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Depuis les années 1960, la sociologie de l’éducation démontre l’influence du milieu social d’origine sur la réussite et les aspirations scolaires, encore prégnante de nos jours, en dépit de moult efforts de démocratisation et d’accessibilité. D’où l’intérêt pour des ouvrages à caractère théorique en sociologie, même s’ils ne touchent pas directement l’éducation. Ces outils théoriques peuvent aider à mieux comprendre ce que d’aucuns nomment la boite noire de la socialisation, ce qui ne semble pas futile puisqu’il s’agit d’une des trois missions de l’école québécoise, avec l’instruction et la qualification.

Dans cet esprit, une nouvelle parution en sociologie générale pourrait présenter un certain intérêt. En effet, l’ouvrage posthume d’Alain Testart, anthropologue au Centre national de la recherche scientifique, dont le texte a été établi par Valérie Lécrivain et Marc Joly, donne accès aux fondements de ce qu’il nomme l’« architectonique d’une société », en définissant les rapports sociaux fondamentaux. Pour ce faire, il accorde une importance à la perspective juridique (formelle et informelle) qui régule les comportements sociaux et s’avère déterminante dans la compréhension des sociétés. Dans une perspective comparative, il analyse systématiquement des sociétés en relevant les contrastes entre elles, même quand elles ne semblent pourtant pas si comparables. « C’est en s’enfonçant dans le particulier que l’on trouve l’universel » (p. 12), écrit-il.

Le livre s’articule en quatre parties. La première pose les bases de la caractérisation des rapports sociaux à partir d’une lecture critique de trois grands noms de la sociologie : Toqueville, Marx et Durkheim. La deuxième partie expose la construction des rapports sociaux fondamentaux à travers l’étude méticuleuse de trois types de sociétés : les Aborigènes d’Australie, la société féodale et la société moderne. Il explique « prendre des sociétés suffisamment différentes afin de ne pas risquer de construire une théorie purement locale » (p. 16). Dans la troisième partie, Testart étend son analyse à d’autres sociétés, notamment la Grèce antique, les « Amérindiens » et la Chine classique afin de vérifier sa conceptualisation, en s’attardant plus spécifiquement aux rapports sociaux qu’il analyse sous l’angle de la dépendance et de l’indépendance des protagonistes. Ce travail permet de décomposer les rapports sociaux en les rendant comparables malgré des époques, des modes de vie et des règles différenciés. La quatrième partie se veut une récapitulation des concepts abordés afin de consolider l’organisation et la cohérence des idées.

Cet imposant pavé de 611 pages en impose par l’impressionnante érudition de l’auteur, un anthropologue touche-à-tout qui a travaillé autant sur les Aborigènes d’Australie, que sur l’esclavage, l’art et la religion. Son souci du détail nourrit des portraits minutieux et d’une grande rigueur des sociétés choisies. Il faut également saluer la clarté de son propos. Malgré son ambition très théorique, Testart écrit de manière claire et accessible, une qualité que ne partagent pas tous les sociologues, pour utiliser un euphémisme.

Comme pour n’importe quelle production scientifique, on peut relever des éléments à discuter. D’abord, son souci du détail, identifié comme une qualité, devient un des défauts du livre, car on finit par se noyer dans les descriptions toutes plus détaillées les unes que les autres. La quatrième partie procure un répit, car la récapitulation qui s’y trouve s’avère salutaire pour saisir l’essence du propos de l’auteur. Paradoxalement, après une aussi imposante démonstration, le livre se termine par un chapitre qui énonce, en deux courtes pages, les deux premières lois de la sociologie selon Testart. La première loi se lit ainsi : « [t]oute société met en oeuvre au moins une forme de dépendance » (p. 575). Et la deuxième : « [t]oute société possède une dimension juridique, en ce qu’elle a au moins un rapport social fondamental qui est de droit ; mais elle en a également au moins un qui ne l’est pas » (p. 576). La montagne qui accouche d’une souris semble ici une expression appropriée. En voulant décrire avec grande minutie différentes sociétés pour en ressortir une architectonique générale qui s’appliquerait sans faille à toutes les sociétés à la manière des lois de la physique sur la matière, Testart vise probablement trop haut. Il faut dire que cet ouvrage est le premier d’une série, alors peut-être que l’ajout des prochains arrivera à convaincre le lectorat du succès de son entreprise.

Ensuite, malgré ce que l’auteur affirme, son ouvrage fait l’impasse sur le cumul des connaissances en sociologie, condition indissociable de la science. Pourtant, Testart écrit que « [t]oute nouvelle théorie part nécessairement des théories déjà élaborées. […] Car nous avons déjà la tête pleine d’idées, de milliers d’idées. » (p. 98) Même s’il s’appuie sur la Sainte Trinité sociologique (Durkheim, Marx et Weber), il ignore visiblement volontairement ses contemporains qui partagent son ambition d’expliquer le social, ce qui constitue une faiblesse de ce livre.

En somme, peut-on considérer cet ouvrage comme un incontournable afin de comprendre les mécanismes sociaux à l’oeuvre en éducation ? En un mot comme en mille : non. Sans nier la pertinence du travail dans le champ de la sociologie générale, ce livre fait bien peu de cas de son application pratique, car son ambition se situe ailleurs, l’obligeant à demeurer dans un registre très général. Alors que d’autres sociologues ont misé sur l’éducation pour élaborer une théorie sociale générale (comme Bourdieu et Passeron avec La reproduction), cet ouvrage n’en fait aucunement mention, ce qui est dommage, car l’éducation semble pourtant avoir toutes les qualités d’un « rapport social fondamental ».