagées selon les contributions de multiples variables et de dégager la manière dont les enquêtés se répartissent dans cet espace à plusieurs dimensions selon quatre groupes distincts, il est important de garder à l’esprit que ces groupes, dans la réalité, ne possèdent pas ces caractéristiques aussi nettement. La superposition des cercles indique que la fréquence et la nature des activités partagées peuvent être similaires au sein de populations présentant des caractéristiques socio-économiques différentes, et inversement. Les entretiens qualitatifs rendent à ce titre assez bien compte du fait que, indépendamment des caractéristiques socio-économiques des parents, le niveau d’activités partagées en famille – tout comme le degré d’exposition juvénile aux écrans – a dépendu d’une diversité de facteurs. La disponibilité parentale (être en activité professionnelle ou non) et la posture (fermée ou non) face aux écrans ont été les plus décisives, du moins les plus prégnantes dans les témoignages exprimés.

Faire famille grâce aux écrans : place et rôle joués par les dispositifs de communication dans les sociabilités familiales

Au cours du confinement, les activités scolaires et culturelles partagées en famille ont constitué un large support des sociabilités familiales. Nous voudrions insister ici sur le rôle joué par les séances de visionnage, d’une part, la sociabilité familiale semblant stimuler particulièrement l’engouement pour les contenus audiovisuels, et les technologies de l’information et de la communication, d’autre part, qui ont été une ressource utilisée par tous – y compris les plus petits – pour communiquer avec l’extérieur.

Les séances de visionnage : temps partagé et ressourcement familial

L’une des particularités des usages de divertissement sur écrans, c’est qu’ils constituent une activité éminemment familiale. Le fait de regarder le petit écran (télévision de flux) en famille est de loin l’activité quotidienne la plus fréquente, en particulier dans les familles populaires qui s’y exposent tous les jours (36,6 %), voire plusieurs fois par semaine (45,4 %). À l’inverse, dans les familles de classe sociale supérieure, la télévision n’arrive qu’au 4e rang (25,3 %) des activités partagées quotidiennement en famille derrière les jeux de société (29,1 %), la promenade (26,7 %) et la cuisine (25,8 %). Selon les données collectées, 15,3 % des parents issus des classes aisées ne la regardent d’ailleurs jamais. S’il est vrai que nos résultats confirment des travaux antérieurs, à savoir qu’habituellement, les pratiques collectives sont plus nombreuses dans les milieux populaires que dans les milieux aisés, notamment en ce qui concerne la télévision (Gire et al., 2007 ; Coulangeon, 2011), cette tendance tend à se lisser si l’on prend en compte les contenus pouvant être consommés en dehors de la grille de programmation (en dehors du flux télévisuel, c’est-à-dire en streaming, sur un service de vidéo à la demande de type Salto, Netflix par exemple). En effet, les parents des classes populaires et des classes supérieures ont organisé respectivement pour 52,8 % et 52 % d’entre elles des séances de cinéma en famille plusieurs fois par semaine. Si l’on considère l’ensemble des autres fréquences d’exposition, qu’elles soient quotidiennes, exceptionnelles ou nulles, les variations sont inférieures à 5 points entre les classes sociales.

Les données issues de notre étude qualitative ont montré la rémanence d’une consommation domestique collective notamment au sein des familles qui étaient peu ou pas exposées à des contenus télévisuels sur écrans avant le confinement, généralement par manque de temps, par habitude d’une réception plus individualisée en replay sur ordinateur, ou parce que la désynchronisation de leurs agendas personnels ne leur permettait pas d’être réunis ensemble, à certains horaires, dans la même pièce : « on se courait après toute la semaine » déclare une mère « on ne se voyait jamais ». Durant le confinement, les parents interrogés ont articulé la puissance de rassemblement de la télévision et de ses dérivés, à la force du rituel qu’elle leur a inspirés un rituel à la fois inscrit dans une temporalité précise et associé à de la commensalité : « nous c’était au moment de la sieste, on se vautrait tous les 4 dans le canapé et on mangeait des M&M’s en regardant des dessins animés. » Pour d’autres, le rituel débutait après les applaudissements qui se tenaient aux fenêtres tous les jours à 20h pendant la pandémie en hommage aux professionnels de la santé, « c’était le signal qu’il fallait choisir un film et préparer de quoi grignoter ». Ce rituel du visionnage ne pouvait s’accommoder d’un espace inapproprié : plusieurs familles nous ont confié avoir réaménagé l’espace du salon afin de redonner au poste de télévision une centralité qu’il avait perdue témoignant ainsi du fait que l’activité d’écoute télévisuelle ne peut se dissocier des « routines » quotidiennes et des dynamiques familiales au sein desquelles elle prend place (Morley, 1992 ; Blanc, 2015).

Réparatrices, fédératrices, sociales, les vertus déclarées des activités de visionnage familiales sont nombreuses et finalement pas si nouvelles au regard des fonctions associées à la télévision classique (Boullier, 1987 ; Derèze, 1994 ; Coulangeaon, 2010). Les consommations linéaires (visionnage d’un contenu audiovisuel dans le flux du direct) ou délinéarisées (visionnage à la demande) ont pu être facteurs d’harmonie sociale au sein des foyers : « on s’engueule au moins une fois par jour pour les écrans et le soir c’est la télé qui nous réconcilie ». Elles ont également fourni des sujets de conversations, de débats animés : « la télévision, c’est le canapé, c’est un peu comme un forum qui s’organise autour d’un objet ». Elles ont surtout manifesté durant le confinement une forme de retour à la vie collective. Historiquement, la télévision se regarde ensemble, en famille. Cette fonction de rassemblement s’était appauvrie avant le confinement du fait de la multiplication combinée de l’offre de contenus, des accès et de celles des écrans engendrant une tendance à l’individualisation de la consommation et à un assouplissement vis-à-vis des contraintes imposées par la programmation télévisuelle notamment auprès des publics jeunes et équipés en écrans nomades (Cailler, 2011 ; Beuscart et al., 2012 ; Perticoz et Dessinges, 2015 ; Kervella et Loicq, 2015 ; Blanc, 2015). Le confinement a renforcé un des aspects de la permanence de la télévision et de ses dérivés, à savoir permettre de tisser et de ressourcer le lien familial : « vous vous rendez compte ? On a pu s’ennuyer ensemble, en-semble ! ça ne nous était jamais arrivé ! ». Elle a plus que jamais contribuer à façonner une partie de l’espace domestique malgré la concurrence des technologies numériques et donc à jouer un rôle structurant dans les logiques de sociabilité familiales.

Technologies de l’information et de la communication : supports et ressources des sociabilités familiales

Pendant le confinement, « faire famille » a induit une diversité d’activités partagées, mais aussi de composer avec les écrans. La consommation d’écrans est celle qui a le plus bénéficié de l’indisponibilité parentale durant le confinement (Berthomier et Octobre, 2020), les temps d’écrans juvéniles ayant représenté un temps de décharge organisationnelle bien pratique pour les parents afin de s’adonner à leurs propres activités professionnelles, domestiques et de loisirs (Dessinges et Desfriches Doria, 2021). Pour cette raison, ils ont été présents dans des dimensions inédites, à la fois pour l’organisation du travail des parents, du travail scolaire des enfants et de leurs activités de loisirs ou de socialisation. Nos données d’enquête révèlent que, tous usages confondus, les enfants ont passé plus de 7 h 16 par jour devant les écrans : 1 h 57 pour des usages éducatifs[15], 2 h 52 pour des usages récréatifs[16], 1 h 30 pour de la consultation de contenus en ligne (informations, RSN, Youtube etc.) et 1 h 11 pour des usages de socialisation (Dessinges et Desfriches Doria, 2021).

Figure 3

Capture d’écran d’un témoignage d’un parent d’enfant de 8 ans

Capture d’écran d’un témoignage d’un parent d’enfant de 8 ans

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Les catégories défavorisées, dont les enfants ont été plus exposés quotidiennement (environ 3 h de plus que la moyenne), ont le plus mal vécu la présence des écrans durant le confinement. La majorité d’entre elles estiment qu’ils ont été trop présents dans la continuité pédagogique (75,4 % versus 51,6 %), anxiogène (59,5 % versus 46 %), source de tensions familiales (51,7 % versus 48,7 %), qu’ils ont été un frein aux interactions familiales (56,9 % versus 36,7 %) et qu’ils ont eu un effet négatif sur le comportement de leurs enfants (53,3 % versus 43,1 %). Ces taux liés aux méfaits des écrans augmentent de 10 points chez les parents résidant dans un logement sans extérieur et diminuent de 10 à 20 points en présence d’un jardin. Du côté de la perception des avantages, la fonction de socialisation des écrans a été plébiscitée par l’ensemble des parents interrogés, toutes PCS et tous types d’habitats confondus : 60,7 % des parents déclarent que leur principal intérêt a consisté à permettre aux enfants de communiquer avec leur entourage.

Du fait de la raréfaction des échanges avec leur entourage et des contraintes qui ont pesé sur les interactions sociales durant le confinement, les technologies de l’information et de la communication ont joué auprès des enfants un rôle très fort de support des sociabilités familiales et électives (Grossetti et al., 2021 ; Dessinges et Desfriches Doria, 2021) : en l’absence d’interactions en présence régulières, ces derniers se sont largement emparés des outils de communication laissés à leur disposition par les parents. Certains dispositifs de communication ont été utilisés de manière préférentielle : devançant le téléphone, les applications mobiles équipées de partage d’écrans de type WhatsApp ont dominé les échanges médiatisés et quotidiens des enfants de 6 à 12 ans. Les logiciels de visiophonie, type Skype, ont été plébiscités, notamment par ce que ces dispositifs favorisent les interactions à plusieurs.

Figure 4

Extrait d’entretien d’une mère, en chômage partiel, confinée seule avec son fils de 11 ans

Extrait d’entretien d’une mère, en chômage partiel, confinée seule avec son fils de 11 ans

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Le besoin accru de sociabilités à distance a engendré une diversification des usages de ces écrans. Selon les parents interrogés, les interactions en présentiel étant limitées, les outils équipés de visio ont offert des opportunités pour des activités collectives entre enfants comme des jeux de mimes ou des jeux de société à distance (dont ils adaptaient les règles pour répondre aux contraintes sociospatiales imposées par la situation). Ils ont également vu leur potentiel d’usages redéployé au profit d’une solidarité entre les membres éloignés géographiquement d’une même famille : les grands-mères ont fait la lecture à leurs petits-enfants, une mère a promené la fille de sa cousine dans le jardin tous les matins grâce à sa tablette, pour regarder les fleurs pousser, aller dire bonjour au poney, etc. Les sociabilités familiales hors foyer et les contraintes causées par le confinement ont modifié les comportements des populations les moins technophiles, en particulier les plus âgées (Jonchery et Lombardo, 2020, Figeac et al., 2021), mais aussi des plus jeunes qui ont été amenés à diversifier leurs pratiques numériques et à s’approprier ces outils de manière subite et parfois autodidacte[17].

Les relations avec l’entourage : un réseau de sociabilité impulsé par les mères et qui tend à se rétrécir

À l’échelle nationale, les enquêtes montrent que l’inégale répartition du travail de care entre les femmes et les hommes, qui existe déjà en temps ordinaire, a été reconduite et renforcée pendant le confinement. Les femmes ont non seulement davantage porté la charge des enfants, le travail domestique, le travail parental et l’organisation du quotidien familial, mais elles ont aussi dû supporter plus que les hommes la charge mentale du soin aux enfants, de l’entretien des relations avec l’extérieur et les proches (Charlap et Grossetti 2021 ; Defossez et al., 2021). Si les sociabilités familiales hors foyer ont été très largement conservées durant le confinement, les femmes ont contribué plus que les hommes au maintien des liens sociaux, qu’il s’agisse de liens forts comme la famille ou de liens plus faibles avec le voisinage (Grossetti et al., 2021).

Notre étude qualitative offre un constat du même ordre : des deux parents, la mère stimule le plus souvent ses enfants pour qu’ils échangent avec la famille par visio ou par téléphone et elle encourage le partage de contenus, les conversations, les jeux à distance avec les ami.e.s de ses enfants, en particulier quand ils sont petits. Elles sont d’ailleurs plus nombreuses à avoir apprécié le rôle de médiation avec l’entourage joué par les écrans durant le confinement (62,5 % versus 52,8 % chez les pères). Parfois, ce travail de facilitation leur demandait un surcroit d’organisation. Stéphanie raconte qu’elle planifiait à l’avance et sur la semaine les moments de sociabilité de sa fille Alicia (8 ans) en concertation avec une autre mère en fonction des emplois du temps respectifs des fillettes et de la disponibilité familiale des écrans. Pour d’autres parents, le risque de détresse mentale que faisait peser la raréfaction des rencontres physiques sur leur enfant unique était si insoutenable qu’il pouvait engendrer une transgression assumée de la distanciation physique. Claudine justifie quelques visites au domicile de copines d’école du quartier pour rompre cet isolement dont souffrait sa fille : « je pense que si ma fille n’avait pas pu jouer quelques fois avec ses copines, elle aurait pété les plombs, là c’était vital ». Soin apporté aux enfants, souci du bien-être juvénile, maintien des sociabilités à distance ou en présence : l’effet du genre a été important dans l’impulsion donnée aux activités relationnelles des enfants au sein du foyer et confirme que le confinement a accentué un peu plus encore la différenciation des rôles auxquels sont assigné.e.s les hommes et les femmes, notamment en matière de soutien aux proches et de socialisation (Bessière et al., 2020 ; Collectif d’Analyse des Familles en Confinement, 2020 ; Charlap et Grossetti, 2021).

Cette impulsion a été d’autant plus nécessaire que le confinement s’allongeait. D’après nos entretiens qualitatifs, les sociabilités entre pairs se sont délitées avec le temps. Au tout début, les enfants intéragissaient avec les personnes avec lesquelles ils étaient en contact dans le cadre de leur vie quotidienne (par exemple, les camarades d’école). En situation d’urgence ou de crise, les relations personnelles se sont progressivement resserrées autour de quelques liens forts (Grossetti et al., 2021). En raison de la disparition des fréquentations ordinaires dans les différents contextes scolaires et associatifs, les enfants eux-mêmes ont recentré leurs sociabilités autour de la famille ou des ami.e.s très proches avec qui l’affectivité semble plus naturelle. Fatima, issue d’une famille populaire, témoigne du fait que ses trois garçons qui jouaient au début avec des copains d’école aux jeux vidéo se sont progressivement tournés exclusivement vers les cousins soulignant le fait que « la famille, ben c’est la famille, c’est différent quoi… on est plus proches, c’est plus simple de fonctionner avec eux ». Pour les enfants de notre enquête, ainsi que l’attestent d’autres travaux pour les adultes (Bidart, 2021), on observe un recentrage des relations interpersonnelles sur leur dimension la plus affective avec toutefois quelques spécificités selon les configurations familiales : les milieux populaires ont privilégié la famille hors foyer – la parenté semblant constituer la base de la sociabilité, là où les catégories supérieures ont continué à davantage mobiliser les réseaux amicaux (Gire et al., 2007).

La présence ou l’absence de fratrie semble avoir joué un rôle dans la demande d’interactions amicales avec l’extérieur, notamment dans les familles nombreuses issues de classes favorisées. Si pour les enfants uniques, le confinement s’est traduit par une demande plus forte de relations interpersonnelles avec l’extérieur causé par leur isolement relatif, plusieurs témoignages de parents des catégories aisées attestent au contraire d’une forme de rétrécissement du réseau de sociabilité en faveur du foyer et de la fratrie, en particulier lorsque les enfants sont rapprochés en âge. Ainsi ce père observait qu’« au début ça allait à peu près, les enfants jouaient aux jeux vidéo avec leurs copains et leurs copines et puis c’est vrai que plus on avançait…plus ils se recentraient sur eux-mêmes. » Dans les familles nombreuses aisées, le confinement semble avoir renforcé, plus que dans les familles populaires ou avec moins de 3 enfants, des formes de repli sur le foyer, qui ont d’ailleurs été bien vécues, mais qui auraient sans doute présenté, à terme, le risque d’un isolement social.

Conclusion

En raison du confinement, les activités habituelles des parents et des enfants ont largement été remises en cause. Durant cette période, le champ des possibles a fortement diminué tant pour les enfants que pour les adultes. À l’échelle des familles avec enfants de 6 à 12 ans, l’arrivée de la COVID-19 a bouleversé, intensifié et remodelé les dynamiques sociales familiales. Ainsi, les activités partagées ont été bien plus nombreuses, à la fois pour un accompagnement scolaire nécessaire ou pour du temps passé à des activités de divertissement sur écrans ou non. Toutes les familles, en fonction de leurs capitaux sociaux et culturels, de leurs conditions de logement, et de leur situation face à l’emploi, n’ont pas investi le temps familial de la même façon. De plus, les inégalités de genre se sont fortement creusées durant la période : les recherches menées au cours du confinement sont unanimes sur le fait que les mères ont davantage assumé l’organisation de la vie familiale et ont vu augmenter leur charge de travail, que ce soit pour le travail scolaire, domestique, la gestion des liens avec l’entourage (Bessière et al., 2020 ; Bourhami, 2020 ; Mariot et al., 2021) et l’encadrement des activités de loisirs (Berthomier et Octobre, 2020). Malgré une augmentation de l’investissement paternel dans la gestion des enfants et du foyer, les mères ont proportionnellement plus porté la charge de l’accompagnement scolaire, les pères ayant été quant à eux plus présents pour les activités partagées en extérieur (sport, promenade). Elles ont également davantage pris en charge la gestion de la sociabilité connectée avec l’extérieur, ajoutant à leur responsabilité une nouvelle dimension de la gestion familiale des écrans qui leur incombait déjà quotidiennement avant la pandémie (Balleys et al., 2018).

De leur côté, les médias numériques ont joué un rôle structurant dans les sociabilités familiales et la socialisation familiale en étant une ressource pour apprendre, échanger et se divertir en famille. En effet, ils ont été indispensables pour faire le lien avec l’école, communiquer avec les enseignant.e.s et envoyer les devoirs et ont soutenu les pratiques d’information et de documentation en lien avec le travail scolaire des enfants. Les pratiques de consommations de contenus audiovisuels (majoritairement linéaires dans les familles populaires et principalement délinéarisées dans les familles dont les parents sont cadres ou professions intermédiaires) ont pour leur part été au cœur de bien des rituels favorisant la cohésion familiale et semblent avoir mis en lumière l’une des mutations observées dans d’autres contextes, à savoir que les contenus délinéarisés (type Netflix) s’accommodent particulièrement bien d’un espace de réception domestique, leur usage pouvant s’envisager dans le prolongement direct de ceux de la télévision classique. La permanence du rôle joué par les moments partagés autour des écrans connectés, qui a agi comme support et levier de l’être ensemble familial durant la crise sanitaire, invite toujours autant à questionner la nette tendance à l’individualisation de la consommation suscitée à la fois par la nature des équipements et par l’industrialisation des dispositifs techniques d’offres de contenus audiovisuels dès lors qu’émerge un véritable besoin de sociabilité (Dessinges et Perticoz, 2019).

Les technologies de l’information et de la communication – en particulier les outils de téléphonie mobile avec partage d’écran – ont été fortement investies en faveur de la réassurance du lien social et notamment familial. Les temps collectifs médiés par l’outillage technique ont pu répondre à une demande importante d’activation des réseaux d’amicalité pour les enfants uniques à une demande plus resserrée d’entre soi autour des membres de la fratrie chez les familles nombreuses aisées. En termes de nouvelles pratiques, les technologies de l’information ont également soutenu une transformation des modalités d’interaction familiales habituelles. Les outils équipés de visio ont vu leur potentiel d’usages redéployé : visite virtuelle, promenade virtuelle, lectures de contes, renouvellement de la fonction « nounou » des écrans… En réinventant des formes de solidarités, elles ont opéré une double médiation technique et sociale, à la fois en tant qu’outil et instrument de sociabilité. Il reste à savoir si cette appropriation innovante des technologies numériques impulsée par la fixation à domicile liée au confinement s’ancrera suffisamment dans le corps social pour constituer, à terme, une forme pérenne de socialisation familiale pour les prochaines générations.